Dans un monde que ni eux ni nous n’imaginions



Pour Rick

On ne le dit pas assez, mais une des tâches de l'école – la principale peut-être et un peu à son insu – vise à décoller l’enfant du giron ménagé par ceux qui l'ont accompagné jusque-là, au sein d'un milieu doux et étroit, mère et père. dans leurs bras d’abord, attaché à leurs basques ensuite sous la bienveillante protection des lares familiaux, et de le conduire – sans qu’il s’attache trop aux passeurs que l’institution a mis sur son chemin (parce que tout serait à recommencer) – à la rencontre de nouveaux horizons, au-delà desquels s'étendent des plaines sans fin et d'autres mers, vivent des dieux inconnus, où se succèdent les guerres et frémit cette liberté à l’acceptation de laquelle le nid douillet dans lequel il a passé les premières années de sa vie ne le prépare pas.

En ce sens les récits lus à l’école jouent un rôle majeur. On y est invité à tourner les premières pages de livres dont on se serait dessaisi peut-être sur le champ, maintenus ouverts par obligation parfois, mais qui ont eu l’inestimable vertu de nous égarer loin des pénates.

Je me souviens bien de cette année-là, nous avions lu Thomas Platter (Ma vie), Jules Verne (Le Tour du monde en quatre-vingts jours), Blaise Cendrars (L’Or), Alain-Fournier (Le Grand Meaulnes), Georges Simenon (Maigret s’amuse), Charles-Ferdinand Ramuz (Si le soleil ne revenait pas) et Philippe Claudel (Les Âmes grises). Et lui, qui ne demandait rien hors les jeux et le plein air qui le comblaient, se mit à lire avec curiosité la merveilleuse histoire du général Johann August Suter. Il s’intéressa sans prévenir au contexte géo-historique de la découverte de l’or en 1848, à la figure conquérante de Suter débarquant sur la côte californienne, au petit air de jazz qui accompagne la lecture des textes de Cendrars. Un hasard? Je me suis souvenu alors que le garçon avait, par sa mère, la moitié de sa parentèle du côté de Bâle et qu’il parlait la langue rugueuse de Johann August Suter de Rünenberg. Tout vient de là.

Je me souviens d’un autre moment encore. Le garçon connaissait Saint-Martin, il s'y était rendu enfant avec ses parents, un séjour dont pourtant il ne lui restait rien sinon l’idée d’une forte pente, il y était retourné à deux reprises il y a peu avec un ami. On lisait donc Si le Soleil ne revenait pas, et le garçon, un peu remué, s’interrogea sur le fait pour lui impensable que le Saint-Martin où se déroule le récit de Ramuz n’épousait pas exactement le village cadastré du Saint-Martin d'aujourd'hui. Il avait en outre ouvert par curiosité l’annuaire téléphonique de la région dans lequel il avait découvert que les patronymes des personnages du récit du Ramuz en avait été tirés, pas un ne manquait. Il prit conscience alors que le Saint-Martin de son enfance n'était pas le Saint-Martin de Ramuz, que le Saint-Martin de Ramuz lui donnait accès à un autre monde que le sien, une géographie différente de celle de l’administration, que seule la littérature est en mesure de figurer : il y a le haut et le bas, des lignes de partage et des lignes de fracture sur lesquelles s'échelonnent des valeurs et des temps différents. Il découvrait alors que le réel, comme les récits qui en lèvent partiellement le voile en multipliant les mondes d’au-delà de l’horizon, peut être lu comme une mythologie sans laquelle les autres ne seraient pas.

Comme si, pour qu'il y trouvât son compte, un point devait le relier à son passé d'enfant, qui lui donnerait l’impulsion mais aussi le courage d'aller de l'avant. N’en va-t-il pas de même pour nous autres? C’est, au fond, ce qui nous retient, ce qui nous ramène en arrière, les souvenirs, les sensations qui nous propulsent en avant. La matrice d’où l’on sort et le nid familial qui nous abritent ensuite ne s'opposent pas aux milieux ouverts et complexes qu’on est amené à investir. Ils ne vont pas les uns sans les autres, ils se rencontrent en un point qui porte le nom de désir.

On ne s'éloigne ni de ses proches ni de ses ancêtres, on s'en décolle. Ils demeurent si proches qu’on les retrouve à la fin transfigurés dans un monde que ni eux ni nous n’imaginions.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom