Jan 2010

Le chemin du retour



Les circonstances les avaient rendus extrêmement prudents près d’Ussières en raison de la nuit qui était tombée. Les feux se mêlaient à la neige détrempée qui goûtait du toit et à des traces de doigts. L’homme et l’enfant grimaçaient pour parer à ces saletés, ils se faisaient petits, tout petits pour pénétrer incognito dans la nuit, comme des rescapés. Le bruit du moteur plongeait le peu qu’ils voyaient sur les bas-côtés dans cet inquiétant silence que sécrètent les images dans les salles vides des musées.
Zénon se confia.
- J’ai l’impression que nous sommes immobiles, que nous roulons sur place et que seul le le décor change. J’ai l’impression que nous avançons sur un ruban bouclé sur lui-même qui entraîne avec lui sur ses côtés un double décor. Mais c’est nous qui déroulons le ruban en avançant comme des otaries.
Il reprit un peu avant la Râpe avec le même gravité.
- Certains lieux se ressemblent et je les confonds. Le pont de Vers-chez-les-Rod, le bout droit d’avant Ussières, Palézieux. Le creux sous Corcelles qui est comme celui sous Mézières. Mais aussi la patte d’oie du bois de Ban qui ressemble à celle du bois Vuacoz. Tous ces lieux sont comme un seul lieu.
Zénon n’en dit pas plus. Peut-être songeaient-ils dans le silence qui se prolongeait que leurs respirations, les allées et venues, la crainte de se perdre, les morceaux de réalité cimentés par quelques vieilles certitudes prêtaient aux parties du monde une identité qu’ils n’avaient pas, paysages, idéogrammes fragiles qu’habitent nos vies sans éclat.
Ils avaient beau chercher, les indicateurs de direction avaient disparu. Il rentrèrent à tâtons dans l’autre nuit, ouvrirent la porte de la voiture. Le père et le fils se mirent à chanter dans la nuit déserte, c’était chez eux.

Jean Prod’hom

LVII



A la table voisine, l'homme en veut un peu à celle qu'il a épousée il y a un peu plus de trente-cinq ; il lui fait remarquer que si elle et sa Toyota lui avaient laissé le passage à l'entrée du parking, il n'aurait pas rayé gravement son 4x4.
Sans lever les yeux de l'illustré qu'elle consulte, sa femme lui répond :
- J'avais la priorité mon cher ami, j’avais la priorité.
L'homme opine, l’indépendance dans le couple est sans prix.

Jean Prod’hom

Pot au noir



C’est difficile de le dire mais je suis vivant, vivant dans un pays saccagé, le ciel nous a oubliés. On est au bout d’innombrables échecs et il n’y a plus rien, seulement un peu de vent et la solidarité qui se déchaîne dans la cour des petits hôtels. Je salue tout ceux qui suivent avec des yeux exorbités le charnier. Je vous rassure, le président n’est pas parmi les disparus, je l’ai eu au téléphone, le président a pris un moto-taxi.

J’habite sur le port. J’ai peur, mais je suis vivant et je n’ai pas honte, j’ai peur juste parce que tout s’en va et rien ne vient. C’est difficile de vous dire ce qu’on va faire, difficile de ne pas charger le premier venu, de ne pas dénoncer les petites commissions avec les amis tribaux tribords, difficile d’assumer la débandade. Je ne sais pas ce que nous allons faire, quoi ? difficile d’être clair dans les propos, difficile d’être cohérent.

Son chauffeur le lui a dit, dans certains quartiers on a hissé de nouveaux drapeaux. Ils ne sont pas tombés du ciel, ils indiquent d’où vient le vent. Je reste, il y a quelque chose à faire mais je ne sais pas quoi. On veut et on va vivre, comment je n’en ai aucune idée. Tout le monde est parti reste la charité, on est entre nous, je le dis c’est indécent, tout le monde savait, j’en veux à tout le monde mais l’heure n’est pas à la réplique.

Le sénateur était au parlement, il a perdu quatre agents de sa sécurité qui étaient là, qui travaillaient avec lui, alors laissez le dire, le lendemain il était à la radio, il en appelé à la bonne volonté de tous, il ne veut pas savoir qui a fait quoi, moi non plus, mais pourra-t-on pardonner ? Ce sera le salut ou le naufrage, il faut parler, ne pas laisser le silence faire le nid des arrière-pensées.

