A la mine

Lemmes 11

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Elle se plaint en salle des maîtres de la faiblesse de ceux dont elle a la charge, de leur incapacité à faire tenir ensemble ce qu’elle leur enseigne avant de lancer ceci : «Les connaissances de nos élèves ressemblent chaque jour davantage à des pans incomplets de briques dont il manquerait le premier rang.»
S’obstiner à leur demander d’empiler des parpaings est en effet un non-sens ; la connaissance n’a rien à voir avec un bunker, elle est un objet qui vit précisément de ne pas avoir de toit ; elle perd la boule lorsqu’on le lui impose et s’abîme par le bas, c’est sa manière à elle de dire non, de ne pas se laisser enfermer dans un sujet lui-même captif.

Jean Prod’hom

Mon nouveau collège

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Oeuvres vives et oeuvres mortes, des caissons étanches, écubier et guindeau escamotés, mais ni gaillard d’avant ni gaillard d’arrière, ni proue ni poupe, ni gouvernail.

- Parés à appareiller ?
- Parés.

- Conditions météorologiques ?
- Temps calme.

- Voiles ?
- Affalées.

- Filets ?
- Relevés.

- Ecoutilles ?
- Fermées.

- Corps morts ?
- En place.

- Bouées ?
- Prêtes

- Ancre ?
- Jetée.

- En route !
- Où ?
- A quai !


Jean Prod’hom

Une doctrine à double foyer

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Hier, on a démarré la journée avec les batteries à plat, sans disposer de chargeurs ou d’une voiture de service, on a dégotté finalement une pente, mais tard, très tard si bien qu’il nous a fallu mettre les bouchées doubles. C’est que, la veille, on était rentrés tard de la fête organisée par la commune du Mont-sur-Lausanne dans la grande salle du Petit-Mont. Belle soirée, silence entendu sur le job, on a voulu croire avant l’été que tout allait bien, que l'école de septembre ressemblerait à celle de juin, qu’il suffisait de prolonger les lignes vers un hypothétique point de fuite et de ne pas se demander s’il pourrait en aller autrement. On a montré dans ce domaine comme toujours de la bonne volonté et plein d’idées.

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Tous, les architectes comme les politiques, les fabricants de tables, de chaises, de pupitres, de cahiers, de livres, tous, les enseignants et les élèves, les secrétaires et les concierges se tiennent la main pour parer à l’injonction qui leur est faite de prendre acte des nouvelles conditions objectives de nos vies. Sourires chez les professionnels, comme on dit, prêts à payer le prix pour ne pas avoir à se coltiner les effets de la mutation à laquelle nous convient nos vies réelles. On n’a pas évoqué vendredi soir les établissements des Pays-bas qui ouvriront l’année prochaine leurs portes de 7 heures 30 à 18 heures 30 avec pour seule obligation que les élèves soient présent de 10 heures 30 à 15 heures. L’enfant gère son planning comme il l’entend. Il y a par contre beaucoup moins de vacances imposées. L’établissement est fermé uniquement pendant les fêtes de fin d’année. En ce qui concerne les vacances, rien n’est imposé. Ce sont les parents et les enfants qui décident. Que les responsables des onze écoles de ce type les appellent des écoles Steeve Jobs n’est pas pour nous rassurer, mais l’idée que des gens répondent sur le fond à cette déclaration du même Steve Jobs selon laquelle il est absurde que le système éducatif américain repose encore sur le modèle suranné de professeurs debout devant leur tableau noir avec à la main leurs manuels scolaires n’est pas pour nous déplaire. On en est ici très loin encore, sachant que la clé de cette affaire ne relève pas essentiellement des moyens financiers et des outils mis à notre disposition, mais du courage de chacun de tout reprendre à zéro, de fixer les élémentaires priorités et d’agir bien plus comme des gamins pleins de bon sens que comme des professionnels imbus de leurs compétences et de leurs droits.

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La cérémonie commence à 13 heures 30, on sera les derniers sur les lieux, la Yaris en bout de file avec les cloches qui sonnent dans le court campanile carré qui chevauche le petit faîte de l’église elliptique de Chêne-Paquier. Est-ce un choix délibéré des deux amoureux que d’avoir choisi cette église de 1667 pour se jurer fidélité, une église des origines secondes du protestantisme dans le pays de Vaud, sortie des mains de l’architecte Abraham Dünz ? Une église ovale avec une disposition en large dès l’origine, seul exemplaire de ce type si on excepte l’église d’Oron en ovale aplati construite elle aussi par Abraham Dünz peu après avoir terminé celle de Chêne-Pâquier (mais qui trouvera une utilisation en long au moins au début du XIXème siècle), ovale donc, ovale ovale, tout nu, sans contrefort ou porche avancé.
Toujours est-il que, samedi en début d’après-midi, la cérémonie s’est déroulée elle aussi sur un plan elliptique, on a en effet tourné autour de deux foyers, le premier qui maintenait dans son orbite un peu lâchement le nom des oeuvres vives de Dieu et les paroles de l’Ecclésiaste, le second qui tenait en laisse le pasteur amoureux de cette rhétorique de la persuasion et du divertissement utilisée en d’autres lieux, pour maintenir les brebis dans leur enclos. Un vitalisme donc conjuguant un contenu doctrinaire secondaire, relativement pauvre, obéissant aux lois du discours publicitaire, avec de l’énergie brute, positive, prioritaire, que transmettent avec doigté les animateurs d’aujourd’hui, chargés à bloc, qui ne se départissent jamais d’une certaine bonne humeur et d’un sourire confiant, presque carnassier, quand bien même le ciel leur tomberait sur la tête. Pasteur donc, habillant ses dires non pas d’images au sens classique, les protestants demeurent iconophobes, mais de figures rhétoriques colorées, images encore qui, de connexion en déconnexion, admission, explosion compression, décompression, promettent que la fête sera vraiment belle.
Mais ce que j’ai appris hier au retour de Chêne-Pâquier, c’est que malgré Dünz Ier, les prédications, les promesses, les agapes, les mousses au chocolat, les sucreries et le soleil, on oublie souvent l’essentiel. Avant que le cortège des voitures coiffées d’un plumet blanc ne parviennent en effet à Donneloye, là où un chemin vicinal conduit à une ferme foraine, un petit groupe d’enfants se tenait là, au carrefour. Cinquante voitures avaient déjà passé et personne n’avait jeté de bonbons aux riverains comme le veut la tradition. Les enfants se tenaient immobiles, oubliés, aussi stupéfaits que s’ils avaient été les témoins d’une catastrophe dont nous aurions été les victimes et, tandis que nous nous éloignions de ces spectateurs ébahis, ils nous offraient dans une autre langue le sourire qui nous manquait, comme s’ils voulaient compatir avec notre souffrance silencieuse et nous libérer d’une dette. Ils disaient merci de n’avoir rien reçu, oubliant même ce qu’ils étaient venus faire à ce carrefour et dans l’ignorance de ce qu’on leur devrait désormais.

Jean Prod’hom



Basta

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Il a tellement plu hier matin sur le Jorat qu'il a fallu renvoyer les joutes sportives de Thierrens au Mont. Lorsque le ciel s'est calmé, on a perçu une sourde déception. En écho cette balade, fraîche consolation le long de la Valleyre. Les pensées des petits ont tôt fait d'aller au-delà, on évoque le Flon, la molasse et les cathédrales, le Rhône, plus loin Marseille, bientôt les vacances. De minuscules fraises des bois roulent au pied d'un parterre d'oeillets, fines paupières au teint rose jambon, découpées comme des cils : dianthus superbus. Le Jura réapparaît derrière les vapeurs d'eau.
Si, nous explique un tout malin, on l'appelle foyard, c’est parce qu'il finit en bois de chauffage dans les foyers de nos cheminées. Le nichoir fixé sous ses lourdes charpentières semble inhabité. Qui sont donc ses locataires ? Je prends contact sur le champ avec l’universitaire qui a laissé son numéro de téléphone là-haut sur la maisonnette : on l’a installée pour les chouettes hulottes, mais il n’y en a pas eu beaucoup ce printemps, à cause du mauvais temps, du froid et du manque de nourriture, inutile d'insister, et si des petits avaient éclos, ils voleraient à cet instant de leurs propres ailes. 
On refait dans la tête la balade, mais à l'envers, en dégringolant pédagogiquement le chemin des Neuf-Fontaines. Je raconte à ces gamins comment, par un infime recul et l'application de l'une ou l'autre des techniques rappelées par l'historienne britannique Frances A. Yates dans son Art de la mémoire, chacun d'entre nous est capable de garder en soi ce qui tend à s'en échapper.
On termine avec les élèves de la 11 la projection du film de Daniel Vigne sur les aventures de Martin Guerre qui a défrayé la chronique au milieu du XVIème siècle, une affaire déroutante qui aurait pu conduire Martin à la folie si Martin avait été Martin. Mais, Martin, tu n'es pas Martin, tu es Arnaud du Tilh, si ressemblant  que tu nous a trompés, tu en sais autant que Martin sur sa propre vie, plus même peut-être. Martin Guerre, tu n’es pas Martin Guerre, tu es Arnaud le diable, Arnaud l'usurpateur. Arnaud du Thil est pendu le 16 septembre 1560 à Artigat pour fraude et adultère.
Cette affaire me rappelle une psychiatre qui m'avait averti, la veille d'une sortie, que sa fille ne participerait pas à la course d'orientation que mes collègues et moi avions soigneusement organisée, parce que, disait-elle, en remettant à chaque groupe un téléphone portable, on disait très clairement mais à notre insu que les élèves couraient de réels dangers. En conséquence sa fille resterait à la maison. 

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Il fait nuit lorsque je sors du collège, il n’est pourtant que 16 heures 30, le ciel est à nouveau très chargé. Je descends en ville, parque la Yaris près du Musée de l'Art Brut, vais et viens sous la pluie, le long de la rue du Maupas et la rue de l'Ale avant de rejoindre sous un parapluie et des trombes d'eau la librairie Basta où les éditions Antipodes vernissent ce soir quatre nouveaux livres.
Nous ne sommes pas très nombreux mais je reconnais plusieurs visages, Murielle descendue de la médiathèque du Mont rend les lieux plus familiers. 
Un comédien lit des extraits de trois ouvrages universitaires qui traitent respectivement de la naissance socio-historique de l'assurance chômage en Suisse entre 1924 et 1982, du débat autour du génie génétique entre 1990 et 2005 et des rapport de la Suisse avec l'Algérie entre 1954 et 1962. Il est curieux de percevoir dans la bouche ronde d'un comédien les ressorts rhétoriques du genre, leur sous-couverture, l'étanchéité des caissons, les ligatures qui se referment en bout de respiration, les connecteurs qui paradent, les suffixes à discrétion, l'invisible pâte dont la raison enrobe ses motifs aux armatures d’airain. Un alexandrin parfois, égaré, puis une assonance qui relance le propos de gouttière en gouttière, de cheneau en cheneau jusqu’à ce que l’essence s'écoule de l’alambic, goutte à goutte, dans les nappes profondes de la conscience.
Je lirai le quatrième ouvrage, celui de Nicole Gaillard, Couples peints, Esthétique de la réception et peinture figurative.
La librairie est minuscule, les gens polis, on se croirait sortis d'un film de Rivette, d'Eustache ou de Rohmer. Jean-Pierre Léaud est là, les mains dans les poches, il fait chaud, Michel Legrand fredonne l’air des Parapluies de Cherbourg et Godard grommèle. Michel Sautet a fait un saut pour dire bonjour, bonjour sourire, on parle tennis et football, Dziga Vertov, masculin féminin. Tout le monde est un peu saoul à la fin, ce sont des choses qui arrivent, des choses de la vie avec Michel, Diane, Claude et les autres. Les années 70.

Jean Prod’hom

Surveiller mais quoi ?

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L’isolement dans lequel les institutions de formation plongent nos enfants dans l'intention de s'assurer qu’à la fin ils détiennent et gèrent chacun pour soi ce qu'ils ont projeté de faire entrer dans leur tête, les a conduites à élaborer des moyens toujours plus sophistiqués et coûteux de contrôle et de coercition, avec pour corollaire la fragmentation des objets susceptibles d’être identifiés, la normalisation des réflexions et des méthodes sur lesquelles ces établissements sont capables d'exercer leur contrôle. Rien n’entrera dans la tête d’un enfant qui ne puisse en sortir de manière décidable, tel aura été le mot d’ordre de la formation.

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Cette manie d’isoler chaque enfant, de circonscrire l’objet de connaissance en énumérant chacune de ses propriétés, d’en contrôler le traçage de son input à son output, de l'écriture des programmes à la certification de sa présence en fin de scolarité, tourne à la farce lorsqu’on en évalue les résultats et si l’on sait que personne n’a jamais été assuré que ce qui entre, loge et sort de la boîte noire est bien ce qu’on souhaitait y mettre. Cette manie est le résultat d'un vieil atavisme qui nous ramène aux temps obscurs où l'homme allait crédule au confessionnal, tremblant d'être mis à jour par celui qui détenait la vertu qui lui faisait défaut. Le pêcheur allait tremblant, seul, se faufilant comme un vers de terre, persuadé qu’il était un bon à rien, désireux par-dessus tout d’être moins seul et d’une seule chose, d’avoir près de lui un compagnon de son espèce.
Les aptitudes de nos enfants au travestissement  – pour ne pas parler de falsification ou de déni –, leurs stratégies d’évitement, le soin qu’ils mettent à éviter l'inconnu qui les entoure et à contourner les obstacles qui leur font craindre le pire trouvent leur terreau dans la solitude à laquelle l’institution les condamne. Il est temps d'ouvrir les portes et les fenêtres, que chacun retrouve le bon larron, les vertus de la copie, de l’imitation et du compagnonnage.
C'est en effet lorsqu’on dégagera l’enfant de l’idée qu’il est seul avec lui même que les objets de connaissance retrouveront une consistance égale à ce qu'il est, en lui, hors de lui, avec les autres et qu'il parviendra à accepter à la fois ce qu'il a en commun avec ceux de son espèce et ce qu'il a en propre, bien moins que ce qu’on lui fait croire, un grain de voix, un rire, un tournis, une occasion d’occuper un lieu avec devant lui d’autres paysages. Il apprendra alors que la solitude qui l'habite, unique en son site, peut être douce s’il n’a pas à y répondre autrement qu'en y persévérant, petite mélodie, naïve expression.

Jean Prod’hom

Impossible métier

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Une quinzaine d'années pour offrir à nos enfants la possibilité de rattraper l’inimaginable retard pris à leur naissance et les familiariser avec les outils sophistiqués que les générations précédentes ont conçus en un peu plus de 4000 ans ans et déposés à leurs pieds : cadeaux obligés.
Mais quinze ans également – moins certainement – pour montrer à nos enfants comment ralentir leur course et ramasser, étonnés, les trésors qu'ont oubliés leurs aînés dans leurs course effrénée : le lys et la mélancolie.

Jean Prod’hom

Les Mystères de l'UNIL

Dans les locaux borgnes du bâtiment de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne des petits groupes s’affairent. Des individus défilent dans les couloirs, vont, viennent ou disparaissent, l’hôte de passage les assimile volontiers les uns aux autres, ils se promènent tous du même pas pressé, ils vont à la pause ou en reviennent, s’agrègent ici se dispersent là.
Deux grosses dizaines de chefs, quatre colonies de post-docs et une soixantaine de doctorants, une quarantaine d’administrateurs et de techniciens constituent le Département d’écologie et évolution, mais l’ombre des anciens planent aussi, dinosaures de leur vivant, on aperçoit quelques traces des deux cents chercheurs qui ont collaboré à cette aventure collective. Pas simple de distinguer les techniciens des docs ou des post-docs, à moins de le leur demander.

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Lui c’est Richard Benton, du Centre intégratif de génomique, le chef d’un petit groupe de 17 personnes qui se penchent sur le système sensoriel de la drosophile, son odorat et ses goûts. Il est accompagné d’une technicienne formée à l’Ecole Cantonale Vaudoise de Laborantins et Laborantines Médicaux et d’une post-doc formée à Oviedo.
S’ils nous apprennent que ces mouches ont un faible pour le sucré et le vinaigre, pour la lumière et l’altitude, ils nous font voir aussi que les recherches, si elles répondent évidemment à des impératifs méthodologique et à des outils toujours plus sophistiqués, ressemblent bien plus à des épisodes d’un roman écrit à plusieurs et à l’allure de l’escargot, avec des rebondissements imprévus, des ellipses, des accélérations et des ralentissements bienvenus, qu’au dressage pseudo-scientifique que l’école inflige rituellement à nos élèves.
On notera encore chez Richard Benton, né à Edimbourg, une timide ironie qui pourrait passer pour un manque de savoir-vivre si elle n’avait fait la preuve qu’elle était avec le travail obstiné, la désobéissance, l’humour et l’indépendance d’esprit la seule voie attestée de l’invention et de la nouveauté. Les peintres qui peignent, les écrivains qui écrivent, les chercheurs qui cherchent sont de la même famille, ils ont le même sourire et le même regard habité, ils font ce qu’ils ont décidé de faire avec un sérieux sans faille, sans jamais se prendre exagérément au sérieux.

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Poète, romancier, chercheur ? Ce profil, je l’ai rencontré en fin de matinée dans les sous-sols du Biophore. Pierre Million fait partie de l’équipe de Tadeusz J. Kawecki qui se penche, elle aussi, sur la drosophile. Ce doctorant escamote modestement l’histoire de formation trop complexe qui l’a amené dans ce laboratoire, mais raconte celle que les chercheurs du groupe écrivent autour de la mouche, collectivement : passionnant !
Il y a bien sûr la teneur de cette aventure, les leurres que ces Ulysse de la connaissance placent sur la route de leurs drosophiles issues d’une lignée de plus de 100 générations, les pièges qu’ils leur ménagent pour savoir si elles seront capables d’apprendre à leurs congénères ce qu’elles ont appris sous la contrainte et à force d’essais et d’erreurs, des subterfuges que le chercheur utilise lui-même pour ne pas perdre son temps en travaux fastidieux.
Mais il y a aussi le regard attentif de ce jeune chercheur étonné par ce qui l’entoure, le dénuement de son visage, un peu poète, un peu égaré, ses mains vides, la langue qu’il utilise, précise, avec les parfums du pays du Gard, pour dire au plus près des choses somme tout assez simples. Tout autour des boîtes et des cartons vides.
Avant de conclure, tous ces chercheurs savent-ils qu'ils doivent une fière chandelle à l’un des miens, aventurier et paysan d’Ecublens qui a vendu autrefois une partie de son domaine au canton et à la Confédération ? C’est en effet sur les terres de l’oncle Gaston que se dresse aujourd’hui le Biophore.
Et la drosophile à qui on aura par ruse fait goûter à la pomme de la connaissance sera-t-elle capable d’avertir ses congénères qu’il existe pas loin de leur lieu de résidence des fruits qui pourrissent au pied d’un vieux pommier que mon oncle Gaston avait planté il y a plus de 50 ans dans un immense verger aujourd’hui disparu ?

Jean Prod’hom

Etat des lieux

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- Et tes loisirs ?
- Je vais trois fois par semaine chez une répétitrice.
- D’autres occupations ?
- Je vais à l’école les autres jours !
- Comment ça ?
- Ouais, à l’école extra-scolaire !

Difficile de choisir mon sujet d’examen, j’ai beaucoup hésité entre la maltraitance des personnes âgées et la maltraitance des animaux. Disons que les personnes âgées ça ne me plaisait pas trop, alors j’ai pris les animaux.

Bien sûr que j’aimerais travailler, mais rien que d'y penser ça me démotive.

Jean Prod’hom

Hagiographies d'Albert Einstein

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Une découverte récente dans la vie d’Albert Einstein a conduit ses hagiographes à revoir leur copie. Jusque-là, ils avaient fait apparaître au coeur du bonhomme un cancre bon-enfant s’ennuyant sur les bancs de la maternelle, incompris, collectionnant les 1, mais habité par des forces vives prêtes à éclore. On s’avise aujourd’hui que l’échelle de notation était inversée dans son école et que les 1 qui avaient parsemé ses agendas scolaires étaient, comme nos 6, les signes de l’excellence. Les hagiographes ont retroussé leurs manches mais n’ont guère eu de peine à démontrer que le génie était compatible avec le chemin de croix que la société place sur le curriculum de ses ouailles.
La nullité ou la perfection ça joue, mais la médiocrité n’a jamais ouvert à personne les portes de la Légende dorée si bien que je me réjouis de voir comment l’hagiographie s’y prendra pour sauver son entreprise lorsqu’on rendra public ce que la succession d’Einstein a toujours voulu escamoter, la présence d’un 3,5 et d’un 4,5 dans le curriculum d’Albert, alors qu’il était élève au Luitpold gymnasium de Munich en 1889.

Jean Prod’hom

Aux voyants la jachère

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Eradiquer le bruit, exclure le faux, baisser les yeux, fermer les fenêtres virgule, isoler, encadrer, trancher virgule, distinguer le haut du bas, élever le ton, sonner les cloches virgule, brûler l’incorrect, chasser l’étrange, écrire au lance-flammes, faire rédiger des poèmes point. On s’étonnera demain de l’improductivité de nos sols virgule, passez donc virgule, il n’y a plus rien à voir point à la ligne.
Les mauvaises graines poussaient aux flancs des talus, le bleuet et le coquelicot autour des crapules, l’école buissonnière derrière l’horizon. Aux voyants la jachère et les chemins de halage, la chienlit et le carillon, les refuges et les portes cochères, la forêt, l’eau trouble et la mauvaise herbe.

Jean Prod’hom

Insurrection

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On allait vers le printemps, l'aube se faisait chaque jour plus matinale, les merles avaient épuisé leurs réserves et croquaient les derniers fruits des aubépines et des sorbiers, les bergeronnettes marchaient à petits pas pressés sur la molasse de la rivière en hochant la tête et la queue, la glace de la fontaine avait molli, le givre ne résistait pas au premier coup d’essuie-glace, pas de bouchons sur l’A1.
Mais tout semblait pourtant revenir en boucle dans la ronde des saisons. Nous roulions en bon ordre sur le plateau de Sainte-Catherine, incognito, pas un mot pas un signe lorsqu’on se croisait. Il y a avait dans l’allure de chacun, dans le sérieux qui animait nos visages, l’odeur de discipline que chaque conducteur répandait tout autour de lui ce quelque chose qui garantit, pour notre malheur, la pérennité des langues de bois et des poignes de fer.
Je ne pouvais imaginer qu’au-dedans de nous les choses se passent ainsi et que nous ne nous arrachions pas de la mainmise de cette misère par quelque battement de coeur. Je devinais forclos en chacun de nous un chaos équipotent à l’ordre que nous suivions servilement.
J’ai soudain entendu un chant, et j’ai aperçu sortir du cortège un magicien qui s’est mis à danser, il occupait la seconde face d’une bande de Möbius sur laquelle il esquissait un décor dans lequel il égrenait le chaos, brassant les pièces d’un puzzle géant à grands coups de pinceaux.
Ce chant était une berceuse et une ribambelle d’enfants marchaient sur les bas-côtés de la route que le magicien avait crayonnée et sur laquelle nous roulions tête en bas, les enfants allaient à contre-sens, il étaient en pyjamas disgracieux.
J’ai très vite compris, ceux qu’on avait arrachés tout l’hiver au sommeil et à la nuit pour les mettre en rangs, comme aucune bête ne l’avait fait jusque-là, rentraient chez eux pour se glisser sans bruit dans leur lit. On entendait dans le lointain les parents qui applaudissaient la résolution de leurs petits. Lorsque plus tard les enfants se sont réveillés. le soleil avait réchauffé la terre, l’eau coulait dans la fontaine, l’aubépine bourgeonnait, les merles barbeyaient les haies. Les enfants ont cueilli les premières perce-neige, les premières primevères, c’était le printemps. Le mastodonte avait bel et bien été déplacé, les gamins l’avait décalé de deux heures en direction de l’avenir. Une lueur est alors apparue au-dessus de Mauvernay.

Jean Prod’hom

Lemmes (10)

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Dire aux élèves à journée faite que le temps manque, qu’il y a le programme, que d’autres tâches l’attendent, c’est les endoctriner en les faisant participer sans nécessité autre que celle du dressage à la chaîne industrielle de l’éducation.

Qui dit à ses élèves qu’il y a du pain sur la planche et qu’ils ne peuvent se permettre de lambiner fait de la propagande politique et commet une faute grave, il demande à ceux dont il a la charge d’annexer l’avenir en étendant les modes de production du présent au futur.

Il convient de faire exactement l’inverse : se taire et creuser au vilebrequin un peu de vide dans le plein, comme au jeu du taquin, ne pas rétrécir les marges, ne pas couper les haies, ne pas étouffer le silence et et voir venir.

Que le maître dise comme on le disait autrefois : il y a encore assez de pain sur la planche, l’école a suffisamment de ressources pour l'avenir, soyez assurés que nous ne manquerons de rien : un morceau de bois et un fil de fer, un peu d’espace et un peu de temps suffisent à lever le voile sur un coin du monde et de la connaissance.

Jean Prod’hom

Lemmes (9)


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Sur la plate-forme en ligne du nouveau Plan d’études romand qui doit permettre aux enseignants de la région d’organiser leur travail dans les années à venir, on peut lire sur la même page les deux transcriptions suivantes : Plan d’étude et Plan d’études. Il semblerait donc bien qu’on ait hésité sur la nature de l’étude jusqu’au sommet et que les autorités ont souhaité garder une trace de cette hésitation en page de garde, comme elles l’avaient d’ailleurs déjà fait à propos du Plan d’études vaudois.
Pour le reste elles ont tranché en choisissant dans le gras de l’ouvrage la seconde transcription : Plan d’études. On peut raisonnablement apporter notre soutien à une telle décision, comme à celle qui a conduit jadis à parler de Mathématiques (et non de Mathématique), de Sciences (et non pas de Science). Faudrait-il encore que nos décideurs s’en expliquent. Pourquoi Histoire et non pas Histoires ?
J’aurais penché de mon côté pour l’autre transcription, Plan d’étude, arguant du fait que les enfants d’aujourd’hui, comme ceux d’hier et d’ailleurs, ont plus que jamais besoin d’apprendre à penser en intension plutôt qu’en extension. Tout n’est en effet pas comptable, ni le sel de l’existence ni le silence. Et pour l’étude, pas besoin de châteaux ou de palais, un simple plan de travail et un abri auraient suffi.

Jean Prod’hom

Lemmes (8)

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Les manuels scolaires, les plans d’études, les lois et les règlements constituent les différentes parties de l'ancre qui interdit au vaisseau-école d’appareiller et de changer d’horizon. Trop gros désormais, trop lourd pour le stopper si on le mettait en route. On le maintient donc à une certaine distance de l’administration qui le surveille à quai, houle et clapotis. Des spécialistes s’assurent que les maillons de la chaîne tiennent, densifient les corps-morts, tiennent à jour des cartes maritimes devenues inutiles, font repeindre la coque du bâtiment, jettent du pain aux goélands qui crient. Il sera toujours temps de mettre ce Titanic en cale sèche si le vent forcit.
J’appellerais volontiers cette entreprise, si l’expression n’était pas trop forte et utilisée à mauvais escient, une kremlinisation de l’école.
Mais regardez bien tout autour de l’auguste embarcation, regardez la multiplication des petits rafiots qui fendent l’eau, récupèrent ce que le grand ne digère pas, regardez les barques et les pédalos, solitaires, radeaux, périssoires, mystics de luxe ou gondoles, regardez les remorqueurs, barquettes et youyous, bachots et optimists que barrent des bénévoles ou des requins, des coachs de toutes obédiences, des répétiteurs et des répétitrices, des grands-parents, des amis, des psychologues et des gourous. Cette population qui grouille tout autour du mastodonte, ce n’est pas très bon signe.
Oui, quelque chose flotte et le gros temps guette.

Jean Prod’hom

Lemmes (7)

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Curieux d’imaginer les complets et les vestons, le bruit feutré des pas sur la moquette des longs couloirs et des bureaux cossus du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture, les chuchotements, les briefings et les débriefings, les petites rivalités, les postes à repourvoir, les départs à la retraite, les papiers qui s'échangent, les agendas qui débordent tandis qu’à l’autre bout du monde, à Combremont-le-Grand ou à Combremont-le-Petit, un enfant pleure à la sortie de l'école pour une mauvaise note qu’il n’ose pas ramener à la maison. Et, tandis qu’il le regarde par la fenêtre s’éloigner avec le sentiment d’être un moins que rien, le maître regrette une fois encore d'avoir suivi des directives assassines.

Jean Prod’hom

Lemmes (6)

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Si le ton supérieur hiérarchique te répète avec force que tu es un professionnel, il t'avertit simplement qu'il n'entrera pas en matière sur la question qui te préoccupe, qu'il va falloir te débrouiller seul et qu'il ne te soutiendra pas s'il y a du grabuge.

Combien sont-ils ceux que la hiérarchie n'a pas reconnus dans ce qu'ils faisaient, qui hébergent au-dedans d’eux un silence plein de rancœur et qui caquètent au tea-room ?

L’institution a pour tâche essentielle de soutenir ceux des siens qui proposent un avenir meilleur à ceux pour lesquels elle a été conçue. C'est au suicide que l’institution se prépare en se donnant pour seule fin celle de sauver les apparences, de se reconnaitre dans ce qu'elle était par la neutralisation de tout ce qui dépasse, par l'aménagement de fausses avenues et l’interprétation triviale du principe d'identité.

Jean Prod’hom

Lemmes (5)

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En guise d’avertissement pour une absence dont il avait pris soin d’exposer spirituellement les raisons et qui ne semblait pas porter préjudice à la bonne marche de l'institution qu’il animait par ailleurs sans compter, un enseignant de mes amis reçut de son employeur le pataquès suivant : « J’aimerais vous rappelez la règle !» L’employeur exposait ensuite, dans la langue du caporal, les habitudes en la matière et esquissait une morale de Père Noël.
Par manque de courage peut-être, ou parce que le bon sens ne l’a jamais quitté, mon ami du bout du lac n’a pas osé, par retour du courrier, renvoyer le bonhomme à une règle orthographique qui ne souffre aucune exception.
Il ne faut pas réveiller le Léviathan qui dort.

Jean Prod’hom

Lemmes (4)

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L’apprentissage est un jeu solitaire qui se joue à plusieurs.

Le maître est celui qui s’honore – et se satisfait – d’assurer l’existence de la case vide dans un jeu de taquin aux dimensions du monde. Un vide essentiel sans lequel les choses, la respiration, le mouvement et la rencontre des êtres ne sauraient se concevoir.

Le silence du maître, les haies dans le paysage, la case vide au jeu du taquin, c’est tout un.

L’école conçue comme chaîne industrielle (Bernard Collot) craint comme la peste les trous, les vides, le ciel, si bien que la machine scolaire ne dispose plus de jeu, les esprits s’échauffent, l’air devient chaque jour plus irrespirable.

