Jul 2011

Où poser la tête



Le temps le plus propice pour naître
n’était plus
n’est pas aujourd’hui

La Tour de la Mort s’élève
se voit déjà de partout
n’aura pas sa pareille

En un cercle, un cercle immensément large
des cycles s’achèvent
Des victimes sans tarder, seront là, présentes.
Simultanéité toujours si remarquable
des sacrifiés et des armés
Henri Michaux, Déplacements Dégagements


Namur, Place de l’Ange 50

Qu’inventer demain pour s’excentrer avec l’élégance qui sied, l’oeil fixé sur la paix vivace qui attend celui qui aura épuisé toutes les directions, tous les cantons, tous les rêves, ceux du dedans comme ceux du dehors, lorsqu’il sera revenu enfin dans l’improbable prairie où s’efface l’empreinte du pas suivant, d’où il est parti et où les sensations se rassemblent, large, toujours plus large d’allonge en allonge.
Plus besoin de te déplacer, de te dégager, parce que le secret ne se referme pas avec la nuit, je suis voyage en tous sens dans un espace exhaustif. Tu as écrit, traversé le pays des porte-à-faux. Et revenu là où tu ne laisseras pas de trace, dans ce chantier de l’incertain et du contradictoire que survole ton ombre immense, en-deçà des fausses-pistes et des chausse-trappes d’un langage que tu as tordu comme un torchon, tu nous livres aujourd’hui l’autre pays. Là, d’innombrables canaux et maisons si différentes comme aussi l’habillement et l’allure des habitants, appelant l’attention vers d’autres dehors, se structurèrent pour composer un peuple, un pays... se substituant de la sorte à la grande ville borgne d’hier.

Jean Prod’hom

Tout recommencer



Après des ans
des ans comme des jours
l’examen d’admission reprend

Le Gouverneur après ce temps
nouvelle cérémonie est élu commis,
valet ensuite
à présent reçu balayeur

Ainsi de rang en rang abaissé
un jour sera retrouvé aux étables, à la porcherie

Descendra-t-il plus bas ?
On l’y portera...
Henri Michaux, Déplacements Dégagements



Second d’une liste de passage qui comprend également ceux à qui j’ai remis il y a un mois à peine une attestation de fin de scolarité obligatoire, j’attends agité. Nous sommes quelques-uns à battre le pavé de la cour qui longe le bâtiment d’en-haut, long et vitré, au pied de la classe du rez-de-chaussée que nous avons occupée trois ans durant, moi comme enseignant et eux comme élèves, vide encore à cette heure, et fermée à clé. Aucune indication sur la porte, personne à l’horizon, ni l’expert ni Monsieur D. – prof de latin au gymnase – qui doivent évaluer notre travail.
Agité, agité plus que les autres, je n’ai en effet pas relu les livres sur lesquels portera l’épreuve, par insouciance ou inconscience, m’en souviens peu ou pas et m’inquiète Et puis ces livres, je ne les ai pas emportés, ignorant où ils se trouvent, disséminés dans la classe ou à la maison. Panique. Je demande à A. de me prêter les siens lorsqu’il aura passé l’épreuve. Cet élève brillant sur lequel j’ai pu autrefois compter fronce les sourcils, froissé, gêné, mais il ne peut rien pour moi, il doit rentrer à la maison sitôt l’examen terminé et remettre ses livres à sa mère. Je désespère de trouver une bonne âme. Planté au milieu de la cour, je mets au point une stratégie pour franchir l’obstacle : choisir une page au hasard et entreprendre consciencieusement le commentaire suivi de ce qui y est écrit, objectivement, l’honneur sera sauf. Une phrase de Michaux citée par Maulpoix me revient à l’esprit : Je ne comprends rien de ce que disent les gens, les auteurs. Il faut que je refasse tout dans la tête. C’est pénible mais c’est peut-être cela l’invention et l’originalité.
Lorsque je relève la tête, plus personne dans le préau, mais des élèves inconnus qui rient aux éclats derrière les fenêtres du rez. Aurais-je dormi tout ce temps ? L’examen se passe ailleurs, Monsieur D. nous avait prévenus, mais j’ai écouté de travers, je n’en souviens maintenant, l’examen a lieu à l’Ancienne Académie, dans le bureau de Monsieur C. dont j’ai suivi les cours de philosophie. Sera-t-il là lui aussi ? Il me faut m’y rendre au plus vite. Je parque mon karting au bas du Valentin, une petite place suffit, la maniabilité de l’engin est extraordinaire, je m’en réjouis, c’est tout ça de gagné. Mais le temps a passé, c’est évidemment trop tard, tant pis, je laisse tout tomber. Il vaut mieux renoncer que de faire piètre figure. Alors tout s’éclaire et s’allège, les nuages s’éloignent, je sors vivant de ce cul-de sac.
Pourtant il me faut du temps pour sortir de cette vilaine nuit et m’assurer que ces examens qui n’auront jamais lieu sont derrière moi. Quelque chose de pénible, d’incompréhensible, de lourd, d’incontournable me poursuit. Et si je constate que ce rêve s’est bel et bien éloigné, il n’en va pas de même de la peur panique qui me suit au-delà du réveil et me pousse dans le voisinage des deux passes qui bornent nos vies, celle que nous noyons dans les cris et les larmes, celle qui nous attend à l’autre bout et dont nous sortirons, je l’espère, moins que rien et silencieux.