Quand on s’est réveillé il n’y avait plus d’école, on a voulu sortir les plans des tiroirs et il n’y avait plus ni plan ni tiroir, les archives sont détruites et tout le monde accourt. Pourquoi ça ne marche pas cette masse de dollars ? On a ingurgité un poison. Reste à sauver quelques vies et retrouver quelques miettes de notre passé.

Ça va et ça vient, les géants de la diplomatie et de la charité sont là, ils sont douchés à cette heure, ils nous aident à sauver ce qu’on peut sauver, on a le temps, il sera toujours assez tôt pour vendre notre terre. Et pour le moment notre terre on s’en fout.

Les gens de l’autre côté de la mer s’agitent, ils ont des taches d’envie sur tout le corps. Soixante lignes ont été mises à leur disposition pour qu’on ne soit pas seul. Ce sont les banques qui donnent le plus et les entreprises de télécommunications, et tous les appels sont bouleversants, remplis de simplicité. Les gens ont juste envie d’aider, ils ne veulent pas polémiquer, juste donner de l’argent, alors laissez-les donner, c’est une des plus belles journées de récolte de fonds, ils se sentent en harmonie et en communion totale avec nos morts. Ils pleurent, ici plus une goutte d’eau.

Mais demain si rien ne change on attaquera les camions, on ôtera à ceux qui ne veulent pas de nous le sentiment d’être des nôtres, on les foutra dehors, c’est une déclaration de guerre, nous avons faim, nous sommes des têtes pourries.

Jean Prod’hom
RSR1 / Forum, / Lundi 21 janvier 2010

Un peu avant la fin



Enclavée
au coeur du pire
assiégée coupée de tout
la paix

le voile se déchire
plumes lacs de pierre
turquoises et panaches
cortèges livres sacrés
mosaïques
tout cela va disparaître
c’est la fin d’un rêve

les exilés ont triomphé un instant
embarqués sur les flots
on les appelait sur le plateau
les héritiers ou les tard venus
en souvenir de leur lointaine migration

t’ensouviens-tu

Jean Prod’hom

Dimanche 24 janvier 2010



Je n’irai pas à Lourdes déposer mes difficultés, mes questions, mes soucis et ceux de mes proches, je ne me confierai pas à la Vierge Marie qui « médite toutes ces choses dans son coeur » et les transmet à son Fils. Je n’irai ni en pèlerin-malade, ni en hospitalier, ni en pèlerin heureux, ni en avion ni en train blanc de Sion ou de Genève, ni de jour ni de nuit, ni en car, je ne partirai ni dimanche ni lundi, je ne bénéficierai pas des offres préférentielles liées à mon âge et à mon état, je ne verserai pas les 14 francs pour l’assurance accident, décès, invalidité et frais de guérison, ni les 30 francs pour l’assurance annulation qui m’aurait évité de payer les 600 francs de couverture en cas d’empêchement de dernière minute. Je ne bénéficierai pas du transport de la gare ou de l’aéroport à l’hôtel et vice-versa, du logement dans de bons hôtels de rang moyen, des insignes, des documents, des pourboires et des taxes de séjour compris dans ce beau forfait voyage – à l’exception des boissons c’est bien de l’avoir précisé. Je ne préparerai pas ce pique-nique que vous avez conseillé aux usagers du car – c’est à l’entreprise Etoile filante que serait allée ma préférence.
Chers pèlerins, je ne vous retrouverai donc pas sur le seuil de la Grotte de Massabielle en mai prochain. Ce n’est pas parce que je n’en ai pas envie, ou que je ne trouve pas de solides et hautes raison, ce voyage à Lourdes est à coup sûr une immense expérience pour celui qui l’entreprend, qu’il soit malade ou pas.
Mais qu’on doive s’y rendre en prévoyant un billet de retour me bouleverse. Si je suis amené à faire un jour ce voyage à Lourdes, c’est d’abord pour ne pas en revenir comme je m’y suis rendu. Je ne veux pas de forfait aller-retour, je ne veux pas de forfait, je ne veux pas d’assurance sinon celle que j’en reviendrai par d’autres chemins.