- Les élèves voudraient combler au plus vite le vide que leur impose leur maître.
- Pourquoi ?
- Pour passer à autre chose.
- Mais à quoi ?
- A quelque chose qui n’aurait pas de jeu.

Jean Prod’hom

Lemmes (3)

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Les élèves ignorent où se trouve leur maître, non pas qu’ils soient ainsi sous une menace continue, mais parce que le maître est nulle part. Que ceux qui le cherchent ouvrent les yeux, le trouvent au dedans et l’en chassent pour accéder à eux-mêmes.

Le maître se doit d’accompagner ses élèves au plus vite là où il n’est jamais allé, c’est-à-dire n’importe où.

Le maître dit à ses élèves : vous accéderez au monde lorsque vous vous intéresserez passionnément à ce qui ne vous intéresse pas, à ce qui ne m’intéresse pas, c’est-à-dire à ce qui n’intéresse personne. Sinon vous désormais.

Jean Prod’hom

Lemmes (2)

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Le maître souhaite que ses élèves puissent faire leur vie sans lui. Mais s’il le veut c’est tout autant pour lui que pour eux. Car en se débarrassant d’eux le maître se débarrasse aussi du maître qui s’accroche en lui et qui alourdit ses pas.

Se débarrasser de ses élèves n’est pas tâche aisée car le maître n’a pas d’autre point d’appui pour y parvenir que les élèves eux-mêmes.

Tout ce que dit, fait ou montre le maître n’est qu’un leurre pour détourner son élève de ce face-à-face dont celui-ci attend tout, et lui désigner ce qu’il ne voit pas. C’est seulement lorsque l’élève se satisfait de la crête des vagues, des verbes être et avoir que le maître invite l’élève qui sommeille en lui à reprendre les choses à l’endroit où il les a laissées, sur la terre, dans le ciel et dans la mer.

Jean Prod’hom

Lemmes (1)

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La vie du maître apparentée à celle du larron est faite d'occasions, le cahier de préparations est l’une des sept plaies de sa profession.

Sa tâche principale – essentielle – consiste à jouer petit, très petit, plus petit encore, pour que ceux dont il a la charge soient amenés naturellement à prendre la main. Même les plus récalcitrants. Comme au bridge. Pour autant que les uns et les autres jouent le jeu.

Quoi qu’on en dise le maître joue ses cartes à l’estime. Mais il se doit d’inviter ceux qu’il accompagne bien loin de l’école à faire une halte après chaque coup. C’est de son devoir de les obliger à se retourner pour tracer le chemin parcouru sur la carte de leurs pérégrinations, à regarder où pourrait les mener le pas suivant, de s’y rendre ensuite.

Jean Prod’hom

Après 1968

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La cohorte des maoïstes, des staliniens, des trotskistes ont trouvé refuge dans le journalisme, l'instruction publique, les officines de médiation, à deux pas des champs de bataille qui font rage sans y mettre les pieds. Mais dites-moi, qu’aurait-on fait et que serait devenu le monde sans eux ? Que ferons-nous quand ils se seront tus, lorsque ces rêveurs auront rejoint le rivage des vieux combattants ?

S'il faut craindre chaque jour davantage que des enfants ne viennent armés dans les établissements scolaires et ne lâchent de dépit une rafale sur leurs camarades et leurs enseignants, ne faut-il pas s’attendre à ce que ceux-ci ne les singent pas un jour ?
Il ne faut pas s’en inquiéter pour l’instant, me dit Samuel, ce sont tous d'anciens gauchistes qui font du tir à l'arc.
Mais quand ceux-ci ne seront plus ?

Et hop! se dit-il fatigué d'avoir le cul entre deux chaises. Et il vécut debout.

Jean Prod’hom

Echec eschac skak

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Une collègue me fait part cet après-midi de son étonnement. C’est incroyable, me dit-elle, les élèves ne supportent pas l’échec. Je me retiens de lui répondre parce que je ne sais ni quoi lui dire ni par où commencer. Et puis je connais la suite : la vie est ainsi faite, les enfants dont nous avons la charge doivent s’y faire, la vie est dure, il faut apprendre à rebondir, on ne réussit pas toujours, l’échec constitue une excellente préparation à la vie professionnelle,… Je décide de me taire et me dépêche de rentrer au Riau pour lire le Dictionnaire Historique de la langue française d’Alain Rey.

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Deux histoires sont en concurrence sur l’origine du mot échec. Ce mot pourrait être une altération du latin médiéval eschac qui désignerait à l’origine l’interjection d’un des deux joueurs d’une partie d’échec, avertissant que le roi de l’adversaire est menacé. Ce mot serait emprunté au persan sah mat «  échec et mat » qu’il faut traduire par « le roi est mort ». Une seconde origine proposée par Alain Rey et ses collaborateurs fait l’économie d’un détour non attesté par le persan. Il faudrait faire remonter l’origine du mot échec à l’étymon francique skak « butin, prise », si bien que l’ancien français eschac « prise de guerre » et eschac « pièce du jeu d’échec » seraient le même mot. Echec au roi signifierait « butin, prise de guerre », échec et mat signifierait « pris et détruit, mort », qu’on joue ou qu’on fasse couler le sang.
L’école est-elle pour nos gamins un divertissement au même titre que le jeu d’échec, ou une partie qui se joue au péril de leur vie ? une propédeutique où les coups se font pour semblant ou une première aventure à la vie à la mort ? Notre société hésite mais ne tranche pas.
Dans les mondes scolaires et professionnels, le mot échec est rapproché la plupart du temps du mot échouer qui semblent appartenir à la même famille, ce n’est en réalité pas le cas. Si l’origine du verbe échouer est incertaine – on a rattaché ce mot à échoir (excidere « tomber »), à escoudre « secouer » et à exsuccare « faire sécher » – tout devient plus clair du côté de son emploi. Echouer se dit en effet des embarcations qui filent le mauvais coton, celles qui « touchent le fond » et « ne peuvent plus naviguer ». On rencontre aussi un usage transitif de ce verbe, voici les vents, ils « poussent la frégate vers la côte » où ils l’échouent. C’est depuis 1660 seulement que ce verbe a pris le sens de « ne pas réussir » avant de donner à l’homme usé par la vie, deux cents ans plus tard, l’occasion de « s’arrêter en un lieu par lassitude ».
J’ai aperçu au tableau noir d’une classe où je me trouvais ce matin le mot de résilience, on l’enseigne aux enfants dès leur plus jeune âge, ça peut servir. J’en rigolais hier, je me demande très sérieusement aujourd’hui pourquoi les parents et les avocats dont ils s’entourent depuis quelques décennies ne se sont pas mis à l’ouvrage et n’ont pas déposé une plainte devant la Cour pénale internationale de La Haye contre l'école qui met trop souvent leurs enfants en danger en les faisant échouer.
Il est heureux que les élèves ne supportent pas l’échec, mais qui bon dieu va nous faire sortir du Moyen Âge ?

Jean Prod’hom


Avocat ou oignon

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Lorsqu’elle eut détaché de son petit gars, feuille à feuille, tout ce qui l’empêchait d’être l’enfant qu’elle souhaitait, l’élève qu’elle rêvait, lorsqu’elle eut décapé chacun de ses défauts, mis de côté ce dont elle voulait qu’il se débarrasse, sa dyslexie, son manque d’organisation, son attention vagabonde, le divorce de ses parents, ses pannes de conscience, ses rêveries, l’étroitesse de son bureau, ses petites nuits, lorsqu’elle eut annulé d’un geste les handicaps d’une hérédité dont elle n’avait naturellement pas à répondre, lorsque elle eut écarté les quartiers de l’ange qui n’étaient pas de noblesse, je la vis soudain perdre pied. Encore un pas et il allait falloir que la mère choisisse, faire de son fils un noyau dur, avocat sans défaut, être sans coeur qui répudierait à coup sûr l’imparfaite qu’elle était ? Ou pleurer les mains vides devant celui qui n’était déjà plus qu’un souvenir, petit rien qui avait filé entre ses doigts comme ce petit air qui s’échappe du coeur de l’oignon effeuillé ?
Elle revint en arrière pour remettre son gamin en l’état, comme elle l’avait trouvé au début de cette histoire.

Jean Prod’hom

Double bind

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L’école propose à ses élèves des ouvrages indigestes, aussi indigestes que les gros bréviaires d’autrefois, mais elle n’hésite pas à égayer leurs pages austères d’illustrations réalisées par nos plus fins humoristes, déroutant ainsi ceux qu’elle a mission de mettre au pas.

Jean Prod’hom

Professionnalisation des enseignants

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L’un des principes sur lesquels repose l’exerce des sciences médicales affirme depuis longtemps déjà que tous les hommes ne souffrent pas des mêmes maux et qu’il serait aujourd’hui insensé de proposer le même traitement à un homme à la main coupée et à un diabétique.

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On ignore aujourd’hui sur quels principes fondamentaux repose l’organisation de notre école. On continue à trancher en tous sens, à couper, arracher ou raser, à proposer à chacun les mêmes menus, les mêmes régimes, les mêmes opérations, les mêmes exercices et les mêmes devoirs, dans un espace qui n’a pour ainsi dire pas changé depuis deux siècles. C’est, paraît-il, administrativement plus économique. Oui tant qu’on accepte de laisser tout le pouvoir au jacobin qui sommeille en nous. La centralisation administrative a pourri le rêve d’un monde plus équitable au XXème siècle, elle s’attaque désormais au monde libéral avec un succès comparable.
Qu’on se le dise une fois pour tout, il est impossible de maintenir l’idée de groupe homogène, qui est au principe de toutes les organisations scolaires actuelles, avec l’idée selon laquelle les besoins de chacun diffèrent. Vouloir mener ensemble ces deux objectifs nous condamnent à perdre sur les deux fronts. Il y a des grands écarts dont on pourrait ne pas se relever.
Les instituts de formation des enseignants me font penser à ces cirques de province que l’on parque à l’entre-saison en périphérie des villes, on s’y entraîne à l’abri des regards à moins souffrir des contradictions, en continuant notre apprentissage du grand écart, en s’initiant à la voltige, au contorsionnisme, au jonglage et à la prestidigitation. On appelle ça professionnalisation.

Jean Prod’hom

Foi

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La sagesse populaire rabâche à nos enfants que le travail est une valeur fondamentale, la persévérance une vertu cardinale. Arthur bute pourtant ce soir sur les mots que sa prof d’anglais a inscrits en tête de l’épreuve qu’elle leur a remise ce matin : Good luck !
C’est vendredi, Arthur songe, Arthur calcule, confiera-t-il la semaine prochaine son sort à Dieu ou au calcul des probabilités ?

Jean Prod’hom

Wikipédia 2001

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En 622 il y a eu la fuite de Mahomet pour Médine, la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, il y a eu l’apparition du tracteur dans les années 50. Plus tard, du temps de la Guerre froide, l'établissement de bases américaines au nord-ouest du Groenland. Il y a eu 1986, 1989, 1991. Il y a eu en 1999 la naissance d'Arthur au Riau. Il y a eu enfin dans nos écoles un événement considérable dont on va encore sentir les effets dans les années qui viennent, c’est le lancement de Wikipédia le 15 janvier 2001. Voici en guise d’illustration le mot que la répétitrice de l’un de mes élèves m’a fait parvenir ce matin.
Je m’étais en effet étonné auprès de celui-ci, il y a quelques jours, que cette répétitrice sur laquelle le garçon s’était déchargé pour justifier son forfait avait accepté de l’assister dans l'exploitation servile d’un article Wikipédia sur les oeufs de cent ans, un thème que cet élève de plus de 16 ans avait voulu traiter dans un billet qu’il désirait voir paraitre sur un site internet dont je suis le modérateur et que plus de 70 élèves font vivre depuis près dix ans. Je pensais sérieusement que cette répétitrice n’était que l’invention d’un coquin, car son billet n’était en réalité que le simple copier-coller d’un article de Wikipédia, tout à fait intéressant au demeurant, sur lequel l’élève avait fait main basse, sans aucune indication en bas de page qui eût pu atténuer ma peine et la sienne. il avait pris en outre les précautions naïves de pratiquer quelques micro-opérations de remplacement, de substitution, de déplacement ou d’inversion, en prenant garde de ne rien ajouter qui eût nécessité des recherches supplémentaires. Il avait fait attention encore de gommer du billet les éléments qu’il ne comprenait pas. C’était au final un article sans intérêt qu’il n’y avait aucune raison de publier et que l’auteur aurait dû refuser de signer. J’ai donc été bien surpris lorsque ce matin l’élève en question m’a apporté le mot suivant signé par sa répétitrice :

Monsieur Prod'hom,
Je confirme par la présente avoir aidé V. à rédiger son texte sur les oeufs de cent ans. Nous pensions pouvoir utiliser le site Wikipédia comme seule référence, s'agissant d'un court texte sur un blog. Nous ne pensions pas que ceci serait mal vu et nous nous en excusons.
Je tâcherai de bien aider X pour sa prochaine présentation en faisant attention au plagiat.

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Nous avons désormais la lourde et difficile tâche d’inventer des dispositifs et de proposer quelques voies, étroites, qui obligeront nos élèves, non pas tant à bannir Wikipédia et les encyclopédies mises à leur disposition, mais à les utiliser comme sources secondes, susceptibles de leur permettre d’aller plus loin, d’ouvrir des portes qu’ils ne soupçonnent pas, d’entrevoir l’imprévu, de poser les questions qui sont les leurs, des questions qui leur permettront de ne plus avoir à ajouter en bas de page le prénom et le nom du voleur dont l’école se fait la complice.
Certains diront que les choses n’ont pas beaucoup changé, car diable autrefois, si les élèves se rendaient bel et bien dans les bibliothèques municipales pour emprunter tel ou tel livre sur le castor ou le lion, c’était pour recopier par tranches entières ces informations qui seraient lues dans le silence et l’ennui des après-midi de janvier. Je le concède. Mais si cette opération n’était pas aussi efficace pédagogiquement que certains nostalgiques feignent de nous le faire croire aujourd’hui, elle obligeait les élèves à recopier un texte qu’un trèfle-c et un trèfle-v suffisent aujourd’hui à transférer de l’autre à soi. Et puis ils étaient sortis de chez eux, avaient pris le bus, s’étaient adressés à la bibliothécaire. Et s’ils n’avaient ni tué ni capturé de renard ou de castor comme les aventuriers de leurs rêves, les bambins d’avant Wikipédia avaient eu l’immense chance de découvrir autour de Noël la ville et son labyrinthe, ses secrets, ses rues obscures, loin de la maison et de l’école, d’avoir vu du pays avec un bonnet de Davy Crockett sur les oreilles. Ceux d’aujourd’hui vont de l’école à la maison et de la maison à l’école les mains nues, Wikipédia les suit où qu’ils se trouvent. L’ancienne tâche é-ducative de l’école, celle qui devait aider les parents à conduire hors de chez eux leur progéniture ne pourrait bientôt plus être à l’ordre du jour. Mais prenons garde, car ce jour-là, les enfants n’auront pas plus de raisons de grandir que de quitter le giron familial.

Jean Prod’hom


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Souvent le monde font couver les oeufs de cane ...

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Sinon, ces canes-là, noires à tête blanche, sont capables pour élever des canets. Souvent le monde font couver les oeufs de cane par une poule parce que la poule est bonne meneuse, qu’on dit. Oui, mais elle se trouve embêtée tout de même quand les petits canets se mettent à nager sur la mare et qu’elle reste à marcher au bord.
Jean-Loup Trassard, L’Homme des haies, Gallimard, Paris, 2012

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C’est un livre d’histoires pour les vivants qui raconte l’arrivée du tracteur dans nos régions autour des années 50, dit au plus près et dans la langue de la Mayenne – on n’y parleront pas le latin de Paris – ce qu’on pouvait voir et vivre de chaque côté de cet événement, innombrables histoires qui s’achèvent aujourd’hui avec la mort de ceux qui auront vécu tout près des basses-cours avec tout autour de la cour les bâtiments de la ferme.
Jean-Loup Trassard écoute Vincent Loiseau, il se souvient de ce qui l’a occupé sa vie durant et qu’il a décidé de garder vivant jusqu’à la fin. L’homme se tourne dans son lit aujourd’hui comme autrefois lorsque Quadrille, sa jument de tête devenue brave limonière tombe malade. Elle ne mange plus, se tient à peine debout. Le vétérinaire l’ausculte avant de déclarer : « C’est fini. Faut l’emballer. Pas la peine de faire des frais. » Vincent aurait préféré la garder elle aussi jusqu’à la fin, mais ça aurait coûté trop cher. Alors au dernier matin, il va la brosser, la peigner, lui caresser la tête. « … et puis je suis allé laver le peigne, l’étrille et la brosse à la pompe, enveloppés dans un bout de journal, je les ai mis dans le bas de mon armoire et je suis parti barbeyer. »
C’est sur les talus et au pied des haies que Vincent s’assied, l’homme est usé, il reprend à voix basse les travaux que ses ancêtres ont commencé, utilise une dernière fois les outils du domaine de La Hourdais avant de les emballer dans un bout de journal, dans une langue singulière qui fait entendre ce que furent les rapports de l’homme et la terre.

Jean Prod’hom

Ne jamais tourner le dos au progrès

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Au début nous hésitions tous sur le y de dyslexie parce que dyslexiques nous l’étions tous un peu. Mais des dyslexiques il y en eut chaque jour davantage, un pourcentage toujours plus important, davantage encore. Nous avons alors comme il se devait pris acte du mal qui se répandait et quelques mesures inoffensives. Mais le coin avait été planté dans l’angle de la noble institution et de nouveaux arrivants souffrant de maux étranges rejoignirent bientôt les premières victimes de l’école naissante. On nomma cette seconde vague les dyscalculiques avec y pour ne pas les stigmatiser et les apparier aux premiers dont on atténuait ainsi l’isolement.
Pourquoi les dyscalculiques ne se sont fait connaitre qu’après les dyslexiques ? nul ne le sait, peut-être parce qu’il y a toujours un peu de dyslexie dans la dyscalculie, on ne gaspille pas aisément les premières récoltes. Toujours est-il qu’ils se tenaient tapis dans les couloirs, se rongeaient les ongles, leur biscotte dans la poche, inquiets à l’idée d’être découverts, soulagés lorsqu'un nom vint souligner leurs tourments. Les uns et les autres n’ont pas été mécontents de mélanger leurs handicaps si bien qu’on se mit à rencontrer dans les années qui suivirent des enfants dyslexiques et dyscalculiques.
La situation se stabilisa, mais on s’avisa bientôt qu'il restait un nombre important d’enfants au comportement audacieux, gestes déplacés, habiletés motrices hésitantes, échecs fréquents, qui occupaient les places laissées libres au fond de la classe. Comme toujours les difficultés invisibles, ou peu visibles, ont été interprétées comme de la mauvaise volonté. Mais à l’instigation des doctes, il fallut bien donner un nom à ces troubles, on garda le y qui tenait ses promesses et on appela ceux qui en souffraient des dyspraxiques.
Praxies ? On appelle praxies les gestes conçus, programmés et exécutés par un sujet volontaire, gestes susceptibles de se dérégler lorsque plus rien ne va, dérèglement que le sujet a tendance à masquer en développant d’autres troubles, des troubles bien identifiés, troubles du langage ou de l’attention, dyslexie et dyscalculie, avec ou sans hyperactivité.
Beaucoup d’entre nous furent pris de vertige. Quant aux enfants ils comprirent très vite ce qu’il leur restait à faire s’ils voulaient un jour aller tête nue et battre la campagne.

Jean Prod’hom

Les danaïdes

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Des cinquante jeunes femmes que leur père, Danaos, offrit aux cinquante fils d'Egyptos, leur oncle, pour prévenir les inévitables conflits liés à leur succession, des cinquante danaïdes qui plantèrent une aiguille effilée dans le coeur de leurs cousins avant que ceux-ci ne les tuent, de leur arrivée aux Enfers et de leur jugement, la tradition n’aura retenu que la terrible punition qui s'en suivit et le désespoir dans lequel les plongea l'absurdité de leur supplice : les danaïdes noyées dans un désespoir sans fin emplissent encore aujourd’hui des tonneaux sans fond.

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De la tradition, on ne retiendra ici que deux ou trois choses. L’extraordinaire sculpture d’abord que réalisa Rodin à la fin du XIXème siècle pour la Porte de l'Enfer et qu'il intitulera La Source. La chevelure de la suppliciée en pleurs coule sans discontinuer dans la poche de marbre d’où le sculpteur l’a tirée.



Mentionnons encore la représentation assez classique réalisée par John William Waterhouse en 1903 dans laquelle de belles danaïdes aux seins généreux remplissent une bassine avec une telle équanimité qu'on se demande bien pourquoi elles n’ont pas derechef quitté les lieux lorsqu’elles se sont aperçues que la bassine était trouée.


Il y a bien sûr Apollinaire qui les évoque en cette même année 1903 dans sa Chanson du Mal-Aimé :
Mon coeur et ma tête se vident | Tout le ciel s'écoule par eux | O mes tonneaux des Danaïdes | Comment faire pour être heureux | Comme un petit enfant candide

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Si la fontaine que réalisa en 1907 Hugues Jean-Baptiste près de l'église Saint-Vincent-de-Paul à Marseille ne mérite pas notre attention, la plaque de marbre qui avertit le passant que l'eau n'est pas potable doit nous alerter. Le supplice des danaïdes assoiffées est plus grand encore que ne l'imaginait Eschyle.


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Un mot encore sur le bronze de Brancusi, doré à la feuille, réalisé en 1913 que Christies's adjugea en 2007 pour 19,3 millions. Brancusi a-t-il voulu représenter le visage d'une danaïde désespérée ou, à ce prix, le tonneau sans fond qu'elle est condamnée à remplir ? Nul ne le sait.

Mais il faudra désormais compter avec une nouvelle interprétation iconographique du mythe des Danaïdes, une appellation qui aurait d’ailleurs avantageusement remplacé celle des Trois Danseuses attribuée aux trois nouveaux bâtiments scolaires du Mont-sur-Lausanne en référence à l'oeuvre aérienne de Degas. Pas tellement en raison du gouffre financier dans lequel de telles réalisations plongent immanquablement les communes habitées par une certaine idée du prestige, mais en raison des éviers installés dans l’un de ces nouveaux bâtiments. Que l’affaire se déroule dans les salles de sciences n’est évidemment pas anodin. Mais chaque chose en son temps, penchons-nous pour l’instant sur le renouvellement de l’interprétation du mythe.
Le supplice trouve ici son expression la plus aboutie : l’eau du robinet fixe coule directement, lorsqu’on l’ouvre, dans l'ouverture du trop plein ménagée dans la bonde qui rend le bassin étanche. La scène est nue, brutale, à son comble. Il y a du Maurits Cornelis Escher dans cette réalisation, mais on atteint ici les limites supérieures de l’art, si bien que les danaïdes, habituées pourtant au pire, n’auraient pu survivre à une telle épreuve. L’artiste en a fait l’économie, le désespoir va désormais seul, sans hésiter, dans la nuit d’une salle de sciences vide.


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Jean Prod’hom

E-banking à l'école

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Dès la rentrée scolaire 2013, il sera demandé aux enseignants du canton de Vaud d’utiliser une application accessible depuis Internet permettant de gérer des données confidentielles. Ce logiciel, baptisé NEO (Notes pour l’Enseignement Obligatoire), devrait donc permettre à l’école de faciliter certaines de ses tâches en les centralisant, le transfert et le stockage des notes par exemple. Pour le reste on se perd en conjectures.
On peut toutefois indiquer la conséquence majeure d’une telle entreprise, la multiplication des précautions et des contrôles d’accès. C’est fait; on avertit en effet les usagers que l’accès à cette application et à certaines de ses données nécessitera une identification dite « forte », c’est-à-dire identique à celle proposée lors de l’ « e-banking ». Il faudra donc non seulement que les usagers montrent patte blanche en inscrivant leur prénom, leur nom et un mot de passe, mais il leur faudra encore fournir une troisième information provenant d’une carte matricielle distribuée annuellement ou de codes aléatoires transmis par téléphone portable.
On se demande bien s’il est judicieux, sachant la tourmente dans laquelle se trouvent les banques depuis quelque temps, de vouloir calquer ses actes sur un modèle qui a mis sous cadenas des bombes. A vouloir mettre sous clef des données dites confidentielles, on atteint dans des domaines qui ne le méritent pas, ou méritent bien autre chose, le comble de l’opacité.
Dans quelle mesure les notes scolaires devraient-elles être considérées comme confidentielles ? Parce qu’on doute de leur pertinence ? Parce qu’elles constituent de véritables agressions symboliques ? de petits crimes contre l’humanité ?


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Après l’ère du soupçon celle du secret. Nous voici résolument entrés dans celle de la confidence. Pas sûr que nous y gagnions au change.

- Qui es-tu ?
- Personne.
Oh ! les beau jours des identifications faibles !

Les confidences entrées dans des systèmes à identification forte, tôt ou tard y sont captives, tôt ou tard en ressortent, explosent par manque de place.

Les systèmes à données confidentielles doivent être nourris. Lorsqu’un champ est épuisé, il suffit de recycler de vieilles jachères et de rendre confidentiels le trèfle et le mouron.

Un jour, bientôt peut-être, toute parole – information, idiotie, argument – sera traitée du point de vue juridique comme une donnée confidentielle.

Pour terminer ceci : dans le livre d’histoire que l’école remet aux petits Vaudois, on lit à propos de Rodolphe de Habsbourg les lignes suivantes :

La première tâche qu’il entreprit fut d’éliminer un obstacle de taille qui avait pour nom Ottokar, roi de Bohême (…) Après sa victoire sur Ottokar, ses amis le poussèrent à faire le voyage de Rome pour recevoir du pape la couronne impériale (…) Il refusa. La réponse qu’il aurait faite à ces sollicitations donne à penser qu’il redoutait d’être l’otage du pape.
« Un jour, expliqua-t-il, quatre animaux furent invités à se rendre dans une caverne, sur une montagne. Tous firent comme on le leur avait dit. Seul le renard voulut vérifier si tous pouvaient ressortir de cette caverne. Aucun ne revint. Alors le renard prudent, n’y entra point ». (…)

Les autorités avertissent donc les petits dont elle a la charge de surveiller l’usage des boîtes noires dans lesquelles on entre mais dont on ne ressort pas. C’est bien, l’éthique est sauve.

Jean Prod’hom

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Le temps s'est réchauffé, on annonce plus de 20 degrés cet après-midi, je lance pourtant un feu dans le poêle qui s'éteindra certainement dans la journée. Le bois qu'Arthur a rentré hier me rappelle qu'il me faut en commander deux stères, les vendangeuses sont en fleur, quelques roses éclosent. Au Mont une petite pelleteuse retourne la terre autour de la première Danseuse, la réalité se rapproche dangereusement du plan des architectes, le rêve n'est bientôt plus qu'un rêve.

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Au collège, le responsable informatique m'indique que le nouveau meuble dont l'établissement a fait l'acquisition il y a peu pour ranger et transporter les ordinateurs portables ne porte pas le nom de porteur de portables comme je l'écrivais hier, mais de classe mobile. Je fais une petite recherche sur internet en rentrant et j'apprends que le Mobile Classroom de chez Bretford, qui nous accompagnera au Mont désormais, traduit en français par classe mobile, s'appelle aussi classe nomade, c'est plus joli mais assez retors. Grâce à ce meuble d'un peu plus de 70 kilos et moins de 1800 euros pour ranger, protéger, charger et transporter 20 ordinateurs, l'élève pourra rester fixé à sa chaise et le monde défiler sous ses yeux. C'est donc fait, le portable se comporte désormais comme un ordinateur fixe et condamne définitivement l'élève à faire le cul de plomb, l'enseignant fera le reste, il poussera le service-boy au joli nom de classe nomade pour enchaîner l'élève immobile aux effigies et aux soldats de plomb.
Le soleil claire l'herbe haute qu'il me faudrait faucher, mais je renvoie à demain ce qui peut attendre. Poursuis dehors la lecture du Plateau de Mazagran d'André Dhôtel. A Rigny il y a un salon de coiffure, celui que Charles Crevain souhaiterait remettre à son fils Maxime qui ne montre guère d'enthousiasme. Comment ne pas songer à Philippe Didion qui tient une rubrique Poil et plume dans ses Notules dominicales de culture domestique. Je recopie un long extrait où il en est question.

Le lendemain Maxime se leva tôt pour balayer le magasin (Crevain ne fermait pas le lundi mais le jeudi). Ce qui avait le plus d'importance à ses yeux, ce jour-là, c'était la splendeur de l'automne. Les ondées avaient nettoyé les rues pendant la nuit, et maintenant le ciel était encore traversé de nuages dont la débandade obscure rendait l'azur plus vivant. Dans les glaces du salon de coiffure, Maxime voyait passer ces nuages qui alternaient avec le soleil.
Il balaya mécaniquement, rinça les trois cuvettes, puis envoya torchon et balai à la volée au fond d'un placard.
- Tout cela m'est bien égal, dit-il enfin.
- Qu'est-ce qui t'est égal ? demanda Charles Crevain qui venait de descendre l'escalier.
- Ça m'est égal d'être coiffeur, ou juge de paix ou marchand de peaux de lapins.
- Sans doute, il y a de plus mauvais métiers, dit Crevain.
- Mais je pense que cette histoire de coiffure ne durera pas, précisa Maxime.
- Je tiens à ce que cela dure, m'entends-tu ? déclara Crevain.
- Je veux dire qu'un jour ou l'autre nous nous retrouverons peut-être au Paradis et que la coiffure peut mener au Paradis tout aussi bien qu'autre chose.
- Très certainement, répondit Crevain déconcerté.
Le premier client du matin entra : c'était Verdot, le voisin qui tenait la quincaillerie. Il fut suivi bientôt par Steille, le marchand de vaisselle, autre ami de Crevain. Lorsque le greffier Caron survint à son tour, la conversation allait bon train, dominant les éclats des coups de ciseaux et les murmures du rasoir. Toujours les mêmes rengaines : après le subtil exercice de langage qui consistait à apprécier la qualité exacte du temps qu'il faisait, ce furent des généralités sur l'avenir de la jeunesse : « Eh bien, Maxime, tu succéderas à ton père. Moi, quand j'étais jeune... » Tout cela pour tâcher de provoquer chez Maxime je ne sais quelle protestation qui eût dévoilé son vrai jeu. Maxime regardait l'automne scintiller dans ses ciseaux et sur les robinets de la boutique. Automne irremplaçable et inoubliable. Il se sentait heureux, et lorsque la matinée se termina sur le
presto d'un shampooing il jura qu'il ne travaillerait pas l'après-midi.