Jean Prod’hom

Brève apparition



La scène a lieu dans un préau au centre duquel je donne des consignes à une vingtaines d’élèves, lorsque survient ma mère, morte le 18 juillet 2003, les yeux fixés sur moi, pas revue de la sorte depuis plus de 10 ans. Elle sait, avant même de m’apercevoir, que ce n’est pas exactement le bon moment. Elle en semble pourtant affectée. Son visage muet ajoute qu’elle n’a rien de particulier à me dire et qu’il n’est pas urgent que je la rejoigne, plus tard, lorsque j’aurai un peu de temps et si je le veux bien. Elle s’éclipse discrètement, le dos voûté, baisse la tête pour disparaître dans le tunnel menant au sous-sol de ce qui doit être un stade vide.

Jean Prod’hom

Dimanche 24 juillet 2011



Jusqu’à Namur sous la pluie et sans carte, mais avec le soleil au couchant et la Meuse à l’arrivée, avec la voix du système de positionnement global qui a déroulé ses calculs tout au long du voyage, sans s’interrompre, c’était la première fois. Etrange comme cette voix aplatit le paysage, l’étend en tous sens, pâte fine urbi et orbi. Tu ne roules plus désormais sur du papier, mais du numérique sans pagination, plus besoin de plier les cartes, rien ne dépasse, aucun faux pli, ni amertume ni regrets. Tu empruntes des chemins tracés par Euclide dans un brouillard de pixels, tu y es, mais où es-tu, dans quel imaginaire ?





Il te faut réapprendre à marcher comme il te faut réapprendre à lire, longer la Meuse à pied jusqu’à Namur, retourner à Jambes. Suivre un bout du chemin de halage qui court jusqu’à Charleroi au coeur du Pays Noir que traverse la Sambre. T'imaginais pas, n’est-ce pas ? Il aura fallu que la voix du système de positionnement global te jette là, au coeur de la ville basse de Charleroi, pour que tu comprennes enfin qu’on ne compte pour rien, que tu ne comptes pour rien, nous tous en voie de disparition. Il y a bien la gare à laquelle tu as songé, immobile au-delà du pont qui enjambe la Sambre à l’extrémité de la place Emile Buisset. Mais pour aller où ? La voix du système de positionnement global t’a sommé de faire demi-tour.

Pas d’avenir, on leur en a trop fait bouffer, plus de listes de commissions jetées devant les magasin, plus de magasins. L’infime espoir pourtant que les choses demeurent en l’état quelque temps encore, misérables et vivantes, un pas de porte sur lequel s’asseoir, un mur contre lequel s’appuyer, penser que ce qu’on pense est pensée, et passer sans qu’on ait à décider, mais sans perdre de vue non plus qu’on a gardé en état le poste frontière de Zoufftgen au cas où on serait amenés à de nouvelles déportations. Les cloches se sont tues, plus une brique de vent, un jeune entrepreneur, vue haute, a repeint une roue de pierre sur la façade d’un vieux moulin.



Pas de plaque commémorative pour cette nouvelle débâcle sinon le sourire extatique des épuisés et les murs éventrés des immeubles échangés, c’est promis, contre une autre misère, c’est juré, celle des centres commerciaux. Il n’y a pas de ligne de front pour la misère, fidèle à l’espèce, qui accroît dedans et dehors son empire. Il est 19 heures, ne crains rien, mais ne repasse pas à 23 heures.

