Au pied du brise-lames

Le petit cheval de mer

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J’ai reçu l’autre jour un gentil mot. D’habitude je n’en dis rien, je les glisse dans une boîte d’où je les ressors pour les suçoter lorsque le mauvais temps rend la vie amère. Elle s’appelle Elisabeth.
Le soin que je mets à écrire, dit-elle, lui fait penser « au soin qu'on met à pincer les tomates, à répondre à l'enfant, à faire bien son métier. » Je trouve que c’est joliment dit. Elle tenait autrefois un blogue que les circonstances l’on amenée à laisser en friche. Je suis allé voir, ça vaut le détour, il s’appelle La pêche à la baleine.
Voici ce qu’elle écrit après : « Je me demande si le fait d'accepter une nouvelle fois d'être émue par les mots d'un autre n'est pas un signe qu'il faudra m'y remettre. » C’est beau, non ?
Et puis il y avait un cadeau attaché à cet envoi, un petit cheval de mer. Une occupation de gamin qui me plaît bien et qu’elle présente ainsi : « Coquillages et bouts de truc : vous aurez compris que le jeu, la note juste, est de ne rien déplacer, ni une algue ni un grain, de ce que la mer a amené. »  J’ai bien compris et je dépose votre cheval au pied de mon brise-lames.
Portez-vous bien vous aussi.

Jean Prod’hom



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Samedi à Naples

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Deux ou trois heures en famille dans le Circumvesuviana au travers de zones sinistrées, de la gare centrale jusqu’à Pompéi, de Pompéi jusqu’à Méta di Sorrente et de Méta di Sorrente jusqu’à la gare centrale. Plus le temps continuera et moins Pompeï ne bougera pas, je sais pas mieux dire.

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Seule chose d’époque à Pompéi, les chiens.

Sors de chez Ménandre, hésite à faire un saut au lupanar, remonte la via stabiana jusqu’aux thermes à la façon d'un vieux sénateur romain. A ma grande stupéfaction personne ne se retourne sur mon passage. C’est évident, dans de tels lieux on préfère les morts aux vivants.

Arthur a une vision pessimiste de l’histoire, il s’étonne en effet qu’il y eut déjà des bordels en 79 après Jésus-Christ, il conjecturait que les hommes étaient autrefois moins frustrés qu’aujourd’hui. Je pensais exactement l’inverse à son âge. O tempora o mores.

- Dis papa, quand le Vésuve a recouvert la ville, tu étais né?

Louise considère avec circonspection le plan des ruines de Pompéi, elle craint que la buvette ne soit elle aussi d'époque.


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Sable de cendre, les mères ont lâché leurs petits, les glycines sont en fleurs, je joue avec une quinzaine de tessons ramassés près du port.


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Jean Prod’hom

Le cabochon de Jean-Loup Trassard

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Lis et relis aujourd’hui l’une des petites scènes étonnamment précises quoique assiégées de flou, silencieuses, montées des fonds d’armoire de la mémoire de Jean-Loup Trassard, filées en lignes d’écriture dans L’Espace antérieur en 1993. Pour me saisir du vulgaire cabochon de verre bleu que l’enfant qu’il fut a ramassé sur une plage de sable alors qu’il avait cinq ans.
Ce que l’écrivain raconte en deux pages du gamin, du mystère de verre qu’il glisse dans l’une des deux petites poches de sa culotte courte, qu’il ressort et considère sur l’herbe d’un pré à Saint-Hilaire-du-Maine,
l’objet parfait et énigmatique qu’il tient dans le creux de sa main, je crois pouvoir le toucher aujourd’hui et comprendre.
C’est une pierre, presque une pierre ou un coquillage, un coquillage bleu, pâle, terne et précieux, tesson de verre presque rond, usé, j’en ai ramassé et caressé moi aussi, de verre et de terre, ceux de terre m’ont fasciné, me fascinent, m’ont fait rêver.
J’ai marché entre vagues et plage de Saint-Nazaire à Saint-Malo, de Sète à Rome, Dodécanèse et Péloponnèse, en en ai ramené par centaines pour trouver enfin le cabochon que Jean-Loup Trassard a ramassé sur une plage de Normandie, sa mère était en blanc, son père avait lancé un anneau de caoutchouc orange.
C’était un vulgaire morceau de verre, verre bleu poncé par la mer, un nombril de bouteille que la mémoire et l’écriture ont fait passer du pré d’hier à celui d’aujourd’hui. Tesson de verre, tesson de terre, tout à la fois métonymie et métaphore,
parcelle de l’inconnu sans contours. Mystères rejetés des gouffres de la mer et des travaux des hommes qui attestent du pouvoir philosophique de ces restes de la vaisselle du monde, égarés dans une étendue trop vaste, rescapés d’un mystérieux trésor, obstinés, malmenés par les vagues, brisés, concassés, bouchardés d’abord, roulés, érodés, polis ensuite, puis ronds comme une épaule, doux comme la peau, tout à leur sort sur la plage, au chaud dans la poche, objets autour duquel l’esprit tourne, incertitude cernée, comme un tableau ou une flaque qui reflèterait tout le ciel.
Le cabochon que j’ai dans la poche, je le donne à qui le veut,
l’usure et l’épure, l’ampleur de cet objet ne m’appartient pas, qu’il passe de main en main comme un furet.

Jean Prod’hom


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S'exproprier du cercle des heures

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Se maintenir dans le grand cercle du jour sans que pèsent trop les fines chaînes qui nous y attachent, ni nous en plaindre. S'affairer comme il se doit, au risque de tout oublier, en gardant un oeil sur quelques-unes des faiblesses du grand théâtre dont nous sommes les figurants, en aucun cas se faire les alliés des alliances mesquines, des connivences défensives, des engagements de circonstance, des arrière-boutiques, du compte des actifs et des passifs. Et s'il se peut, sortir chaque jour avant que la nuit n'emporte tout, s'exproprier du cercle des heures qui se ressemblent et réunir dans un creuset pour les faire fondre la succession des représentations auxquelles on croit dur comme fer lorsqu'on est dedans, tirer les rideaux et ouvrir la porte sur l'étendue qui suppose tout le reste, ramasser comme autrefois des morceaux de terre cuite en rêvant de pouvoir reconstituer le service du Jeudi saint ou noyer ses songeries dans le filet d'eau d'une fontaine. Non, plus large, le pourpre et l'échappée belle, dérouler son pas en sortant la tête. Mais où ?