Je cherche à comprendre pourquoi tous les récits d'André Dhôtel me déroutent à chaque instant. Mais lorsque j'essaie de suspendre ma lecture pour y voir un peu clair et fixer les raisons de mon trouble, rien ne tient, le texte part en morceaux, Maxime, Charles, Juliette, Gabriel, Emma radotent, tout est invraisemblable, ne tient à rien ou à des mots insensés, à des phrases sans queue ni tête, tout s'évapore et il ne reste rien, sinon une espèce de dégoût envers ces personnages pour lesquels je me suis pris d'amitié, des êtres de papier, sans consistance, contradictoires, légers. Un enfant de 10 ans oserait à peine. Et pourtant.
C'est qu'il n'existe aucune volonté chez l'Ardennais de faire tenir ensemble l'immense variété des choses et des discours. Aucune volonté de déléguer au narrateur le pouvoir d'y voir tout à fait clair, quand bien même il s'y essaie parfois. Ce sont alors de brèves éclaircies ou de mauvais présages, mais jamais au grand jamais le narrateur ne prend définitivement la main sur l'affaire, il le fait ici ou là pour dérouler un décor pauvre et immense derrière lequel les personnages pourront reprendre leur souffle, des forces, du repos, avant de les remettre à la nécessité ou au hasard, de les laisser prendre un peu d'avance, dire et faire n'importe quoi, et de feindre qu'il en est toujours allé ainsi, et qu'on ne peut que les suivre pour le meilleur et pour le pire. Et lorsque l'affaire va trop loin ou que les personnages lui échappent, avec le risque qu'ils fassent l'école buissonnière ou même disparaissent, le narrateur convoque d'autres personnages, imprévus, qui surviennent pour mettre un peu d'ordre ou un peu plus de ce désordre qu'ils partagent avec lui. Tout est à recommencer de manière plus essentielle encore, si bien qu'à la fin tout le monde a tenu ses engagements à tort et à travers, sans que personne ne soit assuré de leur teneur, parce que le désir de vivre est plus puissant que toute promesse, qu'il nous faut rejoindre un pays qui s'ouvre sous nos pas comme la mer et que, quoi qu'il en soit, tout finit en déroute parce que personne n'a jamais été dans le secret des dieux.
C'est le dernier des sept de la première série, il y en aura trois encore, Arthur le copie en fin d'après-midi à tous les temps, c'est le verbe aller. Il sait bien qu'il y en aura d'autres, il grogne avec le sentiment qu'il fait cet exercice chaque année et par tous les temps. Mais est-ce un exercice ? Il se demande si c'est bien utile, je me le demande aussi, n'y a-t-il pas d'autres voies pour saisir l'ensemble des formes verbales et le système qu'elles constituent ? N'y a-t-il pas une manière de goûter à la grammaire réputée rébarbative, d'aller à l'essentiel sans lequel ce qui en découle est incompréhensible ? Un petit livre indique la direction, il s'appelle Aimer la grammaire.
J'envoie l'extrait du Plateau de Mazagran à Philippe Didion.

Jean Prod’hom


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Porteur de portables

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Pas sûr que le couverture nuageuse, lourde et nonchalante, encourage vraiment le jour à faire son entrée ce matin, ni moi non plus d'ailleurs. L'ombre du soir a pris du retard et traîne à l'ouest, aucun signe encore à l'est, je décide donc de faire la course solitaire et en tête. Fais du feu avant 6 heures et pars pour la mine avant 7. Mais le brouillard ralentit considérablement la circulation dans laquelle je ne trouve ma place qu'avec difficulté, si bien que l'avance prise ce matin se réduit vite sur le plateau de Sainte-Catherine. Je bâille à 7 heures 30 et reprends le rang dès 8 heures, avec l'unique souci de recalibrer mes ambitions et de rester collé au peloton jusqu'au soir.

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Les élèves, comme souvent le lundi matin, sont des statues de cire, froide. Ardu de les réchauffer et de mettre en mouvement les bielles de leur mâchoire, c'est vrai qu'il fait froid dans les classes, le chauffage est en panne, une panne due, dit-on, aux mastodontes de chantier qui ont écrasé les conduites d'eau chaude passant dans la cour et alimentant les radiateurs du collège.
Ils tracent sur leur cahier quelques mots que j'ai notés au tableau – oxymore, antiphrase, hyperbole, litote, énumération -, le visage impassible. Le jour a fini par faire son entrée, quelques rayons se font remarquer, quelques visages se réveillent, déridés par les obliquités de Voltaire dans Jeannot et Colin, l'examen des valeurs du subjonctif fait le reste.
Je lis quelques pages du Plateau de Mazagran pendant mon heure de permanence et reprends les hostilités en fin de matinée.
L'école vaudoise ne cesse de faire parler d'elle dans les salles des maîtres, comme si elle ne leur appartenait plus. Les enseignants doutent des réformes, notamment des dernières, celles qui m'ont plongé dans le désespoir le plus vrai, le plus profond, sans même ce petit élément qui fait si souvent espérer chacun d'entre nous dans les pires situations. Je ne crois plus ni à la providence ni au hasard, pas plus qu'en mon intelligence, bref un désespoir heureux, détaché et libre. Il ne sert à rien de s'agiter, il est juste temps de faire ce qu'on peut. J'ajuste donc mes forces et tente de faire comprendre aux grands élèves de la 9 que les problèmes des accents aigu et grave qu'ils doivent maîtriser sont des problèmes de peu d'importance, au fond, mais qu'ils ont provoqué un beau et gros remue-ménage en 1996. On a tranché. Exception ? On gardera le é dans médecin, un peu de respect, please, à l'égard de nos élites. Tout ça est drôle et mérite d'être connu. Ce sont même ces connaissances de second niveau qu'il nous faut enseigner à nos élèves, parce qu'elles enveloppent sans trop de sérieux celles du premier niveau, que les élèves maîtriseront à leur insu, sérieuses, normatives et passagères.
Je prends à nouveau de l'avance en fin d'après-midi et termine avant l'heure. Vais faire un tour, monte au Châtaignier par le Petit-Mont, le soleil guigne entre le Jura et le Plateau, je cherche Montricher. Le chemin qui serpente dans les bois est plus prononcé qu'autrefois lorsque nous l'avions, les élèves et moi, élevé au rang d'annexe scolaire. On l'appelait la boucle et les élèves l'empruntaient parfois pour travailler en marchant, comme les Aristotéliciens dans le quartier du Lycée d'Athènes. C'était une boucle d'un peu plus d'un kilomètre et d'un peu moins de 50 centimètres de large qui plongeait en son milieu dans l'ombre de la Valleyre.
Au terrain de football j'aperçois des visages connus, trois ou quatre élèves de la classe 11 qui s'entraînent assidûment. Un autre plus loin, mais plus ancien, il pilote un petit avion de sagex, il a fait un apprentissage de luthier mais peine à se mettre à son compte. M'arrête en redescendant par le chemin des Neuf Fontaines au Central où des habitués se taisent devant une bière.
À 19 heures 30 je rencontre les parents de la classe 9 auxquels je ne raconte pas l'histoire de cet élève à qui on demande, un lundi matin, quelle méthode il utiliserait pour déterminer la température de l'eau d'une fontaine qui murmure dans la cour et qui répond qu'il suffit de réfléchir. À la proposition de se rendre sur place et d'y tremper la main ou d'user d'un thermomètre, il rétorque qu'il est quand même moins pénible de réfléchir que de se lever et descendre jusqu'à la fontaine. Il n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort. Je leur raconte en remplacement d'autres histoires anodines, avec dedans des silences, c'est ce qui leur parle le mieux.
Je passe à la salle d'informatique avant de rentrer, je tombe sur un coffre-fort, le nouveau chariot pour les ordinateurs portables. Oui oui ! un porteur de portables.

Au Riau, Sandra et Suzanne préparent leur voyage à Berlin. Les enfants dorment.

Jean Prod’hom


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Il y a du Grand Meaulnes dans la Grande Beune

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Assure la mise sur orbite de nos trois satellites, qui peinent au réveil, se retournent, se détournent, s'enroulent dans leur couette avant de mettre soudain le turbo et de me reprocher, tandis qu'ils regardent flotter dans un bol de lait leurs corn flakes, de les avoir martyrisés en leur offrant, je le croyais, ce qui se fait de mieux en ces circonstances, les chansons de la jeunesse de Georges Brassens chantées par lui-même : Avoir un bon copain, On n'a pas besoin de la lune, Le Bateau de pêche, Le Petit Chemin,... On m'y reprendra.

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Présente aux élèves de la 6 une activité autour des Temps modernes (1453-1776), une activité dont je cherchais depuis quelque temps la clef, laquelle m'est apparue hier alors que je roulais entre Cugy et Morrens, Bretigny, Montheron et Froideville. La solution s'est imposée d'un coup : extraction en forme d'arborescence de la structure - appelons-la sémantique - de l'introduction aux Temps modernes du manuel d'histoire des années passées rédigée par Raymond Darioly ; importation dans cette arborescence pour l'éclairer, l'étayer, exemplifier l'un ou l'autre de ses aspects, de cinq éléments textuels extraits des 88 pages du manuel Nathan mis à la disposition des élèves cette année, consacrées aux XVIIe et XVIIIe siècles ; recherche sur le net et importation de cinq documents iconographiques complétant l'éclairage; rédaction pour chacun de ces documents d'une légende, c'est-à-dire de consignes de lecture – que faut-il regarder sur cette image ? –, susceptibles de fonder l'une ou l'autre des assertions, illustrer leurs significations, mais aussi susceptibles d'étendre l'intelligibilité du parcours.
Il me faudra plus de trente minutes pour préciser l'affaire aux élèves, ses enjeux, mais aussi sa simplicité : apprendre à lire, croiser ses sources et goûter aux joies de l'exploration libre.
Pendant que les élèves de la 9 planchent cet après-midi sur la course aux colonies à la fin du XIXe siècle, je lis Genette la canaille, il y a de la fouine chez le bonhomme, du furet ou de la belette.

Mon propre conseil de lecture serait donc : surtout, ne «picorez» pas (un livre n'est pas une basse-cour), lisez dans l'ordre, ligne à ligne, sans rien sauter (parfois glisser, peut-être), sous peine de manquer les effets volontaires, ou plus souvent offerts par ce hasard qui souvent fait si bien les choses, de proximité (de «bricollage»), de contraste (de coq à l'âne) ou de transition ; retenez éventuellement les entrées qui vous semblent obscures ou elliptiques, puis relisez une deuxième fois d'un œil plus curieux, voire indiscret, propre à percevoir quelques fils conducteurs, et quelques images dans le tapis : contrairement à moi, vous avez toute la vie devant vous. Mais j'ai dit «serait», sans illusion ni sanction : l'auteur propose, dans le meilleur des cas, le lecteur dispose, et de toute manière il est déjà un peu tard pour un tel divertissement.

Bien sûr, il y a bricolage et bricollage, mais on ne saura pas avant l'après trilogie de Codicille, Bardadrac et Apostille, c'est-à-dire dans l'ouvrage suivant – s'il y en a un (dont le titre devrait commencer très logiquement par la lettre Z en vertu de la loi de l'Eternel retour du même) –, sur quoi portaient les guillemets.
Termine en rentrant La Grande Beune, un récit plus court, plus ramassé encore que le souvenir gardé, à peine un récit. Le lire et le relire autant de fois qu'il le faudra pour réduire son empan et saisir sa phrase, la courte phrase qui le fait frémir tout entier, percevoir le souffle unique qui le traverse. Il y a du Grand Meaulnes dans la Grande Beune.
Réunion des parents d'élèves à Moudon, la Broye coule noire.

Jean Prod’hom


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Gérard Genette

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Louise sourit lorsque je lui souhaite un joyeux anniversaire, et ce sourire qui n'a pas toujours été si large au réveil me réconcilie avec les démons de l'histoire qui m'enjoignent de quitter la maison pour gagner mon pain. Yves vient ce soir, Arthur et Lili sont dans le secret, Louise l'ignore.

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Travaille ce matin successivement avec chacune des trois classes qui m'ont été attribuées au début de l'année, sans répit, avec le souci de leur faire entendre – trop souvent peut-être –, ce qu'on est en mesure de saisir de nos pouvoirs derrière les apparences. Non pas tant le comportement irrégulier de certains verbes en -dre ou la présence à l'écrit d'une lettre i inaudible, mais la faculté de surmonter ces difficultés en élaborant des outils ad hoc. Les connaissances positives engrangées à la fin de nos parcours scolaires occupent un si faible volume, souvenons-nous, qu'on se doit, chaque fois que cela est possible, et ça l'est toujours, de minimiser leur valeur et de réévaluer ce qu'on met en jeu pour surmonter les obstacles. Ce faisant, les derniers arrivés sont amenés à maîtriser non pas seulement tel usage particulier, telle idiotie héritée de leurs pères mais à entrevoir et saisir parfois ce qui appartient en propre à l'espèce.
Tire quelques photocopies des épreuves que je vais soumettre aux élèves ces prochains jours. Nous avons en effet mis en évidence des problèmes, nous les avons interrogés, pesé leur importance, nous avons élaboré des réponses ; une feuille blanche sur laquelle ils auraient eu à tout écrire aurait dû suffire, attestant par là que tout ce qui ne leur appartenait pas jusque-là  – les questions comme les réponses – leur appartient désormais.
On ne sait rien à moitié, on sait les choses toutes, mais avec la certitude que ça ne tient qu'à un fil, un fil qui nous permet de rentrer à la maison chaque soir après le travail. Ce que je fais à un peu plus de 13 heures.
Sandra à oublié le gâteau d'anniversaire à Lausanne, je descends le récupérer, passe dans une librairie. J'ai la curieuse impression que les livres de la rentrée dont on fait grand bruit datent de saisons passées. J'ai le sentiment de les avoir tous lus, sauf un, l'Apostille de Gérard Genette qui me tend les bras. Rien de tel pour rester éveillé que la lecture des textes de ce jeune homme de plus de 80 ans, un peu canaille, qui a entrepris après Bardadrac et Codicille un troisième tour du monde.
M'arrête à l'Hermitage à 16 heures 30, on y expose une cinquantaine de peintures, dessins, affiches d'Asger Jorn, tout semble avoir été fait, même quand c'est pour la première fois, dit et redit mais de dos, essaie de rattraper quelque chose qui me dépasse. À Sauvabelin il pleut, les canards et les oies ont déserté le lac et pataugent dans la pelouse, bois un café et goûte, avant de reprendre la route, une dernière apostille qui croque sous la dent.

Jean Prod’hom


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Il nous faudrait aujourd'hui mille Henri Calet

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Il a plu des perles toute la nuit sur les velux, je me réveille avec un peu d'anxiété, c'est que nous allons ce matin, Raymond et moi, faire visiter au élèves de la classe 11 et de la classe 6 la mine des Roches et le quartier qu'elle alimente depuis 1842. C'est la dernière grosse source privée du coin, une source bien vivante, une source qui débite plus de 100 litres-minute. Les propriétaires ont changé il y a peu toutes les conduites, de la plaque Menu – du nom de celui qui l'a fondue en 1905 – jusqu'aux Roches, les Meules, la Croix-Blanche, la Dubarde, en Lussy. J'apprends que les propriétaires du Serget ont renoncé à leur part.
Descends une fois encore dans la chambre de partage, une fois encore m'enthousiasme devant cette galerie de plus de 190 mètres creusée entre 1868 et 1872 qui s'enfonce dans la molasse, admire la ténacité de ces hommes, leur inventivité, la bienveillance des autorités communales.

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Le beau temps revient au milieu de la matinée et il fait soudain si bon au soleil. Je mange à midi avec Raymond, sa femme, son fils et son petit-fils à la Dubarde après avoir jaugé le débit de sa fontaine. Il faudrait que je réalise enfin ce petit ouvrage sur l'histoire de cette mine de 1842 à aujourd'hui, j'ai les informations, mais où trouver le temps ?
Sandra est descendue au CHUV avec Louise, tout va bien, les résultats des examens sont bons. Elle part en début d'après-midi à la HEP présenter le programme de l'option spécifique Mathématiques-physique de l'enseignement obligatoire, je reste avec les enfants.
Les filles, je ne les verrai plus de l'après-midi, il n'en va pas de même d'Arthur qui me demande à 15 heures de l'aider. Il doit répondre à des questions portant sur La Main de Guy de Maupassant. On en termine à 18 heures, trois heures pour répondre tant bien que mal à 24 questions. L'intention de l'enseignant était louable et j'en ai profité pour rendre attentif le mousse sur quelques points que j'étais en mesure d'éclairer. Mais si le travail a été si long et si difficile, c'est qu'Arthur et moi, nous avons eu de grosses difficultés à comprendre toutes les questions. On ne s'est toutefois pas plaints, on a engagé notre coeur et toute notre bonne volonté, on a fait des conjectures, on a remis l'ouvrage sur le métier, rien n'y a fait, certaines questions ont résisté. Mais on a fait au mieux, oui on a fait au mieux, si bien qu'à la fin on a eu quand même l'impression de ne pas être complètement idiots. J'espère qu'Arthur saura écouter et sera en mesure de comprendre les explications de son maître quand il aura à corriger ce travail en classe.
Je pense ce soir aux camarades d'Arthur, qu'ont-ils fait cet après-midi, étaient-ils seuls devant ces difficiles questions. Notre école est, je le crains, une école qui ne connaît guère la bienveillance, ni le pardon ; n'y nagent que ceux qui ont appris à nager ailleurs. Je ne crois pas que notre société ait raison de continuer ainsi.
J'ai proposé autrefois, un peu pour rire, un peu pour provoquer, un peu pour de vrai, déposer une plainte à la Cour pénale internationale de La Haye contre l'école qui met trop souvent nos enfants en danger, personne ne m'a suivi. Entre temps, on a inventé un concept qui a bon dos, le concept de résilience.
Décidément, il nous faudrait aujourd'hui mille Henri Calet et mille Combat.

Jean Prod’hom


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Lui livre alors ma tête sur un plateau

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Il y a eu le levant qui a n'a pas résisté à la poussée du levant, il y a eu la nuit qui a fui et le jour, il y a eu les draps tendus du ciel. La mine ensuite.
Passe à 16 heures une bonne heure avec un collègue pour anticiper ce qui pourrait être ou n'être pas, et nicher là, malgré tout, justement, ce qui pourrait être. On a réussi, je crois, à ne pas nous faire trop d'illusions, induire le maigre nécessaire. On s'est promis de l'entreprendre avec sérieux, sans rien dire, sans nous prendre nous-mêmes trop au sérieux.
Murielle, comme c'est curieux une bibliothèque en fin d'après-midi, comme c'est curieux une bibliothèque sous clef, curieux une bibliothèque vide, une bibliothèque dont on ne voit plus les livres mais le jour promis !
Il est près de 18 heures lorsque je quitte le collège vide, avec le sentiment d'en avoir terminé avec quelque chose dont je sais bien peu.
Au Riau, avant même le seuil, Louise me demande si je devine le résultat du travail que sa maîtresse lui a proposé autour des verbes les plus usés des langues indo-européennes et qui continuent à hanter nos existences : être, avoir, aller, faire et dire, au présent, à l'imparfait et au futur. Je le devine, son sourire la trahit, nous jouons alors un instant au chat et à la souris. Nouvelle chorégraphie autour de son travail d'orthographe, la demoiselle sourit encore, je feins de ne rien comprendre, elle insiste, lui livre alors ma tête sur un plateau. Ce n'est pas tout, elle m'annonce triomphale que son affût a débouché sur l'arrestation de la souris qui courait dans la chambre de Lili, je l'embrasse.
J'entre enfin et prends acte de la fin de la semaine. Maison silencieuse, Arthur devant l'ordinateur, Lili et Mylène dehors dans leur cabane près de l'étang. Je prends la mesure de cette vacance, respire, n'y crois pas.
Descente éclair en début de soirée au Mélèze où le club du Passepartout reçoit son champion du monde. David raconte sa course en Autriche sous l'oeil avisé de Jean-Daniel qui l'a accompagné des années durant jusqu'à ce formidable exploit. Jean-Daniel raconte dans sa langue le contrepoint. On applaudit, la nuit tombe, il fait cru. Tout le monde se met à l'abri, sauf Arthur et moi qui remontons à Corcelles.
Lili et Mylène regardent Shaun le mouton dans les combles, Louise est couchée en chien de fusil, elle écoute des airs de guitare que son maître a enregistrés, je regarde son visage, les yeux fermés, me réjouis d'une relation dont je ne sais rien, de la passion qu'ils partagent. J'aurais voulu occuper la place de l'un, la place de l'autre, une place qui fut mienne à mon insu, je m'en souviens. Comme la vie est parfois bonne !
La souris est morte, Lili et Mylène dansent, il est passé dix heures.

Jean Prod’hom


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Un peu d'eau se mélange à la nuit qui s'éclaire

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Je pars du Riau alors qu'un peu d'eau se mélange à la nuit qui s'éclaire, pour terminer au collège ce que je n'ai fait qu'entamer la veille. Des grenouilles et des feuilles, mortes bientôt, miroitent sur le bitume détrempé, j'évite les premières, pas les secondes qui recouvrent en tourbillonnant cette sotte espérance d'une interminable belle saison. Quelque chose s'est retiré ce matin.
Je m'avise, une fois encore, que les soirées des adolescents sont longues et que certains attendent avec un certain bonheur l'école du lendemain pour se reposer enfin et se remettre de ce qui les a tenus éveillés jusqu'à tard dans la nuit. Et quand je m'étonne de la brièveté de leur sommeil, ils hochent la tête pour demander un peu de compassion. Les plus crânes sourient en me prenant à parti : mais enfin, vous avez connu tout cela, n'est-ce pas ? Vous comprenez ? Je comprends un peu.
Je tente à 10 heures de soulever la paupière de ceux qui sont encore endormis en leur parlant de l'idée de substance, de ce qu'on dit et de ce qui se dit à travers nous, de la fragilité de nos identités, espérant par ces interrogations naïves faire tache d'huile et les relancer sur une voie qui pourrait être la leur. Mais est-ce le bon moment de leur parler ? Trop tôt ? trop tard ? Mais alors quand ? Celui qui le veut ne fera-t-il pas sien, quoi qu'il advienne, ce qui lui revient de la tradition ?
Je termine la matinée avec l'impression que bien peu d'adolescents profitent de l'école telle qu'elle est aujourd'hui. Oui, ils sont au chaud quand il fait froid, à l'abri quand il pleut, en compagnie lorsqu'ils ont un chagrin. Mais cela suffit-il ? Je remonte au Riau.
Passe une bonne partie de l'après-midi à bidouiller des fichiers Adobe Digital Editions. J'obtiens partiellement ce que je souhaitais, des fichiers ePub sans DRM, lisibles sur iBooks, de Jeannot et Colin, Derborence et L'Ardent Royaume. Je dois m'avouer vaincu lorsqu'il s'agit d'écrire un script qui me permette de virer le DRM à partir de Terminal, comme je l'ai lu dans un forum.
Elsa a passé l'après-midi avec Louise, nous avons réservé, Sandra et moi, un vol Genève-Naples et un appartement sur la via Toledo, j'ai entendu quelques accords d'accordéon, on n'a pas su piéger la souris qui est dans la chambre de Lili qui dormira dans la chambre d'Arthur.
Les pommiers se sont alourdis, ce sont leurs branches qui les soutiennent du bout des doigts. Les températures ont chuté, la neige est annoncée à 1700 mètres demain, les verts ont terni. Je vois arriver avec circonspection ce temps où la neige recouvrira le rouge, le jaune et le praliné des ronces, des feuilles des tilleuls et des foyards, il me faudra alors à nouveau charger le poêle tôt le matin. J'ai beau chercher ailleurs, il n'y a rien, personne sur les places de jeu, les tracteurs ne pénètrent plus dans les champs détrempés, les arrosoirs traînent dans les coins des hangar, rien, pas même un poème de Verlaine. Rien, sauf la respiration silencieuse des enfants qui dorment, le rouge des sorbiers et le mouvement de la mer en avril au pied de Santa-Lucia.

Jean Prod’hom

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N'aurai pas vu grand chose

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N'aurai pas vu grand chose tout au long de la journée, l'alignement des élèves dans les classes excepté qu'il m'est toujours plus difficile d'accepter. Et pourtant dehors le ciel est bleu et la chaleur ardente. Les architectes, bien sûr, répondent à l'air du temps, mais qui donc leur demande de réaliser des bunkers pour culs-de-plomb ? Le lobby des vendeurs de matériel scolaire ? Il faut savoir en effet que les tables – qui semblent lestées de plomb – coûtent plus de 700 francs la pièce. Tout cela semble normal, c'est dans le budget, mais je m'étonne qu'on ne trouve pas un sou pour mettre une tablette ou une liseuse à la disposition de chaque élève, libre alors d'aller de son côté.
A ce propos, j'ai voulu commander aujourd'hui 27 exemplaires du Derborence de C.F. Ramuz. Payot Lausanne m'indique sur son site que l'ouvrage est indisponible dans les éditions Poche Grasset & Fasquelle (13 francs 90). Je vais voir ailleurs. Amazon n'en a que 6 exemplaires en stock (9 francs 20). Pas suffisant, il m'en faut 27 ! Une solution, se tourner vers l'édition numérique. Le Derborence de C.F. Ramuz est en effet disponible chez Grasset digital au format epub, à un prix qui varie de moins de 7 francs à plus de 10 francs.
Mais peut-on décemment demander aux parents des élèves de faire cet achat si leur bambin ne dispose pas d'une liseuse ou d'une tablette ?
J'ai commandé en désespoir de cause 27 exemplaires de Où es-tu de Marc Levy qu'Amazon a en stock. Il nous faut repenser au plus vite la page A4, le livre, la table, la chaise, la classe, les bâtiments scolaires, et bien sûr l'école. Mais quand et avec qui ?
Je n'aurai pas atteint des sommets aujourd'hui, je m'en rends compte ce soir en jetant ces notes. Petite journée donc rythmée par des ratés, d'avoir oublié au Riau le pique-nique que je m'étais préparé pour midi et dans une classe l'appareil de photos qui ne me quitte pas. Je mange donc orphelin sur la terrasse de la Châtaigne et me contente de mon iPhone.
Je ne tarde pas à 15 heures 30, fais quelques photocopies pour mercredi et rentre. Arthur et Sandra travaillent en bas en silence, je sors avec Oscar.
En direction du bois situé au nord du pré de la Moillette, un bois où autrefois les chanterelles d'automne pullulaient. Trop sec aujourd'hui. M'assieds dans l'herbe et lis la seconde partie de L'Ardent Royaume, m'étonne que Grasset qui met en vente cet opus au format epub ne s'offre pas un correcteur pour ajouter un espace entre des mots soudés pour des raisons que j'ignore. Ces accouplements contre nature se comptent pas dizaines et dérangent passablement la lecture.
Longe la lisière d'un champ de maïs, rien de dépasse, à l'image de ma journée.
Françoise est à la véranda, les cheveux flambant neuf, le sourire dans tous les sens, la retraite semble ne pas l'effrayer. Les filles rentrent d'Oron avec Suzanne, le maître a donné à Louise une masse de travail qui la réjouit. Lili est plus discrète sur sa leçon de piano. On mange dans une agitation propre au premier jour de la semaine, une agitation à laquelle le sommeil donnera la seule réponse sensée

Jean Prod’hom


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C'est cher payé

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Les principes sur lesquels reposent notre système scolaire engendrent aujourd'hui plus de problèmes qu'ils n'en résolvent, des complications idiotes qui l'affaiblissent chaque jour davantage. On s'en défend en invoquant la nécessité interne, les obligations externes. la tradition. Or il ne s'agit que d'une impuissance conjuguée à un manque de courage, j'en suis.
Les forces déployées sans compter par les enseignants trouvent leur foyer dans une fidélité aveugle au principe d'égalité sous toutes ses formes et dans une obéissance forcenée en l'impératif de justice. Plutôt que de prendre la chose par l'autre bout, on plâtre et replâtre une affaire qui se lézarde, les mailles du grillage se multiplient, on diminue le diamètre des fils qui lâchent à la moindre pression sans qu'on ne rêve jamais plus à l'école buissonnière, mais au contraire à la circonscription de nouveaux quartiers surveillés d'une prison équipotente à l'espace lui-même, dans lesquels on aurait le choix de se soumettre tout entier ou n'être rien.
J'ai vécu ce matin la première conférence des maîtres de l'année scolaire. J'aime ce moment où sont annoncées les formules qu'on entendra désormais, ainsi l'expression temps de répondance qui remplacera bientôt le mot de délais. Il y a toujours aussi quelques acronymes tout frais qui dissimulent dans le sourire qu'ils provoquent la visée des nouvelles institutions qu'ils désignent, celle de parasiter et d'étouffer, comptabiliser et contrôler l'aide dispensée autrefois librement.
Une révolution est annoncée ce matin, les élèves n'auront plus l'obligation de chausser des pantoufles dans l'établissement. Il était temps. Mais il eût fallu aller plus loin encore et leur imposer le port des bottes pour qu'ils n'hésitent pas à brasser la boue dans laquelle traînent les pépites de la connaissance.
Remonte à midi au Riau promener Oscar, mais ne trouve pas la clé que Louise et Lili auraient dû laisser sur une poutre lorsque Michel est venu les chercher après notre départ. Je crochète donc la porte de la véranda, avec succès, fier d'ajouter à ma carte de visite le titre de monte-en-l'air. Oscar lui n'en mène pas large, il vomit au détour du refuge de Ropraz les champignons auxquels il a imprudemment goûté. Il avance au pas avant de se remettre à trotter sans trop s'éloigner. L'automne n'est pas loin non plus, des feuilles isolées jaunissent, celles des trembles, rouges même quelques feuilles de merisier, les plantins et les orties colonisent les bords de chemin. Mais les pluies de ces deux derniers jours ont donné de la vigueur aux prairies dans lesquelles les vaches font un festin sonore.
Redescends au Mont pour une demi-heure, une rencontre était prévue avec quelques collègues qui enseignent le français, on prend la décision de se voir bientôt, c'est déjà quelque chose. Fanny m'aide à contacter Dorigny, c'en est une autre, le film sur les Mentawai est à ma disposition à la BCU.
Il me faudra une grosse heure pour arriver à la Cure où je fais une halte comme je me l'étais promis, fais quelques photos. Le douanier à qui je m'adresse regarde passer les véhicules, il a l'oeil triste, vous savez, c'était un village qui possédait trois bars, plusieurs hôtels, tout ça n'est qu'un souvenir, nous étions à l'ouvrage, les grosses prises ici c'est terminé, à tel point que l'hôtel à côté du poste-frontière est devenu un centre de détention pour les demandeurs d'asile, des Tamouls partout, après plus rien.
Arthur est très content de sa semaine, des moniteurs et des camarades. Ils se sont échangé leurs adresses et comptent bien se revoir l'année prochaine. Ils sont allés grimper au Pont, à la Dôle, à Saint-Cergue, Arthur est monté en tête, a appris mille et une choses auxquelles je ne comprends pas grand chose.
On s'arrête à Dorigny au retour, j'embarque la cassette VHS contenant le documentaire sur les hommes-fleurs d'Indonésie, les Mentawai. Je ne pourrai en disposer que quatre jours, huit si je fais une prolongation. Quoi qu'il en soit, je vais devoir le ramener sur place, c'est cher payé. A quand une mise à disposition de ces documents sur le Web ?
Jeremy apporte en fin d'après-midi l'ancien piano électrique dont il se servait avec Repris de justesse, on le place dans la chambre de Lili.
La nuit est tombée. Sandra prépare ses cours de physique, Arthur regarde un James Bond, les filles se sont endormies.

