Dimanche 15 mai 2011



C’était le dimanche 12 septembre de l’année passée, nous avions pique-niqué la veille au bord du Doubs, avec le soleil, mangé une truite et dormi à l’hôtel de l’Union de Tramelan. Mais je suis seul ce matin, Sandra et les filles sont restées au Riau et Arthur est allé rejoindre Jean-Daniel pour la reconnaissance du parcours de la course à laquelle il va participer aujourd’hui.
Celle qui assurait le service du petit déjeuner dans cet hôtel fermé le dimanche est à nouveau là. J’aurais bien voulu savoir ce que cette native de Tirana et son mari devenaient, ses enfants aussi. Il y a huit mois, elle s’était assise à notre table et avait raconté un bout de sa vie.
Rien à faire cette année pour connaître la suite, je n’ose pas la déranger, elle semble triste et fatiguée, les yeux enfoncés dans le sommeil. Elle a servi les quelques clients de l’hôtel, parmi ceux-ci deux malcommodes que je me suis empressé de détester. Puis elle s’est assise, deux morceaux de pain et un café serré, pas tout à fait là, les yeux dans le vide, bien au-delà la petite place déserte. Pourtant il m’a semblé que son rire était au bord de ses lèvres, je n’ai pas insisté, me suis rappelé sa voix rugueuse avant de me pencher sur un livre qui m’a paru bien idiot.

Jean-Daniel est arrivé sur le site de la première manche de la Swiss Cup, petit carnet à la main : il passe en revue avec les coureurs les difficultés des différentes zones. Arthur est le seul coureur du club à rouler dans la catégorie des Benjamins, il dispose ainsi pour lui seul des conseils avisés de l’entraîneur. Ils s’éloignent en tête à tête, je les aperçois de loin, me fais discret. Je ne saurai rien en définitive de ce qu’ils se sont dit, je n’y comprends d’ailleurs pas grand chose, m’efforce même de me maintenir dans cette docte ignorance. N’est-ce pas une des façons de laisser aller de leur côté, sans les encombrer, ceux qu’on a faits? quitter son rôle de père dans un monde qui n’est plus seulement aux yeux du fils le monde de la famille.








Je les laisse à leur plan et vais faire un tour. La gravière qu’exploitent les Huguelet n’a guère changé, les coureurs, les parents et leurs accompagnants errent. On se croirait un matin de fête foraine, quelques courageux sortent de leur caravane et baguenaudent les mains dans les poches, les responsables de la course apparaissent au compte-gouttes et se réchauffent les mains autour d’un verre de café, quelques voitures arrivent, les langues se mélangent, italien, suisse-allemand, français, les enfants sautent comme des cabris sur les obstacles. On regarde inquiet le ciel qui ne donne pas toutes les assurances, les buvettes s’ouvrent, la journée prendra longtemps avant de démarrer.
La mienne n’aura pas commencé, j’aurai vécu dans le sillage et l’ombre de mon fils, porteur d’eau et oreille bienveillante, fournisseur de sandwichs et consolateur, content de voir à la fin de la journée cet enfant grandir d’un coup, prendre conscience qu’il peut vivre dans la peau d’un vainqueur, soulagé, mais aussi un peu seul, là-haut, sur le podium.






Jean Prod’hom