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Il pleut la majeure partie de la journée. Fais le grand tour avec Oscar après avoir travaillé une bonne heure avec Arthur sur des exercices de français. Deux heures seront nécessaires encore après le repas. On l'encourage à changer ses méthodes et à anticiper un peu plus. Il n'est à l'évidence pas le seul responsable, mais celui-ci, on renonce à le chasser. Tant qu'à faire et s'il se peut, tirons bénéfice des mauvaises comme des bonnes situations.


Jean Prod’hom

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Les becs cueilleurs de maïs

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Il fait encore nuit lorsque je tire Oscar de son panier, il retrouve son enthousiasme au-dessus de la Mussily, court comme un dératé. Les becs cueilleurs de maïs ont fait leurs premiers passages sous la Moille-au-Blanc, il pleuvigne. Près du ruisseau les silhouettes des chevaux de Mylène et des veaux de Jean-Paul inquiètent.
Au Mont, les tractopelles comblent le fossé qui sépare les fondations du second ouvrage des palplanches, qui seront retirées au cours de la semaine prochaine. Des ouvriers ont fixé les panneaux de coffrage de quelques-uns des murs porteurs du rez-de-chaussée, ils y coulent du béton.
Je fixe de mon côté quelques principes avec les nouveaux élèves de la classe 11 qui ont démarré leur journal quotidien. Ils devraient y retrouver, lorsqu'on se quittera en 2015, 1665 des innombrables événements, choses, petites choses, grandes choses, avec lesquelles ils auront eu à faire. Ils ont aujourd'hui pour consigne d'aller en chercher trois dans leur mémoire, de la veille, les trois qu'ils souhaitent, mais en n'utilisant pour les fixer aucun des pronoms de conjugaison.
Je poursuis avec les élèves de la classe 6 la présentation des institutions fédérales suisses et la place de l'initiative populaire dans la vie politique de notre pays, son acceptation tant par la majorité du peuple que par la majorité des cantons. Ils comprennent, je crois, l'importance du système bicaméral dans un état comme le nôtre, fortement décentralisé, constitué lui-même d'états, petits et grands, aux pouvoirs étendus. Il s'agit de comprendre aussi que chacune des dispositions constitutionnelles se veut un compromis équilibré entre la nécessité de disposer d'exigences minimales au niveau fédéral et le respect des compétences et de l'indépendance cantonales. C'est ici seulement que le bicamérisme trouve son sens. A quoi bon deux chambres dans un état aussi centralisé que la France ?
C'est en lisant Fred Vargas – Un peu plus loin sur la route – avec les élèves de la 9 que je prends conscience que ma vie oscille entre deux conceptions : une partie de go que je serais en train de jouer en posant sur le damier des pions dont je ne connaîtrais pas les effets à long terme, une partie de go terminée depuis longtemps déjà dont j'essaierais de comprendre la genèse. Je lis la vie que j'écris, j'écris la vie que je lis.
Remonte au Riau, photographie les tessons trouvés hier entre Pully et Lausanne. Plus de café, pas de pain et gros mal de tête, je descends à la Migros d'Epalinges. En profite pour faire un saut au cimetière et photographier les arrosoirs. Cherche la tombe de ma grand-maman maternelle, Hortense Rossier née Troillet, morte en 1966. Elle n'existe plus, la concession n'a pas été renouvelée. Je retrouve par contre celle de son mari mort en 1975. Les voici donc séparés une seconde fois, jusqu'au non-renouvellement de la concession de Louis Rossier, ils se retrouveront alors nulle part, s'il y a de la place, ou au ciel s'il le concède. Je vérifie encore que les tombes de papa et de maman sont bien là et je crois reconnaître sur les stèles de granite, dans l'écriture industrielle de leur prénom et de leur nom, de leurs dates de naissance et de mort, leur propre écriture. J'ai l'impression alors que leur vie demeure tout entière dans ces épitaphes. Et les tombes des inconnus qui les séparent l'un de l'autre donnent la dimension secrète à la fois de leur vie individuelle et de leur amour.
Michel et Lucette mangent ce soir à la maison, on se couche tard.

Jean Prod’hom


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Elle était annoncée

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Elle était annoncée, Arthur et Lil qui ont passé la nuit sous la tente en ont senti les effets, leur matelas est détrempé, ce qui ne les a pas empêchés de dormir jusqu'à tard ce matin. Nous n'avions plus eu de pluie depuis la nuit du 2 au 3 août à la Lécherette. Je conduis Oscar à Bussigny qui va passer 3 nuits au chenil du Lorelei, le ciel traîne derrière lui des lambeaux de brouille. La radio annonce le retour du beau temps dans l'après-midi.

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Sandra et les enfants ont rendez-vous à Mézières avec les mamans et les enfants que nous rejoindrons demain sous Derborence, au refuge de Lodze.
M'occupe des tessons ramassés hier entre Perroy et Morges avant de lire Petite Poucette, court texte de Michel Serres dans lequel il analyse les difficultés des institutions, notamment l'école, à prendre acte de la mutation et à passer à autre chose en instituant de nouveaux modes de fonctionner.

... voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classe, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même..., cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils ne sont plus.

Ce format-page nous domine tant, et tant à notre insu, que les nouvelles technologies n'en sont pas encore sorties. L'écran de l'ordinateur – qui lui même s'ouvre comme un livre – le mime, et Petite Poucette écrit encore sur lui, de ses dix doigts ou, sur le portable, des deux pouces. Le travail achevé, elle s'empresse d'imprimer. Les innovateurs de toute farine cherchent le nouveau livre électronique, alors que l'électronique ne s'est pas encore délivrée du livre, bien qu'elle implique tout autre chose que le livre, tout autre chose que le format transhistorique de la page. Cette chose reste à découvrir.