Tu auras appris à Charleroi que le Général Comte Letort, l’aide de camp de Napoléon, est mort le 16 juin 1815, deux jours avant la bataille de Waterloo. Tu auras aperçu derrière le suaire du système de positionnement global quelque chose que celui-ci n’a pas entamé, le beffroi de la maison espagnole de Mons et la tour Saint-Jacques de Namur qui sortent le cou, jettent leur tête dans le ciel, les oies qui raient les eaux noires du fleuve, les yeux du mourant sur le seuil de la boucherie de Charleroi, cheveux blanc et sourire d'ange, le silence désabusé de la Meuse et de son affluent la Sambre, le soleil qui revient comme pour la dernière fois.

Jean Prod’hom

40



Aller de l’avant, c’est le prix à payer, mais y parvenir au plus vite pour rejoindre au plus tôt le reste qui est presque tout et que rien ne saurait mettre au pas.

Jean Prod’hom

Rue Marie vierge



Nos existences se sont singulièrement allégées depuis qu'on arrache les unes après les autres chacune des pages de l'histoire brochée de nos villes. On découvre au détour de nos pérégrinations des scénographies inouïes à l'image des vies minuscles de leurs locataires, des blessures béantes cousues main, forcloses jusque-là.
Des restes adhèrent encore comme des chairs molles au recto de vieilles boîtes vides, ce sont celles des fantômes avec lesquels on vivait. Il faut pourtant tourner la page, sans espérer quoi que ce soit de nos anciennes habitudes, ni feuille ni crayon, ni gomme. Plus de réparation mais des marges d'erreur prises en considération avant même de commencer, une succession d'éditions princeps.
A chaque fois il faudra donc tout reprendre sans pagination fixe, condamnés que nous sommes à ne plus pouvoir en sortir et à devoir lire en tous sens. Mon imaginaire oscille, au-delà des images, comme sur un tape-cul.


Jean Prod’hom

Il y a fêtes votives



Il y a fêtes votives
les trains à crémaillère
l'assiduité
il y a les ciels bretons
les échanges bilatéraux
il y a Célestin Freinet
les vers à soie
les magasins Leclerc
les vide-greniers

Jean Prod’hom

Terres d'écritures



Déposer un peu de pigment noir sur le blanc mat et âpre de la porcelaine nue si mal armée, mettre du noir sur du blanc, c'est déjà écrire, n'est-ce pas ? Mais quoi ? Des lettres ou l'alphabet primitif qui les constituent, un mot ou une phrase, quelques-un des noms des anges que mentionne Umberto Eco dans son Vertige de la liste, initiale rouge coquelicot, ou ceux des démons, ceux des étoiles les plus brillantes, une poignée de titres organisant les chapitres des Notes de chevet de Sei Shonagon, ou les bienheureux qui échappent à l'appétit de l'Eisthenes du Quart livre ?





C'est selon, peu importe, car la calligraphie met à l'épreuve la relation première du tracé avec son support, de la lézarde avec le blanc cassant de la page blanche : enfance de l'écriture dans son indécise éclosion d'avant la lettre. Car la vérité est en amont, lorsque l'écriture, avant de faire système, n'était que fêlure, à la fois ruine et anticipation de la ruine, condamnée à briser la belle unité du monde pour la recomposer ensuite. La rencontre de la calligraphie et de la terre cuite était inéluctable.
Ils campent bien avant la lettre, tout prêts de l'origine mais un peu après le bing bang. Le réel et l'écriture sont contemporains et nos constructions tremblent. Pas l'ombre d'un décor, mais la vérité d'un séisme qu'un vase ou une coupe au bord ourlé et âpre contient un instant avant de se briser.