Jean Prod’hom

En plus, comme n’importe quoi



- Tout de même tu penses à ton avenir ?
- Il n’y a pas d’avenir, tranchait Georges.
Pas d’avenir ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Alors ça serait toujours pareil avec rien au bout.
- Jamais pareil, disait Georges. C’est pour ça qu’il n’y a pas d’avenir.
...
- ... Mais j’ai peur que ma vie soit en morceaux. Pas toi ?
- En morceaux si tu veux, dit Georges. Mais tu peux faire encore des morceaux avec des morceaux.
- Ça n’aboutit à rien.
- A rien. C’est pourquoi ça ne finit jamais, jamais.

André Dhôtel


Il y a le lierre au mur de la bergerie, le château trop étroit, le ciel si haut qu’il ne pèse plus sur rien. Il y a le silence dans le préau, des enfants dans la classe, il y a les tronçonneuses au fond des bois et Jean-Jacques qui y va.
Et toi tu avances d’un pas régulier sans te presser, sans vouloir non plus retenir quoi que ce soit, parfois tu baisses la tête parce que tu crois que ça pourrait te mener quelque part d’avoir l’esprit qui se retourne à l’intérieur, et tu y vas un bout, il y aurait de quoi faire mais faudrait d’abord trier. Tu entends soudain un oiseau, tu l’écoutes, c’est le premier que tu écoutes depuis longtemps, il s’est enfoncé dans la haie et t’a ramené à l’air libre, tu es seul mais tu ris parce que tu n’y crois pas tout à fait. Et tu te rappelles ce qu’une dame a écrit la veille dans son journal, cet oiseau c’était le premier qu’elle écoutait depuis trop longtemps. Etait-ce la même mésange ? La même que celle que tu as écoutée lundi en redescendant de Pra Massin ? T’en souviens-tu ? Et les corneilles tout à l’heure ? Tu les as oubliées n’est-ce pas ? Faudra apprendre à les aimer.
Il y a la ferme en ruines des Chênes, les carreaux cassés, du silence encore, il y a un avion dans le ciel, il y a une pomme dans ta poche et tu la tiens pour que vous soyez deux, il y a le bitume noir, des vapeurs sur l’horizon, un banc, un vieux biscuit dans l’autre poche. Tu ne cherches rien, à quoi bon, les choses passent toujours avec toi, ne t’inquiète pas, avec moi aussi il n’en reste rien. Et puis de toutes façons tout ça mis bout à bout est-ce que ça fait une vie ? Ça fait tout au plus une promenade, et les promenades où est-ce que ça mène ?
Peut-être qu’il faudrait qu’on mette tout ça ensemble toi et moi. Mais c’est pas si simple parce qu’en vrai rien ne va avec rien; tandis que les choses coexistent et les événements se succèdent sans nécessité, toi tu sautes du coq à l’âne. C’est ce disparate que j’aimerais nouer sans brin, ces mots s’ajouteraient aux mots et aux choses, aux souvenirs, au château, au lierre et à l’imprévisible. Tout ça n’est écrit nulle part, subordonné à rien, c’est en plus. Toi tu es en plus, moi je suis en plus comme n’importe quoi. Et à la fin il n’y aurait pas de fin, tu verrais sur le sable lisse l’ombre d’une vague qui s’est retirée, sur la neige l’empreinte d’un oiseau qui s’est envolé.

Jean Prod’hom

LVI



Tous ceux de Chez Progel sont là pour l'apéritif offert par Monsieur au café du Cygne à l’occasion du PNA, le petit nouvel an. Monsieur Progel règne parmi les siens, il regrette pourtant que cet apéritif ne lui rapporte rien, il piaffe. Un peu plus loin deux grosses femmes au dos nu tatoué ricanent, ce sont les secrétaires. L'une est grande, l'autre petite, et chaque fois que la grande avale sa salive la petite hoche la tête. Elles me rappellent quelque chose mais quoi? Près du bar Alfonso, c’est le responsable technique, il raconte avec entrain à Madame Progel sa rando prévue du côté de la Fouly. Elle sourit d'aise, ah ces montagnards! Alfonso a l'oeil brillant et fait des plans sur la comète.
Je remets enfin les deux secrétaires: elles se tenaient à l'entrée de l'immeuble en ruines de mon terrible cauchemar de la nuit passée. Ce soir elles tournent en silence sur elles-mêmes en grignotant des coeurs de France comme des castors. Elles font valoir leurs lourdes chairs que soupèsent les chauffeurs-livreurs. La noirceur du cauchemar et les fumées inhalées les ont rendues un peu poisseuses, elles gloussent d’aise pourtant.
Quant au contremaître de chez Progel qui pianote sur son portable et renifle à tous vents, il s'agit bel et bien du petit homme famélique qui surveillait l'entrée de l'immeuble en ruines qui trônait au coeur de ma nuit, c’est lui qui allait vomir continûment au pied du lampadaire pisseux.
C'en est trop, je prends peur et quitte le café du Cygne.

