Idylle



C'est au café de l'Evêché que la liberté académique nous poussait chaque jour il y a plus de trente ans. Au café ou sur l'esplanade située à droite des escaliers qui conduisent aujourd'hui encore à la cathédrale. On y parlait du matin au soir de ce qui aurait dû bouleverser le monde mais qui en définitive ne le concernait que peu. On suivait quelques cours, on fumait beaucoup, Yves lisait le Monde, petites lunettes rondes et lèvres pincées, Frédéric claquait les fers de ses mocassins sur les trottoirs, Françoise nous écoutait avec bienveillance, on pêchait les bonnes occasions et l'occasion faisait le larron.
Et puis un jour une nouvelle venue a montré son nez, une petite brune venue de je ne sais où et qui s'amouracha. Elle ne me plaisait guère. J'endurai la situation une paire de jours avant d'avoir la judicieuse idée d'inventer un frère jumeau que je chargeai de me débarrasser au plus vite de l'intruse.
C'est donc ce frère qu'elle rencontra le lendemain et qui feignit ne pas la reconnaître. Elle fit un portrait aimable de l'absent, de ses charmes, de son sourire tandis qu'elle me regardait avec une froideur qui m'étonna d'abord, mais à la réflexion me réjouit: qu'elle appréciât mon frère jumeau eût en effet considérablement compliqué la résolution de l'affaire.
C'est donc lui qui revint les jours suivants et qui lui annonça en fin de semaine avec le plus grand sérieux que l'homme qui lui plaisait tant était parti la veille à Lyon. Une absence qui allait se prolonger plusieurs mois. Cette nouvelle l'attrista et la convainquit de ne plus jamais remettre les pieds sur l'esplanade.
J'ai donc été quelques jours durant un autre en demeurant le même. Et si je l'ai réellement été, c'est bien parce que la fille que j'ai rencontrée cet été-là aux alentours du café de l'Evêché était également elle-même en étant une autre.

Si je me souviens aujourd'hui de cette aventure, c'est à cause de la deuxième des dix nouvelles qu'André Dhôtel a publiées en 1961, intitulée Idylle à Samos, dans laquelle Julien Moreau, chargé des cours de littérature grecque dans une ville de province s'amourache d'une de ses élèves, Marthe Bertin. Mais l'amour n'est pas partagé. L'échec de ses tentatives amène Julien à quitter sa province pour la Grèce où il a coutume de passer une partie de ses vacances et de s'y établir pour vérifier au plus près la concordance des coutumes et de certaines expressions dont le sens lui paraissait mal fixé. Plus précisément au Pirée où Julien se fait appeler Marcos pour être considéré comme un pêcheur du port.
Par un de ces hasards qui font avancer ou bifurquer les récits d'André Dhôtel, Marcos est engagé peu après à conduire sur sa barque deux touristes qui désirent se promener vers Salamine. En saisissant la rame pour placer la barque contre le quai, Julien Moreau reconnaît l'une d'elles, Marthe Bertin qui ne le reconnaît pas. Le doute s'instille pourtant.

Quoi d'étonnant que Moreau ait eu la fantaisie de passer les vacances en Grèce, comme un simple pêcheur? Quoi d'étonnant si encore ce Marcos, par un hasard, avait une ressemblance presque parfaite avec Moreau? Mais justement Marthe éprouvait le sentiment d'une fissure invraisemblable comme si ces deux personnages avaient été les mêmes et différents, soit qu'il manquât quelque chose à chacun d'eux (s'ils demeuraient deux êtres distincts), soit que Moreau eût quelque monstrueuse déficience, révélée justement par le personnage qu'il s'était plu à jouer. Mais qu'importait à Marthe, puisqu'elle ne parvenait pas à éprouver pour Moreau le moindre intérêt.

Pourtant, de vouloir s'assurer de l'identité de Marcos et de Julien Moreau, ce qui devait arriver arrive, Marthe s'approche si près de l'un pour démasquer l'autre qu'ils se retrouvent seuls sur une barque dans le port.

... le paquebot d'Alexandrie entrait dans le port et un projecteur balaya l'eau. Des passagers accoudés aperçurent un peu en dehors du faisceau blanc Marthe et le batelier, et ils eurent le temps de leur crier des phrases obscènes. Le sillage se referma, puis la surface reprit son immobilité. La nuit calme. Mais c'était comme si un éclair violent avait déchiré le ciel.
Au matin, ils rencontrèrent Kotsis qui, sans parler et sans sourire, leur offrit des cigarettes,
Personne ne put apprendre quelle fut depuis ce jour la vie de Marthe et de Julien Moreau. On ne les revit ni en Grèce ni en France.
- Qui sait où ils sont partis? vous dira Kotsis. L'amour les avait frappés comme un malheur, quoique ce soit aussi le bonheur. Je peux vous assurer de cela seulement.


André Dhôtel, "Idylle à Samos" in Idylles

Gallimard,1961


Jean Prod’hom