Dimanche 10 octobre 2010



A Laurent Margantin

Au-dessus de la Moille Cherry les armatures d’acier des géants de la ligne Galmiz-Verbois perdent la tête dans la brouille qui s’est installée depuis deux jours sur le Jorat. J’avance sans consistance à travers prés, sans l’ombre qui accompagne nos étés. Le jour est émoussé. Deux boutons d’or restés en arrière s’étirent dans l’herbe grasse, au-dessus quelques feuilles d’érable soufflées par le vent ont franchi la barre d’étoupe, un peu de vert sur leurs ailes écornées, elles tournoient avant d’atterrir la tête en l’air un peu ivres sur le sol détrempé de rosée. Elles frémissent, s’essaient à quelques saut de cabris, s’immobilisent enfin les épaules prises entre deux brins d’herbe. Il faudra éponger, gommé l’horizon, d’autres odeurs, celle de la terre, celle du feu qu’il faudra allumer. La tête me tourne, j’ai beau chercher l’ombre qui attesterait de la présence d’un corps, de mon corps, rien. Un vertige seulement, celui de s’être approché trop près de soi, de ne faire plus qu’un, spolié du lointain et des réponses que promettent les échos, une boîte sans paroi, ni porte ni fenêtre. J’avance le nez sur de lourdes pensées, elles ne décollent pas, ni ne me reviennent, elles s’enlisent à mes pieds. Je pense à ceux qui vivent en altitude et au soleil qui va pour son compte sous leurs yeux.
Dans les sous-bois pourtant la vie continue, le bruit court, les secrets s’enfuient et chaque chose guette sa voisine. Je goûte au miel d’une poignée de chanterelles d’automne. On se réveille tard, les enfants font une cabane à l’étage, il ne sert à rien de prendre de l’avance.

Anne-Lise Grobéty est décédée, une photographie dans le journal local, le visage un peu triste de celle qui savait – c’est toujours ainsi qu’apparaît le visage de ceux dont la vie s’est arrêtée et dont le regard s’éloigne. Le journaliste tourne la page, c’est son travail, le silence tout autour. D’un coup tout a basculé.
Je songe alors à Sarah Kofman qui a vécu pendant plus de 15 ans encore alors qu’elle reposait avec des fantômes à quelque pas de Marguerite Duras au cimetière Montparnasse. Celle que je n’ai jamais vue, dont je ne sais rien, mais dont l’ouvrage lu en 1980 – Nietzsche et la métaphore – m’a tant aidé à y voir plus clair, à renouveler la question du langage, la place de celui-ci dans la possibilité même d’une généalogie de la morale. J’ai appris son suicide dans un billet de Laurent Margantin qu’évoquait l’infatigable Brigitte Celerier dans sa note du 9 mai 2010.
J’apprends, écrit Laurent Margantin en 1996, 97, 98 ou 99, le décès de Sarah Kofman, qui s’est suicidée. Je me souviens d’une petite femme chétive et nerveuse, et d’heures passés à la Sorbonne à l’écouter parler de Nietzsche. Elle était si petite qu’il fallait lui poser un annuaire sur la chaise de bureau que nous allions lui chercher chaque semaine au secrétariat du département de philosophie. Pendant l´heure de cours magistral, elle se tenait assise derrière la table, devant une centaine d’étudiants, les deux poings serrés sous le menton, parlant d´une voix grave, terrible avec les étudiants qui lui posaient des questions ineptes, ce qui arrivait fréquemment (je m’étonnais d´ailleurs du peu de capacité critique des étudiants français comparés à leurs collègues allemands). Elle analysait Ecce homo d´une manière simple et fluide, sans apparente difficulté, parfaitement préparée. Je me souviens que le jour où l’on m’avait présenté à elle, elle m´avait serré la main et regardé d´un air mystérieux en affirmant que nous nous connaissions déjà. A la suite de cette rencontre, je suis parti vivre quelques temps dans l’Aveyron, puis en Allemagne, et je ne l´ai plus jamais revue.
Lire ensemble cet automne Pour mourir en février, le premier livre d’Anne-Lise Grobéty, et Rue Ordener, rue Labat, le dernier livre de Sara Kofman.

Jean Prod’hom