Jean Prod’hom

Dégel



La douceur de la veille et le soleil de l’après-midi ont transformé le ruisseau porté disparu depuis quelques jours en un filet d’encre noire que la neige n’a pas réussi à effacer. Hier il a dessiné la première lézarde, l’a élargie ce matin. Il retrouve son lit d’avant les nuits blanches et coule désormais la tête hors de l’eau.
Il grignote sur les deux berges la part de neige qui le fait grossir. C’est sûr il écrira ce soir dans son lit sombre quelques belles promesses. Pourtant le ruisseau ne chante pas, c’est pour plus tard, il médite plutôt, tout à son offensive souterraine, il ne prend aucun risque, le bois il connaît, il emprunte le trajet qui a toujours été le sien, il contourne sans ruse les fûts sombres avant de disparaître dans le creux en-dessous des nouvelles plantations.
L’abondance du duvet tout autour ne résiste pas, le manteau pied de poule fait voir sa doublure mitée, détrempée, les brindilles et les feuilles mortes en creusant d’innombrables cupules donnent un coup de main aux grands travaux du renouveau. Tout est noir tout est blanc au bois Vuacoz.
Dans quelques semaines le sol s’amollira, on se couchera dans la mousse et les traits d’encre s’éclairciront, rubans d’argent liquide sur lesquels flotteront les morceaux du ciel suspendu, avec dedans les nuages qui passent.

Jean Prod’hom

Plus tard



Personne ne le savait dans les îles
mais cette année-là deux univers
côte à côte séparés par un bras de mer
se découvrent par-dessus les années

l’élan semble irrésistible
mais ils n’ont pas dépassé
les îles la côte effleurée
pas au-delà
la même ignorance
se dresse aménage
méthodiquement son règne
un à un les derniers
lointains s’inclinent

Jean Prod’hom

Dimanche 17 janvier 2010



Qui fait passer un peu d’éternité d’une respiration à l’autre assure sa survie. Plus pourquoi pas, mais en usant de ce dont on dispose presque rien. Peut-on sérieusement aller au-delà d’un bout de journée sans étouffer ?
On m’a raconté les limites, j’ai lu quelques épopées qui ont donné du tempo à ce qui en manquait. Mais je me souviens surtout des comptines, des chansons qui reviennent, des jours et des nuits, du soleil à l’est, des promesse qu’on tient et du couchant. Vendeurs de camelote, courtisans passez votre chemin, allez respirer. Tu n’es pour quiconque d’aucun secours. Et si tu ne veux pas de mon indigence, va, je n’ai rien d’autre à t’offrir que d’être à tes côtés lorsqu’à l’aube ce quelque chose qui ne manque pas d’être là et qui m’effraie est là.

Jean Prod’hom

L'autre voie



Ne doit-on pas s'inquiéter de cette habitude tenace qui a attaché le gros de notre esprit au secret des mouvements qui font tourner la grande noria, à leur chiffre et à leurs résultats ?

Tu t'inquiètes toi-même de te retrouver à la fin du jour, insatisfait au milieu d’eux, à l'affût de la porte qui ouvrirait sur un pays d'essence plus haute, que ta précipitation éloigne et te fait manquer. Tu te débats pour obtenir un peu de vide dans ce trop plein, histoire de respirer, c'est peine perdue.
Faudra-t-il que tu acceptes encore la mainmise de ce que nous appelions faute de mieux le romanesque, qui nous éloigne non seulement de cet autre pays mais aussi du vieux pays qui invitait ses habitants à n'être qu'un presque rien s’ajoutant au presque rien, sans contrepartie, au milieu des morceaux d'un paysage incompréhensible que le mouvement de leurs paupières découpait ? Ils allaient presque immobiles dans l'à peine mobile, faseyant, déroulant sous leurs pieds les pièces du monde comme dans un film muet, un film aux raccords mal faufilés.
Oui, car c’est là qu’il fait bon vivre, loin des plaintes et des espérances, des courtisans et des complaisances. Souviens-toi d'Olympie, lorsque les athlètes s'en vont le stade est désert, croissent en bout de piste, derrière le talus, des ronciers et des chênes verts, ils annulent le récit de tous ces récits qui ne mènent nulle part, sinon au regret de ne pas avoir un jour emprunté au carrefour l'autre chemin.