Prépare la balade que nous ferons demain avant de rejoindre en fin d'après-midi nos femmes et enfants au refuge de Lodze. Je ne retrouve pas la carte couvrant la région de Saint-Léonard, fais donc des copies-écran des cartes topographiques suisses que l'administration fédérale met à disposition. J'emporterai mon IPad.
Jeremy vient me chercher à 7 heures et on descend manger à Cully. Sur la terrasse du Bistrot. On y rencontre un drôle de bonhomme, une trentaine d'années, il revient d'Ecosse à vélo, il rentre chez lui sans un sou, il aimerait un peu d'argent. Plus de 8000 kilomètres déjà depuis son départ, il lui en reste deux mille. C'était son rêve depuis tout petit, quitter la Roumanie et faire le tour de l'Europe occidentale. Il parle un français impeccable, connaît l'italien, mais c'est en anglais, dit-il, qu'il s'exprime le mieux. Il était hier au Mont-d'Orzeires au-dessus de Vallorbe, il sera demain à Martigny ou Sion, après il ne sait pas, le Simplon peut-être. Il a bien une tente sur la remorque qu'il traîne derrière son vélo, mais plus de sardines, on les lui a volées sur l'une des îles britanniques. Il dormira donc au plus simple, dans un sac de couchage au bord du lac. Je lui aurais volontiers offert une couronne de lauriers si cela avait un sens, alors voilà dix francs.
C'est l'heure de rentrer, Jeremy me laisse au Riau, la maison est vide.

Jean Prod’hom


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Me voilà seul sur le pont

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Les filles montent à Curtilles, Sandra et Arthur grimpent dans les arbres à Aigle, me voilà seul sur le pont au Riau. Mets à jour les notes du début de la semaine passée à la Lécherette, trie des photos avant de descendre en voiture au village avec Oscar. Passe par le chemin de l'Ancienne Laiterie. Plus haut la ferme du Pré du Grelot tombe en ruines, les mousses colonisent les tuiles du toit de la mécanique, l'eau de la fontaine coule pourtant en abondance.
M'assieds dans l'herbe, devant la haie qui surplombe les deux virages ombragés de la route des Chênes au-dessus de Chez-les-Porchet. C'est l'évidence, le monde a été occupé bien avant d'être achevé et l'homme l'a colonisé sans que personne ne lui octroie le permis d'habiter si bien que le chantier s'est étendu à l'ensemble du réel. Certaines régions ont été depuis un peu oubliées, mais aucune grande friche n'apparaît plus sinon celle du ciel, je suis dans un immense atelier, j'entends derrière moi des mélodies internationales qui sourdent d'un poste de radio.
Il faut resserrer drastiquement le cadre de son regard pour apercevoir des choses abouties, la courbe d'un chemin, l'ombre qui rapproche le pré du champ de chaume, une allée de peupliers, une lisière, un vallon. Le chant du coq me rappelle une énigme.
J'emprunte le chemin des Tailles assombri par les faînes et les coques des foyards qui macèrent, il traverse un creux dans l'été, après les foins et les moissons, avant le maïs et les betteraves.
Je poursuis l'éducation d'Oscar en lui lançant des pives. Deux propriétaires de petits chiens de race, croisés peu avant l'ancien réservoir de la Mussilly, me donnent quelques précieux conseils et me confirment la justesse de certaines de nos orientations. Mais que la route est longue et difficile ! Je me réchauffe au retour des restes d'un plat de lentilles.
Arthur et Sandra rentrent d'Aigle satisfaits de leurs parcours dans les arbres. Le mousse part en vélo pour Froideville où il passera la nuit. On va de notre côté au bord du lac, à Lutry.
Le verrou de Saint-Maurice a été forcé au cours de la journée et l'air du sud circule à nouveau. On mange sur une terrasse, avec le plaisir de mettre les pieds sous la table sans se salir les mains. Sandra reçoit au dessert une ampoule avec laquelle elle peut, dit la sommeillière, injecter une dose de rhum supplémentaire à son carpaccio d'ananas. Il est temps de quitter ces lieux de perdition pour longer la grève, Sandra trouve un tesson, les rochers des Mémises montrent leurs dents d'or, la Savoie est comme une île. Les pontons fendent l'eau, le lac et le ciel jouent chacun de leur côté la ligne d'une partition que l'on ne comprendra qu'à la fin.
Sur le chemin du retour, un chevreuil s'immobilise dans un cône de lumière, juste après la Moille Baudin. Pas une étoile, le ciel s'est couvert. Je coupe le moteur, il se retourne, ne bouge pas, nous regarde par-dessus l'épaule. Il se croit invisible à l'abri derrière sa croupe, on éteint les phares, la nuit tombe, la bête dedans.

Jean Prod’hom


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Vésuve



Les nuits courtes ne me valent rien, à tel point que je me réveille sans m'être endormi, ou si peu. Des Allemands, attristés par l'échec de l'équipe de football pour laquelle ils ont chanté l'hymne national, debout la main sur le cœur, jouent les Roméo une partie de la nuit en racontant aux Juliette du Mont-sur-Lausanne leurs salades. Avec un succès mitigé puisque je ramène par la main l'un de ces héros qui allait un peu trop loin à une enseignante qui ne veut rien savoir. Suis à deux doigts de me fâcher. Il est 2 heures du matin.
On part à 7 heures pour Herculanum, une bonne heure de route à travers une ville tentaculaire, déserte, ni ville ni banlieue, un champ de ruines abandonnées ou un chantier oublié. A la hauteur de Pompéi, la titulaire de la classe 11 reçoit un coup de fil du secrétariat de l'école, le père d'un élève est accidentellement décédé la veille. Les collègues font le nécessaire dans l'un des bureaux du musée virtuel d'Herculanum, le soleil fait le reste. On rampe un instant du côté de l'ombre, l'incompréhensible se mêle aux larmes avant que chacun ne découvre dans l'os de son crâne une veine de vie et de courage. On se lève.



Si la ville excavée d'Herculanum est bien ce qu'on en dit et ce qu'on imaginait, elle est aussi ce qu'on ne dit pas et ce qu'on n'imaginait pas, c'est en cela qu'elle nous rapproche du réel. On apprend alors que l'ancien est à l'image de l'avenir qu'on enterre, fenêtres borgnes, rafistolages, étais de fortune et récits tronqués. Les 35 degrés qui nous tombent sur la tête ne sont pas pour rien dans cette affaire et la souffrance induite nous autorise à ne pas donner de raison à ce désordre qui vient de toutes parts et nous fait vaciller dedans.




On monte en procession au sommet du Vésuve en début d'après-midi. L'ancienne caldeira ne paie pas de mine, un peu de jaune, du gris, du vert, du gris qui paraît bleu, des lichens, la longue coulée de lave de 1944, et sur les flancs qui plongent sur Herculanum des genêts, des chênes verts, des aulnes, des châtaigniers, des acacias et d'autres feuillus nains. Silence au fond du cratère, accès interdit et fertilité nulle. Rien d'attachant. Il suffirait pourtant que le bouchon se détache, chacun sait la menace. Un peu de couleur en haut, quelques fleurs parmi lesquelles le rose de la valériane rouge domine.