Jean Prod’hom


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Edification morale



Dans la section Problèmes de récapitulation du Recueil pour le calcul écrit à l'usage des élèves du degré intermédiaire des écoles primaires, édité en 1904 par le Département de l'Instruction publique et des Cultes du Canton de Vaud, on peut lire ceci.

26. Dépenses inutiles.
a) Un fumeur dépense chaque jour 30 c. en cigares. A combien se monte sa dépense pour 4 semaines ?
b) Un homme entre au café 3 fois par jour et dépense chaque fois 40 c. Que dépense-t-il ainsi en une semaine ?
c) Un ouvrier a bu un jour un petit verre de 10 c., 1 absinthe de 15 c., un demi-litre de vin a 110 c. le l. et une chope de 20 c. Quelle serait sa dépense en une semaine, en supposant que le dimanche il boive double ration ?
d) Combien de demi-litres de lait, à 20 c. le l., cet ouvrier pourrait-il donner à ses enfants avec l'argent dépensé ainsi en une semaine ?

Il est naturellement difficile d'évaluer le succès de ces formes de sensibilisation aux grands maux du siècle passé. Je ne suis pas loin de penser cependant qu'il faudrait revenir à ces formes quasi objectives de dissuasion, intégrées aux domaines relevant strictement du quantitatif, malgré la violence retorse de l'implicite et des sous-entendus, d'autant plus que l'augmentation du prix des cigarettes, des cigares ou du café, le passage à l'euro, l'arrivée massive de drogues variées, l'augmentation générale des prix permettraient de rendre toujours plus attractifs des calculs qui contribueraient mine de rien et pour presque rien à l'édification morale de chacun.

Jean Prod’hom

On n'est jamais là lorsqu'il le faut



Pour Gaël

On n'est jamais là lorsqu'il le faut et la mort ne nous avertit pas de toutes ses visites. Sache que ce jour-là nous avons tous perdu un père, et certains pour la seconde fois.
Le vent soufflait du nord-ouest, nous étions à Herculanum – enfouie autrefois sous une pluie de cendres et une nuit de boue – , le soleil se déversait en un torrent de feu qui se mêlait au tuf jaune et à la lave noire. Nous nous levions de temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et étouffés sous son poids. Tu pourrais te vanter qu’au milieu de ce désastre il ne t’échappa ni une plainte ni une parole qui annonçât de la faiblesse. Enfin cette noire vapeur se dissipa un peu, comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil.
L'Espagne avait sorti le Portugal et allait sortir l'Italie qui nous accueillait en ses terres, il faisait un cagnard d'enfer, nous nous mîmes en route sur les flancs du Vésuve qui avait enlevé le 24 août 79 Pline l'Ancien à Pline le Jeune.
Ceux qui t'ont accompagné en Campanie, ceux qui sont restés au collège, nous tenons tous à te témoigner notre profonde sympathie, à toi et à ta famille. Nous sommes de tout cœur avec toi.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Faire voir du pays



Est-il bien judicieux de vouloir faire voir du pays aux adolescents, dont l'arrimage identitaire tient essentiellement au refus obstiné de l'altériré, à la mise à distance continue de l'étranger, au refus panique de l'inhabituel, incapables qu'ils sont d'imaginer d'autres arrangements avec le monde que ceux qui les tiennent forclos dans l'immédiateté de leurs désirs ?
Il y a un prix à payer pour devenir quelqu'un, c'est-à-dire un autre. Mais comment faire accepter ce prix à ceux qui refusent de s'éloigner de leur passé, en les y obligeant sans qu'ils crient à l'injustice et qu'ils nous fassent voir trop de pays ?

Jean Prod’hom

Ontologie



C'est une spécialiste de l'ontologie qui termine son gros ouvrage par un long post-scriptum dans lequel elle indique avec mille précautions qu'elle aurait pu dire la même chose tout à fait autrement, que ce n'était là qu'une des innombrables manières d'aborder la question de l'être. Elle voulait ainsi, je l'imagine, rassurer ceux de ses lecteurs – j'en suis – qui ne seraient parvenus à entendre ni son dit ni son dire, en les laissant supposer que le silence – ou l'un ou l'autre de ses avatars – aurait pu en faire tout autant. De tout cela elle aurait naturellement pu ne rien en dire.
Elle conclut son post-scriptum par une évocation saisissante, l'évocation d'une crainte, celle qu'elle éprouva soudain qu'on pût croire un instant qu'elle n'avait rien à dire.

Jean Prod’hom

Naples 1



Le Grecs sont à la recherche de terres nouvelles et étendent leur influence aux VIIIème et IXème siècles avant J.-C. sur le pourtour de la Méditerranée occidentale.
Des navigateurs venus vraisemblablement de Rhodes – établissent un comptoir sur l'îlot de Megaris. La colonie prend le nom de Parthénopé. C'est en effet sur cet îlot qu'aurait échoué Parthénopé, la sirène désespérée de n'avoir pu séduire Ulysse. Les Rhodiens lui dressent un tombeau. La colonie se développe ensuite, commercialement et militairement, le long de la côte.

PARTHENOPE
La République parthénopéenne est une république proclamée le 21 janvier 1799 à Naples par les troupes françaises commandées par le général Championnet qui se rend maître de la ville gouvernée jusque là par le roi Ferdinand IV qui prend la fuite sur un bateau britannique. Elle ne fera pas long feu, elle disparaît 6 mois plus tard.




Une autre colonie grecque s'établit à Cumes autour des années 750 avant J.-C., Cumes dont la Sibylle avait fourni à Enée le rameau d'or qui lui permit de descendre aux Enfers. Les ressortissants de cette colonie essaime et fonde la ville de Neapolis au VIème siècle, sur un plateau de roches volcaniques, l'ancien emplacement prendra le nom de Palaïopolis.
Les Romains conquéront plus tard les cités grecques de Campanie et, au IVème siècle, Neapolis et Palaïopolis ne feront plus qu'une seule ville. Mais Naples conservera son indépendance culturelle et continuera à parler grec.
Au IIIème siècle avant J.-C., Rome reconnaît par un traité, foedus neapolitanum, l'autonomie de la ville avec ses 30 000 habitants. Mieux, les Romains attirés par la culture grecque font de Naples et de la Campanie leurs lieux de villégiature : Auguste, Cicéron, César Néron,... Et bien sûr le général Lucullus, qui rapporte d'Iran les premiers cerisiers. Il s'établit dans une villa construite aux alentours de Megaris, occupe le Borgo marinario où se dresse le Château de l'Oeuf : il y installe de vastes viviers, un théâtre et une bibliothèque dans laquelle Virgile aurait rédigé l'Enéide.

CHÂTEAU DE L'OEUF
Jean-Noël Schifano raconte après d'autres qu'il existe un oeuf sacré dans l'une des caves du château. Il est plongé dans un récipient placé dans une cage suspendue à une poutre. Vie précaire. La légende veut que si l'oeuf venait à se briser, le château serait entraîné dans les flots et tout Naples à sa suite. Lorsque les avions américains bombardèrent Naples avant septembre 1943, on craignit le pire, les Allemands avaient placé leur DCA sur les toits du château de l'Oeuf.
Cet oeuf est appelé communément l'oeuf de Virgile. De l'oeuf à l'oeuvre il n'y a qu'un pas.





Traces de la Grèce et de Rome dans Naples
- Les trois artères orientées est-ouest : decumanus superior (vie Sapiens et Anticaglia), major (via Tribunali), inferior (Spaccanapoli - vie Forcella et dei Librai ).
- Place San Gaetano, sur le parvis de San Paolo, les restes du temple des Dioscures (Castor et Pollux, fils de Zeus et Léda, frères d'Hélène et de Clytemnestre).
- La silhouette du théâtre romain, entre la via Anticaglia, via San Paolo ai Tribunali e vico Giganti.

Jean Prod’hom

Personne ne les verra pas même ceux qui les ont vus



Les couloirs du collège sont déserts, la bibliothèque aussi, toutes les portes fermées à double tour jusqu'à lundi. Mais ces adolescents-là ne montent pas tous au chalet le week-end, à Villars ou aux Diablerets, il est 17 heures, la bise redouble.
Les politiques locaux n'ont jamais estimé qu'un centre de loisirs fût nécessaire, le tea-room dépasse leurs moyens et le silence dedans l'église les effraie. Je les aperçois alors qui entrent et sortent des toilettes publiques qui jouxtent la salle paroissiale. Ils tardent à rentrer chez eux, mais une maison en ont-ils seulement une ? et quelqu'un les attend-il ? J'y pénètre pour assurer ma conscience que ne s'y déroule pas un drame. Pourquoi pas, ne sommes-nous pas dedans cette fois ? Ils sont trois, je les reconnais, il y a une jeune poète, un enfant placé dans une institution et un pierrot lunaire qui revient d'un pays d'où l'on arrive jamais, tous les trois embonnettés, perdus dans des odeurs de tabac, avec cet air que prennent les repentis et les enfants de choeur dans les lieux exigus. Ils me reconnaissent, le pierrot lunaire tire la fermeture éclair de son petit sac à dos qui se referme sur un énigmatique trésor. Je ne demande rien, eux non plus, ils n'attendent qu'une seule chose, que je me tire, je suis de l'autre côté.
Avant de leur tourner le dos, pourtant, je les encourage, – ne peux pas m'en empêcher –, les encourage à sortir, dire tout haut ce qu'ils ont à dire, je bégaie, me rétracte, me tais, ce ne sont pas des velléitaires, ils ne veulent qu'un peu d'espace pour fourbir les inoffensives armes qui les protégeront des ennemis invisibles qui les assaillent, des mots qui les ont blessés et le doute qui les ronge, ils se réjouissent aujourd'hui, simplement, de ne pas être seuls, ils imaginent qu'ils respirent l'air frais d'une poche qui aurait été oubliée, parlent sans écouter, un peu seulement et chacun son tour, ils ont la révolte disciplinée.
Ce sont eux qui font vivre les dessous des banlieues riches, sans rien demander, pas de place au-dessus, ni grange abandonnée ni réduit de tôles, pas de bouzigues entre les haies et les maisons mitoyennes, on a brûlé les baraque des bûcherons depuis qu'elles ne servent plus, les bois ont fui l'avancée des zones constructibles. Restent les chiottes.
Les damnés fument tout bas, appuyés contre des catelles de faïence bleue, bleu ciel, joints étanches, chauffage au sol, il fait bon dans les chiottes de la commune qu'ils squattent sans pancarte en bordure des trompeuses richesses et à l'abri des assauts de la bise, persuadés que personne ne les verra, pas même ceux qui les ont vus.

Jean Prod’hom

Ça tient comme une fleur



C'est un pays sombre et triste ; la route d'E. vous guide par des courbes douces au regard dans une auberge ravernie. O le vin aigre, les cigares étouffants ! Mais il y a un beau ciel clair et gris sur les collines. L'église aiguë de Cossonay crève le moutonnement des verdures bleuâtres. Tout près de moi bouillonne une source de lait dans le canal. Perrette Perrette, je suis heureux et triste à la fois. Ma fuite n'est pas que folie, et Dieu, malgré l'affreux spectacle de ce coeur empoisonné me rendra peut-être la voix que j'ai perdue.
Gustave Roud

S'il regarde ainsi dehors, ce n'est pas tant qu'il rêve avec dans son dos les tâches qui l'étranglent et ceux qui s'affairent chevillés à leur quant à soi, c'est qu'il fait son école buissonnière, vole debout par-dessus la butte et les branches couleur de cendre des feuillus nus du préau. Il a l'esprit loin à l'horizontale, au-dessus des moilles et de l'étang du Sepey, au pied de l'horizon, à L'Isle et Montricher. Ce serait peut-être bien que ceux d'en face en fassent autant, un jour les hommes laisseront tout ça en plan.
Non non, il ne rêve pas, ne conçoit aucun lieu secret, ne creuse aucune tanière, ne ramènera aucun galet, ni la baguette du sourcier. Son esprit vagabonde dans le vent, l'infatigable vent, ajuste de mémoire les parties du paysage qu'il a parcourues, les habitants qu'il y a croisés et les fontaines qui chantent sur la place des villages déserts, maisons agglutinées, vides, fenêtre fermées, portes murées, dépenses condamnées, plus d'épicier, mais des vieux, les derniers vieux.
Il colle tout ça ensemble avec le ciel désintéressé en-dessus qui écarte les murs qui le soutiennent, ça tient comme une fleur. Tout est à sa place, en-deça de l'obligatoire et du facultatif, les choses sont là, pour tout le monde, avec l'évidence qui sied à ce qui est.
Il ramasse en un seul geste les prés et les bois, les lisières, les chemins, les faufile et les pend par d'invisibles fils aux bords du ciel. De là-haut, il en voit plus qu'il ne l'imaginait, mais il s'agit de tout prendre. On perçoit alors quelque chose comme une poussée qui dure intacte, un appel malgré le détournement que chacun fait de soi-même. Et le zénith s'installe au coeur de chaque chose, et rampe, il n'y a personne devant la grande fenêtre, ne le cherchez pas au pied du Jura terme du contrat. Pour traverser le creux que rien ne remplit, il lui avait fallu autrefois un permis de voyageur de commerce, hier un traité de marche en plaine. Besoin de rien aujourd'hui, plus rien à faire ici.

Jean Prod’hom

Le fil ténu qui me fait tenir debout



Pour Floriane


Méditation de Thaïs | New Philharmonia Orchestra / Lorin Maazel violon & direction

Tous les enseignants en convenaient, elle était douée de telles qualités qu'aucun obstacle ne lui résistait quels que soient les domaines, si bien que nous redoutions que nos besaces manquent un jour de ce qui la rassasiait. Vaine inquiétude, elle se montra toujours à même, en puisant je ne sais où, de distinguer un frémissement dans les coins délaissés et les matières les plus inertes. Elle rendait notre métier facile et agréable, on en aurait aimé une demi-douzaine comme elle dans nos classes, brillantes et vivantes.
Nos craintes ne se dissipaient pas complètement cependant – c'est ainsi dans nos métiers –  et revenaient par une porte dérobée. Ignorant le chemin que la jeune fille empruntait pour faire tenir ensemble ce qu'elle embrassait, je me mis à craindre sottement qu'elle ajoutât un jour à son menu, sans en connaître les conséquences, l'ultime tâche qui lui eût fait baisser les bras, placer sur le bûcher et brûler ce qu'elle avant engrangé.
Un jour je la vis triste, elle m'apprit qu'une blessure l'empêchait pour quelque temps de se livrer à une passion dont elle ne parlait pas, j'en fus réconforté. Je me mis à soupçonner que la musique avait quelque chose à faire avec la grande santé qui l'animait et mes craintes qu'elle en portât trop s'éloignèrent.
C'est de ce jour que date au fond, je crois, ma certitude que tout ce qu'elle avait fait jusqu'ici avec un réel plaisir ne l'auraient pas comblée si le vide creusé sur les bancs d'école n'avait pas accueilli dans le même temps, là-bas, la musique dont elle charriait l'instrument dans une boîte noire, son violon. Les derniers mois passèrent, elle me sembla s'éloigner toujours plus des lieux qu'on partageait.
Arriva enfin le jour des promotions, à l'occasion duquel il est convenu qu'on se dise au revoir, elle monta sur scène. J'entendis alors un peu de ce qui l'animait et qui lui donnait la force de changer en or ce qu'elle touchait. J'entendis distinctement ce que je n'avais pas imaginé tout au long des années. Elle n'était plus assise tête penchée sur ses devoirs, mais debout devant un lutrin, la tête dans les étoiles. Elle n'était plus l'élève de tête écoutant parmi les autres la parole du maître, mais seule, ou presque seule, faisait entendre par l'une des petites fenêtres de la cellule de sa passion la voix de son violon. Elle me livra le fil ondoyant d'une méditation, fragile et courtoise, et j'acquiesçai à ce qu'elle ne disait pas, écoutez-moi maintenant, écoutez le fil ténu qui me fait tenir debout et qui allège la charge de ce que je sais, écoutez le souffle de ma passion, je m'éloigne, libre enfin.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Il paraît qu’il faut rentrer



Il paraît qu’il faut rentrer, mais rentrer où ? Restés dedans auprès des nôtres le temps des vacances, il est plutôt temps, grand temps de sortir, sortir au grand air de l’autre temps, celui qui dure, où se déroule ce à quoi on ne songeait pas et avec lequel on va avec soi hors de soi
De l’air, de l’air, de la légèreté. Mais comment sortir où que ce soit avec sur le dos de tels fardeaux ? Combien de livres inutiles, lourds à crever et qui durent, des livres pour sauver l’apparence ou fédérer nos appartenances, des livres-musées sur lesquels on émousse ses dents, des livres-signes. Personne n’y est jamais entré, rien n’en est sorti. Où êtes-vous puissants récits écrits sur les ailes du papillon ?


Jean Prod’hom

Quitter le giron



Pour Marine H

Il était midi sous un soleil de plomb. On grimpait à flanc de coteau au sommet du Kahlenberg, pas loin du Leopoldsberg d’où Charles V de Lorraine, le roi de Pologne – Jean Sobieski – et leurs 20 000 cavaliers étaient descendus au galop pour mettre fin, en 1683, à la seconde occupation de Vienne par les Turcs. Ce n’est pas sans mal que nous avions quitté le centre ville où nous logions pour la semaine. Il avait fallu s’orienter dans la complexité du centre historique sur lequel la rose des vents ne règne plus, choisir celui des nombreux bus qui passaient au pied de notre hôtel, enfiler le Ring dans le bon sens, ne pas se tromper dans les correspondances successives, monter dans le tram dans le sens qui convenait, pour atteindre enfin le pied du Kahlenberg.
Les difficultés qu’on éprouva pour nous arracher du centre de la ville impériale sans nous égarer fut d’un autre type que celles qu’on endura pour parvenir au sommet de la mémorable colline. Je songeai, chemin faisant, à l’aisance avec laquelle Charles de Lorraine et Jean Sobieski avaient fondu sur leurs ennemis, empruntant les premières sentes à peine visibles, tout en haut, qui conduisaient à des chemins plus bas un peu plus larges, à double ornière bientôt, route puis boulevard menant au camp des Ottomans.
Tous les chemins en effet mènent à Rome. Mais comment quitter Rome ? Et où aller ? S’il y a identité formelle entre les trajets qui quittent le centre ville et ceux qui y ramènent, il n’en va pas de même pour nous les vivants. Si les centres villes attirent ceux qui orbitent à leur périphérie, il est bien difficile de s’en éloigner et de vivre loin de leurs séductions.
Je pris un certain retard et me retrouvai en queue de peloton, rejoint bientôt par une demi-douzaine de filles qui ralentissaient le pas et accéléraient leurs rires pour réduire leur peine. J’y allai de ma contribution.
- Est-il plus aisé de rejoindre le centre-ville depuis un point quelconque de sa périphérie, ou de le quitter pour atteindre un point défini de ses faubourgs ?
Elles sourirent, était-ce pour me faire plaisir ? Le silence s’installa et on marcha quelques minutes. L’une d’elles s’immobilisa enfin et, les mains sur les hanches, répondit.
- Il est évidemment bien plus facile de réjoindre le centre que de le quitter.
Ses camarades partagèrent unanimement son avis. Je leur demandai pourquoi. L’une d’elle me répondit par une formule oubliée mais cousine de l’idée selon laquelle il est plus simple d’aller du simple au complexe, du rare au dense que l’inverse. Je n’osai pas le mot d’anisotropique, mais il me semblait en effet que les propriétés du réseau des chemins dessinés par le pied des piétons changeaient selon la direction du flux.
On se réjouit de cette étrange trouvaille et des corolaires qui fleurissaient. Je leur demandai alors ce qu’une telle réflexion éclairait de leur vie aujourd’hui, elles avaient 15 ans et tout l’avenir devant. L’une d’elles me répondit.
- C’est plus facile de rentrer à la maison que de quitter sa famille.
Je méditai jusqu’au sommet du Kahlenberg, devenu soudain tout proche.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Tout recommencer



Après des ans
des ans comme des jours
l’examen d’admission reprend

Le Gouverneur après ce temps
nouvelle cérémonie est élu commis,
valet ensuite
à présent reçu balayeur

Ainsi de rang en rang abaissé
un jour sera retrouvé aux étables, à la porcherie

Descendra-t-il plus bas ?
On l’y portera...
Henri Michaux, Déplacements Dégagements



Second d’une liste de passage qui comprend également ceux à qui j’ai remis il y a un mois à peine une attestation de fin de scolarité obligatoire, j’attends agité. Nous sommes quelques-uns à battre le pavé de la cour qui longe le bâtiment d’en-haut, long et vitré, au pied de la classe du rez-de-chaussée que nous avons occupée trois ans durant, moi comme enseignant et eux comme élèves, vide encore à cette heure, et fermée à clé. Aucune indication sur la porte, personne à l’horizon, ni l’expert ni Monsieur D. – prof de latin au gymnase – qui doivent évaluer notre travail.
Agité, agité plus que les autres, je n’ai en effet pas relu les livres sur lesquels portera l’épreuve, par insouciance ou inconscience, m’en souviens peu ou pas et m’inquiète Et puis ces livres, je ne les ai pas emportés, ignorant où ils se trouvent, disséminés dans la classe ou à la maison. Panique. Je demande à A. de me prêter les siens lorsqu’il aura passé l’épreuve. Cet élève brillant sur lequel j’ai pu autrefois compter fronce les sourcils, froissé, gêné, mais il ne peut rien pour moi, il doit rentrer à la maison sitôt l’examen terminé et remettre ses livres à sa mère. Je désespère de trouver une bonne âme. Planté au milieu de la cour, je mets au point une stratégie pour franchir l’obstacle : choisir une page au hasard et entreprendre consciencieusement le commentaire suivi de ce qui y est écrit, objectivement, l’honneur sera sauf. Une phrase de Michaux citée par Maulpoix me revient à l’esprit : Je ne comprends rien de ce que disent les gens, les auteurs. Il faut que je refasse tout dans la tête. C’est pénible mais c’est peut-être cela l’invention et l’originalité.
Lorsque je relève la tête, plus personne dans le préau, mais des élèves inconnus qui rient aux éclats derrière les fenêtres du rez. Aurais-je dormi tout ce temps ? L’examen se passe ailleurs, Monsieur D. nous avait prévenus, mais j’ai écouté de travers, je n’en souviens maintenant, l’examen a lieu à l’Ancienne Académie, dans le bureau de Monsieur C. dont j’ai suivi les cours de philosophie. Sera-t-il là lui aussi ? Il me faut m’y rendre au plus vite. Je parque mon karting au bas du Valentin, une petite place suffit, la maniabilité de l’engin est extraordinaire, je m’en réjouis, c’est tout ça de gagné. Mais le temps a passé, c’est évidemment trop tard, tant pis, je laisse tout tomber. Il vaut mieux renoncer que de faire piètre figure. Alors tout s’éclaire et s’allège, les nuages s’éloignent, je sors vivant de ce cul-de sac.
Pourtant il me faut du temps pour sortir de cette vilaine nuit et m’assurer que ces examens qui n’auront jamais lieu sont derrière moi. Quelque chose de pénible, d’incompréhensible, de lourd, d’incontournable me poursuit. Et si je constate que ce rêve s’est bel et bien éloigné, il n’en va pas de même de la peur panique qui me suit au-delà du réveil et me pousse dans le voisinage des deux passes qui bornent nos vies, celle que nous noyons dans les cris et les larmes, celle qui nous attend à l’autre bout et dont nous sortirons, je l’espère, moins que rien et silencieux.

Jean Prod’hom

Initiation à l'art du porte-à-faux



Pour Anouck

L’une des missions essentielles de l’école est d’initier ceux dont elle a la charge à l’art du porte-à-faux, en les obligeant à répondre simultanément et continûment à deux exigences que tout oppose : prendre la mesure des connaissances fixées par la société des savants dans les domaines bien circonscrits d’une encyclopédie partagée mais toujours déjà désuète et éveiller leurs conciences en y instillant un doute radical dont l’application résolue les conduira au seuil d’un territoire sans cadastre, aux propriétés inconnues, d’où ils auront, jeunes encore, à dessiner de nouveaux horizons et à la table duquel ils auront à écrire les récits et les mythologies de demain.

Aider les géniteurs à faire de larves aphasiques, en moins de dix ans, des adultes polyglottes, telle est sa tâche. En leur donnant assez de confiance pour que, assistés de leurs petits courages et de savoirs-faire confinant souvent au déraisonnable, ils soient en mesure de s’écarter des normes de la cohorte, abandonner le paradigme dont plus rien ne sort, s’avancer en des lieux que ne rend familiers aucun jeu de questions et de réponses. Pour que ces femmes et ces hommes nouveaux soient prêts à retrousser les impasses, à penser l’inconcevable en nouant ses mailles et donner une chance au réel et à ce qu’on n’imaginait même pas.

Vaste programme pour un impossible métier, d’autres l’ont dit. L’école n’a en effet jamais été à même de répondre à cette double tâche, pas plus que l’histoire n’a su éradiquer le mal ou assurer le progrès promis. Idée régulatrice cependant qui anime l’enseignant qui enseigne. Personne n’a donc rencontré les demi-dieux de cette mythologie. Parfois pourtant la chance est là et le pédagogue en rencontre une incarnation, assez solide pour accepter les dures exigences qui nous viennent de l’ancien et suffisamment fragile et légère pour s’élever dans le ciel et tenir sous ses ailes le nouveau paysage.

J’en ai rencontré une. Elle éclairait tout ce qu’elle touchait, s’affairait avec un soin qui nous ramenait aux grands travaux des temps anciens : respect des règles, des traditions, respect des personnes, des textes, respect du temps, des lieux,... non pas que cet asservissement assouvît ses désirs, mais parce qu’il constituait comme une ascèce préparatoire, une propédeutique à la grande aventure de la pensée dans laquelle elle s’engageait naturellement, avec la discrétion de ceux qui volent haut et qui voient grand angle. On la voyait là préparer l’avenir, s’assurer de la nature de chacune de ses parties, de leurs relations, quêter d’autres ordres, reprendre s’il le fallait ces travaux de l’esprit qui vont à la vitesse de l’éclair, un éclair qu’on apercevait briller dans ses yeux rieurs. Ne s’agissant pas de puzzle, il n’y avait ni pièce manquante ni clé de voûte, mais elle savait que ce qui vaut la peine d’être fait est ce qui ne l’a pas été. Elle allait vent arrière dans le silence, en équilibre sur deux pieds de sa chaise ou la tête plongée dans son ombre, toute à elle-même au service de quelque image qu’on peine à dire. Alors on devinait que la grâce devenait une propriété de la pensée et, sur le visage de cette jeune fille fragile et déterminée, le porte-à-faux donnait lieu à une danse réglée et aventureuse.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Virevoltant au-dessus des ornières



Pour Lea

On pourrait ne pas prendre acte de leur existence, car elles délaissent au cours de leurs premières années le centre, où qu’elles soient, à ceux et à celles qui ne peuvent pas vivre loin des projecteurs. Et tandis que, un peu maladroites, elles butent contre les plinthes en caressant de l’épaule les murs blancs, elles regardent intriguées et naïves les ambitieux monter à l’assaut de la citadelle. Sans bien comprendre.

Elles n’en veulent pas à la bande de sauvages qui s’approprient le langage et le monde qui va avec, elles leur lancent même parfois un sourire qui les apaisent un instant. Qu’on les laisse tranquilles. Pourtant ne croyez pas qu’elles sommeillent, elles butinent sans effrayer personne, discrètement. Tout est si fragile, alors n’en rajoutons pas. Et tandis qu’elles vont sur la pointe des pieds, leur esprit vif pince le tout-venant qu’elles remontent à tire-d’aile, de quoi faire un nid dans lequel elles accueilleront plus tard ceux qui viendront. Elles vont assurées, assurées de ce qu’elles peuvent mais incertaines de ceux qui les entourent, reines, reines, reines sans couronne.

Et soudain, sans avertir, voici qu’elles se mettent à parler, à dire ce qu’il était temps de dire. Ce sont ces voix que tout le monde attendait, présentes lorsqu’on en a besoin, lorsque le mauvais temps s’installe, voix longtemps tues, hésitantes autrefois fermes aujourd’hui, pleines de cette sagesse qui ralentit le carrousel de nos existences, voix apaisées vers lesquelles les visages marqués par le désarroi se tournent, patientes, inébranlables.

C’est dès le début, lorsque je l’ai vue il y a longtemps déjà, se confondant avec l’air qu’elle touchait à peine que je compris qu’elle était de cette race-là. Tout dans son être était retenue, de son poignet fin qui virevoltait comme une hirondelle près de son épaule, à ses paupières qu’elle fermait lentement pour ne pas froisser l’air qui l’entourait. Elle était comme ces feuilles solitaires que le vent porte et qui tombent sans bruit sur le miroir de l’étang.

Je la soupçonnais parfois de ne pas être parmi nous, feignant de nous écouter pour ne pas blesser notre amour-propre, bercée par le vent du large, attachant bout à bout des bouts de pensée lointaine qui plus tard constitueraient non pas un conte de fées mais ce foyer qui ménage une place à ceux qui auront à reprendre ce qu’on leur a laissé.

Elle n’était jamais là où l’on croit, c’est-à-dire là où elle était, ne s’offusquait pas du tour que prenaient les événements si bien que, quand bien même elle ne le voulût pas, elle rendait idiots ceux qui croyaient qu’elle pût être ailleurs ou qu’il pût en être autrement.

Elle fut certainement dans une des vies qui précéda la sienne un de ces papillons blancs qui accompagnent l’été le promeneur sur les chemins forestiers, insaisissable, le précédant sans le laisser s’approcher, fragile et obstiné, virevoltant à midi au-dessus des ornières, à deux pas du promeneur qui sourit.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

La gymnastique intellectuelle entame leur sérénité



Pour Lucas

La gymnastique intellectuelle entame leur sérénité, les exercices les dégoûtent, les méthodes lorsqu'elles ont livré leur secret les rebutent. Un profond ennui les paralyse aussitôt qu’ils comprennent que l’institution scolaire, et ils le comprennent finalement assez vite, leur demande avant tout d'être en mesure de répéter aveuglément ce qu’on leur a fait découvrir, extraire des connaissances qui n'ont plus cours, mémoriser ce qu'ils auraient pu mémoriser ailleurs et plus rapidement, entonner des hymnes à la gloire de ce qui va de soi.