Graphic porcelaine et céramique contemporaine
Du 7 juillet au 28 août 2011
Grignan

Christine Macé
et les calligraphes
Christine Dabadie-Fabreguettes
Denise Lach
Anne Gros-Balthazard
Kitty Sabatier

Jean Prod’hom

Dimanche 17 juillet 2011



Deux belles et longues heures sous un parasol aux allures de liseron blanc devant un thé sur la terrasse du Sévigné, une fin de matinée sous une pluie fine, rare dans cette petite ville qui peine à se réveiller; elle disposera après la sieste d'une seconde chance pour se lancer en plein jour, mais sans conviction. Deux coups de tonnerre et les cris d'un enfant à la table voisine – j'ai vu Michel Drucker en vrai – n'y changeront rien.
Voir en vrai ? Je ne les verrai pas, ni ne souhaite au fond les voir ceux que j'imagine désoeuvrés dans un salon plongé dans l'ombre, à deux pas de cette terrasse, le peintre et l'écrivain.
Ils se retrouvent comme chaque dimanche dans la maison du premier, à 11 heures pour un repas maigre et une après-midi qui se prolonge jusqu'au soir, car il ne peint pas plus que lui n'écrit, ou presque plus, ni l'envie ni la force. Leurs compagnes ne sont pas bien loin mais on ne les entend pas, elles n'ont jamais imaginé que les choses puissent s'arrêter, il faut arroser les fleurs et nourrir l'appétit d'oiseau de ceux qu'elles ont servis tout au long de leur vie.



Ils sont seuls dans la fraîcheur d'un salon un peu sous terre qui est comme un centre du monde. Ils ont enfin la vie devant eux, devant eux les jours et les nuits cousus comme un seul jour. Dehors il pleut, ils ne sortent plus, surtout pas le dimanche, ou à contre-temps lorsque le village se ressaisit à l'aube ou au crépuscule des entre-saisons. Ils sont maintenant assis et occupent chacun l'un des côtés d'une longue table sur laquelle traînent les traces d'un repas frugal, les couverts, quelques fruits, deux verres de vin, une carafe d'eau. Ils parlent, sortent de leurs poches profondes des morceaux de souvenir qu'ils déposent sur la table à côté de la corbeille de pain, vieux arbres sans fruits qui ne demandent rien. De la suite il n'y en a que dans le silence, il s'ébroue et les rafraîchit, faufile bout à bout leurs propos qui tombent du ciel comme des samares et les font sourire.



Ils ont l'appétit des oiseaux mais ce sont des géants, modestes et sans crainte dans les long rouleaux du silence, ils détestent par-dessus tout les cris des enfants qui entament leur corps chétif. Ils se ressemblent, se ressemblent tellement qu'on aurait peine à dire qui a écrit et qui a peint, car ils sont d'après, nés de la dernière pluie. Ils vont se coucher les mains vides, un mot parfois, mais vite oublié, ou une idée qui reste sur le seuil.
Ils énumèrent ce qui fut, mais n'évoquent ni la peinture ni l'écriture, ils ne regrettent rien, noctambules du jour c'est ensemble qu'ils se sentent bien, confondus dans l'ombre du salon comme l'inconnu dans la foule. Le reste du temps ils le passent à surveiller ce qui demeure et empilent leurs affaires qui traînent sur les commodes, ils décantent leur vie.
Ils sont comme tous les autres, mais eux sont arrivés à leur fin, ils ont fait un pas de retrait et laissé toute la place au silence qui les a portés, eux et leur folle entreprise, ils sont devenus ce qu'ils ont écrit et ce à quoi ils ont renoncé. Ils le rédigent à leur insu derrière la porte, dans le clair-obscur, et je n'en saurai rien.

Jean Prod’hom

Bédarès



Un petit maître toscan du temps des Lorenzetti conçut une peinture de petit format oubliée dans la réserve d'un musée de la province siennoise que j'eus la chance de découvrir il y a une trentaine d'années. Or un détail de cette peinture m'est apparu distinctement l'autre matin au fond d'un bassin abandonné sur les bords d'un sentier longeant le Lez près de Bédarès. Ne m'est revenu en mémoire que ce détail – l'angle inférieur droit – qu'il m'a suffi de déborder pour retrouver le bateau couché sur le flanc, le vert et l'ocre et, de proche en proche, les restes du vent, l'odeur du goudron, la filasse, le bonheur de peindre, l'arrachement, les jointures et le rivage. Personne dans cette représentation, pas même un nom à l'angle du tableau, mais une main divine.