J'aperçois du haut du volcan le dédale des ruines qui s'étendent de Naples à Sorrente. Au milieu une tache grise, c'est Pompéi. On y reconnaît le plan géométriques, petite île bien ordonnée qui se dresse dans la débâcle provoquée par les débordements architecturaux qui se multiplient sur les rives du Sarno, le fleuve le plus pollué d'Italie chargé jour et nuit des rejets des tanneries et des innombrables usines de conserve de tomates installées sur ses rives, immeubles jamais terminés conçus par des architectes et des promoteurs peu scrupuleux, ces ruines roulent dans une vallée à pente quasi nulle jusqu'à la mer Tyrrhénienne.
La mer s'est collée au ciel, les îles de Capri et d'Ischia, averties, demeurent à distance du désastre. Je ramasse 6 morceaux de lave pour les enfants.



On rentre avec les pendulaires jusqu'à Piana, on se trempe dans l'eau tiède de la piscine et on mange. Je descends ensuite une petite heure au port plongé dans l'obscurité à cause d'une panne d'électricité, m'assieds sans le sable gris. Cherche au retour des tessons à la lampe de poche. En trouve deux qui me font penser à ceux que j'ai rapportés il y a plus de dix ans de Palerme, choisis parmi les innombrables morceaux de terre cuite qui jonchent les bords de mer palermitains depuis les bombardements de 1943. Remonte au village de vacances, salue mes collègues et m'installe quelques minutes devant le bungalow pour respirer avant d'aller me coucher.

Jean Prod’hom

Sorrente



Je n'aurai pas attendu la sonnerie du réveil, dis au revoir au petit monde que je quitte pour une petite semaine avant de descendre au Mont où je laisse la Yaris, derrière l'église, il pleuvigne. Attends le premier bus, le quartier est désert, solitude, le jour blanc, silence, j'y goûte une dernière fois.



Le train pour l'aéroport de Cointrin quitte la gare de Lausanne à 6 heures 45, tous les élèves dont nous aurons la charge cette semaine sont là, avec une grosse valise pleine d'histoires qu'ils vont se passer, tourner et retourner en tous sens jusqu'à leur retour. Surtout ne pas se perdre, pourquoi aller si loin ?
Passe à la douane sous les fourches caudines au prétexte qu'un bandit aurait pu se glisser parmi nous. Il est bien là mais désarmé. Il dépose ses quelques valeurs dans les bacs mis à sa disposition, ceinture, montre, téléphone, babioles et consorts clinquants.
Vol EZS 1553 pour Naples, Gate A3, 156 passagers dans cet Airbus A 319 de 156 places. Le lac et le ciel sont gris, mais on a encore en mémoire le bleu de Campanie. Les nuages qui sont sous nos pieds sont comme des restes de neige sur les Alpes. On en sort à l'instant où le soleil gagne la partie, c'est une plaine immense qui apparaît, au plan caché, illisible à cette hauteur, conçu de proche en proche. Tout ça tient pourtant sans l'aide de personne. Tiens le Pô, pas sûr, les choses s'éloignent si vite que rien n'est assuré, ou si, la côté ligure et la mer qui remonte jusqu'au au ciel au fond du tableau. J'imagine bientôt la Corse, j'imagine la mer, j'imagine le ciel, et les choses à l'envers. On vire au-dessus des terres, la Toscane, je cherche l'Arno, Pise peut-être, la Piazza dei Miracoli et son Campo Santo, les collines du Chianti, le Monte Amiata, est-ce le Lac de Trasimène ? Et puis Rome, le lac de Bracciano ? Aucune certitude, pas même le Monte Cassino. Trop tard, on descend sur l'aéroport de Naples, la Naples de Franceso Rosi née une seconde fois, mais en couleur cette fois : la folie n'a pas cessé, main basse sur la ville.



Ils sont une quinzaine au terminal de Naples, ils patientent en demi-cercle, lunettes noires et costume deux pièces, quelques-uns sont là pour récupérer des clients venus d'Olbia, de Trieste ou de Mostar, d'autres flairent le bon coup et proposent leurs lit, à la Villa Favorita ou au Miramare, au Flora de Capri, au Tritone de Positano, à l'Aragona d'Ischia. Je vais demander quelques plans de la ville au bureau d'information, ils n'en ont plus, plus un.
Un bus nous conduit à travers le quart monde jusqu'à Piano di Sorrente, au sud-ouest de Naples : Portici, Ercolano, Pompéi, Castellamare di Stabia, Vico Equense, villes en sursis qui s'étendent sur les flancs du Vésuve, immeubles en ruines avant même d'être terminés. On dépose nos bagages dans les bungalows de Costa Alta. Le même bus, avec le même chauffeur, nous emmène à la pointe de la presqu'île sorrentine, on devine la fertilité du pays, oranges, figues, citrons, abricots. Des filets et des toiles tendues entre les pilotis d'une architecture de fortune, protègent les vergers du soleil, il fait plus de 35 degrés. On devait rejoindre la côte amalfitaine, on n'en verra rien, ou si, Praiano au bénéfice d'une longue courbe, et Positano que le chauffeur nous demande d'imaginer derrière le pli des collines. On redescend vers la mer.



Le bus nous lâche à Sorrente. Une heure à notre disposition. Je repère l'hôtel Eden, l'ancienne pension Villa Rubinacci où Nietzsche passa l'année 1876 avec Malvida von Meysenbug et Paul Rée, en retrait des falaises qui dominent la mer. La réceptionniste de ce modeste hôtel m'accueille avec le sourire, me donne un papier qui rappelle la présence du philosophe, mais tout à changé, le pèlerinage est impossible, ce n'est pas plus mal. L'hôtel Vittoria dans lequel logeaient Wagner et Cosima cette même année n'est pas très loin, mais c'est un hôtel d'un autre standing, un hôtel gros de luxe qui n'a guère changé : du haut de la falaise il regarde la mer. Je tente d'y pénétrer, ne parviens pas à m'engager dans l'interminable allée qui y conduit, bordée de gardénias, de lauriers, de mimosas ; un homme à gilet d'or bloque l'entrée, je bégaie, fais marche arrière. Je ne suis pas de ce monde... ou plus simplement je manque de courage. Eden ou Vittoria, Gênes ou Bayreuth, c'est à Sorrente que Nietzsche et Wagner se rencontreront pour la dernière fois, la rupture est consommée. Nietzsche continue pour son compte l'esprit libre.