Je veux dire ici de leur esprit ce que Claude Levi-Strauss dit du sien : ... mon esprit présente cette particularité, qui est sans doute une infirmité, qu’il m’est difficile de le fixer deux fois sur le même objet. Au diable les procès verbaux, les rapports, les listes, les repérages, les corrections, les transcriptions, à d'autres ces activités qui nous empêchent d'aller plus loin, de vivre, de défricher de nouvelles terres et de construire des ponts. Ils sont de la race des conquistadores.
Lévi-Strauss écrit plus loin : Les aptitudes me manquent pour garder sagement en culture un domaine dont, année après année, je recueillerais les moissons : j’ai l’intelligence néolithique. Pareille aux feux de brousse indigènes, elle embrase des sols parfois inexplorés; elle les féconde peut-être pour en tirer hâtivement quelques récoltes, et laisse derrière elle un territoire dévasté. Je n'ose imaginer la détresse de l’ethnologue lors de la rédaction des Structures élémentaires de la parenté ou des Mythologiques. Je n'ose imaginer parfois la leur.

Celui auquel je pense aujourd’hui était de la même tribu, frère d'un autre, ils avaient tous deux l'intelligence néolithique, n'aimaient ni lire ni écrire. Ce n’est pas que le langage ne les séduisait pas, au contraire ils y étaient sensibles comme des musiciens. Qu’il soit correct ou incorrect, ils s’en battaient l’oeil, comme Cendrars, pourvu que ça soit bien vivant. Ils aimaient rêvasser autour d’une chose ou d’une idée. Mais l’ennui, l’ennui, l’ennui quand on écrit, l’ennui – Cendrars revient souvent là-dessus, tellement ça le dégoûte, tellement c’est contraire à sa nature et à son tempérament – ... Imaginer une histoire, des personnages, un sujet, les faire évoluer et les mêler à une aventure d’accord, tout ça c’est amusant. Mais le jour où on doit mettre en forme tout cela sur du papier, comprenez-vous, c’est un métier tellement ingrat, et réellement, réellement, Cendrars le disait en toute sincérité, j'ai peu eu de satisfaction devant une page, c’est exceptionnel. Me dire ça mon petit Blaise, c’est pas mal torché et c’est même très bien, ce satisfecit-là, on se l’accorde bien, bien rarement, parce qu’on pense surtout, quand on écrit quelque chose, à tout ce qu’on n’a pas mis dedans, ce qu’on avait envie d’y mettre, mais c’est tellement difficile de cerner les choses avec l’écriture et avec des mots qu’on reste déçu.

Cendrars et les deux frères avaient besoin de faire autre chose, d’abord parce qu’écrire c’est une grosse fatigue, et puis écrire ce n’est pas réellement vivre, ce n’est pas la vie de l’esprit, la vie de l’esprit c’est la contemplation. Ils n’aimaient pas écrire et se justifiaient par le fait qu’ils n'étaient pas les seuls. Ils ont raison, j'en suis. Jamais Cendrars n'a été un monsieur qui écrivait tant d’heures par jour dans un cabinet, c’est lui qui le dit, au bout d’un certain moment il en avait marre et il ne souhaitait qu’une seule chose, s’arrêter et foutre le camp. Eux c'était la même chose, l’école n'était pas à leur dimension. S’ils aimaient les calembours et les jeux de mots, ils ne se trompaient pas sur leur fonction et ne les confondaient pas avec la réflexion.

Ils n'ont jamais perdu de vue la vérité immédiate, c'est dire qu' ils excellaient dans les activités orales qui laissent une place à l’improvisation et à l’intrusion immédiate du monde dans lequel on est, l’écrit les désolait. Ils se tournèrent alors vers la musique et les arts graphiques, croyant jouir là de la liberté qui leur manquait. Plus tard ils se remirent à écrire, sans qu'ils s'en rendent tout à fait compte, avec leur sang, des paysages et des fugues, des rhapsodies et des cathédrales. Ces aventuriers avaient-ils le choix ?

P.S.
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Jean Prod’hom

L'enfant qui a la tête en l'air



Pour Nathan

L'enfant qui a la tête en l'air
Si on se détourne, il s'envole.
Il faudrait une main de fer
pour le retenir à l'école.
L'enfant qui a la tête en l'air
ne le quittez jamais des yeux:
car dès qu'il n'a plus rien à faire
il caracole dans les cieux.
Il donne beaucoup de soucis
à ses parents et à ses maîtres:
on le croit là, il est ici,
n'apparaît que pour disparaître.
Comme on a des presse-papiers
il nous faudrait un presse-enfant
pour retenir par les deux pieds
l'enfant si léger que volant.

Ce poème de Claude Roy que l’institutrice a demandé à Louise d’apprendre pour jeudi m’a conduit ce soir à faire défiler quelques-unes des têtes en l’air que j’ai croisées depuis le temps sans être en mesure de les accueillir comme il le fallait. Mais le peut-on lorsqu’on sait qu’elles ne songent qu’à caracoler dans les cieux ? C’est lorsqu’elles s’envolent pour de bon qu’on se prend à les regretter, regretter notre main de fer qui n’a saisi que du vide.

Ils sont légions les enfants des talus, ils hantent les livres que l’école fait lire aux enfants sages. Qu’on songe à Bosco, à Dhôtel, à Rimbaud et à tous les autres. L’école buissonnière a nourri l’école obligatoire depuis Jules Ferry. Sauf que parfois ils s’en vont pour de bon.

Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d’une des tables de la division des plus jeunes, près des grandes vitres, je n’ai qu’à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs.
De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté de la ferme de la Belle-Etoile. Dès le début de la classe, je me suis aperçu que Meaulnes n’était pas rentré après la récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s’en apercevoir aussi. Mais, dès qu’il aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu’un, comme c’est l’usage, ne manquera pas de crier à haute voix les premiers mots de la phrase :
« Monsieur ! Meaulnes... »
Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupçonne de s’être échappé.

Il était un peu de cette trempe, rien ne retient l’enfant qui a la tête en l’air, aucun récit, aucune promesse. On le croyait ici, il était déjà bien loin. Caché derrière la frange buissonnante de ses cheveux, il clignait des yeux pour que jaillissent des gerbes d’étoiles, un pied sur le devant, dressé comme un conducteur de char romain, secouant à deux mains les guides, il lance sa bête à fond de train et disparaît en un instant.

P.S.
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Jean Prod’hom

Le couloir était éclairé par des sourires



Pour Jill

Tu es allé de la cuisine au salon, le couloir était éclairé par des sourires, de la salle de bains à la chambre du fond pour ton compte. Tu as entrepris sur ton édredon des voyages autour de ta chambre, élevé des châteaux de sable qui se sont effondrés sous ton regard ravi, tu as fait des parties de cartes avec des amis nés de ton imagination, joué avec des ombres. Et sans l’avoir décidé tu as appris à marcher, à construire, explorer, raconter et jouer. Tu as même fini hors toute obligation par distinguer la lumière de l’ombre sans lesquelles tu n’aurais rien su de tout cela.

On t’a fait croire ensuite, dès ton entrée à l’école, à toi et à tes camarades que la connaissance c’était autre chose, qu’elle s’obtenait méthodiquement, par alignements et entassements. On vous a demandé instamment de mémoriser des lettres et des mots, des opérations et des dates, des syntagmes de glace et des coques vides, de suivre les lignes, répéter les refrains, faire vite les comptes qui assureront votre promotion. L’institution scolaire et la société civile se sont aperçus à la fin de l’efficacité discutable de l’entreprise, nos élèves ne savent pas lire, vos enfants ne savent pas compter, c’est la faute aux parents, aux enseignants, à la société, aux élèves. Nous allons changer de manuels, nous allons user d’autres méthodes pour trois petits tours et puis s’en vont. C’est ainsi, pas même le mont de Piété, c’est du pareil au même, je n’y puis rien.

Que faire aujourd’hui sinon, chaque fois que l’occasion nous en est donnée, montrer que les connaissances ne sortent pas d’un chapeau, ne tiennent pas alignées sur un bâton. Pas de truc, ou des trucs issus de patientes mise en scène.

C’est en octobre 2012 que notre Etablissement scolaire disposera de bâtiments scolaires tout neufs. Ils accueilleront les enfants des nouveaux arrivants. Pourtant, si on regarde par la fenêtre, il n’y a rien, un gros trou seulement, des ouvriers qui vont et viennent, des machines qui ne fonctionnent pas et des camionnettes vides, un chantier qui semble s’éterniser et ne déboucher sur rien. Qu’on ne s’y méprenne pas, les travaux ont commencé il y a plusieurs années déjà...

Je ne suis pas un spécialiste mais je sais en effet qu’il a fallu discuter de la nécessité de construire de tels bâtiments, coûteux, il a fallu prendre en compte l’évolution démographique de notre région, déterminer l’emplacement de ces nouvelles constructions, garantir leur accord avec les règlements cantonaux, leur compatibilité avec l’environnement immédiat, s’assurer de la facilité des accès. Déterminer leur forme et les éléments qui les constitueront, présenter les choses de telle façon qu’elles ne déclenchent pas un cortège d’oppositions, convaincre les payeurs. Il a fallu appeler une entreprise pour liquider l’ancien et démolir la villa de Mottier, verser une larme, abattre des arbres, assurer la sécurité, amener la petite grue pour dresser la grande, creuser enfin, renforcer, protéger, isoler... pour que la construction de la nouvelle école puisse enfin débuter.

Les choses sérieuses ont commencé bien avant avant qu’elles ne commencent, c’était il y a des années déjà. Reste aujourd’hui un trou, tout est joué, ce ne sera qu’un jeu d’enfants d’aligner et d’entasser bientôt les briques. Notre nouvelle école a été terminée bien avant que les travaux ne commencent.

Il est temps de comprendre que la construction des connaissances ressemble sous cet angle étrangement à la construction d’un bâtiment. Pour qu’une connaissance tienne debout, je dois en comprendre la nécessité, en accepter les désagréments momentanés, en anticiper les gains. Je dois vaincre les oppositions tant internes qu’externes, défaire les connaissances qui occupaient les lieux, garder ce qu’on est bien incapable de modifier, préparer les outils indispensables dont on aura besoin, établir l’ancrage des notions principales, anticiper les liens qui feront de ces connaissances des éléments dans un réseau plus vaste, ménager des ponts, des liens. Et enfin, ne pas fermer la possibilité de s’en défaire, car les connaissances, comme les châteaux de sable se font renverser un jour par les vagues.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Dans un monde que ni eux ni nous n’imaginions



Pour Rick

On ne le dit pas assez, mais une des tâches de l'école – la principale peut-être et un peu à son insu – vise à décoller l’enfant du giron ménagé par ceux qui l'ont accompagné jusque-là, au sein d'un milieu doux et étroit, mère et père. dans leurs bras d’abord, attaché à leurs basques ensuite sous la bienveillante protection des lares familiaux, et de le conduire – sans qu’il s’attache trop aux passeurs que l’institution a mis sur son chemin (parce que tout serait à recommencer) – à la rencontre de nouveaux horizons, au-delà desquels s'étendent des plaines sans fin et d'autres mers, vivent des dieux inconnus, où se succèdent les guerres et frémit cette liberté à l’acceptation de laquelle le nid douillet dans lequel il a passé les premières années de sa vie ne le prépare pas.

En ce sens les récits lus à l’école jouent un rôle majeur. On y est invité à tourner les premières pages de livres dont on se serait dessaisi peut-être sur le champ, maintenus ouverts par obligation parfois, mais qui ont eu l’inestimable vertu de nous égarer loin des pénates.

Je me souviens bien de cette année-là, nous avions lu Thomas Platter (Ma vie), Jules Verne (Le Tour du monde en quatre-vingts jours), Blaise Cendrars (L’Or), Alain-Fournier (Le Grand Meaulnes), Georges Simenon (Maigret s’amuse), Charles-Ferdinand Ramuz (Si le soleil ne revenait pas) et Philippe Claudel (Les Âmes grises). Et lui, qui ne demandait rien hors les jeux et le plein air qui le comblaient, se mit à lire avec curiosité la merveilleuse histoire du général Johann August Suter. Il s’intéressa sans prévenir au contexte géo-historique de la découverte de l’or en 1848, à la figure conquérante de Suter débarquant sur la côte californienne, au petit air de jazz qui accompagne la lecture des textes de Cendrars. Un hasard? Je me suis souvenu alors que le garçon avait, par sa mère, la moitié de sa parentèle du côté de Bâle et qu’il parlait la langue rugueuse de Johann August Suter de Rünenberg. Tout vient de là.

Je me souviens d’un autre moment encore. Le garçon connaissait Saint-Martin, il s'y était rendu enfant avec ses parents, un séjour dont pourtant il ne lui restait rien sinon l’idée d’une forte pente, il y était retourné à deux reprises il y a peu avec un ami. On lisait donc Si le Soleil ne revenait pas, et le garçon, un peu remué, s’interrogea sur le fait pour lui impensable que le Saint-Martin où se déroule le récit de Ramuz n’épousait pas exactement le village cadastré du Saint-Martin d'aujourd'hui. Il avait en outre ouvert par curiosité l’annuaire téléphonique de la région dans lequel il avait découvert que les patronymes des personnages du récit du Ramuz en avait été tirés, pas un ne manquait. Il prit conscience alors que le Saint-Martin de son enfance n'était pas le Saint-Martin de Ramuz, que le Saint-Martin de Ramuz lui donnait accès à un autre monde que le sien, une géographie différente de celle de l’administration, que seule la littérature est en mesure de figurer : il y a le haut et le bas, des lignes de partage et des lignes de fracture sur lesquelles s'échelonnent des valeurs et des temps différents. Il découvrait alors que le réel, comme les récits qui en lèvent partiellement le voile en multipliant les mondes d’au-delà de l’horizon, peut être lu comme une mythologie sans laquelle les autres ne seraient pas.

Comme si, pour qu'il y trouvât son compte, un point devait le relier à son passé d'enfant, qui lui donnerait l’impulsion mais aussi le courage d'aller de l'avant. N’en va-t-il pas de même pour nous autres? C’est, au fond, ce qui nous retient, ce qui nous ramène en arrière, les souvenirs, les sensations qui nous propulsent en avant. La matrice d’où l’on sort et le nid familial qui nous abritent ensuite ne s'opposent pas aux milieux ouverts et complexes qu’on est amené à investir. Ils ne vont pas les uns sans les autres, ils se rencontrent en un point qui porte le nom de désir.

On ne s'éloigne ni de ses proches ni de ses ancêtres, on s'en décolle. Ils demeurent si proches qu’on les retrouve à la fin transfigurés dans un monde que ni eux ni nous n’imaginions.

P.S.
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Jean Prod’hom

L'inconnue du jour de la rentrée



Pour Julia

C’est lundi jour de rentrée, ils s’approchent avec des souvenirs plein derrière la tête, somnambules et naïfs. Ils ont mené la belle vie, en témoignent leur visage de bronze et les sourires qui strient leurs visages jusqu’aux oreilles, que de choses à raconter, corps reposés et déliés, heureux de revoir ceux qu’ils ont quittés sans même se dire au revoir, c’était la veille, ce matin à peine bonjour, pas la peine. Ils rayonnent assurés d’avoir fait le plus beau des périples, pressés de tout dire. Chacun à son tour en fait le récit assourdissant.

C’est un lundi d’août, dernier jour heureux, les inconscients débordent d’idées neuves, on reprendra tout depuis zéro, cahiers neufs, notre agenda sera le compagnon de l’intime, écriture de gala et bestiaire aux couleurs des poissons de la Mer Rouge, je serai à leur image. Ils se regardent comme des frères et soeurs, leurs sourires se croisent, oh! comme tu as changé, tu reviens d’où, des quatre coins du monde, d’Acapulco ou de Lozère, de Brazzaville ou de la Gruyère. Il y a celui qui parle à tort et à travers et celui qui l’écoute, il y a ce qu’on ne dit pas ou qu’on murmure en baissant les yeux, on hoche la tête, il y a ceux qui écoutent un peu en retrait, ceux qui s’évitent, la belle élégance de celle à la jupe aux coquelicots et celui qui l’admire.

Parmi eux, cette année-là, une inconnue, il faisait beau, t’en souviens-tu? Elle semblait se demander ce qu’elle venait faire dans cette galère. Elle s’est assise la première, à l’arrière, dans le troisième cercle, celui d’où on regarde les choses venir, elle a déposé son sac à main sur la chaise voisine, vide.

Ils discutent, choisissent un compagnon ou une amie, négocient les places, mettent la main sur l’espace qu’ils se partagent, rappellent des promesses, prennent des résolutions, Le travail? personne n’y croit encore, que fait-on là? Ils glissent alors leurs souvenirs avec les papiers-brouillons sous la table, c’est pour tout à l’heure, le silence s’insinue finalement le long des rangées, l’une après l’autre, ils se mettent tous à la cape.

La nouvelle se tiendra toute la journée hors la mêlée. Elle m’apprendra plus tard dans la classe vide qu’elle revient de Floride, où elle a vécu avec sa famille. Combien d’années sont-ils restés dans le Nouveau Monde, je l’ignore. Me l’a-t-elle dit, le lui ai-je demandé ou ai-je oublié? Ce doute que je n’ai jamais voulu ou pu éclairer, qu’elle ne m’a peut-être jamais invité à dissiper, je l’ai peut-être soigneusement entretenu, si bien que la nouvelle n’a jamais cessé d’apparaître à mon esprit comme la nouvelle, tout au long des jours qui ont suivi et bien au-delà. J’avais l’impression qu’elle avait laissé en arrière des malles qui resteraient fermées, n’emportant dans son sac à main que le strict nécessaire. Qu’allaient lui réserver ce nouveau pays et les amis qu’elle y retrouvait? J’avais le sentiment qu’elle était à tout instant sur le point de repartir, prête à rejoindre avec les siens sa vraie maison.

En attendant il fallait lui ménager une place de fortune et lui laisser du temps pour s’acclimater et apprivoiser ce nouveau nouveau monde, panser les blessures de l’exil. Je n’y puis rien, la première image s’incruste, on le sait. Sans que je le veuille, sans qu’elle m’en dissuade, la nouvelle est restée à l’arrière du petit théâtre qu’est la salle de classe, occupant les lieux les plus éloignés, près de la porte ou des fenêtres qui donnent sur l’océan, disparaissant même parfois derrière ceux qui prennent le gros de la place. Mais la mémoire me trompe-t-elle?

Lorsque je me suis rendu compte de l’empire que cette première image avait exercée sur moi, je me suis avisé qu’elle avait tout au long de ces années appris mille et une choses, compris, écouté, progressé, qu’elle avait bien été là, parmi nous. Mais cette remise au pas, par la raison, n’est pas parvenue à effacer l’idée que la nouvelle n’allait pas rester, qu’elle allait tout et tous vite nous oublier. On va venir la chercher en fin d’après-midi, elle n’est que de passage, elle va reprendre l’avion qui l’a déposée la veille, à tel point que j’entends parfois dans le français qu’elle parle l’anglais qui l’habite. Oui, je l’imagine américaine encore.

C’est au bord d’un champ de colza, assis sur une de ces pierres que les paysans retirent des labours, sous le ciel bleu et les traînées d’un long-courrier, que j’écris ces lignes qui m’aident à comprendre le peuple de ceux qui, en raison des circonstances, vont et viennent par-dessus les océans. La nouvelle élève a fait voir, au cul-terreux que je suis resté, la possibilité même d’une vie de transit, dans un espace multiple où l’on ne sait jamais avec certitude si l’on se rend quelque part ou si l’on en revient, si les pas que nous faisons nous rapprochent ou nous éloignent de notre vraie maison. J’ai souri, il faisait beau et chaud, je l’imaginais dans ce long-courrier, voyageant pour affaires, parlant deux langues. Il y a des gens dont on ne sait jamais s’ils partent ou s’ils reviennent, alors on oublie un peu qu’ils sont bien là. Mon Dieu que le temps passe vite.

P.S.
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Jean Prod’hom

Elle avait envie de disposer un peu plus d’elle-même



Pour Gabriella

Elle se savait un peu plus âgée que les autres, avait l’envie de disposer un peu plus d’elle-même, oh seulement un peu, à peine, mais à cet âge ça compte, à cause de l’idée qu’on s’en fait. Et puis nos institutions taillent dans le temps de manière si arbitraire qu'il suffit que vous soyez né en mai pour que vous deveniez un petit parmi les petits, en août pour que vous intégriez le groupe des grands. Supposez encore un instant que vous soyez pour des raisons qui ne vous appartiennent pas un prématuré, ou un tard venu, et vous serez convaincu que l’institution qui devait assurer l’égalité des chances devient, par un manque de souplesse congénital, une immense loterie.

Grande, un peu plus grande, elle avait l’envie d’un peu plus de liberté, pour garder, parmi les plus petits, au moins symboliquement, l’avance qu’elle avait prise au commencement. Mais la demande qui lui fut faite de placer ses velléités d'indépendance sous l’étouffoir au prétexte qu'elle se trouvait désormais avec des plus petits la condamna au grand écart : être loyale avec ceux qu’elle avait dû quitter et qui continuaient leur chemin un peu en avant d'elle et ralentir son allure pour se glisser dans les traces de ceux qui venaient de l'arrière, des traces presque à sa taille pour autant qu’elle les acceptât. Partagée donc entre ceux qui n’étaient plus là, ceux parmi lesquels elle avait commencé à devenir et qui lui avaient assuré cette première reconnaissance essentielle et ceux qui n'étaient pas encore là, les plus petits, parmi lesquels elle dut recommencer à devenir, pour la seconde fois.

Il fallut du temps pour que le grand écart se réduise et qu'elle se fasse à sa nouvelle condition sans baisser la tête. Et c'est dans cet espace laissé pour compte par les uns et par les autres qu'elle grandit, leva la tête et accéda, je crois, au monde qui l'entourait, C'est dans cet espace qu'elle calibra ses ambitions, établit ce qui lui restait à faire pour être auprès d'elle-même. C'est dans cet espace que les parties dont nous sommes tous faits trouvèrent petit à petit leur cohésion et leur centre de gravité. On est tous pareils, même si les chemins qui conduisent au fragile équilibre sont variés, c’est dans la différence qu’on s’approche de ce qu’on sera à la fin, sans qu’on sache exactement si on y parviendra. C’est le travail de chacun, nouer ce d’où on vient avec ce vers quoi on va pour être là où on est, sans que ce qui nous entoure ne nous dévore en nous faisant croire que la vérité est celle de l'alliance du nombre et de la pression, c’est-à-dire de l’appartenance.

Tout ne va pourtant pas sans heurt, nos cicatrices en témoignent, plus d’une fois on est las, prêt à laisser de côté le travail obstiné, tenté que nous sommes d’aller au plus court pour rejoindre au plus vite ces lieux qui exhibent les signes de notre temps, où l'on croit les choses si vraies et si belles qu’on est sur le point d’y attacher nos existences. Plus d’une fois il m’aura fallu du courage et me reprendre, surmonter la tentation des images. Mais qu'ont-ils devant eux ceux qui sont devant moi ? Qui m'appelle? Que ceux dont je suis sur les pas et que ceux qui me suivent ne deviennent pas ceux qui m'empêchent de me pencher sur ce qui se présente sur les côtés du chemin.

Il est temps de réformer mon entendement, car les choses ne vont pas comme on le veut, et c'est bien ça la question. La rage n'est pas un gage, et il ne sert à rien que nous chargions de nos manques celui qui n’en peut rien. Faudrait-il que le monde se comporte autrement ? Puis-je infléchir ma condition, cesser enfin de recourir à mon bon droit qui ne ferait que différer d'un tour le courage qu’il faut pour se consacrer à ce qu’on ignore ? Convient-il de tirer au plus court ? par désir d'économie ou économie du désir ?

Aujourd’hui je l’aperçois sur une terrasse du bord du lac, avec une amie d’hier et une de demain, elle évoque ses projets. Mais est-ce bien elle ? Elle a un petit geste qui montre le sud, un pays et le soleil au-delà des Alpes, après que le Rhône s’est couché dans la mer. Oeil brun et vif derrière des lunettes à soleil, l'oeil de quelqu’un qui veut ce qu’il veut et qui sait ce qu'il peut, elle dit, on n’a rien sans rien, elle dit aussi, on ne réduit jamais complètement le grand écart qui nous a fait. Et puis ce rien qu'on met dans le pot pour être enfin quelque chose qui ressemble à quelqu’un, c’est un sacré travail d’en étendre la portée.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

C’était au début, elle riait avec ses yeux en amande




Pour Anne-Sophie

C’était au début, elle riait avec ses yeux en amande qui disparaissaient dans l’éclat sonore de sa voix, éloignant les questions qui lui étaient posées, n’y répondant pas, peu ou à côté. Que voulez-vous ? elle était comme ses camarades, à mille lieues du terroir qui les avait vu naître et du foyer qui alimentait leur sens. Ce n’est pas qu’elle ne voulait pas jouer le jeu, mais elle en comprenait mal les règles et au fond n’y croyait pas. J’avoue qu’elle n’avait pas tout tort et son honnêteté souriante lui a permis de franchir des étapes que tous ses contemporains n’ont pas surmontées avec la même sérénité. Pensez donc!

En les soumettant dès leurs premiers pas à l’idée qu’elle détenait fermement un ensemble fini de questions auquel correspondait un ensemble fini de réponses nécessitant les unes et les autres une formulation stricte, l’école obligeait ses bleus à une première épreuve qui devait les conduire d’emblée à une conversion épistémologique majeure. Si formellement l’affaire ne semblait pas hors de leur portée, elle l’était pourtant dans sa réalisation et allait les conduire, de déception en déception, de chicane en chicane, à un carrefour où il leur faudrait prendre une difficile décision.

Accepter les présupposés de l’entreprise, pactiser avec l’inconcevable, prendre plaisir aux parcours de dressage et tirer quelques avantages mondains de l’application mimétique de singeries scolastiques ? Ou renoncer à ces présupposés et, partant, refuser la récompense promise à ceux qui s’approchaient du but et qu’on encourageait en les invitant, pour qu’ils patientent, à revêtir l’uniforme des seconds couteaux ou à endosser le rôle du muet dans une pièce à laquelle plus personne ne croyait vraiment ?

La déception fut grande, autant pour les sages qui avaient élaboré le plan et le programme que pour ceux qui en respectaient scrupuleusement les parties ou qui en avaient perdu de vue le sens. Il fallait s’y résoudre, de telles années de formation ne mèneraient nulle part, sinon à la maîtrise abstraite d’un ensemble de coques vides et de formulaires dont la maîtrise ne permettrait rien d’autre que de parasiter et pasticher ce que l’homme a à compendre. Chacun avait à composer au plus vite avec ce douloureux constat.

Car une seconde épreuve les attendait, autrement plus radicale: les réponses n’ont aucun intérêt parce qu’elles sont toutes contenues dans les questions qui vérifient leur pertinence. Pire, il y a bien plus dans les questions que dans les réponses, qui emmènent dans leur sillage ce qu’elles ont laissé de côté pour circonscrire leur champ. Il faut donc reprendre les choses depuis le début, commencer enfin les observations si souvent différées et les réflexions auxquelles les réponses attendues d’autrefois barraient l’accès. Il faut se résigner à se mettre enfin au travail, et plutôt que de rédiger des réponses à des questions qui ne se sont jamais posées hors les traditions, chacun doit se mettre à l’étude du monde qui l’entoure et de la tradition à laquelle le premier est suspendu, chacun doit prendre le risque de s’en approcher en lisant les récits qui en donnent le corps véritable et en fournit la légende. Car ce sont les contes et légendes qui éduquent nos enfants, c’est-à-dire les conduit hors de l’école, les dissuade d’y rester pour rejoindre au plus vite ce dont elle les a éloignés et qu’elle avait la charge de leur présenter. Pour retrouver le réel dont il a fallu réduire un instant la voilure, histoire de déchiffrer le b.a.-ba des langages qui seront leurs alliés lorsque ils auront à rejoindre la jungle du début, quand ils auront à y instituer ce qui n’est pas, dans des régions qui ne sont pas encore.

Elle était comme ceux de son âge, croyait qu’il existait un lot de questions et de réponses définitives, qui attendaient sagement dans un réduit qu’on s’y intéresse et auxquelles on aurait accès lorsqu’on serait adulte. Je me souviens de ses doutes, au début. Elle était jeune et, comme ils se doit, ne voulait saisir du monde que ce qu’elle en voulait, dans l’insouciance du temps. Et puis, de fil en aiguille, sans heurt ni bousculade, elle a accepté qu’il en allait autrement, que le monde n’est pas à son image, et qu’il méritait les égards de son attention. On l’a vue alors à la fin s’approcher du monde et s’y intéresser, dans ce qu’il a de beau mais aussi dans ce qu’il a de difficile, de s’y inscrire et de s’y montrer efficace.

Je l’imagine aujourd’hui sur une terrasse de café, c’est l’été, elle n’est pas pressée, bien mise dans des habits Abercrombie & Fitch qu’elle a achetés à Copenhague, elle lit le journal, intéressée aux affaires du monde. L’obligatoire et les jeux d’enfants sont derrière elle. Elle attend une amie qui a un peu de retard, mais ne lui en veut pas, elle sait profiter du temps qui passe. Elle sourit d’aise derrière ses lunettes à soleil. Elle se souvient de ses rêves d’autrefois et de la mer. Elle sait ce qu’elle va entreprendre dans les années qui viennent, sans ignorer que la route est encore longue. Elle aime l’année des quatre saisons. C’était à la fin, elle riait avec deux yeux en amande qui disparaissaient dans l’éclat sonore de sa voix. Elle riait des questions qu’elle se posait et qui ouvraient les portes cochères du monde, un monde immense aux dimensions de nos existences.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Elle était du premier et du troisième cercle



Pour Lucy

Elle était du premier et du troisième cercle, mais pour le comprendre il faut retourner au commencement...

C’était un espace qui répondait à des règles strictes, hémicycle entourant une place vide que venaient occuper à tour de rôle ceux qui avaient pour mission de transmettre aux nouveaux-venus les savoirs-faire que l’humanité avait développés durant plusieurs millions d’années. Les vicaires avaient à leur disposition neuf ans pour mener à bien leur tâche. Tout le monde saisissait l’importance de l’affaire, sans toutefois être en mesure d’évaluer correctement la dimension de l’entreprise qui s’avéra, comme vous le devinez, impossible. Avec le temps la scène se stabilisa et les acteurs trouvèrent leurs marques. On peut aujourd’hui, avec un peu de recul, schématiser la situation de la manière suivante.

Les nouveaux-venus se répartissaient chaque début d’année en trois demi-cercles concentriques. Devant, une couronne dense mais réduite, celle des individus éveillés à toute heure du jour et de la nuit, actifs et volontaires, avides de connaissances, prêts même à donner une ou deux heures de leurs loisirs quotidiens pour réduire d’une ou deux années le temps de leur formation et en finir au plus vite. Ils devenaient avec le temps un peu songeurs, résignés de constater que leurs initiatives n’accéléraient pas les choses, révoltés même lorsqu’ils se rendaient compte qu’ils devraient malgré tout aller jusqu’au bout.

