Avec Esther Shalev-Gerz à Lausanne

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L’évocation que la femme fait de son enfance, – de sa parentèle, de son éducation, des souvenirs qu’elle en garde, des malentendus qui l’ont construite, de ce qui s’est déposé en elle, – devient bientôt nostalgie et la passion se fissure, elle perd soudain pied et laisse entrer le doute qu’elle avait su maintenir à distance. Elle se tait usant de toutes ses forces pour rester debout avec ce doute qui vient d’en face et qui la pousse jusqu’aux limites de ce qu’elle peut endurer. Elle n’y croit plus au fond, mais elle résiste, elle tient bon jusqu’à ce que le doute se fissure lui aussi et que le vent tombe, la passion dont elle s’était distanciée un instant s’engouffre à nouveau sur son visage et l’enveloppe comme une violente averse qui l’aurait obligée à se terrer tout entière et à se taire pour sauver encore une fois sa peau.

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L’une raconte la vie inconfortable dans laquelle de molles circonstances l’ont plongée, y mêle des justifications secrètes, grimace, bégaie le milieu qui l’a faite innocente victime, ajoute par-dessus des silences qui font supposer un incompréhensible labyrinthe d’éléments souterrains et sans contour, donnant à entendre ce qui rétrospectivement n’aura été que compromission.
L’autre écoute en cherchant le fil qui pourrait faire tenir debout ces lambeaux auxquels ceux qui s’y accrochent seront condamnés jusqu’à la fin. Elle a l’oeil de l’épervier et guette l’irréparable aveu sans lequel ne saurait être ni consolation ni pardon. Elle prend alors la parole et raconte sans s’arrêter la succession des événements auxquels l’enfant qu’elle fut a été mêlée, elle les fait tenir en équilibre avec un sourire étrange et lointain. Aucune circonstance, aucune justification, aucune explication, un récit au fil tranchant que l’autre ne parvient pas à émousser et qui la menace dans sa vie..
Ne serait-il pas temps qu’elles conviennent l’une et l’autre de l’irréparable et qu’elles ne laissent à personne d’autre qu’elles-mêmes le soin d’en faire quelque chose ?

Il faudrait aujourd’hui monter à plus de mille cinq cents mètres pour trouver le soleil, je resterai donc en-dessous. A Oron d’abord, une bonne heure et demie dans un magasin de sports pour choisir une paire de souliers de ski que je souhaiterais enfin confortables – les derniers j’imagine. J’attends plus d’une heure qu’un père, son fils et ses deux filles aient terminé leurs emplettes. La cadette est une passionnée du ski de randonnée, mais l’est un peu moins lorsqu’elle prend connaissance du prix de l’équipement que le vendeur lui propose. Disons d’emblée que le matériel a bien changé, des skis de randonnée pèsent aujourd’hui moins d’un kilo. L’annonce ne la décourage pas, n’a-t-elle pas travaillé dans une fromagerie tout l’été ? Ils s’en vont, la fille les mains vides, elle pense trouver moins cher ailleurs.
Descends à midi au Musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne qui présente une exposition consacrée aux travaux d’Esther Shalev-Gerz. M’arrête devant deux plans fixes qu’elle a réalisés en 2002 à Stockholm et à Karesuando en pays Sami. L’artiste filme deux moments de la vie d’Åsa Simma qui se succèdent et se mélangent comme le doute lorsqu’il habite l’engagement et qu’il revient sur l’action.
Violents les portraits croisés des deux femmes dont Esther Shalev-Gerz filme l’interminable entretien qu’elles ont engagé à leur insu. L’une d’elles, née à Lodz, est une rescapée d'Auschwitz et de Bergen-Belsen, l’autre a vécu plus tranquillement cette même période à Hanovre, puis dans un pavillon de chasse tout près de Bergen-Belsen. Je remonte à 16 heures, sors avec Oscar, rédige cette note alors que la nuit tombe.

Jean Prod’hom


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