Je descends après le repas au port de Piana di Sorrento, avec une quinzaine d'élèves, sur un chemin pavé de piperne noir le long d'une falaise de tuf jaune. Un port qui est une île, lieu improbable où le temps ne passe pas, fait de l'accumulation de l'hétéroclite. Tout ici est déjà terminé, des enfants jouent au foot lorsque la nuit tombe, pieds nus comme dans un film de Vittorio de Sica, les vieux parlent à califourchon sur des chaises de fortune, deux femmes suivent la scène accoudées au fer forgé de leur balcon décati, je trouve un beau tesson, aucune plainte, pas d'aigreur, quelque chose comme un consentement, large, quelque chose qui se prolonge indéfiniment, un point d'orgue.

Jean Prod’hom

Anniversaire



Toutes nos entreprises, vaines ou essentielles, croisent un jour celles que d'autres ont initiées dans le passé ou initieront dans l'avenir, petites ou grandes, c'est l'un des corollaires de l'effet papillon. Ainsi, la petite affaire qui a démarré au Riau le 29 octobre 2008 croise aujourd'hui l'aventure à laquelle Franck Garot, avec la complicité d'Eric Chevillard, a donné le coup d'envoi le 20 janvier 2009, et croisera demain ou après-demain celle qu'a mise en route Roger Federer le 30 septembre 1998 à Toulouse aux dépens de Guillaume Raoux. Et tandis que le roi du gazon songe secrètement au déclin et que le logicien fanatique de la Roche-sur-Yon s'incline une fois encore sur les brins d'herbe de son jardin, je dépose ce billet et m'envole, tourne le dos à ce petit monde, cueille quelques fleurs et m'éloigne de ce point de conspiration, inexorablement, heureux d'en avoir été.


Jean Prod’hom

Au pied du brise-lames



Un matin dʼaoût 1988 entre Kérity et Saint-Pierre, un coup dʼoeil, un éclair peut-être, à deux pas du phare dʼEckmühl une lueur danse. Les jours passent, lʼintrus se déplace à lʼabri dans lʼanse, même lueur que la veille mais un peu plus loin ou un peu plus près cʼest selon. Hésite, tant de choses brillent, le ramasse enfin à marée basse, ne sais pas pourquoi, beau et bleu, avec des vagues et le ciel, lʼhorizon et la mer de sable. Il recèle peut-être quelque chose que les autres nʼont pas, personne ne le sait, tu lʼignores encore; le sentirais pourtant si tu le prenais dans la main, la douceur, le grain dense, la fraîcheur, le cintre. Tu lʼas mis dans ta poche.

Les jours suivants, dʼautres tessons lancent leurs feux tout autour, lieux sans attrait mais bénis des dieux: Lesconil, Saint-Guénolé, Loctudy. Tant quʼà faire tu les ramasses. Pas tous, les élus seulement, ceux qui ont su réduire leur fracture et lustrer leur chiffre.

Sʼensuit nʼimporte quoi, une carte du monde et du tendre, avec ses criques, ses digues, ses grèves, ses ports, ses môles, ses épaules, ses levées, ses jetées, ses rivages, ses plages. Des voyages avec dedans la tête un seul désir, celui dʼune pierre dans le creux de la main, terre cuite engobée, glacée, émaillée, portée au comble de la perfection, terre de couleur sur les rivages dʼun rêve bien vivant, petite éternité.

Sachez que le miracle se répète à deux pas du repaire des marins qui savent la gourmandise de la mer, là où les buveurs de lait jettent leur bol comme des amateurs de vodka. Cʼest ainsi quʼils remettent à lʼocéan sans crier gare les tessons au bord tranchant, les restes de la cuisine du monde.

Les fragments ballottés par la marée, déplacés par les courants, la houle, par les tempêtes se font oublier à lʼombre protectrice de la pierre qui les a brisés et deviennent purs joyaux, taillés, façonnés, polis, limés par lʼeau qui mêle au sable son grain. Ils vont et viennent au gré des circonstances secrètes qui les embellissent, repris par la mer, laissés sur la grève, se calent, se déplacent à peine. Certains trouvent alors une seconde vie, individuelle, particulière, resplendissante. Pas tous et pas pour longtemps.

Avant dʼêtre réduites au couchant, ces petites ruines racontent en accéléré la beauté, chacune à sa manière. Regardez-les chercher lʼunité, non pas celle du pot dont elles ont été arrachées, mais celle du peu serti de rien, à lʼimage de notre condition. Elles font voir dʼincomparables petits motifs qui se réduisent comme peau de chagrin.

Le sable à la lisière de lʼair et de la terre ronge avec la mer et le vent ces petites oeuvres inespérées qui flambent un instant, petite perfection discrète que caresse lʼeau. Tout va très vite, dix ans à peine avant que le motif ne disparaisse et nʼoffre plus au chasseur des mauvais jours quʼune pierre blanche, aussi blanche que la mie du pain quʼemporte le goéland.



Un seul tesson aurait suffi, le premier, celui de Penmarcʼh. Mais pour quʼenfin celui-ci fasse voir son visage dans sa fragile mandorle, il aura fallu que je coure les côtes bretonnes, les îles grecques, les rivières, la côte turque, le Léman, les ports de la Méditerranée, les Lofoten, la Loire, vingt ans au total pour une collecte forcenée, avec à la fin les poches bourrées de cailloux de Palerme et de Paimpol, de Venise et de lʼÎle de Sein.