Jean Prod’hom

LV



L'idée l'emballe, pas l'idée de l'adultère car Jean-Rémy est un homme à principes, mais rejoindre une chambre du troisième étage d'un Palace, où l'attendrait une maîtresse, en 4x4, ça aurait quand même une sacrée allure.

Jean Prod’hom

Dimanche 10 janvier 2010



Il faisait déjà nuit lorsque nous est parvenue de la chambre des enfants une mélodie d’autrefois portée par l’un de ces rais de lumière qui maintiennent tendus les interminables couloirs des maisons foraines. Qui s’avance jusqu’au seuil aurait aperçu par la porte entrebâillée une fillette incisive qui faisait ses grands travaux avant le clair de la lune. Nicolas, par quelle route vais-je prendre mon chemin? Je m'égarerai sans doute si tu ne me tends la main.
Inutile de lui tendre la main Nicolas, elle t’a oublié, c’est l’hiver, la fillette danse déjà la ronde du muguet. Regardez-la, des capucines et de gentils coquelicots ornent son front. Elle se lance, les doigts de sa main droite pincent les cordes de l’instrument qu’elle malmène, ils vont vite, invitent à des enjambées que la fillette peine à suivre, c’est qu’ils sont tenus de composer avec ceux de la main gauche qui décident de l’allure à l’avant de l’attelage, ils pressent, ses doigts s’emmêlent. La fillette reprend avec plus de vigueur encore, ça la démange, tout s’emballe, c’est la tarentelle. Elle donne volage son coeur au petit marchand d’galettes, petit berger ou petit cordonnier, à qui le veut, Frédéric ou Henri IV.
Elle joue, et chante Plumes plumes sur le pont d’Avignon, Sors escargot de l’étang plein de sardines à l’huile et ça la fait rire aux éclats.

Jean Prod’hom

1519



Sur le vaste territoire jusqu’à
la fatidique année – un roseau –
se sont succédé
s’élevant s’écroulant
les vagues

c’est la ligature des ans

trois cités, la vallée
les volcans couverts de neige
les bords de l’eau
le pouvoir
les steppes désertiques,
l’isthme la côte et le golfe
allaient s’effondrer

t’ensouviens-tu

Jean Prod’hom

Fin mai



Arrivée au sommet de la butte elle s’assit sur une vieille souche de foyard, retira le foulard jaune qui ceignait sa tête et rejeta ses cheveux en arrière, comme elles le font toutes.
Le cabanon n’était plus qu’un tas de cendres froides, les sacs d’ordures jonchaient le sol, l’eau ne coulait plus dans la fontaine. Restait à quelques mètres, indemne, le banc vert sur lequel plus personne ne prendrait place. Le silence était noir, les odeurs froides et humides.
Elle quitta son banc de fortune et s’avança, elle souriait. En bas la butte elle ne s’arrêta pas près des décombres, elle contourna la propriété sans jeter le moindre coup d’oeil aux pièces éparses d’un puzzle en ruines. Elle rejoignit les maigres berges de la rivière qui serpentait parmi les herbes folles, s’engagea sur la sente à peine visible qui longeait la rive gauche. Je la vis sourire deux fois encore, à la vue des iris d’eau et lorsque la brise se leva. Je la perdis de vue ensuite, pas toute cependant puisque j’aperçus longtemps encore après le foulard qu’elle tenait dans la main droite et avec lequel elle traçait de mystérieux caractères au travers de l’or-de-blé de la prairie et le vert-de-gris de la rivière. Si vous l’aviez vu sourire.