Jean Prod’hom

Nos désirs s'étendent au-delà de nous



Être ici et en même temps ailleurs, c'est ce à quoi nous obligent nos vies habitées par le souci de l'avenir, cet état en a rendu plus d'un malheureux. Montaigne dit juste : Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes au-delà. Mais nous devons concéder pourtant que cet inconfort, auquel chacun de nous est tragiquement confronté et qui déroge au sacro-saint principe d'identité sans lequel notre raison ne serait pas, installe d'emblée la possibilité même du temps – l'inquiétude –, et la promesse indéfiniment reconduite d'une résolution, celle de l'irréconciliable – l'histoire. L'écriture, quelle qu'elle soit, n'est rien d'autre en définitive que le procès-verbal des avatars de cette contradiction, le compte-rendu des variations d'une promesse dont l'échéance est constamment différée, C'est pour cette raison qu'on entend sourdre de tout texte une plainte, comme le bruit de la mer du creux du coquillage.
Hormis dans un usage improbable de l'écriture qui, par un retournement dont je ne saisis encore ni la genèse ni la mesure, devient le lieu même où l'au-delà est rapatrié dans l'ici, et la plainte – l'ici rejeté dans l'au-delà – un chant ou le murmure de la mer, et ma vie une averse.

Jean Prod’hom

D'une traite



Frapper à la porte en espérant non pas qu'elle s'ouvre mais que fermée sur le silence qu'elle a préservé du désastre elle vous rappelle que le chemin est encore long et qu'il vous faudra toutes vos forces et du courage pour aller là où l'on ne croise personne et où il n'y a rien sinon d'autres portes fermées chaque jour plus rares qui commémorent ce peu qui fut dans nos maisons et hors d'elles et dont notre âme aura à se satisfaire lorsqu'il n'y aura plus rien.

Jean Prod’hom

Dimanche 10 juillet 2011




On quitte la grand-mère et Chazelles sous la pluie pour un double transfert, de la rive droite du Rhône à la rive gauche aux abords de Vienne, d'en-dessus Valence à en-dessous peu après Loriol. On abandonne le pisé pour les pierres sèches, les pommes de terre pour l'olive, une idée de l'existence pour une autre. Demeurent les stations d'essence, la grégarité, les péages, la grogne et l'euro, les aires de repos, l'ivresse et la vigne, et le lierre qui sont partout. Le soleil a fait le ménage sur la terre comme au ciel et commence à dessécher les ardeurs : on en fera bien moins que ce qu'on s'était promis et on profitera du temps restant pour revisiter un instant l'idée saugrenue et assassine d'en demander autant aux Grecs et aux Portugais, aux Italiens et aux Espagnols qu'aux Suédois.



Les fleurs rouges du laurier battent la porte, la maison est fermée depuis l'Ascension, on en diffère jusqu'au soir l'ouverture complète pour garder dedans cette odeur de puits et le silence qui s'est installé sitôt les volets clos, obéissant en cela à la même loi que la poignée de sable jeté à la mer. Dehors les grappes de raisin pendent lourdes et primitives, les abeilles vrombissent dans la glycine, les cigales et les grillons assurent le contrepoint.





L'ombre est cher, il y a foule au Lez. Mais Lili a repéré dans ses eaux basses et troubles un banc de gros, des gros très gros. Ses cris et l'expédition qu'imaginent alors Louise et Arthur inquiètent les équipages concurrents qui s'éclipsent. Il est temps pour moi d'occuper la place abandonnée par ces pêcheurs de fortune et de lézarder au pied de la pile du pont. Les enfants qui n'en demandaient pas tant m'abandonnent sur la rive de l'autre monde, j'y consens avec l'assurance que la modeste épuisette de chez Leclerc tiendra éloignés le silure et le brochet longtemps encore.
Une sieste, un peu de lecture les yeux mi-clos... mais un peu seulement car il y a du grabuge sur le rafiot. Lili, qui n'a pas bien saisi l'esprit des manoeuvres exigées par le patron de l'équipage et transmises par son second, a été déposée à terre. Il me faut la récupérer et rejoindre les deux autres sur le pont, au plus vite, avant que l'équipée ne prenne le large avec à son bord le scorbut, et rétablir la paix sans recourir à l'injuste courte paille.
C'est fait mais le mal aussi. Je prends donc les commandes de l'embarcation et ramène tout ce petit monde au port où les attend leur mère, elle n'aura pas à les consoler, ils ont déjà oublié leur pêche miraculeuse, ils rêvent à d'autres achats chez Leclerc.