La multiplication a mis le rêve en miettes. Ils ont fini dans un tiroir, en tas, le tiroir dʼune table de douanier, avec des pièces de monnaie bulgare et un Louis dʼor, disséminés ensuite en tous lieux de la maison, identifiés, localisés, datés. Placés dans des casses dʼimprimerie comme sʼils étaient les éléments dʼune langue qui allait révéler ses secrets. Lʼentassement sʼest poursuivi avec la certitude que la vérité de lʼensemble jaillirait un jour et quʼil serait temps alors de faire quelque chose de ces merveilles. Mais quoi. En garder quelques-uns parmi les centaines qui dorment dans leur niche. Les offrir à celle qui mʼaccueille, petite monnaie sans crédit, analogue à celle quʼutilisent les enfants sur les quais de Saint-Polde-Léon. Décidé à laisser ces pierres prometteuses à leur sort, je ne peux toutefois mʼempêcher aujourdʼhui de soulever du bout du pied les innombrables tessons blancs qui jonchent les rivages. Ils dissimulent parfois au verso – ils sont rusés, le saviez-vous? – un beau visage et son secret. Jʼen ramasse quelques-uns pour réveiller, un instant, cette folie dʼil y a plus de vingt ans et ajouter discrètement, lorsque la nuit vient, une croix sur ma carte du tendre. Tout cela ne débouche sur rien, je le sais aujourdʼhui, sinon sur lʼassurance dʼavoir été là où ils furent un jour, à Mazara, Epesses, Patras ou Patmos. Ils ne sont que de petites méditations sans mobile apparent dont je me souviens à peine et peine à me séparer, minuscules théâtres qui tiennent le temps dʼun éclair le monde au creux de leurs mains, la béatitude et le temps qui passe.

Penmarc’h 1988 - Corcelles-le-Jorat 2011





Publié le 4 février 2011 dans le cadre du projet de vases communicants chez Juliette Mézenc (mot-maquis).

Jean Prod’hom

Juliette Mézenc



Comment présenter ça ?
dialogue à bâtons rompus OU réunion au sommet (tout le monde n’est pas d’accord sur le sous-titre à donner à cet article, veuillez nous excuser pour les désagréments occasionnés)



Quincaillerie ?
Fourre-zy-tout ?
Vous avez vraiment mais alors
vraiment aucun orgueil hein !
Quoi ?
Laisse-les faire, c’est pour la comm’, on s’en fout
Comment on s’en fout ! ils voudraient se saborder qu’ils ne feraient pas mieux
On n’a qu’à écrire chacun un texte pour présenter le bidule et puis voter
Non non non, vous êtes trop nombreux là-dedans à délirer complet
Laisse-les faire, le vote ça n’engage à rien
Moi je dis que le titre suffit :
Le Journal du brise-lames en arial narrow blanc sur fond noir, sobre
Moi perso je préfère le
lucinda sans unicode
On peut choisir en fonction de
Voilà où on en est rendu, avec leur refus de faire des choix clairs, de s’en tenir à une ligne, un style, de se choisir un bon petit parti pris
On t’a déjà expliqué : le parti pris du n’importe quoi, pas de plan, pas de ligne, pas de rigueur, faire feu de tout bois. Glaner. Et construire au petit bonheur la chance
Et puis t’inquiète, tous ces petits bouts de rien, ils s’agglomèrent autour du grand caïd, tu sais, le brise-lames, tu te rappelles, le truc sur lequel on bosse depuis des années
Ouais, par intermittence
Justement, l’intermittence construit l’objet, aussi
On pourrait écrire 

Dans ce livre (est-ce un livre) vous trouverez (avec des tirets pour faire liste, organisation béton) :

-une utopie artisanale et chaotique
-de minuscules coquillages en bande organisée
-un magasin de souvenirs
-un peu d’Histoire
-un roman photo : le homard Omar
-des bulletins de météo marine
-des migrations dans tous les sens
-des rêves absurdes
-des rêves terrifiants
-des anecdotes (réhabilitons l’anecdote)



Ridicule
Faut bien tenter quelque chose
Tout ça n’est pas sérieux

Juliette Mézenc, collectif









écrit par Juliette Mézenc qui m’accueille chez elle sur son site motmaquis dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Et d’autres
vases communicants ce mois :

Laurent Margantin et Daniel Bourrion
Christine Jeanney et Anita Navarrete-Berbel
Maryse Hache et Piero Cohen-Hadria
Joye et Brigitte Célérier
Samuel Dixneuf et Michel Brosseau
Chez Jeanne et Leroy K. May
Estelle Ogier et Joachim Séné
François Bon et Christophe Grossi
Cécile Portier et Anthony Poiraudeau
Amande Roussin et Benoit Vincent
Marianne Jaeglé et Franck Queyraud
Candice Nguyen et Pierre Ménard
Christophe Sanchez et Xavier Fisselier
Nolwenn Euzen et Landry Jutier
Leila Zhour et Dominique Autrou
Jean-Marc Undriener et Claude Favre
Clara Lamireau et Michel Volkovitch
Bertrand Redonnet et Philip Nauher
Isabelle Pariente-Butterlin et Louise Imagine
Juliette Mézenc et Jean Prod'hom

Jean Prod’hom

Dimanche 30 janvier 2011



Elles se promènent, retraitées bientôt, sur les quais entre Paudex et Lutry, voix rauque des demi-distinguées et mises en plis sous chapeaux d'apparat. Il semble que leur belle amitié file sur des rails. De loin en tous cas, car je comprends vite qu’il s’agit en réalité d’une petite association de malfaiteurs.
Elles s'arrêtent à deux pas d'un portail ouvrant sur le lac mais fermé à double tour. Leur foie torturé a repeint leur visage en jaune, l'acidité de leur estomac les oblige à tordre les lèvres, de la vapeur sort de leurs bouches sèches, c'est de l'aigreur. Leurs jambes sont des fers cassants, leurs mains s'agrippent au vide. Enfermées dans une bulle de haine, elles semblent respirer encore. Je tends l'oreille pour fouiller leurs secrets.
Elles organisent aujourd'hui le lynchage de leur ancienne meilleure amie. Le rituel est fixe: chacune à son tour lance une flèche qu'elle justifie par le récit bref d'un événement dont elle tire elle-même une condamnation définitive. L’autre ricane, confirme la sentence en ajoutant quelque chose comme une preuve, inarticulée, avant de reformuler le jugement. C'est sans appel. A l'autre de lancer sa pierre: récit bref, justification, condamnation, ricanement, confirmation, petit ajout et reformulation. Et ainsi de suite.
Elles ont tant de raisons d’en vouloir à leurs meilleures amies que l’opération se prolonge, emprunte des chicanes, faisant voir parfois d'étranges détours au cours desquels elles ne peuvent s'empêcher de condamner les pauvres (qui pourraient quand même travailler), les malchanceux (qui l'ont bien voulu), les malheureux (qui rampent au lieu de redresser la tête). Elles s'arrêtent enfin. Le lynchage est en effet si bien engagé qu'il peut continuer et se terminer sans elles. Leurs victimes agoniseront seules.
Elles s'éloignent en silence, deux silhouettes au long cou dressé comme celui des cormorans, elles suçotent leur triomphe. Direction tea-room où je les aperçois plus tard, épuisées par la bataille qu’elles viennent de livrer. C'est la faim, elles plissent leurs lèvres de plaisir en pinçant un bricelet qui craque sous les dents. A leurs pieds un chien broie les restes d'une carcasse de poulet que l'une d'elle a conservé dans un papier d'aluminium. Leurs mains lourdes des bijoux de l'avarice s'agrippent à une tasse de thé noir qui ne s'en formalise pas. Moi j'hésite, pèse le pour et le contre. Faut-il que je dénonce à la Cour internationale de justice ces femmes qui se privent de tout pour faire la peau des absents avec des cure-dents? Je crains qu'elles ne passent encore une fois entre les gouttes, mais qu'elles prennent garde, une lutte acharnée contre ces associations de malfaiteurs se prépare, des avocats ont flairé le bon coup et préparent des dossiers.
En sortant du café, j'aperçois sur le toit plat d’un immeuble résidentiel une douzaine de hérons immobiles qui guettent de là-haut le gros poisson, fiers, hautains. Eux ne parlent pas, ils conchient les balcons de gros industriels que l’on aperçoit derrière des baies vitrées. Ils regardent la télévision le dos tourné au lac. Un rouge-gorge s'éloigne en sautillant sur le brise-lames gorgé de fer. Il s'en fout.