Derrière ce premier cercle, la couronne plus dense de ceux qui avaient deviné que les places du milieu leur permettraient de répondre à leur double nature : dresser l’oreille lorsque c’était nécessaire, pour saisir l’information dont ont leur demanderait de se souvenir plus tard et dont ils auraient à rendre compte, mettre de côté les pierres d’angle et les clés de voûte des édifices qu’il leur suffirait de reconstruire lorsqu’ils en auraient besoin. C’était affaire de quelques minutes au cours de la journées, ils vaquaient le reste du temps à leurs petites affaires, publiques ou privées, avec la discrétion de ceux qui ont saisi les règles du jeu et qui ne demandent rien à personne.

Et puis à l’arrière, dans le troisième cercle, ceux qui ne voulaient rien savoir, rien voir, rien entendre et étaient là, bien au chaud, fermement décidés à terminer le rêve qu’un réveil trop brusque avait interrompu et organiser le temps qui leur reviendrait lorsque l’institution voudrait bien les laisser partir. Ils souhaitaient en outre pouvoir s’entretenir sans être dérangés et sans déranger non plus leur voisinage des affaires du monde, allégeant ainsi l’atmosphère, il faut le convenir, des milles futilités qu’ils y jetaient sans lesquelles les espaces clos deviennent aussi mortels que des prisons. Et puis, mélangés à eux, le public des curieux, ceux qui ne voulaient pas trop s’impliquer mais souhaitaient, tant qu’à faire, considérer avec le recul nécessaire la scène qu’ils avaient à jouer et qu’ils étaient bien résolus à ne pas jouer trop tôt.

Elle était du premier cercle, éveillée, toujours pimpante, alerte, prête à se mettre à l’ouvrage, mais il lui fallait un certain temps avant de réellement s’y engager. Il lui fallait en effet considérer la situation, observer attentivement ses caractéristiques toujours changeantes, hésitant même parfois à faire le pas, non pas qu’elle doutât de l’intérêt des tâches qui lui étaient proposées, mais parce qu’elle aurait voulu en savoir plus sur le sens de l’entreprise. On savait bien que finalement elle s’y ferait, elle se mettait alors au travail sans qu’on le remarquât, un peu résignée vraisemblablement, mais toujours avec le sourire. C’est ainsi que, locataire du premier cercle, elle mettait un zeste de l’atmosphère qui régnait à l’arrière, allégeant d’un certain poids le sérieux qui pouvait habiter ceux du devant. Je crois bien qu’elle s’y sentait bien, toute proche du centre de gravité apparent de la scène, et pourtant, profondément distante. Avec elle c’était le troisième cercle qui se plaçait devant. C’était peut-être la meilleure place pour mettre toutes les chances de son côté, ne pas être dérangée en manifestant une présence forte et vivifiante, mais garder une distance suffisante pour ne pas s’engager tête baissée dans une entreprise dont l’institution se gardait bien d’expliquer comment et quand on en sortirait.

Je savais qu’elle aurait aimé être ailleurs, souvent, sur une autre scène, sous un tilleul ou une treille, avec un livre et du soleil. C’était une infatigable lectrice peu décidée à se lancer tête baissée dans les tâches qu’on lui présentait bien peu romanesquement, mais assoiffée de lecture, refusant de lâcher cette naïveté sur laquelle l’enfant lit, vit et construit son avenir, en maintenant à distance le monde qu’il serait toujours assez tôt de rejoindre.

Je l’imagine aujourd’hui heureuse dans la cafétéria d’une bibliothèque – bibliothécaire, étudiante, enseignante ou responsable de la cafétéria – avec les amies auxquelles elle est toujours restée fidèle, quand bien même chacune d’elle a pris une autre trajectoire que la sienne. Elle n’en dédaigne aucune, c’était une infatigable lectrice, j’imagine qu’elle l’est aujourd’hui encore, gardant près d’elle ces récits qui nous permettent d’apprivoiser le monde brutal dans lequel on vit, ces récits qui ont remplacé un jour, avantageusement, l’école qu’il a bien fallu que nous acceptions.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Cette passion de connaître les choses



Pour Marine E

Cette passion de connaître les choses, par l’allure d’abord, les racines ensuite ne devrait pas l’avoir quittée. Mais ce dont elle cherche aujourd’hui à dégager la vérité n’a vraisemblablement plus la même origine. Lorsque je l’ai connue elle avait soif depuis longtemps déjà et visait la perfection dans tout ce qu’on lui proposait d’entreprendre. Elle répondait avec un soin extrême aux tâches qu’on lui enjoignait d’accomplir et aux objectifs qu’on lui demandait d’atteindre. Elle le faisait non seulement avec une volonté qui ne faiblissait pas, mais avec une méthode et une intelligence telles qu’elle conduisit imperceptiblement les responsables de l’institution à se bonifier, clarifier leurs propos, préciser leurs buts, affiner le sens des devoirs qu’ils soumettaient à ceux dont ils avaient la charge. La donzelle, en voulant bien faire et en honorant l’institution en tout obligea celle-ci à devenir meilleure, toujours meilleure, c’est-à-dire à devenir enfin ce qu’elle prétendait être.

Mais lorsqu’elle s’aperçut que l’institution n’y parviendrait pas et ne serait pas en mesure de la satisfaire comme elle le souhaitait sa vie durant, elle prit le parti de choisir elle-même les domaines où elle pourrait étancher sa soif. J’ignore le moment où elle prit cette décision et si même elle la prit, j’en doute, les choses ne se passent pas ainsi, mais je sais que cette prise de conscience fut accompagnée d’un sourire dont elle ne se départit jamais plus, comme si elle avait compris qu’elle avait été bien folle de croire en l’institution avec une telle ferveur, de placer une telle confiance en ceux qui l’avaient accompagnée jusque-là. Elle ne leur en a jamais voulu, mais elle s’aperçut par là-même que si l’institution n’était pas sans faiblesse, elle non plus n’en manquait pas. Elle prit conscience simultanément de ses limites, elle ne pourrait pas en tous les domaines viser la perfection. Mais elle ne manqua jamais à l’idée que ce qu’elle entreprendrait, elle le réussirait.

L’inquiétude qui l’habitait de ne pas être à même d’honorer les commandes s’est dissipée à mesure que croissait la conscience qu’elle pouvait être à elle-même sa propre commanditaire et se pencher librement sur les domaines circonscrits par ses envies. On ne s’approprie pas le monde dans le langage de ceux qui nous le donne, mais dans celui qui finit par être le nôtre, un peu bègue et hésitant. Mais la volonté obstinée de comprendre ceux qui nous précèdent, dans leur langage, la confiance qu’on leur voue lorsqu’on est enfant, la difficulté ultérieure de s’en défaire ne sont pas inutiles. Plus l’univers de celui qui l’assujettissait était riche, plus il enrichira son propre univers en le débarrassant de l’autre (Elias Canetti).

Je l’imagine toujours aussi passionnée, sans rien avoir perdu des exigences qui la portaient autrefois. Je l’imagine affairée, n’hésitant pas à poser des questions à ceux qui l’entourent, pour embellir leur vie, la simplifier ou les aider, sans être rongée par le sentiment de ne pas y parvenir, mais en souriant d’aise de pouvoir s’en approcher et y prêter son concours. Je l’imagine aujourd’hui à la tête d’une entreprise ou à la maison, dans les bureaux d’une ONG ou sur les bancs d’un groupe parlementaire, honnête et l’oeil brillant de cette ironie apparue dans ces années-là. Elle sait que ce qu’on a réalisé et réussi dans la peine n’est presque rien. Je l’imagine où qu’elle soit parmi les autres, phare discret, exemplaire de ce qu’il est possible : passer outre les injonctions et l’attente désespérée, conjuguer le sérieux de l’existence, son cortège de soucis avec la légèreté, l’ironie et l’apparition souriante de l’aube.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Enfant on le disait bagarreur



Pour Raphaël

Enfant on le disait bagarreur, mais personne n’y prêtait foi parce qu’il était les égards mêmes. Le temps a passé, seul lui s’en souvient et peut-être en rit. Pourtant, à la réflexion, alors qu’on a perdu de vue cette idée ou parce qu’il n’y a pas lieu qu’on s’en préoccupe, le souvenir des kilojoules qui animaient sa forte tête, lorsque on y songe aujourd’hui, se déployant dans toutes les directions pour embrasser ce qui se présentait à lui et qu’il n’eût pas été possible d’embrasser sans eux pourrait nous amener à rectifier l’idée préconçue. Car sans les circonstances dont il sut tirer profit, le bambin n’aurait-il pas renoué avec les manières belliqueuses de ses premières années, prêtées peut-être à tort, qui font du plus bel esprit un bagarreur? Pour chacun d’entre nous, la distance est faible entre deux destins.

Tout était bon pour son appétit d’ogre. Depuis qu’il avait accepté que les circonstances attisent son intelligence, il en redemandait. D’un esprit vif, il dormait bien, en éveil continuel et doté d’un physique dur à l’épreuve, n’hésitant pas dès l’aube à pénétrer les secrets de nos habitudes et déjouer les pièges semés sous les pas des nouveaux-venus pour les assagir. Mais il ne perdait pas de vue les refuges que sa prudence lui avaient conseillé de ménager pour garder intacte la fraîcheur de ceux qui s’éveillent. Le mélange a réussi, je m’en souviens, intéressé au monde dans ce qu’il a de normatif, acceptant même pour mieux les dépasser les règles qu’on rencontre dans les officines de dressage, les saisissant même jusqu’à l’extrémité de leur fonction. Il a su, quand il le fallait, se mettre à leurs services lorsqu’il s’avérait que leur partage était, morale provisoire, essentiel au bon fonctionnement du jeu démocratique au bénéfice duquel il n’a pourtant jamais mis sa liberté en dot.

J’imagine aujourd’hui qu’il a réussi le plus difficile, ce qui chez la plupart d’entre nous demeure inatteignable, écartelés que nous sommes par le désir de la réussite sociale et l’ivresse de la liberté, j’imagine que lui appartiennent non seulement les grandes avenues des capitales mais aussi les chemins buissonniers qu’aperçoivent dès la première heure ceux qui ont bon pied, dans le préau et dans les livres, derrière les talus qui bordent les autoroutes et parmi les camomilles qui soulèvent les pavés, curieux de ce qu’on voit du seuil, à mesure qu’on prend goût au plein air et au vent du large, au-delà de la raison qui tient ensemble les convenances. N’est-on pas toujours déjà bien loin des murs qu’il nous a fallu habiter, de l’autre côté de l’Atlantique ou en Patagonie? Intrigués par des conjugaisons inouïes, par les bizarreries de nos habitudes, les hésitations de l’histoire qui nous font voir les nôtres?

Il est aujourd’hui vraisemblablement de ceux qui ont su garder les pieds sur terre et la tête au ciel, je ne l’ai pas revu depuis des années. Je l’imagine assidu, aux prises avec une lecture ardue dans une bibliothèque de quartier ou au côté d’un criminel dans le prétoire d’une grande ville, dans une banque dont il tiendrait avec soin les cordons de la bourse, l’oeil ouvert sur la liberté et l’horizon de notre espèce, sans lequel la première se vide de son contenu et la seconde va au mur. Je l’imagine en fin d’après-midi, le visage assombri par le sérieux, en taxi par exemple, consultant un dossier dont j’ignore la teneur, et même le domaine, s’assurant qu’il en va comme il l’a voulu. Je l’imagine le soir, souriant avec le soleil qui se couche, baskets et baladeur, il court sur les quais de l’Arno ou du Tibre, pour tenir en équilibre ce qu’il a choisi, car tout est plus facile lorsque le corps entraîné se tient droit. C’est ainsi qu’il gère ses troupes en gardant les marges sans lesquelles les autres n’ont aucune chance d’être avec vous, et vous avec eux. Il vit, somme tout, une vie analogue à celle de n’importe qui.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Avertissement

Si l’école est une concasseuse qui rabote les particularités de chacun afin que ceux dont elle a la charge maîtrisent au plus vite une langue et la raison qui en dépend, sans lesquelles notre espèce ne serait plus qu’un mauvais souvenir, c’est à l’école peut-être, ou à l’un de ses représentants de remettre à celui qui en sort, symboliquement, ce qu’il pourrait par mégarde avoir égaré dans l’aventure.
C’est à cet exercice proche de la fiction que je me suis livré, non pas pour esquisser les lignes d’un destin dont je ne sais ma foi trop rien, mais pour rendre à chacun une existence propre, imaginaire, construite à partir de presque rien, dont on ne retiendra pas l’adéquation avec ce qui a été, est ou sera, mais l’intention, celle de redonner une consistance au corps et à l’âme que l’institution a pris en otage pour exercer au mieux sa tâche, avec le risque de les user jusqu’à la corde. Il était temps de me mettre sur la pointe des pieds et d’imaginer des personnes et des événements qui sont devenus avec le temps la possibilité même de l’avenir.

Pour Raphaël :Enfant on le disait bagarreur
Pour Marine E : Cette passion de connaître les choses
Pour Lucy : Elle était du premier et du troisième cercle
Pour Anne-Sophie : C’était au début, elle riait avec ses yeux en amande
Pour Gabriella : Elle avait envie de disposer un peu plus d’elle-même
Pour Julia : L’inconnue du jour de la rentrée
Pour Rick : Dans un monde que ni eux ni nous n’imaginions
Pour Jill : Le couloir était éclairé par des sourires
Pour Nathan : L’enfant qui a la tête en l’air
Pour Lucas : La gymnastique intellectuelle entame leur sérénité
Pour Lea : Virevoltant au-dessus des ornières
Pour Anouck : Initiation à l'art du porte-à-faux
Pour Marine H : Quitter son giron
Pour Floriane : Le fil ténu qui me fait tenir debout
Pour Gaël : On n'est jamais là lorsqu'il le faut

Jean Prod’hom

Derborence



M’enthousiasme à cause de Derborence, évoque Si le soleil ne revenait pas et La Grande Peur dans la montagne. Ne le dis pas, mais c’est Derborence que je préfère. M’emporte un peu lorsque j’entends les élèves se réjouir du visionnement, la semaine prochaine, du film réalisé par Reusser. Leur promets les plus hautes déceptions auxquelles conduisent immanquablement tous les cinéastes qui ont voulu exploiter les trouvailles stylistiques d’un écrivain. M’emporte pour ça jusqu’à l’épuisement. Me demande même si je vais rester debout, mais tiens bon. Il fait beau lorsque les élèves s’en vont, fais un crochet par l’étang pour essayer de relever la tête. Vomis discrètement derrière un gros frêne.





Toute la partie orientale de l’étang est transfigurée, on entend ici puis là des coassements sourds et profonds. Les gelées des grenouilles se substituent lentement aux gelées de l’hiver, si fines désormais qu’on croirait des osties. J’aperçois deux grenouilles qui traversent le chemin leur donne un coup de main. J’ai hâte que la nuit vienne, rentre et l’attends. Faut-il encore que je puisse en disposer. Je diffère la rédaction d’une note sur Le Génie subtil du roman d’Olivier Rolin, renonce à mettre de l’ordre sur mon bureau, brûle d’en finir. C’est fait, je suis resté debout et vais me coucher.

Jean Prod’hom

LXVIII



Deux collègues pleurent le temps passé en chantant la belle l’époque, le temps des petits Larousse dont elles énumèrent les innombrables vertus. Elles se disputent un peu à propos de la couleur de la couverture: rose, beige, rose-beige, rose-saumon,... elles rient, elles se taquinent, mais c’est pour rire. Elles se rappellent surtout de la page des bannières, étonnées et heureuses d’avoir pris conscience, tels Leibniz et Newton, simultanément, que toutes les bannières du monde étaient rectangulaires, toutes, excepté celles de la Suisse et du Vatican.
Les yeux embués, elles regrettent le beau temps des voyages sur la moquette, tout a tellement changé. Elles au moins découvraient le monde. On avait, soupirent-elles, une toute autre façon de voyager, une vraie. Et mine de rien on se coltinait le réel, la Suisse, le Vatican, les gardes suisses. Magiques ces bannières! Réellement magiques!
J’opine avant de reprendre ma lecture de l’Anthologie des voyageurs français et européens de la Renaissance au XXème siècle, avec le sentiment désagréable que cette anthologie mérite déjà de solides compléments.

Jean Prod’hom

XXI



Le garçon s'est fait piquer dimanche soir par une abeille, tout près de l'oeil si bien qu'on l'a gardé à la maison tout le lundi. Il ressemble à Quasimodo.
Arrive en fin de journée un copain d'école, un papier à la main listant les travaux que ses camarades ont réalisés pendant la journée: mathématiques, allemand, conjugaison, musique et histoire biblique. Il doit les rattraper avant d'être autorisé à retourner à la mine. Ses parents se sont mis à l'ouvrage, il a neuf ans, c'est leur Quasimodo et ils l'aiment.
J'ai compris ce que les enfants apprennent en priorité à l'école, à ne pas être malade. C'est bien!
A minuit, lorsqu'ils en ont eu fini avec ses devoirs, le père et le fils ont regardé Notre Dame de Paris, avec Gina Lollobrigida et Anthony Quinn. C'était une belle époque où l'on était assez pauvre pour savoir qu'il aurait été vain de vouloir rattraper quoi que ce soit.

Jean Prod’hom


Image de la connaissance



L'enseignant sera, dans les années qui viennent, aux prises avec des difficultés dont il envisage à peine le contour. L'une d'elles se précise toutefois aujourd'hui. Elle concerne la mutation de l'image de la connaissance dans la conscience des jeunes gens. Ils sont nombreux déjà, dans nos écoles, ceux qui croient que la connaissance est déposée dans des encyclopédies numériques mises à leur disposition, dans lesquelles il suffit de puiser ce que listent quelques moteurs de recherche, de le transférer sur un support au bas duquel l'ajout d'un prénom et d'un nom feront de ces simples opérateurs des experts.
Nous aurons donc à distinguer à nouveaux frais le savoir et la connaissance, c'est un fait essentiel. Car si le premier réside bel et bien dans les choses et les livres, la seconde ne se trouve pas hors les sujets vivants.
Cette importante mutation de l'imagerie a fait du chemin et les enseignants sont déjà quelques-uns à s'en être faits les complices, à leur insu peut-être. Dans un article publié par La Provence, Marcel Gauchet répond à Laurent d’Ancona.

En tant qu’instrument technique, Internet est un outil fantastique. Mais à travers lui, se joue une évolution de l’image de la connaissance qui porte beaucoup plus loin. Ce qu’on pourrait appeler une extériorisation du savoir. Il est déposé dans des banques de données, et il suffit de se brancher sur des sources disponibles. C’est pas la peine de se farcir la tête de choses pour lesquelles il suffit d’avoir la clé d’accès. En ce sens-là, Internet donne à ses utilisateurs l’idée qu’ils peuvent tout savoir sans rien savoir.

Marcel Gauchet
Aujourd'hui, le savoir est devenu facultatif",
in La Provence, 3 décembre 2008

Comment ne succomber ni à Charybde ni à Scylla, comment éviter d'être les hérauts d'une image surannée de la connaissance ou, contrits, les cassandres de sa disparition? En résistant et, à coup sûr, en imaginant! L'enseignant aura dans les années qui viennent à mettre sur pied des dispositifs simples, élémentaires, qui obligeront ceux qu'il forme à ne pas recourir à l'Internet et ses banques numériques, inutiles en la matière.
Il aura en effet à réhabiliter la connaissance du particulier que seul un travail hic et nunc permet d'approcher: connaissance de son quartier, rencontre de son voisin, approche du monde. De tout cela, la vie scolaire confinée dans des laboratoires toujours plus sophistiqués et couteux nous en a éloignés. Elle nous en rapprochera peut-être à nouveau, pour peu que nous le souhaitions.
C'est ce que réalisent depuis quelques semaines certains élèves du Mont-sur-Lausanne dans leurs notes journalières...

Histoires de trottinettes
Le grec
Les surdoués: de drôles de zèbres!
Pourquoi le vaccin?
Une nouvelle boulangerie au Mont-sur-Lausanne
L'eau en voie de disparition
Une nouvelle bibliothèque au Mottier

Jean Prod’hom

Dimanche 15 février 2009



Je termine à l'instant la rédaction des notes que je destine à chacun des vingt-six élèves dont j'ai la charge. A les considérer avec un peu de hauteur, elles peuvent se réduire à la reconnaissance de quelques attitudes.

- Prendre de la hauteur, précisément, c’est-à-dire être en mesure de s'interrompre dans son travail à n'importe quel moment, où qu'on soit et quoi qu’on fasse, lever la tête comme le saint Augustin de Carpaccio et jeter par la fenêtre un long coup d'oeil au monde avant de s'interroger sur la nature et le bien-fondé de la tâche à laquelle on s'est attelé. Pour recadrer nos actions, redimensionner notre effort, redresser les dérives, rappeler le but à atteindre, se réapproprier le sens de l’entreprise, se désinquiéter aussi.
- Cartographier ensuite la problématique, repérer les difficultés et attribuer chaque fois que cela est possible - et ça l'est toujours - un nom à chacune des difficultés rencontrées, les résoudre alors l’une après l’autre. C’est une technique infaillible pour se débarrasser de nos ennemis. (Les trois Horaces et les trois Curiaces l'ont démontré à l'occasion de la guerre entre Rome et Albe-la-Longue. Les Curiaces furent tous les trois blessés rapidement et deux des Horaces tués. La bataille devenait inégale. Le dernier Horace s'enfuit. Les Curiaces blessés se mirent à ses trousses. Mais ceux-ci ne le rattrapèrent pas au même moment si bien que le dernier Horace les tua l'un après l'autre.)
- Honorer la sacro-sainte loi du moindre effort. Il ne sert à rien en effet de naviguer contre le vent, il y a des efforts qui parfois sont sans effet et sans raison. L’homme se fourvoie trop souvent dans l’action.
- Aller de son côté et écouter le bruissement du monde lorsque le groupe obéit aveuglément au principe d'inertie, s'en éloigner mais laisser traîner comme si de rien n'était une oreille pour ne pas être piétiné lorsque le groupe est sur vos talons.
- Enfin, écrit René Char dans les Feuillets d'Hypnos, autant que se peut, ... devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au delà. Au delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement.

En prenant encore un peu de hauteur, je me rends compte que ces mots que je destine aux élèves - les attitudes dont je chante les vertus - s'adressent d'abord à moi. Je lève la tête et jette un coup d'oeil par la fenêtre, il fait encore nuit et j'imagine le ciel très haut, le ciel qu'il s'agirait de rejoindre pour demeurer à bonne distance du monde, et le considérer lui et ses hôtes avec un peu de justice.

Jean Prod’hom

Tout dire



C'est ce à quoi rêve celui qui s'y essaie. Mais écrire suppose de celui qui s'y aventure qu'il renonce à vouloir tout dire dès le premier mot. Son rêve ne s'éteint pas pour autant, bien au contraire, il lui faut désormais creuser dans le peu qu'il énonce les avenues de ce qu'il ne saurait dire.

Chaque mot ménage son silence et l'écriture, quelle que soit son apparence, va cahin-caha, de mot en mot, comme l'enfant qui saute sur les rochers du môle. Un invisible chemin de crête se dessine. Pour tout dire, celui qui s'y essaie n'écrit ni tout ni rien, mais un rien à bonne distance du tout et du rien. Il jette, bien loin devant, le secret espoir de tout dire.

Celui qui écrit est habité par une indéfectible confiance proche de l'innocence, l'innocence du funambule qui a pris la mesure du vide dont il est le laborieux artisan, celle de l'enfant aussi: il traverse à cloche-pied la marelle qui fait tenir ensemble l'aube et le crépuscule.

J'ai reçu l'autre jour le texte d'un tout jeune garçon. Avec une confiance et une tranquillité inouïes pour un enfant de son âge, il jette à gauche et à droite de son récit quelques leurres sur lesquels il ne reviendra pas, il n'en dit rien sinon qu'ils sont là. Ces leurres creusent d'immenses tranchées qui agrandissent démesurément le monde que son récit fonde et qui lestent les événements que celui-ci traverse.
Je lui ai demandé s'il en savait quelque chose. Il m'a avoué, un sourire dans les yeux, je crois mais je ne m'en souviens plus exactement, qu'il n'en savait rien, lui non plus.

Jean Prod’hom

Pierre Bergounioux... et puis un rêve



Nous nous sommes retrouvés au collège une petite dizaine, samedi matin à 10 heures, pour la seconde séance d'information autour de Maîtrise de français et sa grammaire – enseignée quelque temps encore dans le canton de Vaud. Moins tendu que lors de la séance de mercredi passé, j'ai su lever l'essentiel de ce que j'avais projeté. Moins de précipitation donc, moins d'agitation, de confusion...
Il faut dire que pour introduire mon propos j'avais trouvé un allié de poids en la personne de Pierre Bergounioux. Son Ouvrir la grammaire (Nathan, Paris 2002) est une petite merveille dont les avant-propos. introduction, préambule,... méritent le détour.

Ce court traité postule simplement que le lecteur, comme tout homme, en possède la maîtrise pratique. Il voudrait rattacher une discipline perçue comme tristement scolaire à son principe même, à la vie et à sa dimension proprement humaine, celle de son sens. Il n'établit rien que le lecteur (jeune ou moins jeune) ne sache déjà, mais d'un savoir qui fréquemment s'ignore et que les pages suivantes ne font que porter à jour.

Avant-propos

Nous sommes doubles, faits d'un corps et d'un esprit. Le premier est matériel, prisonnier d'une heure – le présent – et d'un lieu (ici, maintenant). Le second, quoique immatériel, n'est est pas moins très réel, puissant et libre. Il peut se transporter ailleurs, revenir dans le passé ou se porter dans l'avenir, imaginer ce qui n'est pas. Tel est le privilège de la pensée. Nous ne sommes pas seuls au monde... Pour faire connaître ce que nous sommes aux autres et pour savoir ce qu'ils pensent, nous nous parlons.

Introduction

En français, huit espèces de mots suffisent à tout dire...
Les deux espèces majeures sont le nom et le verbe parce qu'elles se rapportent aux deux dimensions de notre expérience: l'ESPACE et le TEMPS, qui composent le MONDE.

Morphologie

La parole est, avec le rire, le propre de l'homme. Elle est au coeur de toutes les activités. Elle constitue la principale ressource de nombreuses professions (enseignant. interprète, avocat, psychologue, parlementaire...). Elle peut être tarifée (téléphone). Elle a un PRIX – en temps, en argent, en fatigue – que l'on cherche à réduire. Minimiser le coût linguistique, telle est l'utilité du pronom ...

Le pronom

Et puis j'ai avancé de deux ou trois pas dans le rêve que j'ai fait à la suite de la séance de mercredi passé. Tout d'abord nous nous sommes retrouvés dans la nouvelle bibliothèque, assis ensuite sur de vraies chaises, au profil de violons rouge griotte, face enfin à de vraies tables.
Ce n'est pas tout: on se retrouvera qui voudra le premier samedi matin du mois d'avril, on ouvrira la salle d'informatique, on ouvrira la salle attenante à la bibliothèque, la classe 11,...
Si l'on nous y autorise!

Jean Prod’hom

Éclaircies



De l'opacité chronique qui règne dans les relations entre l'école et ses usagers surgissent parfois des éclaircies qui annoncent des jours meilleurs.
Ainsi hier matin à l'aube, je lis un mail signé par les parents d'un élève – envoyé à 00:44:00 GMT, tous les détails comptent lorsqu'on a besoin de réconfort! – qui m'ont fait le plaisir d'accepter la veille au soir mon invitation à une séance d'information autour de la grammaire et de son enseignement aujourd'hui dans le canton de Vaud, une séance promise il y a quelques semaines déjà à l'occasion d'une réunion de parents.
Ils me remercient en faisant preuve de la gentillesse et de la bienveillance qui concourent si souvent à atténuer les peines et les remords de l'orateur, engendrés par le souvenir de ses imprécisions, de ses précipitations, de ses omissions – il faut s'y faire, les choses sont irréparables.
Au terme de leur message je lis : Votre proposition d’organiser d’autres soirées à thème trouve notre entière adhésion. Cette question du but de l’enseignement, en lien avec la quantification du travail scolaire, nous semblerait un sujet intéressant à débattre…
Je me prends à rêver...
Ce serait un soir de printemps, le mercredi 22 avril ou un matin, le samedi 24 avril, on nous aurait mis à disposition la bibliothèque du collège – qui s'appellerait Chez Nono – on s'assoirait autour d'une vraie table, avec de vraies chaises et on dirait la variété de nos attentes, l'irréductible, le possible, l'impossible, le nécessaire, le souhaitable... On prendrait avant de se quitter un apéritif, il ferait grand beau, les enfants joueraient dans la cour, etc.

Jean Prod’hom

Catéchisme au collège Archimède



Nous rappellerons chaque jour à nos élèves que la loi du moindre effort est une loi sacrée dont l'application obligée conduit chacun d'entre nous à l'allègement de son fardeau ou à l'augmentation de ses peines. Rien ne se fera sans elle ni sur les pentes du mal ni sur celles du bien, foi de charbonnier.

Tu ne cesseras pas de chercher des raccourcis pour rapprocher les fins, des martingales pour faire fortune, des remèdes pour abréger les souffrances. Tu étudieras pour éviter de devoir répéter l'ensemble des expériences de l'humanité et pour pointer présent au bout du temps. Tu iras à l'école pour quitter ta famille en un temps raisonnable. Peut-être n'aimeras-tu qu'une femme? Tu obéiras servilement, comme tout le monde, à la loi du moindre effort.
Mais tu apprendras la contrepartie de cette loi: son application aveugle et immédiate mène aux enfers, celui qui cède à ses séductions sans honorer les conditions de son exercice est condamné aux travaux forcés, Sisyphe ou charbonnier. En souhaitant trop vite n'avoir rien à faire, tu te retrouveras au premier rang le matin à transporter le charbon; le soir, noir de suie, tu marcheras seul et fourbu dans l'air glacial de l'hiver. Tu prendras conscience alors que son application heureuse nécessite des efforts immenses. Cette loi n'équivaut pas à l'abandon de l'effort, mais à son culte.
En définitive tu veilleras à ne pas perdre de vue une ou deux choses que tes parents t'ont chargé de remettre à tes enfants: quelques sous, de l'amour et des lumières.
Regarde l'homme de pierre dans la cour, c'est l'inventeur du levier, oisif aujourd'hui, il a su, grosse tête et corps chétif, déplacer des montagnes.

Jean Prod’hom

Courage citoyen!