Jean Prod’hom

Sortie d’école



A l’instant où Corentin disparaît dans le bois pour rejoindre Pra Massin, les élèves du Riau lancent des cris à la ribambelle, ils courent en bas la côte les bras écartés, emmêlant cris et rires, poussant le trop-plein en avant d’eux. Ils hochent la tête, sourient à gauche nez à droite, sarabande de tignasses en bataille, écartent de la main les soucis encore maigres qui papillonnent dans leur dos et foulent aux pieds les jeunes pousses de la raison – les questions et les réponses c’est du pareil. Ils savent à peine leurs noms et ne répondent qu’à l’appel de la soupe. Mais la vieille école de pierre veille là-haut, elle occupe dans le coeur des enfants chaque nuit davantage la place la lune.
Et un jour tu t’arrêtes, tu as dix douze ans. Tu reviens sur tes pas pour ramasser le sac à dos oublié au pied du tilleul et tu repars un peu voûté. Les courses c’est fini, tu clopines et t’ouvres aux pensées, aux arrière-pensées, celles qui ont la vie dure, rivalités, avancements, paquets de glorioles, pépins et fugue d’embrouilles. Le temps passe, t’as bientôt la cinquantaine et tu n’as rien vu passer.
A quelle aventure as-tu renoncé lorsque tu es venu récupérer ton sac à dos au pied du tilleul et pourquoi t’es-tu éloigné de Corentin? Tu es parti en ville où tu as élaboré des plans, distingué l’utile et l’inutile, conçu des problèmes, bricolé des solutions. Mais tu le dis, le jeu sans fin des questions et des réponses a forclos ton existence dans un filet d’insatisfactions aux mailles toujours plus serrées. Le compte à rebours a commencé et tu te dis que si tu veux, un jour encore, faire corps avec la terre comme tu l’as fait ici enfant, il convient de te désencombrer sérieusement.
Souviens-toi, la vieille nous l’avait dit, la mort n’est pas triste, elle est la seule issue qui puisse nous conduire à nous réconcilier avec la terre et l’immédiat. Et c’est l’insouciance de l’enfant, et le souvenir de Corentin qui nous indiquent aujourd’hui la voie à suivre. Consentir et dire oui avant d’y être contraint, ne pas nous plaindre des peines endurées, oui à ce qu’il a fallu perdre pour retrouver un instant peut-être ce qui ne peut s’accomplir qu’à la fin, ne pas regretter le détour sans lequel on serait demeuré dans la nuit aveugle, la nuit des bêtes en sursis, celle des bêtes qu’on mène à l’abattoir. Nous restera-t-il assez de temps, assez de temps et de courage pour consentir à l’insoutenable légèreté de l’être?

Jean Prod’hom

LIV



Il y a plusieurs minutes que le coin des petits inauguré début août est désert, je m’interroge. Est-ce parce que, des deux boîtes de légo placées là naguère par les tenanciers, il ne reste que deux briques? Parce que les six gobelets en plastique qui contenaient de la pâte à modeler sont remplis de mégots? Ou encore parce que la boîte de biscuits bretons qui cachait douze crayons de couleur n'en cache plus aucun? Nos enfants ne sont plus là, ça c’est sûr et je m’en inquiète. Les conjectures sans consistance qui suivent ne m’empêchent pourtant pas de reprendre mon verre et la lecture du journal local que ma femme a bien voulu me céder.
On entend soudain des hurlements provenant de derrière la Grande Salle, des hurlements sinistres, semblables à ceux d'un cochon qu'on égorgerait. Deux fois, trois fois puis silence, l'enfer, un long et mortel silence.
Sandra est blême...
– Arthur! Louise! Lili!
Elle se précipite, je la suis de près, on contourne le bâtiment, notre coeur va lâcher... On aperçoit alors nos trois enfants alignés main dans la main, ils contemplent immobiles et stupéfaits le corps mort du cochon que le boucher vient d'abattre, portes ouvertes, dans le dernier abattoir de campagne de notre région.
Deux fois soulagés: de retrouver nos enfants vivants, de ne pas avoir à assister en leur compagnie à un événement constitutif de notre culture auquel il est préférable d’avoir toujours déjà assisté les yeux fermés.

Jean Prod’hom

19



Empêché pour des raisons historiques d’avoir comme son voisin un petit drapeau tricolore fiché dans le coeur, il avait placé dans un pot de grès une petite bannière rouge à croix blanche qui flottait et tournait au gré des vents, fixé été comme hiver aux fers de son balcon, et qu’il regardait songeur lorsqu’il lui semblait manquer de quelques chose.

Jean Prod’hom

Dimanche 3 janvier 2010



On comptait parmi ceux que les dieux avait placés au fin fond de l’un des sept bouts du monde pour garder un oeil sur ce que l’histoire laissait de côté. On habitait le Riau, la maison blanche sur le chemin qui mène au refuge de Ropraz, vous verrez c’est pas compliqué, une maison blanche aux volets verts sur les hauts de Corcelles, à peine un hameau une vingtaine d’habitants.
Tout autour des prairies humides, des flaques, des moilles, des haies. Derrière la Mussilly le bois Vuacoz, plus loin le bois Faucan. Avec nous des chats, le blaireau, des mésanges, des renards, des corneilles, quelques lièvres, des chevreuils, un ou deux chiens, des vaches du Simmental, les taupes et la neige l’hiver.