Je continue les yeux baissés. Peu de déchets, peu de tessons, je le craignais. Faudra-t-il que je remette à l’eau ceux que je ramasse depuis 20 ans? Suis-je le seul à avoir fait main basse sur la polychromie des rives du lac Léman? Lugrin Tourronde, Meillerie, Epesses, Nyon,... Je découvre enfin le tesson que j’étais venu chercher. Mon après-midi est sauvée, vais pouvoir terminer ma lecture de Quignard et préparer ma visite chez Juliette Mézenc.

Un petit saut dans le temple de Lutry. Sur le lutrin le Psaume 82.

Rendez justice au pauvre, à l’orphelin,
déclarez juste l’humble et le pauvre.
renvoyez libre le pauvre,
arrachez le faible aux prises de l’impie.
Dieu lève-toi! juge la terre,
car tu es l’héritier de toutes les nations.

Je ne peux m’empêcher de penser aux deux paroissiennes qui ont rendu justice tout à l'heure au bord du lac. Et continue ma visite; dans une vitrine à l’entrée, des brochures au titre évocateur: Au bout de la nuit / Châle de compassion / N’attendez pas d’être épuisé / Chaque minute dans le monde, un enfant perd la vue! Il fait un peu froid dans cette église. Faut filer, prendre de la hauteur, quitter le lac et sa ceinture noire, l’oeil torve des hérons, les gros industriels, les complots de la haine ordinaire. Je remonte à Mézières par Savigny et Moille-Margot avant de rejoindre le Riau par le château de Ropraz. Le jour est fade et pâle, les verts et les roux refroidis par le givre lissent le paysage que la terre noire au pied des haies vives fait bourronner. Pris dans la ronde du jour blanc les cris sont étouffés, les ravages de la petite propriété sont avalés, on pourrait presque y habiter.



Jean Prod’hom

Une gêne technique à l'égard des fragments I



On conçoit ce que laisse entendre cette manie harcelante du soin qu’il porte à ce qu’il laisse se détacher de lui par petits morceaux, cette attention au déchet, cette polissure du lambeau ou de la miniature...
Il passe pour être le premier à avoir composé de façon systématique un livre sous forme fragmentaire...
Cela ne s’apparentait pas à des grappes de pensées, ni à des manières de bandeaux ou de coutures de citations mises plus haut que tout, jusqu’aux poutres, passionnément incrustées et serties, ni à de véritables chapitres à l’aspect plus ou moins thématique...
Brillon dit que la Bruyère consacra dix ans à écrire les quatre cent dix-huit fragments et balança dix ans s’il les produirait...
Il mit vingt ans à trouver un parrainage qui occultât ce caractère démembré et moderne.

Racine et Boileau sobriquettèrent avec perfidie Jean de la Bruyère du surnom de « Maximilien ». Il était l’homme qui fait des bouts de texte, des maximes, Boileau estimait que le plus difficile de l’art consistait dans la liaison, et dans tous les genres de transition...
Il semble que La Bruyère ait poussé cette hantise de la fragmentation jusqu’à la manie vide ou du moins une apparence peu intelligible. A la fin de l’oeuvre, certains discours qui étaient écrits de façon suivie furent par ses soins fractionnés sans raison apparente à coups de pieds de mouche. On pourrait voir là le premier témoignage d’une sorte de compulsion au blanchiment, qui est très moderne, et qui est très obscure.

D’emblée le fragment pose une double difficulté qu’on ne surmonte pas commodément: son insistance sature l’attention, sa multiplication édulcore l’effet que sa brièveté prépare.

Les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango, briser, rompre, fracasser, mettre en pièces, en poudre, en miettes, anéantir. En grec le fragment, c’est klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tiré violemment. Le spasmos vient de là: convulsion, attaque nerveuse, qui tire, arrache, disloque.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Une gêne technique à l'égard des fragments II



Quand Fr. Nietzsche écrit: « L’aphorisme où je suis le premier des maîtres allemands est une forme d’éternité. Mon ambition est de dire en dix phrases ce que cet autre dit en un livre – de dit pas en un livre », voilà une considération qui pourrait en détourner. Le fragment est conçu ici comme concentration, noyau de pensée, plénitiude essentielle, idéale, platonicienne, autarcique, limée, fourbie. On voit mal le pluriel, le mortel, le rompu et le discontinu que certains modernes affirment y découvrir. Fr. Nietzsche rêve d’une petite boule extrêmement dense et non déchiqutée. Au bout du compte un grain éternel, circulaire, inséparable, un atomos.
Rien ici de la bribe, de la loque, du copeau – des charpies que nous ne cessons pas d’écrire, ni de lire.