La tête rongée dedans par les allées et venues d'une armée de rhinovirus et dehors par le brouillard qui ne se lève pas, il n'en suffit pas plus pour que je sois amené à penser que je vais vivre quelques jours encore – dans des souffrances qui m'épargnent évidemment moins qu'un autre – avant de mourir, tout simplement. Je ne vois plus aucune autre issue, c'est irrémédiable.
La réalité indubitable de mes sensations m'apparaît avec l'évidence du rêve si bien que ma conscience, qui ne va pas au-delà du constat qu'il n'existe pas plus de raisons que mes souffrances s'interrompent que de raisons qu'elles n'aient commencé un jour – et je n'en vois aucune –, est incapable de rivaliser avec ce qu'elle aurait pu considérer comme la conclusion erronée d'un raisonnement miné par la contradiction. J'attends donc la mort. Hôte de parasites indésirables je suis réduit à n'être qu'un champ de bataille, je perds le peu de sagesse que je croyais avoir acquise, je décline et je rage.
– C'est certainement un petit refroidissement, me rassurent quelques collègues.
Ces consolations, nées de la bienveillante bienveillance de l'homme et qui auraient dû me convaincre que je n'en ai pas fini encore avec la vie, résonnent comme des condoléances et me précipitent au contraire plus loin dans le désespoir en m'avertissant que ce mal qui a envahi mon cerveau et ronge mes facultés n'est qu'une faible image des maux qui auraient pu et peuvent encore me menacer.
En désespoir de cause je m'informe. Ces rhinovirus appartiennent à la famille des picornaviridae qui sont à l'origine du rhume banal. Mais ce que j'apprends ensuite me fait trembler: ils peuvent être aussi à l'origine de la méningite. Pire! selon un professeur dont j'ignore évidemment tout mais qui s'y connaît à coup sûr, les picornavirus auraient des effets destructeurs sur les cellules de l'hippocampe, sans lequel je n'apprendrais ni ne mémoriserais rien. Mon état est donc plus grave que je ne le pensais, mon refroidissement, comme ils disent, pourrait entamer le peu de raison qui me reste, il est temps que je me batte pour que je m'en sorte. Car si on doit accepter de mourir, il n'est pas élégant de mourir n'importe comment. Je n'ai plus une minute à perdre.
Il y a quelques raisons désormais que je sorte vivant de cette épreuve.

Jean Prod’hom

Dimanche 11 janvier 2009



Certains viennent à l'école à contre coeur, fatigués, ils n'appartiennent plus tout à fait au monde que l'institution leur propose. Grands déjà, ils ont comme abandonné l'enfance qui décidément les ennuie. Ils se savent plus à l'aise dans les affaires, des affaires de toutes espèces: coeur, argent, bons coups, ambitions, appartenance, alliance et exclusion en tête. L'école leur tombe des mains comme les livres d'enfants.
D'autres sourient, se saisissent de tout ce qui traîne, histoires, bruits, mondes, ficelles, images, livres,... quels qu'ils soient. Tout est bon, ils recyclent à tour de bras et sourient à journée faite, ils se baignent comme Porculus dans la bonne boue, si douce de l'enfance.
Et puis les autres qui hésitent à mi-chemin.
Emerveillé je l'ai été mardi passé lorsqu'une élève d'une douzaine d'années a lu aux vingt camarades qui l'entouraient un livre pour les tout petits:
Elle lit consciencieuse chacune des pages de ce récit, sa voix sourit, elle rayonne. A droite en bas, elle baisse la voix puis s'interrompt un long instant avant de poursuivre au verso, lève les yeux, nous regarde comme si nous avions gardé près de nous ce qui était autrefois en nous, retourne le livre comme un morceau de verre, pour nous faire voir les images jaunes, vertes et bleues qu'elle a goûtées peu avant et qu'elle nous offre. Ses yeux rient aux éclats de la surprise qu'elle nous fait.
A chaque double page le rituel reprend, chaque fois on entend quelques rires dans l'assistance: les rires cristallins du temps des jeux et de l'ignorance, et les rires éloignés de ceux qui savent. Elle ne dédaigne aucun d'eux, ni les fronts lisses ni les fronts creusés par la méditation, le calcul et l'esprit de sérieux.
J'aurais aimé que la lecture de ce livre se prolongeât.

Jean Prod’hom

Dans un petit carré de lumière



Autour de midi en hiver, lorsque le soleil vient frapper les lucarnes de nos greniers, des nuées de mouches dont on ignore les lieux de retraite – ou de nidification – font leur apparition sur le mode de la génération spontanée. Elles frottent bruyamment et sans discontinuer leurs ailes contre le verre réchauffé. Personne n'a été en mesure de déterminer précisément l'instant de leur réveil. Elles s'agitent, ivres d'abord elles volettent en tous sens. Epuisées enfin elles rejoignent en chute libre les lames du plancher, grésillent par à-coups plusieurs minutes, elles brûlent leurs dernières forces. Un dernier coup d'ailes, un dernier coup de pattes, elles meurent enfin serrées dans un petit carré de lumière.

Un collègue m'avertit qu'il a retrouvé dans l'une des poches de son ordinateur des photos égarées et qu'il les a fait parvenir à un ancien élève, aujourd'hui en formation professionnelle, qui les lui demande depuis plusieurs semaines déjà.
Le jour même de cet envoi, un e-mail de cet élève m'avertit de la publication dans son album, sur Facebook, d'une photo. Elle met en scène sur les rives du lac Majeur les cinquante acteurs de ce festin sportif. Sous la photo leurs prénoms et leurs noms, détenteurs pour la plupart d'un compte sur Facebook. Je m'y reconnais.
Il aura suffi de quelques secondes à peine pour que le premier des cinquante disparus envoie un message de condoléances. Les bougies s'allument. Et dans les heures qui suivent affluent les messages de la diaspora.
Le feu dure quelques jours, puis les disparus disparaissent, le livre se referme, les bougies s'éteignent. Diaspora.

Fin août 1985 sur la rive gauche de l'Ardèche, au-dessus de Viviers où nous avons dormi. Nous marchons toute la journée et c'est le crépuscule. S'offre alors un spectacle qu'il est difficile d'imaginer: d'innombrables fragments blanchâtres d'une matière indéterminée, déchiquetée et nervée, tournoient tout autour et saturent l'espace. On n'y voit plus rien, ce sont des éphémères. Le ballet dure un instant, dix minutes peut-être, et la nuit tombe.
Au matin, les rives de l'Ardèche sont recouvertes d'un épais suaire à la couleur indécise, détrempé, poisseux: le décor d'un film d'épouvante.

Jean Prod’hom

Le Papa de Simon



Chacun de son côté, eux du leur et moi du mien, si bien que nous avons travaillé dur et en silence mercredi passé, comme il convient lorsque l'on se met en demeure d'apprendre autre chose que ce que l'on sait déjà, la tête dans l'encre noire une heure durant, courbés sur un beau récit de Maupassant, Le Papa de Simon.
Nous l'avons écouté il y a une dizaine de jours dans une version proposée par la RSR; et puis je leur ai remis il y a une petite semaine une copie du texte pour qu'ils puissent en prendre soigneusement connaissance à la maison. Certains l'ont lu, d'autres lu et relu, annoté, crayon, plume ou couleurs, d'autres enfin confiants, trop confiants...
C'est l'histoire de Simon, un garçon de sept ou huit ans qui ne connaît pas son papa – est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli? Les gamins de l'école avec lesquels Simon ne galopine pas dans les rues du village ou sur les bords de la rivière n'ont pas de pitié – pas plus que leurs parents – pour cette chose extraordinaire, monstrueuse, cet être hors de la nature. Ils le mettent en demeure de répondre de cette absence.
Ce mauvais coup contre lequel n'existe aucune parade renforce la cohésion des galopins, malins et cruels, et contribue à l'égarement de Simon qui sent monter en lui l'impuissance. Il songe à mourir.
Maupassant raconte le chemin difficile que doit emprunter Simon, à deux pas d'en finir avec lui-même et les autres, pour disposer d'un nom, le nom d'un père qui accepte, et le fils et la mère; un nom autour duquel le groupe pourra se reconstituer comme autour de la loi et non plus hors-la-loi autour de l'enfant innocent qui n'en a pas. Simon rencontre Philippe, un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frisés, qui épousera sa mère au terme du récit.
– Mon papa, dit-il, c'est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu'il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal.
Philippe Remy promis!

Midi finissait de sonner. La porte de l'école s'ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s'arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.

Un élève s'approche, il veut me parler, de ce qui s'est passé la veille dans la salle d'informatique alors qu'il travaillait avec deux camarades. L'un l'a frappé sur la tête sans raison apparente. Je m'assure d'abord que chacun d'eux a un père, c'est le cas.
Le temps passe et je finis par m'approcher des deux acteurs absents jusque-là qui m'avouent ne s'apprécier que très partiellement, ils en sont venus autrefois aux mains, aujourd'hui ils en restent aux mots, des mots qui volent comme des coups.
L'étonnant de l'affaire c'est que pour s'armer et entamer l'intégrité de l'adversaire, chacun fait siens les mots convenus de notre temps, chacun reproche en effet à l'autre d'avoir un comportement monstrueux à l'égard de ses propres parents.
– Toi tu insultes ton père!
– Toi tu es un enfant-roi!
Moi j'ai trouvé! L'histoire de ces deux élèves retrousse le récit de Maupassant comme un gant. Si les gamins du village de Normandie se constituent en une bande solide en excluant Simon parce qu'il n'a pas de papa, deux gamins – et d'autres à coup sûr – de mon village s' accusent l'un l'autre, dans un miroir, non pas d'en manquer mais de vouloir s'en débarrasser.
Il faudrait aujourd'hui écrire une nouvelle histoire, celle de Pierre, Jacques et Jean, des gamins de onze ou douze ans qui ont tous un bon papa, mais qui sont dans le regret de ne pas avoir à leur disposition un petit Simon, une chose extraordinaire, monstrueuse, un être hors de la nature. L'histoire raconterait comment la communauté des gamins – et des adultes – retrouve la paix en conduisant Pierre, Jacques ou Jean au parricide.
Cette histoire me dit quelque chose...

Jean Prod’hom

Deux fois ravi



Il est un peu plus de 10 heures 30 et les élèves travaillent en silence un beau conte de Maupassant, Le Papa de Simon.
Désoeuvré, j'aperçois à travers la vitre de l'une des fenêtres aux cadres turquoise de la villa du Chemin du Mottier un vieil homme qui s'affaire. Dans le ciel file un merle à tire-d'aile, il stoppe son vol, pieds joints sur une branche basse de l'un des trois pins qui se dressent là, devant moi à deux pas... Je me réjouis.
Je me réjouis de ce que l'école, malgré l'orientation qu'elle a prise depuis le commencement, soit encore si proche de ceux qui n'y sont plus et que j'aperçois de temps à autre par les grandes baies vitrées de la classe, enchanté que l'école se dresse en compagnie des arbres et des merles à l'air libre.
Tandis que les élèves s'enfoncent dans une petite ville de province et rejoignent Simon au bord de la rivière, Philippe Remy dans sa forge, Blanchotte dans la chambre, je demeure la tête hors de l'eau, perds le fil de ce pourquoi je suis là, observe les feuillus, nus, qui se dressent dans la pelouse interdite, je devine plus loin le Gros-de-Vaud, le Jura et l'Amérique.
Dans le même temps pourtant, je me sens abandonné, exclu du monde, habité par le sentiment tenace de jouer une partie dans une réalité moindre. J'aimerais être ailleurs, dans le bruit du monde ou le creux des ravins, vivre à mon tour et ne rien attendre, obtenir l’immédiat et m’en suffire.
Comme souvent alors je songe à quelques mots d’Yves Bonnefoy qui me suivent depuis tant d'années.

Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque: là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu.

Yves Bonnefoy, L'Arrière-Pays
Albert Skira, Paris, 1972

Le mirage a creusé un manque qui m’a écarté de la route, il m’a déposé nulle part, à deux pas de mes rêves, plus proche que jamais des êtres qui s'éloignent.

Jean Prod’hom

Google



Un ancien élève écrit à la rédaction du Journal, il souhaite que deux textes qu'il a rédigés à l'occasion d'un atelier d'écriture, il y a sept ans, soient retirés du site du Journal, ils lui rappellent de bien mauvais souvenirs, c'était une difficile époque de sa vie. Je retire donc du site les liens qui conduisent à ces deux textes.
Mais Google est une grosse machine mémorielle qui prend un temps important avant de nettoyer les résultats de ses explorations, si bien que, chaque fois que cet ancien élève tape son prénom et son nom sur Google, ceux-ci apparaissent sur une page, suivi de quelques-uns des mots que cet ancien élève veut bannir du monde.
Lorsqu'on tente de télécharger ces deux textes, par un clic sur les adresses fournies par Google, celui-ci signale son impuissance par les mots: Objet non trouvé! Error 404. Ces textes n'existent plus en effet sur aucun serveur. Ce que l'élève voit lorsqu'il tape son prénom et son nom, ce ne sont plus ses textes proprement dits, mais l'empreinte qu'ils ont laissée, des simulacres qui rappellent qu'un objet a existé mais qu'il n'est plus là.
L'élève m'envoie alors plusieurs jours de suite un message dans lequel il me prie instamment de supprimer ces empreintes. Je n'en suis pas capable et j'ai beau le lui répéter; je lui soumets pourtant quelques solutions qui ne le convainquent pas: s'adresser directement à Google – mais il n'est pas si aisé de s'attaquer à une pieuvre géante –, attendre et espérer que la blessure s'atténue, ou renoncer à vouloir supprimer les empreintes de ce qui a été.
Car on ne se débarrasse pas si aisément de son passé. Et comment pourrait-il en être autrement? Comment vivraient les hommes s'ils n'avaient aucun accès à l'ensemble des événements qui les constituent? On ne se refait pas dans la vie comme au poker!
Cet ancien élève est-il condamné désormais à taper son prénom et son nom, indéfiniment, pour s'assurer que rien de son passé ne fait retour? A vouloir escamoter les traces et les images de celui qu'on suppose avoir été, on se condamne aux travaux de Sisyphe. Le déni n'amène aucun réconfort, rien ne nous garantit qu'aucune trace n'existe ici ou là, que nous ne rencontrerons pas, au moment où on s'y attend le moins, demain ou après-demain, celui qu'on avait voulu voir disparaître.
Il est vain, logiquement et ontologiquement, de vouloir s'assurer de l'inexistence de quoi que ce soit.

Jean Prod’hom

Jouer dehors



Hier, Marc, un très bon élève discute avec une enseignante. Ils avaient déjà parlé la veille de l'utilisation de l'informatique dans la rédaction des rapports de TP. Ils parlent alors de choses et d'autres, du dossier d'évaluation, des TP encore, de ce début d'année en septième secondaire baccalauréat, du travail pour le lendemain,... Tout va pour le mieux!
Sinon qu'au moment de se quitter, en réponse à une question sur le travail à faire à la maison, Marc répond:
– Ça va,... Ça fait trois semaines que je ne suis pas allé jouer dehors!

Jean Prod’hom

Dans une mandorle



Chaque année B glisse dans notre casier de la salle des maîtres un dépliant publié par l'Office fédéral de la statistique (OFS) intitulé La Population de la Suisse. Notez que je ne le lis pas soigneusement chaque année – notre pays est en effet si bien réglé que nous semblons suivre sans broncher la pente calculée par nos offices de statistiques.
Je reçois donc, avec l'année de recul qui convient pour réaliser de tels travaux, les statistiques 2007. Je prends le parti cette année de les lire avec attention. Je me coule un bain et me noie dans les chiffres.
J'apprends tout d'abord que la Suisse compte 34 jeunes gens pour 100 personnes en âge de travailler, alors qu'ils étaient 76 en 1900. A l'inverse, le nombre des personnes âgées qui dépendent de ceux qui travaillent a doublé. Cette inversion ne revient pourtant pas au même, il faut le répéter, nous sommes un peuple de vieux!
J'apprends aussi que l'espérance de vie en 1900, et j'en tremble rétrospectivement, se montait à 49 ans pour les femmes et à 46 pour les hommes. Nous pouvons aujourd'hui, et c'est heureux, rêver à une prolongation, presque une seconde mi-temps.
J'apprends encore qu'il existe plus de Suisses qui quittent leur pays que de Suisses qui y reviennent. Ça n'est pas un très bon signe! Un meilleur? 668'100 Suisses sont établis ailleurs dans le monde!
Quant aux hommes ils se remarient plus facilement que les femmes, je les devinais moins naïfs. Il faut savoir en outre que près d'un tiers des mariages en Suisse sont des remariages, c'est-à-dire des unions où au moins l'un des deux partenaires est divorcé-e ou veuf/-ve. C'est beaucoup et ce chiffre démontre l'obstination de nos ressortissants à persévérer dans un domaine abandonné par beaucoup.
Demeure la pyramide des âges, que l'on croyait stable mais qui n'a plus rien à voir avec les illustres tombeaux construits pour l'éternité. A moins que...
La pyramide des âges en Suisse comme en Europe cache en effet de moins en moins sa vérité mortelle. Elle s'est faite champignon, champignon atomique, qui jette toujours plus haut dans le ciel son large anneau de promesses sombres. L'Europe explose, tous nos vieux – femmes et hommes égaux enfin tous ensemble dans la même mandorle – sont poussés année après année vers le ciel, toujours plus haut, toujours plus nombreux. Assomption!
L'explosion n'est pas terminée, nous sommes à mi-parcours, chapeau pointu. Il nous reste encore quelques années avant que nous ne retrouvions la stabilité d'une nouvelle pyramide, cul par-dessus tête. Il nous faudra alors remettre nos représentations à l'endroit: quelques enfants en haut près du ciel et les vieux en bas, en pagaille près de la terre où on redevient poussière.

Jean Prod’hom

Coup de pouce



Je reçois il y a quelques jours un mail d'un jeune électricien de Genève. Il me prie de retirer du site du Journal de l'Etablissement un texte qui y figure. Pourquoi cet ancien élève dont le nom ne me dit rien souhaite-t-il que ce texte disparaisse du site? Le texte était-il si mauvais, lui rappelait-il de mauvais souvenirs? Je vais immédiatement le consulter et comprends alors la méprise. L'électricien genevois n'en est pas l'auteur!
Il s'agit en fait d'une lettre argmentative écrite en juillet 2003 dans le cadre du Certificat d'études par Jonathan, un excellent élève dont je me souviens bien. Pour la faire figurer sur le site comme exemple, j'avais estimé judicieux de substituer aux prénom, nom et adresse réels qui figuraient en tête de sa lettre, des prénom, nom et adresse fictifs.
Par un pur hasard j'ai choisi ce jour-là un prénom et un nom que portait déjà un adolecent genevois bientôt électricien.
Celui-ci n'avait donc jamais été un élève du Mont-sur-Lausanne. Quant à l'adresse mentionnée en tête de la lettre, elle aurait dû lui suffire, au risque de se compter parmi les fous, pour ne pas faire de lui-même un autre...
C'est en recherchant les occurences du prénom et du nom des deux homonymes sur Google que j'ai compris peut-être l'intention de l'électricien genevois. Google place en effet en tête de sa liste de résultats la lettre argumentative de l'élève fictif du Mont-sur-Lausanne – et non pas les coordonnées de l'entreprise d'électricité que met sur pied le jeune loup de Genève. En me priant de retirer cette lettre qu'il savait ne jamais avoir écrite, l'électricien genevois espérait que je lui libère la première place et offre à sa nouvelle entreprise un avenir dégagé de toute ambiguïté.
C'est ce que j'ai fait sur le champ. Laissons vivre les petites et moyennes entreprises!

Jean Prod’hom

Souhaitable



– L'école demain?
– Et bien pêle-mêle je te répondrai qu'il serait souhaitable que chaque élève dispose d'une boîte dans laquelle, pour ne pas se perdre, il regroupe quelques objets ramassés au bord du chemin, rencontre un jour celui qu'il n'a pas choisi, citoyens tous deux demain, non pas pour en faire un ami, mais pour mieux comprendre ce dans quoi nous avons été précipités, cède sa place chaque fois qu'un autre prend le risque de dire ce qu'il a à dire, use de la liberté ailleurs que dans le choix de ses chaussures ou d'une boisson, ait l'occasion de rencontrer la loi, possède quelques objets qui survivent plus de quatre saisons, s'assure qu'il n'est seul et partage une part de l'imaginaire du monde, suive le chemin imprévisible de la mouche sur la vitre lorsque le printemps revient, aperçoive la porte qui se cache au fond de l'ennui, saisisse que ce que la tradition lui remet est sans prix, dorme les heures qu'il lui faut pour mieux se réveiller parfois à l'aube, ne mange pas seul à midi et le soir, dispose d'un tamis pour distinguer, lorsqu'il le faut, le grain de l'ivraie, apprenne à ne plus craindre ni la nuit ni les carrefours, et quelquefois, les soirs bleus d'été, foule l'herbe menue...
– Halte! ce n'est pas nouveau!
– Et ce ne sont que des mots!

Jean Prod’hom

Lipp et Genevay



Les fossoyeurs sont à la tâche dans le canton de Vaud, on nous demande en effet d'enterrer une certaine manière d'enseigner le français. L'entreprise de renouvellement, qui a débuté avec Maîtrise de français en 1979, va s'interrompre au cours de cet hiver.
La Direction générale de l'enseignement obligatoire du canton de Vaud a demandé aux établissements scolaires du canton de décider dans les jours qui viennent de la prochaine ligne de matériel qui sera désormais utilisée dans nos classes. Les discussions vont bon train. Nous avons à choisir entre deux collections, françaises toutes deux. Beaux livres, belles brochures dont nous saurons à coup sûr disposer. Ces ouvrages font l'impasse pourtant sur l'observation fine que nous proposent depuis près de trente ans Lipp, Besson, Genevay, Genoud, Nussbaum et leurs successeurs.
C'était hier à midi à la salle des maîtres, des collègues évoquaient les difficultés de certains élèves à analyser le groupe la tienne dans:

Marthe, Louise a perdu toutes ses bagues, tu as de la chance, la tienne est à ton doigt.

Hésitant, je demande ce qu'il en est.
– Un pronom possessif!
Chacun opine; c'est en effet l'analyse que propose le ministère de l'éducation nationale française – je suis allé voir – dans son Bulletin officiel spécial (6) du 28 août 2008. Mais cette appellation n'est-elle pas réductrice? S'agit-il d'un pronom? En quel sens?
L'analyse que proposaient Genevay, Lipp et Schoeni, conseillés par Huot, Delesalle et Corblin (Français 8e Notes méthodologiques, Grammaire, LEP, 1986, 39–54 ) fait voir ce que nous allons perdre.
Le groupe la tienne est traditionnellement – une tradition vers laquelle nous sommes donc conviés à retourner – rattaché aux pronoms possessifs. Or les deux groupes toutes ses bagues et la tienne ne sont pas coréférentiels, et seul manque dans le second groupe un nom pour le considérer comme un groupe nominal. Les auteurs romands remarquent aussi que le groupe la tienne contient un déterminant comme n'importe quel groupe nominal, auquel il est préférable donc de l'apparenter, d'où son appellation de groupe nominal sans nom réalisé. En résumé, le groupe la tienne contient un déterminant identifiant (la), une suite du nom (tienne) et fait l'impasse sur le nom noyau. Quant au mot tienne, il joue un double rôle: suite du nom bague (nom non réalisé auquel il s'accorde en genre et en nombre) et reprise pronominale du nom Marthe. Il fallait le démontrer!
Cette analyse ne trouvera plus grâce. Son plus gros défaut? N'être indexée que trois fois seulement sur Google?
Il m'a semblé hier à midi que l'affaire était donc jouée, que le tournant avait été pris et que nous retournions d'où nous venions. On s'y fera en peu de temps, j'en suis sûr. Et puis, ce que nous allons perdre peut-être du côté de la finesse sera compensé par les bénéfices que nous récolterons: nous vivons la fin de l'isolement du canton de Vaud et de la Suisse romande dans le concert de l'enseignement du français. Ce n'est pas rien! A la vôtre!

Jean Prod’hom

Dimanche 30 décembre 2008



Ils étaient encore il n'y a pas si longtemps - vingt, trente ans? - sur les bancs d'école, je les vois encore distinctement, ceux du premier rang, du centre, du fond ou des issues,... Ils ont si peu quitté la classe que j'ai proposé à ceux d'entre eux qui regrettaient de ne pas pouvoir aider leurs enfants dans le domaine de l'analyse grammaticale pratiquée aujourd'hui dans nos régions – ils n'ont connu ni Chomsky ni Benveniste – de me rejoindre un prochain samedi matin dans la salle 11 pour un recyclage. Plusieurs se sont annoncés, ils n'ont pas quitté l'école, le rendez-vous est pris, j'organiserai donc sous peu un nouveau raout grammatical.
Ce qui m'a frappé chez toutes ces mères et tous ces pères – près de cinquante – rencontrés hier soir, c'est la prédominance d'un mélange, celui du sérieux, de l'attention et de la dérision, c'est-à-dire l'esprit de légèreté! Ils n'ont pas quitté définitivement l'enfance, leur oeil, à peine moqueur, s'allume à tout instant comme celui de leurs enfants. Est-ce à dire qu'ils sont les mêmes? Non!, ils ont en plus ce dont manque l'enfant et que l'école contribue à lui apporter, l'art de la bonne distance.
Au centre de la fête, donc les absents qui ont, j'en suis tout à fait certain, trouver une raison pour de ne pas regretter l'absence de leurs parents.
J'aurais voulu qu'ils puissent un instant écouter les propos - sérieux, attentifs et dérisoires - qui les ont entourés tout au long de la soirée et puiser dans la confiance lucide de ceux qui les accompagnent, l'équanimité qui transforme les apprentissages en théâtres, drames et mystères. Voeu de Pygmalion! ils n'ont pas assisté à la scène et tant mieux. Peut-être l'ont-ils imaginée et cela suffit bien; car si nous, parents et enseignants, sommes avec eux des locataires du réel, pour eux des représentants du symbolique, nous sommes aussi loin d'eux les hôtes de leur imaginaire.
Nous avons hier soir élèves, parents et enseignants passé notre examen.

Jean Prod’hom

Silence



Au terme d'une analyse du texte de S paru avant-hier sur le blog11, qui raconte l'héroïsme ordinaire de cinq adolescentes, je prends conscience à près de midi que le clapotis qui agite l'estomac des élèves est sur le point de submerger mes commentaires comme une marée d'équinoxe. La déception guette. Je comprends même qu'il y a urgence et qu'il me faut faire vite quelques chose si je ne veux pas que la demi-heure qui nous reste ne passe dès à présent au bilan des pertes.
Je me tais donc séance tenante. Dans ces circonstances, le silence est un opérateur redoutable: j'aperçois les élèves redresser le buste, les sourcils se lever. Je maintiens l'instant à bonne hauteur pendant un temps qui apparaît à certains comme l'image exacte de l'éternité. Il me faut une pincée de courage et beaucoup d'obstination – ce n'est pas si simple de suspendre nos actes lorsque quelque chose se défait et laisser, encalminés dans le pot-au-noir, la main au silence.
Je tiens donc le coup et complète leur stupeur en les obligeant à disposer sur le champ de la liberté pour réaliser, seul ou avec d'autres, quelque chose qui trouve son sens dans ce qu'on vient de voir. Je me retire ensuite du devant de la scène, m'assieds derrière mon bureau et boutique.
Leur stupeur double d'intensité et le silence d'épaisseur avant que tout ne bascule de leur côté. Il ne faudra en effet que quelques secondes pour qu'un premier groupe s'agrège, puis un second. Tous les élèves, debout ou assis au coin d'une table, parlent, négocient, rient, proposent...
Un élève interrompt la rumeur, irrépressible, qui gonfle.
– Monsieur, on a le droit de ...
Je l'interromps avant qu'il ne termine, craignant que la réponse circonstanciée qu'il attend ouvre la voie à mille autres questions du même acabit – je sais l'affaire – et entame leur liberté.
– Désormais, sachez-le, je réponds par un oui à toutes vos questions!
L'oeil encoquiné de certains m'avertit que je ne perds rien pour attendre et que je pourrai regretter ma réponse. Je ne bronche pas si bien qu'ils reprennent leur commerce et leurs négociations.
La demi-heure a passé dans la colonne des gains et a ouvert un imprévisible horizon. J'entends alors un clapotis, c'est mon estomac qui m'appelle à d'autres réjouissances, il est midi.

Jean Prod’hom

Patchwork



Fin de journée en eau de boudin, carottes rouges et poireaux. Ce que j'ai mis en place est un peu juste, un rien a fait vaciller une architecture fragile. C'est bien sûr à cause des autres, les temps sont pourris, je suis le mal aimé, d'ailleurs c'est bientôt la fin du monde...
Les dix minutes qui suivent la fin des cours, je les passe seul et épuisé dans la salle d'informatique, en compagnie des quinze ordinateurs qui ronronnent; les mots bienveillants d'un collègue finissent de me remettre la tête d'aplomb, mais je ne suis pas en mesure d'exiger de mon esprit qu'il mette de l'ordre dans les quelques pensées qui m'ont accompagné ce matin et cet après-midi tandis que je traitais de la syllabation, que j'évoquais Balboa découvrant le Pacifique ou que les élèves inventoriaient les désignations du Grand Meaulnes.
J'aperçois, je ne sais où dans cette salle déserte, pêle-mêle, des morceaux de réflexion, des lambeaux de pensées,... et quelques pépites pour survivre et ne pas désespérer complètement, les satisfactions paradoxales que m'apporte l'enseignement de la syllabation et des accents, les lignes sur le tiret dans le Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon et la délicate question de l'accord du participe passé des verbes conjugués avec l'auxiliaire avoir, qui apporte tant de plaisir à Pascal Quignard lorsque leur complément est un nom féminin.
J'aurais tenté – si les précautions matérielles de l'ingénieur avaient été à la hauteur des ambitions pédagogiques de l'architecte – de mettre bout à bout tout cela, à quoi j'aurais ajouté pour border le patchwork de ma difficile journée la liste des problèmes de peu d'envergure que je rencontre chaque jour et qui ont fait de cette fin d'après midi quelque chose comme la fin du monde, bien sombre si je ne l'avais sauvée en soirée par la découverte sur mon ordinateur de la combinaison-clavier du tiret.

Jean Prod’hom

Emancipation



Doit-on réveiller Hegel ou sommes-nous entrés dans une nouvelle ère de l'esprit? L'ancienne dialectique qui devait conduire à l'émancipation de l'élève n'est en effet plus exactement ce qu'elle était. Je reçois, il y a quelques jours, d'un élève le mot suivant:

A cause des problèmes sérieux de mon ordinateur ces derniers temps, je suis dans l'impossibilité de mettre dans mon classeur l'ancienne version de mon texte pour le blog 11 car elle a été supprimée.
Si vous désirez plus de détails, faites-le-moi savoir demain.
Meilleures salutations et bonne fin de soirée.

Une collègue me signale ce matin cet autre message trouvé au bas d'une évaluation d'allemand:
PS: Si vous n'arrivez pas à lire, veillez me contacter!