Jean Prod’hom

Il y a les murs de pisé



Il y a les murs de pisé
le brie
la grâce qu'on frôle parfois
il y a les vessies natatoires
la fraîcheur piégée au plus fort de l'été
la leçon des gens qui ne nous portent aucune attention
l'abondance
la truite qui mord
les interminables vaisselles

Jean Prod’hom

Deux fois l'an



La vieille s'est levée avant tous les autres et les attend de pied ferme dans la fraîcheur d'une cuisine d'un autre temps. Elle a dès sept heures fait le gros dos pour endurer les mille maux qui l'assaillent et parasitent le marbre de son corps usé. Lorsque je la vois, elle a déjà fait le gros de la journée : sa toilette d'abord, le point sur l'actualité ensuite. Elle est montée en ville acheter une baguette, a terminé, au pas encore, la lecture du Dauphiné qu'elle partage avec son voisin. Lui reste l'imprévu auquel elle adresse derrière ses volets clos un salut ironique.
Ce matin la vieille attend. Elle attend, car aujourd'hui c'est jour de fête. Sa petite-fille – la fille de son fils – et ses trois petits-enfants dorment à l'étage. Il sont venus la veille, comme chaque année, la saluer de l'étranger. ils dorment bien là-haut, dans les monts du Lyonnais, c'est ce qu'elle se dit et s'en réjouit, car c'est un peu elle, chez elle. Elle est assise à l'extrémité d'une chaise, sur un petit qui vive, guette les bruits, prête à les accueillir et à leur sourire. Elle languit, mais sans précipitation, de les voir autour de la table. Lorsqu'ils déjeuneront, elles regardera les enfants, un peu dépitée qu'ils mangent si peu, elle s'en faisait une fête. Mais elle oubliera bien vite car l'humeur de ces vieux-là se refait derière eux comme la mer après le passage d'un bateau. Ils passeront la journée ensemble, puis une seconde nuit avant de se quitter le matin suivant jusqu'à l'automne. Tout est réglé, de la salade de haricots au jambon, à l'os pour l'occasion, le téléjournal avec le fromage blanc, les filles qu'on met au lit et l'aîné qui regarde Fort Boyard. Demain on ira à Courchau chez sa fille, la soeur du père de la mère des trois petits.
Je fais un saut en ville, quelques lignes de Montaigne sur une terrasse, tout le monde dort quand je reviens. Il y a eu un gros orage, la pluie n'a pas lâché la maisonnée, la terre est grasse. On repart avec quelques pommes de terre, courgettes et carottes du potager.
On se reverra à l'automne, au jour de la fête des morts, lorsque la vieille ira fleurir la tombe de son fils au bord du lac Léman. Elle dormira chez nous deux nuits. Et comme chaque fois qu'on se quitte, elle pleure à l'idée que c'est la dernière. Les choses iront ainsi jusqu'à ce qu'elles n'aillent plus. Dans la voiture, près de Feurs, les enfants l'ont oubliée, mais je sais pourtant qu'elle est entrée dans ces lieux qu'ils ignorent encore, depuis dix ans, par petites doses, deux fois l'an, là où on est chez les autres après notre mort, là où sont les êtres qui ne sont pas encore nés, jusqu'à ce que, disparue de chez les disparus, elle n'ait de place que diffuse, ténue, dans la mémoire infiniment complète du dernier homme.

Jean Prod’hom

Entre le Riau et le Torel



Plus d’un sage a loué son allure, sa légèreté, sa vivacité, sa fidélité aussi. Elle constitue peut-être ce qu’on peut faire de mieux au cours de notre existence, mais celle qui nous accompagne ne nous appartient qu’à moitié. Appendice d’une autre nature, elle est comme un rebord de nous dans le monde, ce qui nous y tient, ce qui coule de nous en lui et qui remonte pour nous y attacher par un bout. Elle est peut-être, s’il en faut, la plus haute des preuves de notre existence et de nos relations.



Elle fait un peu peur, te regarde tandis que tu gesticules, ou te tourne résolument le dos quand elle enfonce son nez dans le bitume.

J’aime les grandes ombres, démesurées, et les ombres joueuses qui font de nous des pantins au mouvement imprévisible, anges noirs libérés de la gravitation. J’aime aussi les ombres la nuit, les innombrables petites ombres nées de soleils de fortune, pâles copies, fantômes tremblants, ombres sans amarres, flottantes, indécises, qui rappellent lorsqu’on ferme les yeux la fragilité de nos existences.