Ainsi emploie-t-on souvent le terme de fragment de façon très abusive. Sous ce jour, une large part des textes fragmentaires que nous lisons sont des « fragments d’Héraclite ». Non pas oeuvres volontaires. Il s’agit simplement d’extraits de livres perdus, ou non aboutis...
Fragment veut dire ici »morceau, débris d’un livre qui est perdu »....
L’oeuvre d’Héraclite n’était pas quelques traits épars. C’est un visage défiguré. C’était un visage.

En fait le fragment trahit plus de circularité, d’autonomie et d’unité que le discours suivi qui masque vainement ses ruptures à force de roueries plus ou moins manifestes, de transitions sinueuses, de maladroites cimentations, et expose finalement sans cesse à la vue ses coutures, ses ourlets, ses rentraitures. C’est trop souvent le rêve du petit tout, du petit morceau blotti et enveloppé sur lui-même...

Le fragment fascine sans doute aussi par ce caractère un peu ruiniforme, dépressif. Il est ce qui s’est effondré et reste comme le vestige d’un deuil. Il est la citation, le reliquat, le talisman, l’abandon, l’ongle, le bout de tunique, l’os, le déchet d’une civilisation trop ancienne ou trop morte...
Il est détritus et singularité...
Minuscule catastrophe, minuscule épave, et minuscule solitude.

Ils sont comparables à ces petites flaques d'eau qui sont déposées sur le chemin après l'averse, et que la terre n'a pas bues. Chacune d'entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l'océan, n'auraient répété le ciel qu'une fois.

Il y a une sorte de paradoxe insoutenable et même sans aucun doute d’imposture à frabriquer directement des débris, à façonner la fracture pour elle-même, à polir les arêtes, à en aiguiser le tranchant fallacieux, à feindre la violence, ou la sauvagerie, ou le génie, ou la folie, ou le hasard: bref à ne pas se fier au bris lui-même, à faire l’économie du mouvement destructeur dont la fracture ne devait être qu’une trace résiduelle. On voit sur les marchés méditerranéens, dans les pays particulièrement riches en vestiges et en fouilles, des fabricants de faux débris d’antiques. Si faussaires et mercantiles qu’ils soient, par pur souci d’une vraisemblance plus persuasive et par la convoitise d’un gain qui lui soit proportionné, ce sont des vases entiers que ces boutiquiers brisent, et des statues intègres qu’ils mutilent.

Tombé du ciel. Il faut la surface continue d’un sol lui-même coutumier pour que l’aérolithe soit...
L’ordre de la succession bâtit une architecture qui aussitôt subjugue et, si je puis dire, tient les rênes. En termes de petit solfège: le changement de chapitre constituerait la pause, l’alinéa le soupir, le point le demi- soupir, etc. Resterait le blanc ou le pied de mouche ou la petite étoile alors assimilable à des espèces de demi-pauses.

La Bruyère s’efforce d’attacher celui qui le lit à force de richesse dans les tours. Ce sont des petits problèmes curieux posés tout à coup laissant la réponse incertaine, un emportement brusque, une remarque tendre, ou une confidence mélancolique, un cri violent qui paraît arraché, une maxime plus sententieuse, une définition sèche, une allusion réaliste, une petite dissertation grammaticale, une hébétude qui se révèle une lourde malice, une argumentation philosophique plus scolaire, une petite scène de roman, une objuration morale, une métaphore longuement filée, une question délicate, un morceau de patois, une notation pédante ou ingénieuse, une description fidèle, un trait qu’inspire une méchanceté pure, une liste d’objections réfutées point par point, des petits tableaux hallucinés de la campagne ou de la ville, une lourde construction morale, une mise à nu cinglante ou cynique, une anecdote tirée de l’histoire ancienne, une oraison funèbre, un court compte rendu de voyage, un pastiche, un monologue intérieur, une vieille inscription romaine, une harangue, des dialogues, enfin mille sortes de portraits, miniatures, en pieds, rébus, comédie, biographie, etc.

Une attaque intense, arrachée au vide et que son intensité aussitôt broie. Sa densité même la replonge dans le néant tout à coup. Son interruption doit bouleverser autant que son apparition a surpris.

L’opposition la plus profonde est celle du lié et de l’épars, du système et de l’intrus. Vase soudain égueulé. Falaise dans la mer. Adversaire que l’épée éventre. Mais d’abord le vase intact; d’abord la mer étendue, anhumaine, et immense; d’abord l’adversaire.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986

Une gêne technique à l'égard des fragments III



Jour après jour il met en tas ses bouts de papier qui sont autant d’extraordinaires marque-pages glissés dans les livres des Anciens... Telle observation de l’un, de l’autre, lui paraît digne d’intérêt, il la note encore avant qu’il se couche, l’ajoute à son ramas. Comme ces bouts de papier vite foisonnent, tombent, s’égarent, je ne sais, volettent, il confectionne une sorte de petit dossier pour les ranger. Il cherche en vain à lier tout cela. Une telle tâche le rebute. Et saison après saison, au fur et mesure qu’il s’y emploie, les notes se sont accumulées et leur entassement élève la difficulté et décourage. Il estime que le livre est peut-être là; qu’il suffit d’associer ces lambeaux par thèmes, de les mêler avec un souci d’unité ou de contraste. Et, qu’ils s’assemblent ou qu’ils s’entrechoquent, qu’il suffit de placer entre eux des blancs, des pieds, de mouche. Cela ferait un livre. Ce conditionnel est atroce. Il est le noeud de la difficulté.

On le présente capable de s’asseoir dans un fauteuil, de se tourner vers la fenêtre sur sa gauche, de lire, de concevoir une pensée en lisant, d’être astreint tout à coup à la noter avec précision, tout en lui donnant un tour original, et même une sorte de rétraction et de soudaineté, de rudesse et de puissance. C’est un bout de vie qui se touche comme avec le doigt, qui permet de revoir avec une sorte de lueur, et qui a une espèce de sang sous la peau. C’est très rare. C’est une minuscule scène de béatitude. Ceux qui descendent des tétrapodes, qui ont l’usage des langues, qui affectionnent les parures et qui sont omnivores, qui aiment à se tenir dressés sur leurs pattes arrière et qui ont de la répugnance à l’endroit de la mort ne connaissent pas un nombre si illimité de bonheurs. Il ne me semble pas qu’il existe de désagréments, de légers malaises ou de solitude qui ne s’effacent devant la communication que durant quelques instants elle permet, Je suis assis dans un fauteul qui est trop proche dans l’espace. Je prête l’oreille à un son qui est très loin dans le temps. Je lis.

Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata morgana,1986