Jean Prod’hom

Dimanche 23 novembre 2008



C'est le moment pour moi d'avouer que les manuels scolaires me tombent des mains. D'avoir autrefois participé à la rédaction de l'un d'eux n'y change rien.
Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé; avant chaque nouvelle année et son cortège de nouveaux élèves, je m'imagine être en mesure d'en faire usage - de quelques-uns au moins. Et puis en août, sitôt que nous entrons en scène, je les regarde méfiant, les écarte de l'avant-scène, les éloigne plus loin ensuite dans les rayons d'une bibliothèque pour ne plus y repenser dès Noël.
Mais je le répète et je le dis tout haut, je n'ai jamais pris la résolution d'y renoncer, les manuels scolaires finissent tout simplement par me tomber des mains. Et il faut savoir que cette affaire n'est pas sans conséquence, elle me prend la tête et beaucoup de mes forces, je crois même que le gros de mon travail en début d'année consiste à penser ou à imaginer le chemin qui m'évitera de toucher aux manuels scolaires.
Et s'ils me tombent des mains, ce n'est pas en raison de leurs qualités - car chacun d'eux en a à revendre - c'est parce que je suis incapable d'en faire un usage efficace, de trouver la distance qui convient pour disposer de leurs trésors et en faire partager les élèves.
Et puis, et surtout, les manuels scolaires me mettent profondément mal à l'aise. Ils sont en effet organisés autour d'une double perversion, celle de toujours cacher leur jeu - mais pas trop pour ne pas perdre l'élève -, et celle d'escamoter l'essentiel - avec la louable intention de le faire découvrir par l'élève lui-même. Qu'on le veuille ou non, c'est la loi du genre!

(La perversion des manuels scolaires, et donc de l'enseignement dans certaines de ses dimensions, trouve une belle illustration dans le film de Marguerite Duras intitulé Les Enfants (1984), "un film comique infiniment désespéré dont le sujet aurait trait à la connaissance". C'est l'histoire d'Ernesto qui refuse d'aller à l'école parce qu'on y apprend ce que l'on ne sait pas. Ou qu'on y apprend ce que l'on sait déjà.)

Noël approche et les manuels scolaires ne sont plus sur mon bureau, ils attendent un peu plus loin leur exil annuel...
Mais par un hasard ou une ruse de la raison, je crois avoir, il y a peu, dépassé l'aporie dans laquelle je me trouve, surmonté le malaise que j'éprouve.
Depuis août en effet, je travaille avec vingt-six élèves, des élèves vifs à très vifs. Dans l'impossibilité de construire avec l'ensemble du groupe les fondations des trois ans qui viennent, j'ai distribué il y a quelques semaines à chacun d'eux une brochure intitulée Activités en grammaire 7e, avec la fort discutable intention d'occuper l'esprit et les mains de la moitié d'entre eux, à tour de rôle, de les faire patienter donc, pendant que je me consacre à l'autre moitié et à des activités plus louables.
Ils se montrent gloutons sans saisir ce que les auteurs de ce manuel avaient en vue en le rédigeant. Comment les arrêter donc dans une activité qui ne mène nulle part? Tenter de moraliser leurs actions et leur comportement en leur demandant de ralentir, mieux comprendre, s'arrêter, relire,... n'aurait conduit à rien! Les laisser aller sans autre forme de procès eût été une nouvelle perversion ajoutée à celle qui structure ces Activités en grammaire 7e.
Plutôt que de laisser l'élève se faire embarquer dans son sillage, il me fallait donner à l'élève les moyens d'observer le travail de cette perversion. J'ai donc fait ma petite révolution copernicienne.
L'objectif que propose désormais aux élèves, ce n'est plus de maîtriser les contenus que les auteurs ont brillamment mis en scène (subordonnées, relatives, compléments, effacement du sujet,...), mais de dégager et de maîtriser l'architecture de ce manuel, les titres, les enchaînements des parties, les dispositifs proposés, les intentions des auteurs, les implicites, les présupposés, les difficultés des auteurs, les faiblesses, les leurres...
L'élève sera gagnant deux fois, j'en suis convaincu: d'abord parce qu'il aura étudié un type de texte avec lequel chacun d'entre nous a été, est ou sera aux prises pendant plus de neuf ans. Mais encore parce que, pour parvenir à dégager les caractéristiques de ces Activités en grammaire 7e, il aura dû comprendre, passage obligé et autre ruse de la raison, tout ce que l'auteur a voulu lui faire découvrir. Mais l'élève l'aura fait loin des perversions. L'honneur de tous sera sauf, l'élève aura rédimé les perversions du maître.
J'appelle bon manuel scolaire le manuel qui se prête à ce jeu de retournement.

Jean Prod’hom

Trésy des Amoureux



Avec quelques élèves qui ont terminé l'inventaire des prénoms de tous les êtres qui les entourent et qu'ils aiment, j'écoute les noms de lieux que Valère Novarina a scandés en 2007 à l'occasion de l'émission A voix nue d'Odile Quirot.
Me parviennent alors par un canal dont j'ignore le tracé quelques syllabes sonores d'un nom de lieu que Novarina ne dit pas, Trésy des Amoureux.
Je mets ces quelques syllabes de côté et les élèves au travail; casquée comme un pilote long courrier, sous le regard curieux de ses camarades, M égrène le chapelet de prénoms de ceux qu'elle aime et qu'elle a mis en page comme un poème. Pas si simple de donner une allure sonore à cet objet, l'architecture et l'intention manquent encore, mais le texte de Valère Novarina et ce que recèle le nom de Trésy des Amoureux me rassurent.
C'était au printemps 1991, je venais de lire le texte de Jacques-Etienne Bovard sur la Venoge. Nous avions organisé, un collègue et moi, une balade de trois jours sur ses rives, de Saint-Prex à l'Isle en passant par Cuarnens la honte, Nous avions intitulé cette sortie de fin d'année: De l'Enfer au Paradis en passant par Trésy des Amoureux. Trois belles journées, têtes à l'air, dont je me souviens jusqu'aux moindres détails. Et si ceux-ci demeurent vivants aujourd'hui, c'est, je crois, par la grâce sonore de Trésy des Amoureux.

Jean Prod’hom

Dimanche 16 novembre 2008



Le ciel est gris au Riau. Sur la crête du Bois Vuacoz de haut sapins dégarnis jusqu'au cou montent la garde; ils tournent le dos au sud et contrôlent l'horizon de l'orient à l'occident. Ils ne voient rien venir et ne s'amusent pas du ruban de fumée blanche qui déroule ses volutes irrégulières en contrebas. C'est la fin des travaux des champs, les tracteurs sont alignés sous les couverts.
Je suis seul à la maison, avec Fleur qui sommeille à mes côtés, et je peine à faire ce que j'ai à faire. Je pense au saint Augustin de Carpaccio, l'oeil fixé depuis quelques siècles sur une réalité que le peintre tente de déchiffrer et à laquelle, plume suspendue, il tente de donner une forme, le saint n'a encore rien écrit. Plus tard peut-être... si le petit chien blanc assis à ses pieds ne le détourne pas de sa tâche et ne l'emmène pas dans les ruelles de Rome ou de Milan.
La fumée blanche a cessé de virevolter, il est grand temps de me mettre au travail. Je prépare le plan de la réunion des parents du premier décembre, transcris le nom des enseignants qui interviennent dans la classe, attribue à chacun un temps de parole, décide de l'ordre de leur intervention. Je diffère encore un instant le coeur de ce que je m'étais proposé de faire... Que vais-je dire aux parents? Qu'attendent-ils? Je sens bien que je me pose les justes questions mais suis incapable de trancher. Je liste donc quelques-uns des points qui animent mon travail et sont susceptibles de les intéresser, les réconforter, les rassurer. J'écris donc sur un bout de papier...

- Agenda, dossier d'évaluation et travaux en cours
- La bonne distance, le nez dans le livre, l'esprit dans les nuages
- Apprendre mine de rien et la loi du moindre effort
- Christophe Colomb, Jules Verne, le manuel d'histoire
- Initiative personnelle et réévaluation
- Extraire, copier, citer, conjuguer les voix, dire, signer, la question de l'identité
- Liberté individuelle et détermination sociale
- Dedans et dehors, ami et collègue, texte et marge
...
Je m'interromps craignant que la liste ne s'allonge et que je ne sois plus en mesure de décider quoi que ce soit.
Je déciderai demain ou après-demain, c'est à dire au moment voulu. Le ruban de fumée virevolte à nouveau et Fleur frissonne. Il est temps de la faire sortir.

Jean Prod’hom

Scène de lynchage



Il est 10 heures et c'est mercredi, jour de surveillance. Les élèves semblent paisibles, ils couvent et nourrissent ici et là ces écheveaux d'histoires qui n'ont pas quitté les préaux depuis des décennies, et dansent malgré quelques mouvements hasardeux un ballet statistiquement prévisible. Je demeure immobile au centre de la cour et, orienté sud-ouest / nord-est, je profite des rayons vifs du soleil chauffé à blanc en leur interdisant de se mêler à l'air froid qui vient du golfe de Gascogne. Romain me rejoint et on échange quelques mots.
Lorsque j'aperçois à ma gauche un groupe d'une quinzaine d'élèves qui se précipitent en un point et entourent sourire aux lèvres un objet que je ne distingue pas; je laisse filer l'affaire et, sans essayer de décrypter les règles de l'étrange jeu auquel se livrent les adolescents, je songe un instant à la course au Caucus qu'organise le Dodo dans Alice au pays des merveilles. On poursuit avec Romain l'échange commencé.
A nouveau attiré sur ma gauche par d'étranges bruits, je me retourne et vise les mêmes adolescents que tout à l'heure qui projettent vigoureusement du pied une bouteille de plastique qui virevolte. L'innocent désordre se brouille tout à coup, on n'entend plus la bouteille de plastique raboter le sol et un silence abyssal creuse l'instant comme avant le tonnerre. Tous les adolescents se jettent alors avec précipitation en un point, rient et crient aux éclats, entourent un objet qu'ils battent et frappent sans retenue.
Je prends conscience alors que cet objet n'est pas objet, mais l'un des leurs désigné comme l'anthropologie nous l'a appris par le hasard. C'est l'un des leurs qu'ils tentent de réduire à un objet, qu'ils font disparaître sous leurs cris et leurs coups. Il ne s'agit pas d'une innocente course au Caucus, mais d'un lynchage collectif.
Je l'entends déjà m'expliquer qu'il n'est pas le seul à participer à ce jeu, que ce sont les autres; je les vois trop bien, le sourire aux lèvres arguant avec conviction qu'il ne s'agit que d'un jeu, qu'ils sont tous tour à tour des victimes consentantes. J'aurai beau leur dire que l'anthropologie a déjà la vérité sur tout cela, j'aurai beau citer mille sources, les renvoyer à l'histoire qui racontent ces scènes et les fous rires sinistres qu'elles ont engendrés; rien n'y fera car ils sont devenus fous l'espace d'un instant, possédés par la meute qui dicte parfois sa sotte loi.
Je ne leur dis donc rien mais hurle comme une bête, les anges disparaissent alors en un vol organisé, comme les étourneaux à la fin de l'automne lorsqu'ils ont pillé les labours.
Dispersés ils tournent dans la cour bras ballants, un étrange sourire pend à leurs lèvres qui pincent et retiennent ensemble la culpabililité et l'innocence.
J'ai été à nouveau inquiet ce matin à 10 heures 30.

Jean Prod’hom

Comme le Petit Poucet



Notre école n'est pas généreuse en toutes circonstances, ou n'a pas toujours les moyens de sa générosité de principe. Il me semble en effet que le fonctionnement effectif de notre école condamne en quelque sorte l'élève qui n'a pas pris la mesure d'une problématique sérieuse, au moment voulu par l'institution, à y revenir de son propre chef et à l'éclairer de ses lumières intérieures.
Pourquoi? Parce que nous nous méprenons sur la fonction de nos programmes d'enseignement. C'est la confusion en effet entre les prescriptions de ceux-ci et les curricula effectifs de nos élèves, entre ce qu'ils sont supposés savoir et ce qu'ils savent effectivement qui nous conduit à rabattre le temps complexe de chacun d'eux sur le temps idéal qui rythme nos programmes.
C'est l'imparfaite prise en compte par l'institution de la relation de ces deux temps qui amène, me semble-t-il, beaucoup de nos élèves à passer à côté de ce qui est prescrit; c'est ce mécompte qui nous conduit, nous enseignants, à verser avec effet immédiat ceux de nos élèves qui n'ont pas su - au tempo programmé et par la grâce de l'enseignement prodigué - dans le groupe de ceux qui sont supposés savoir. Il n'y a plus qu'un pas pour faire de ceux qui ne savent pas, mais qui sont supposés savoir, des élèves qui savent. Si bien que, trop souvent, tous les élèves, qu'ils sachent ce qu'ils sont supposés savoir ou qu'ils ne le sachent pas, font partie lorsqu'ils accèdent au cycle ou degré suivants au groupe de ceux qui sont supposés savoir. Le pas est franchi, on peut désormais compter les dommages.
Pour illustrer la thèse qui précède, il suffit d'écouter certains de nos commentaires en début d'année.
- C'était au programme et ils ne le savent pas!
Faut-il s'en étonner? Je ne le crois pas, mais il convient de ne pas s'en satisfaire et de construire un dispositif tel que cette distance se réduise au fil des ans et qu'elle tende vers zéro en fin de scolarité. Nous avons en conséquence à cartographier chaque région de la connaissance qui se prête à cette opération et dont nous souhaitons une maîtrise définie - le français notamment. En y plaçant, d'un commun accord et à l'échelle de nos Etablissements, comme les douze stations de nos anciens chemins de croix, les douze carrefours tirés du grand livre de nos programmes.
Rendez-vous obligés, abris lorsqu'on est perdu, toujours là; incontournables haltes pour nos élèves et les chemins divers qu'ils empruntent; haltes maintenues en totale visibilité, de l'élève comme du corps enseignant; lieux à significations denses, racontés, annotés, repris, complétés; lieux toujours déjà visités où celui qui ne savait pas peut à tout moment faire la preuve qu'il sait désormais ce qu'il est supposé savoir, mais lieux d'émancipation aussi d'où l'esprit peut cheminer, dans des régions inconnues de nos programmes et que l'élève devenu adulte aura à cartographier demain.
En continuant à bricoler cet objet qui conjugue les nécessités du programme et les réalités des curricula, j'ai proposé aux élèves ce matin ce que j'essaie de mettre en place depuis quelques années, je veux faire en sorte que chaque élève puisse, comme le petit Poucet, revenir à n'importe quel moment sur ses pas pour faire la preuve qu'il sait désormais ce qu'il était supposé savoir et qu'il ne savait pas au moment voulu par l'institution. Mieux encore, je veux l'encourager à faire la preuve, s'il en marque le désir, qu'il sait des choses bien au-delà de ce que prescrivent les programmes. Ainsi...

Réévaluation
A l'élève qui a laissé apparaître dans les domaines dont je suis responsable qu'il n'a pas atteint, à l'occasion des travaux significatifs, le seuil de satisfaction (4), je fais la proposition suivante:
Tu es autorisé à faire la preuve, tout au long de l'année scolaire mais pas au-delà de la semaine 35, que tu maîtrises désormais ce que tu ne maîtrisais pas lors du travail significatif.
Les réévaluations de la maîtrise de ces objets ont lieu pendant les heures d'appui dans la classe 11.
C'est à toi qu'appartient la tâche de préparer le mode que tu souhaites utiliser pour revenir sur ce que tu ne comprenais pas et me convaincre de tes nouvelles acquisitions.

Initiative
A l'élève qui souhaite, dans les domaines dont je suis responsable, aller au-delà de ce qui lui est demandé, je fais la proposition suivante.
Tu peux, tout au long de l'année scolaire mais pas au-delà de la semaine 35, prendre une initiative et déposer un projet au terme duquel tu veux faire voir ce qui mérite d'être vu mais que l'institution scolaire ne prévoyait pas. Avant de te lancer dans la réalisation de ce projet, il te faudra en négocier les modalités et les conditions de succès.
La réussite de cette entreprise sera reconnue par l'attribution d'un 6.

Dossier d'évaluation
L'élève placera les traces de ces épreuves dans le Dossier d'évaluation.

Jean Prod’hom

La vitrine de nos oeuvres



Deux élèves attentionnés m'envoient au cours du week end un commentaire à la note de l'une de leurs camarades consacrée à la lecture d'un récit terminé il y a peu. Leurs deux textes sont malheureusement minés d'erreurs orthographiques que l'un et l'autre auraient aisément pu éviter s'ils avaient pris un peu de ce temps que Dieu a mis à notre disposition pour ramasser les déchets, les ratés, les coquilles,.. que nous sommes immanquablement conduits à produire dans nos ateliers.
Dans nos cours de récréation aussi où les élèves de la classe 11 sont conviés chaque mercredi matin à collecter les papiers multicolores que leurs camarades abandonnent nonchalamment.
Je décide donc de rayer de mes charges mes bons offices de concierge et de ne pas corriger leurs commentaires, à l'inverse de ce que je fais depuis 15 mois, chaque jour ouvrable, à la réception de chacune de leurs contributions. Et j'édite séance tenante leurs deux commentaires.
Le lundi matin, je fais part aux élèves de ma décision en ajoutant sentencieusement que si le blog est bel et bien la vitrine de l'excellence de leur travail, il peut devenir le théâtre de la transformation de leurs vertus en vices.
Un élève m'écoute tout particulièrement - c'est l'un des généreux commentateurs de la veille; il semble avoir compris le message et semble m'indiquer par un sourire qu'il a décidé à l'instant de prendre en main son destin et la vitrine de ses oeuvres. Je m'en réjouis.
A 13 heures 30 donc, je reçois de l'élève son commentaire récrit à nouveaux frais, des erreurs ont disparu. C'est la démonstration partielle que la question de l'orthographe française ne relève pas de l'orthographe, mais d'une décision éthique.
Des erreurs ont disparu certes, mais pas toutes, de nombreuses erreurs clignotent encore. La partie n'est pas gagnée.
Quant à l'autre commentateur pas de nouvelle!

Jean Prod’hom

Josquin Desprez



Alors qu'un élève relevait - dans la troisième partie du court texte que Jules Verne a consacré en 1883 à Christophe Colomb - la mise en place par le roi Ferdinand du premier service mensuel de transport entre l'Espagne et Haïti, son voisin lève la main et, sans craindre les effets du coq à l'âne, demande si le français d'alors ressemblait à la langue que nous parlons aujourd'hui. Je ne comprends pas immédiatement de quelle langue il veut parler; de celle de Jules Verne? de celle des rivaux français de Christophe Colomb? de celle d'avant?
Je renonce à me perdre en conjectures, et selon le principe pédagogique qui veut que c'est toujours l'occasion qui fait le larron, je décide séance tenante de leur faire entendre d'abord un poème d'amour du treizième siècle, un texte un peu plus tardif ensuite écrit par Jean Molinet, dans lequel on repère aisément les empreintes de notre langue et que Josquins Desprez à mis en musique. Je donne aux élèves une copie du texte avant de leur faire entendre l'enregistrement que l'ensemble Jannequin a réalisé.
Anesthésié par la légère fierté que l'on éprouve parfois d'avoir cru avoir bien joué la partie, mon esprit s'égare et je rêve d'autrefois en cette fin de vendredi après-midi.
En raison du caractère fini de tout ce qui nous advient, je me réveille. J'aperçois alors vingt-six paires d'yeux défaits qui ne me lâchent pas: Josquins Desprez n'a visiblement pas passé!
Je m'étonne et me perds dans d'inutiles explications, dresse un faisceau d'arguments, feins l'étonnement,... Rien n'y fait! Les élèves le disent haut et fort: ils n'écoutent pas cette musique. Pire! ils écoutent tout, sauf cela! Pour faire bon poids, une élève musicienne ajoute:
- Je crois, et j'ai une assez bonne oreille, qu'ils chantaient faux!
J'ai donc tout perdu: les élèves n'auront pas prêté l'oreille à la musique qu'on entendait dans les cours bourguignonnes du seizième siècle ni n'auront prêté attention à ce que le français d'aujourd'hui doit au français d'alors.
Il est 15 heures 30, l'heure de se séparer.
Une élève reste seule en classe. Elle me demande alors:
- Voulez-vous écouter la musique que j'aime bien.
Je n'ai donc pas tout perdu, mais je dois sur le champ commencer mon éducation musicale pour leur faire entendre un jour Josquins Desprez.

Jean Prod’hom

La note de l'absente



Tout au long de la journée j'ai attendu. J'ai attendu que l'élève qui nous a quittés il y a un mois m'envoie par educanet l'article promis. Ce mercredi c'était son tour et, le jour de son départ, il m'avait confié, ému aux côtés de sa maman, près du banc nouvellement placé en face de l'entrée de la classe 11, qu'il me ferait parvenir son article.
J'ai attendu donc - diffusément - jusqu'au soir. Avant de me coucher, j'ai jeté un dernier coup d'oeil dans ma boîte aux lettres, j'espérais peut-être secrètement que nous ne soyons pas tous déjà complètement oubliés... Cet espoir fait-il partie de nos métiers? Est-ce une faute professionnelle? La nuit fait son travail, tout cela est oublié.
Et pourtant, j'ai beau me sermonner depuis quelques minutes, quelque chose insiste, quelque chose comme une pensée, une bouffée de pensée, une pensée lointaine, sans forme, archaïque, une de ces pensées qui ne nous lâchent pas. Je sais qu'elle ne se retirera que lorsque je lui aurai donné l'esquisse d'une forme...
Je m'inquiète, je m'inquiète pour l'espèce, dont l'une des particularités constitutives est de pouvoir manquer à ce qui la fonde, de pouvoir être anéantie par ce sans quoi elle ne saurait être. Tout homme peut en effet retirer le gage qu'il a engagé, tout homme peut tromper celui qui lui fait confiance, tout homme peut manquer à sa promesse. Mais quelle serait l'identité de l'homme sans les engagements et les promesses à travers lesquelles il devient et demeure? (Si la confiance, l'engagement et la promesse ne trouvent pas leur place dans les programmes ne nos écoles, c'est d'abord parce que ceux-ci les supposent. Nous avons donc pour tâche prioritaire de les maintenir vivants.)
Quoi qu'il en soit et en guise de réparation je substitue mon geste à celui de l'élève. Et je reprends espoir. N'est-ce pas l'élève qui nous a quittés il y a un mois qui fonde en dernier ressort ces lignes.
Je n'ai plus à ouvrir ma boîte aux lettres, son texte m'est bien parvenu, comme promis.

Jean Prod’hom

Dimanche 9 novembre 2008



Je relis aujourd'hui la note d'un élève publiée sur le blog de la classe 11 vendredi passé. Je repense à sa genèse et à son histoire qui me semblent exemplaires.
D'abord l'élève ne veut pas à tout prix être original, il s'arrête modestement sur un point qui l'aiguillonne.
- Quelles sont les règles d'utilisation des prépositions "à" et "chez". C'est une question, écrit-il que "je me pose presque quotidiennement lorsque je me rends en ville".
N'étant pas en mesure de résoudre seul cette difficulté, ou pour vérifier certaines de ses hypothèses, l'élève se lève et fait des recherches, s'enquiert à gauche, s'enquiert à droite. Immanquablement celui qui cherche trouve, en l'occurrence un site qui lui fournit une petite règle.
Commence alors le lourd travail de rédaction, il s'agit pour l'élève de rendre aux deux voix ce qui leur revient, de les entremêler sans que l'une dévore l'autre, la sienne qui interroge et la voix du site québécois qui répond: polyphonie.
L'élève réussit dans cet exercice difficile et pourtant si essentiel; il maintient en effet à bonne distance les deux voix, les conjugue sans les confondre. On insistera jamais assez dans notre métier sur le travail à entreprendre sur cette question si l'on ne veut pas continuer à recevoir des travaux qui ne sont que des copies à peine transformées de textes d'inégale valeur, que des élèves s'attribuent sans gêne et qu'ils signent sans l'ombre d'une inquiétude.
C'est à l'école certes de faire en sorte que les connaissances de l'élève croissent, mais c'est à l'école de prendre les mesures nécessaires pour que l'identité de chacun ne soit pas bafouée.
Avant de le publier, nous passons une bonne demi-heure à régler encore quelques aspects de son texte, des points de détail qui mènent souvent si loin, au coeur des problèmes. Je passe un de ces moments qui enchantent les enseignants désormais prêts à se battre pour reculer l'âge de la retraite.
Je lui envoie alors un mot, qu'il ne croie pas que la demi-heure passée à reprendre quelques points de son texte entame la valeur de celui-ci, je le félicite pour l'indépendance de son esprit, la recherche honnête qu'il a effectué sur internet, du temps important qu'il a passé à la rédaction de son texte, des égards dont il a fait preuve pour l'orthographe et la syntaxe du français. Et je conclus par l'évocation de l'excellent moment que j'ai passé à retravailler son texte avec lui.
Par retour du courrier, je reçois un mot de remerciement. Je décide de reculer plus encore l'âge de ma retraite.

Jean Prod’hom

Le silence



Une élève posait au fil de sa note une question qui me met mal à l'aise. J'y reviens aujourd'hui.
- Quel serait le sujet de nos conversations, si nous savions tout? demande-t-elle.
Cette question me hante depuis longtemps, elle me hante et me dérange à la fois. Je la comprends bien parce que, plus d’une fois, je me suis trouvé mal à l’aise lorsque, au coeur d’une relation ou d’une communication, un mauvais silence s’installait. Simultanément, c’est une question que je ne peux pas entendre sans un immense malaise - un malaise semblable à celui que j’ai évoqué à l’instant - parce que cette question suppose dans ses plis que nos conversations ne sont là que pour nous divertir d’un silence que nous serions dans l’obligation de rejeter, chasser hors de notre vie.
Le silence n’est-il pas aussi ce qui nous lie, loin du jeu des questions et des réponses? Mais y est-on prêt, y est-on formé? L’école nous invite-t-elle à des exercices de silence?
Je lui conseille d'écouter quelques mots d’un poète, Jean Grosjean, dont j'ai placé un extrait dans la marge du blog 11. Il dit dans Si peu la beauté dont le bon silence est gros. Et puis je lui conseille encore d'écouter quelques mots de Jacques Dupin à propos de ses promenades avec André du Bouchet.
Les écoutera-t-elle?

Jean Prod’hom

Nous irons à pied



- Consommez, consommons!
- Consomme, consommons, consommez! pour que l'on maintienne à tout prix la pente de notre croissance, et la qualité de notre vie actuelle. Et entendez, je vous prie, la raison de ce principe et les dangers que nos sociétés avancées pourraient courir si elles n'honoraient pas ce mot d'ordre!
Pourtant, ce principe lancé à l'unisson par tout ceux qui comptent dans notre monde, me plonge dans une espèce de stupéfaction effrayée, comparable à celle que j'ai éprouvée un jour - c'était un dimanche à Bursins - en voyant un bus rempli d'enfants lancé à toute allure contre un mur; il n'y avait bel et bien aucune autre issue que le mur pour l'arrêter. J'aurais voulu ce jour-là que le bus ne fût pas parti.
Stupéfait, effrayé, je désarme donc devant ceux qui savent et leurs litanies, qui ont la consistance de ces mots obscurs qui tympanisent certains de nos rêves et qu'on se réjouit de voir s'éloigner à l'aube. Mais cette liturgie est bien réelle et ce sont mes rêves qui s'éloignent le matin.
La tête me tourne, car lorsque je me retourne, le soir, pour considérer ce qui reste de ce qui n'est plus, ce qui m'a réjoui, la paix et la confiance indispensables à l'accomplissement du saut inquiétant dans la nuit, je ne vois presque rien: une ou deux choses sans prix: une attention, un geste, une odeur, un mot,... des riens qui n'appartiennent pas aux rayons de nos consommations.
Et ma raison tremble car j'ai la conviction que nous nous ressemblons, et qu'à côté de nos besoins élémentaires, nous ne sommes comblés que par des choses sans prx, la paix et la confiance, hors de prix.
Nous irons désormais à pied.

Jean Prod’hom

La honte



Une honte ? Vraiment?
Mais à quel titre, bon dieu, les journalistes se permettent-ils de disqualifier ceux qui se sont livrés corps et âme à leur passion et à celle de leur public? Qui sont-ils? Qui sommes-nous ? Des héros?
De leur côté, à deux pas, les uns jubilent. Les vois-tu? Ils sont dans le miroir et ils te disent avec la naïveté de ceux qui aiment:
- On s'est livré corps et âme! On aurait pu perdre, on a gagné!
Doivent-ils le regretter? Ils ne t'entendent pas, les gagnants font la fête. Applaudissons! Et allons à l'essentiel... là où tout le monde gagne.
Je suis un maître d'école, je fais au mieux, ce n'est pas simple, tu es un élève, tu fais au mieux, c'est difficile. Mais n'est-on pas sous le même toit?
Tu perds la partie, ne sois pas aigre! je perds ipso facto la mienne. As-tu compris?
Tu comprends et tu avances, tu creuses, tu découvres, je te suis, j'ai fait mon travail, tu as fait le tien, personne n'a perdu, on a gagné. Inouï!
Inouï, il existe des jeux où tout le monde gagne et nous le savons désormais.

Jean Prod’hom

Zep



- Mais au fond, devrait-il encore continuer?
Comment interpréter cette question?
Faut-il, avec les sages, se faire à l'idée que toute chose - bonne ou mauvaise - a une fin?
Ou faut-il entendre que les choses ne sont pas aussi extraordinaires qu'on le prétend? Qu’elles sont même franchement mauvaises?
Je dois avouer que je ne connais pas les aventures de cet homme, je n'en ai lu que quelques pages, une ou deux un jour peut-être, des aventures dont il ne me reste qu'une image, tenace, celle d'un petit homme au visage vieilli, la langue pendante et qui ne sait pas toujours ce qui se dit dans ce qu'il dit.
Mais je me trompe peut-être... et je me promets que, lorsque "Le sens de la vie" passera dans la mienne, je n'hésiterai pas à lire avec soin ce récit. Je pourrai alors en parler et on m'apprendra à cette occasion, si on ne l'a pas fait encore, ce qu’on voulait me faire entendre par cette énigmatique question.

Jean Prod’hom

Identité



Un élève, si j'ai bien compris son propos, pose la difficile question de l'identité personnelle et de la liberté, et il conclut en substance: "Si toutes nos décisions relèvent en définitive des circonstances et du regard que nous portons sur les autres, que deviennent notre identité et notre liberté?"
Une de ses camarades écrit à la suite un commentaire dans lequel elle semble dans un premier temps d’accord avec lui. Et puis, dans un second temps elle se distancie de sa position en affirmant.
- Seules quelques filles sortent du lot et se démarquent avec un style différent...
Il serait donc possible de se démarquer les uns des autres et de tracer son propre chemin, le chemin d’un seul.
La difficulté montre immédiatement son nez: cette recherche du chemin singulier, du chemin unique, du chemin choisi librement, du chemin original, n’est-elle pas la recherche forcenée à laquelle se livre identiquement l’homme moderne?
Ainsi suivre l’autre, dans ce qu’il est et ce qu’il a, ne différerait essentiellement pas de la quête effrénée de l’originalité. On se trouve dès lors dans une impasse et il nous faut conclure que la liberté et l’identité ne se nichent ni dans l’exercice de la solitude ni dans celui de l’appartenance.
Demeure la confiance! L'auteur de la note ajoute sous la forme d'un impératif:
- Il nous faut faire confiance!
Je joins ma voix à la sienne: il nous faut faire confiance, confiance en ce qui est, confiance en ceux qui nous accompagnent sans lesquels nous serions sans identité, loin de la liberté.

Jean Prod’hom