Jean Prod’hom


39



On reviendra demain, et on remontera la Corcelette, à l’ombre, jusqu’à la grande cascade. Et plus tard, juste avant d’avoir froid, pendant que tu joueras sur la place de jeux devant le collège avec Roxane et Louise, sous le soleil, j’irai chercher la voiture qu’on aura laissée près du pont sous le cimetière.



Jean Prod’hom


Dimanche 3 juillet 2011



Quelques rires encore puis plus rien, sinon le bruit de l’eau et l’ombre, et la fraîcheur qui peinent à se faire entendre ou qu’on devine à peine. Tous trois se sont éloignés et, de fil en aiguille, ont disparu en amont derrière les branchages qui encombrent le lit de la rivière. Arthur est grand, pas d’inquiétude. Et puis il suffit de laisser faire la rivière qui les tient en laisse.

Me marre en lisant adossé à un hêtre quelques pages du texte que Cendrars consacre dans la première partie du Lotissement du ciel à Joseph de Cupertino, patron des aviateurs. Les choses, c’est-à-dire les faits historiques, biographiques, littéraires, les souvenirs – les vrais et les faux – les canulars, les procédés littéraires, les citations, les réflexions sont si bien huilés ensemble qu’on peut marcher léger dessus et qu’on finit par éprouver un plaisir comparable à celui qu’on éprouve lorsqu’on marche sur l’eau.
M’égare pourtant à vouloir suivre l’esprit de Cendrars qui s’égare à vouloir suivre, situer, identifier, localiser la survie d’une main coupée qui se fait douloureusement sentir, non pas au bout du moignon ni dans l’axe radial ni dans le centre de la conscience, mais en aura, quelques part en dehors du corps, une main, des mains qui se multiplient et qui se développent et s’ouvrent en éventail, le rachis des doigts plus ou moins écrasé, les nerfs ultasensibles qui finissent par imprimer à l’esprit l’image de Çiva dansant qui roulerait sous une scie circulaire pour être amputé successivement de tous ses bras, que l’on est Çiva, lui-même, l’homme divinisé. M’arrête là, renonce à le suivre vers la fin et reviens à la survie d’une main coupée qui se fait douloureusement sentir,..., en aura, quelques part en dehors du corps, en éventail. Je m’en souviendrai ce soir.

J’ai beau appeler, les enfants ont disparu quelque part en dehors de moi, les voici coupés de ma sphère d’influence. Et l’angoisse monte comme la marée, il faut faire vite. Trop tard, serait-il trop tard ? Lili s’est noyée dans le go sous la cascade, Arthur ne l’a pas aidée, qu’elle se débrouille, elle l’a assez enquiquiné les jours passés. Pauvre Lili, pauvre Arthur, pauvre Louise qui ne sait pas trop bien quoi faire, pauvre de moi. Que vais-je dire à leur mère ? Peut-on vivre après une telle tragédie ? C’en est fait de moi, amputé d’un coup de mes trois enfants et de ma femme, il faudrait... Miracle ! les voici, la moyenne en éclaireuse, la petite dans les bras du grand, tous trois revenus de nulle part. Quel bonheur ! Quelle belle après-midi !



On se retrouve plus tard sous le cerisier, les fruits sont bien visibles, rouges et immobiles, c’est tout simple de les pincer et de les croquer, on ne dit pas assez cette facilité. Et quoi qu’il se passe dans l’avenir, de la forme que prendra l’étau administratif et policier, tu te rappelleras qu’il avait été facile un jour de manger des cerises à même l’arbre, de regarder se former un essaim d’abeilles ou de tremper tes pieds dans la rivière. N’est-ce pas ?



On rentre à pied de Froideville, avec les ombres qui s’allongent, on traîne le pas parce qu’on discute et qu’on discute de la mort. Arthur pense qu’il reste quelque chose après notre disparition, moi aussi, mais on ne sait pas exactement quoi, ni l’un ni l’autre. Je lui rappelle alors une conversation que nous avions eue il y a bien des années déjà. Il semble aujourd’hui comprendre ce que je voulais dire, je lui parle alors du texte de Cendrars lu ce matin. J’éprouve un certain bonheur à marcher ainsi en parlant de la mort. En revanche le gaillard est un peu moqueur avec les croyants, moi pas. Je le lui dis, je trouve même qu’ils ont une certaine chance, une telle confiance donne un sacré courage, quand bien même ils ne sont à l’abri de rien. Sans compter que ce dont ils sont dépositaires en arrière de ce qu’ils disent, avec les mécréants, les athées ou les agnostiques qui se taisent n’est rien d’autre que le peu dont nous disposons pour penser notre condition et le monde qui nous entoure.
Des circonstances divines ont voulu que nous interrompions soudain cette sainte conversation.





