Pour ne plus trembler



Si l’on exige de nos livres qu’ils fassent bonne figure et serrent les coudes sur les rayonnages de nos bibliothèques, c’est d’abord pour répondre à la crue qu’ils provoquent dans l’étroit espace physique mis à notre disposition, mais c’est surtout pour atténuer le gouffre qui les sépare en réalité, dans lequel roule un impétueux courant qui les maintient à bonne distance les uns des autres et qu’aucun livre n’a su piéger.
On se résout alors à passer sagement de l’un à l’autre, à cloche-pied, comme l’enfant sur les chiffres de la marelle ou le voyageur sur les pierres du gué en espérant rejoindre un jour sans trembler le ciel et l’autre rive.

« Quand vient le soir, je rentre chez moi et je me retire dans mon cabinet. Sur le seuil, j’ôte mes vêtements de tous les jours tachés de boue et de sueur pour revêtir les robes de cérémonie de la cour du palais, et dans cette tenue plus solennelle, je pénètre dans les antiques cours des anciens et ils m’accueillent, et là je goûte aux nourritures qui seules sont les miennes, pour lesquelles je suis né. Là j’ai l’audace de leur parler et de les interroger sur les motifs de leurs actions, et eux, dans leur humanité, me répondent. Et quatre heures durant, j’oublie le monde, je ne me rappelle nulle vexation, je ne crains plus la pauvreté, je ne tremble plus à l’idée de la mort: je passe dans leur monde. »

Niccolò Machiavelli cité par Alberto Manguel
La Bibliothèque, la nuit, Actes Sud, Arles, 2009


Jean Prod’hom