On y accédait par la Moille Cherry, il fallait bifurquer à droite après le cimetière du village, passer à côté du château puis de l’ancienne école, prendre à gauche du tilleul en direction du refuge de Ropraz et vous étiez chez nous. Ou alors par le plateau de Sainte-Catherine, laisser à gauche l’escargotière, le village des Italiens et la Moille Baudin, la Moille Cucuz, puis à gauche du tilleul. Et vous y étiez à nouveau.
- Et si vous ne trouvez pas demandez!
On ne s’aveuglait pas sur la marche du siècle, mais cette fois la messe est dite, il faut déménager. Les autorités communales nous ont envoyé une vraie lettre dans le style vrai des administrations.

Madame et Monsieur,
Suite à l’attribution de noms de rues et numéros de bâtiments de notre commune, nous avons l’avantage de vous communiquer, ci-après, votre nouvelle adresse officielle:
Chemin de la Moille Messelly 3A
Ce changement d’adresse est considéré au même titre qu’un déménagement.

L’histoire nous a rejoints, il faudra aller plus profondément encore dans les bois.

Jean Prod’hom

Douze sentinelles



La bataille fait rage au couchant tandis que la lune monte avant l’heure au-dessus de Teysachaux. Le ciel se colore d'un rose pâle, violet, ou mauve de cendre, avec en contrepoint les pleurs d’un enfant, je ne sais plus le nom des couleurs, je ne sais plus quoi faire. L’enfant se relève et va confier à sa mère les fantômes qui habitent sa chambre, il remonte avec une frontale, les paysans terminent de labourer le champ, on se retourne et on s'installe à deux pas de la nuit. Un homme n’a plus de bras, quarante-neuf médecins sont à son chevet, je lis. On entend quelques feux d'artifice du côté de Mézières, plus de surveillance, les arbres lèvent la tête, on aperçoit une coulée d'or. J'entre dans les bois par le chemin du Chauderonnet jusqu'à l'étang et reviens par le refuge de Corcelles. Près du réservoir du bois Vuacoz deux chevreuils sautent dans ma direction. Le premier s'arrête, puis plonge dans la combe. Le ciel laisse apparaître d’immenses plages de nuit sur ma tête. Je vais fermer aux poules, le ciel encore et sous lui le jardin noir.


Jean Prod’hom

C'est une cohérence toute neuve | Pierre Ménard



C'est une cohérence toute neuve qui s'offre à nous, les shémas intérieurs se mesurent aux enclos des espaces naturels. C'est une façon de percevoir, j'entends par cela une précision d'horloger. C'est confirmer une sensation de déjà vu. Dernières tentations avec picotement de la pupille. L'enquête s'attache aux moindres intonations. Il suffit d'un shéma simple mais une forme controversée. La forme et le contexte ne s'expliquent pas, la seule concession étant l'origine des secrets. Depuis on peut se dire n'importe quoi dans un bruit assourdissant, cela coule de source, malgré les voix inconcevables d'un travail enfantin. Le bruit dans l'espace clôt une discussion dans un profond sommeil. L'image même de nos intérieurs investit l'espace dans la même dérision. À deux c'est le silence comme de toute constellation assumée, ce qui me laisse le champ libre. Sans doute l'attraction principale est la lumière bleue, la surprise brodée, cette autonomie fixée par nous seuls.

Pierre Ménard



écrit par
Pierre Ménard qui m’accueille chez lui dans le cadre du projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

Et d’autres vases communicants ce mois
 Michèle Dujardin et Cécile Portier
 Anthony Poiraudeau et Brigitte Célérier
 François Bon et Marc Pautrel
 Elle c dit et fut il ou versa-t-il
 Christine Jeanney et Juliette Zara
 Zoe Ludicer et Mot(s)aïques
 Dominique Boudou et Anna de Sandre
 Luc Lamy et Frédérique Martin
 Hélène Clemente et Isabelle Rosenbaum
 Arnaud Maïsetti et Daniel Bourrion
 Pierre Chantelois et Hervé Jeanney

Jean Prod’hom