Jean Prod’hom

Il y a la rose des chantiers



Il y a la rose des chantiers
la chair de l’abricot
le vol du pic épeiche
il y a la chambre du fond
le matin du premier jour
il y a l’inconnu du vendredi qui débarrasse la table du jeudi saint
les colères enfantines
le vol instantané des abeilles
il y a les comptes-à-rebours


Jean Prod’hom

38



Pas de livre
ce matin
branle-bas devant la maison
les enfants mangent
des cerises à pleines mains




Jean Prod’hom

Initiation à l'art du porte-à-faux



Pour Anouck

L’une des missions essentielles de l’école est d’initier ceux dont elle a la charge à l’art du porte-à-faux, en les obligeant à répondre simultanément et continûment à deux exigences que tout oppose : prendre la mesure des connaissances fixées par la société des savants dans les domaines bien circonscrits d’une encyclopédie partagée mais toujours déjà désuète et éveiller leurs conciences en y instillant un doute radical dont l’application résolue les conduira au seuil d’un territoire sans cadastre, aux propriétés inconnues, d’où ils auront, jeunes encore, à dessiner de nouveaux horizons et à la table duquel ils auront à écrire les récits et les mythologies de demain.

Aider les géniteurs à faire de larves aphasiques, en moins de dix ans, des adultes polyglottes, telle est sa tâche. En leur donnant assez de confiance pour que, assistés de leurs petits courages et de savoirs-faire confinant souvent au déraisonnable, ils soient en mesure de s’écarter des normes de la cohorte, abandonner le paradigme dont plus rien ne sort, s’avancer en des lieux que ne rend familiers aucun jeu de questions et de réponses. Pour que ces femmes et ces hommes nouveaux soient prêts à retrousser les impasses, à penser l’inconcevable en nouant ses mailles et donner une chance au réel et à ce qu’on n’imaginait même pas.

Vaste programme pour un impossible métier, d’autres l’ont dit. L’école n’a en effet jamais été à même de répondre à cette double tâche, pas plus que l’histoire n’a su éradiquer le mal ou assurer le progrès promis. Idée régulatrice cependant qui anime l’enseignant qui enseigne. Personne n’a donc rencontré les demi-dieux de cette mythologie. Parfois pourtant la chance est là et le pédagogue en rencontre une incarnation, assez solide pour accepter les dures exigences qui nous viennent de l’ancien et suffisamment fragile et légère pour s’élever dans le ciel et tenir sous ses ailes le nouveau paysage.

J’en ai rencontré une. Elle éclairait tout ce qu’elle touchait, s’affairait avec un soin qui nous ramenait aux grands travaux des temps anciens : respect des règles, des traditions, respect des personnes, des textes, respect du temps, des lieux,... non pas que cet asservissement assouvît ses désirs, mais parce qu’il constituait comme une ascèce préparatoire, une propédeutique à la grande aventure de la pensée dans laquelle elle s’engageait naturellement, avec la discrétion de ceux qui volent haut et qui voient grand angle. On la voyait là préparer l’avenir, s’assurer de la nature de chacune de ses parties, de leurs relations, quêter d’autres ordres, reprendre s’il le fallait ces travaux de l’esprit qui vont à la vitesse de l’éclair, un éclair qu’on apercevait briller dans ses yeux rieurs. Ne s’agissant pas de puzzle, il n’y avait ni pièce manquante ni clé de voûte, mais elle savait que ce qui vaut la peine d’être fait est ce qui ne l’a pas été. Elle allait vent arrière dans le silence, en équilibre sur deux pieds de sa chaise ou la tête plongée dans son ombre, toute à elle-même au service de quelque image qu’on peine à dire. Alors on devinait que la grâce devenait une propriété de la pensée et, sur le visage de cette jeune fille fragile et déterminée, le porte-à-faux donnait lieu à une danse réglée et aventureuse.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom