Sésame

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A François

Faire attention, faire bien attention à ce qu’elle ne tombe pas au fond des vingt centimètres de neige fraîche tombée la veille sur le plateau du Niremont que nous traversons aujourd’hui, les raquettes aux pieds. Cette clé que je lui tends, au panneton de fer inoxydable et à l’anneau à trois ellipses de caoutchouc noir, acquiert soudain un pouvoir que je ne lui soupçonnais pas.
On n’avait rencontré personne depuis le sommet, et on allait tête baissée, l’esprit occupé, creusant un chemin qui devait nous conduire si tout se passait bien jusqu’à la gare de Vaulruz, de Vuadens ou de Bulle, ou si les choses se précipitaient – la bise, le brouillard, le froid –, nous obliger à revenir tristement sur nos pas.
L’homme a enlevé l’un de ses gants de laine, il pince la clé que je lui tends et la glisse dans la poche de sa veste doublée de molleton. Nous ne les connaissons pas, les avons aperçus de loin, presque par hasard, un homme, une femme et leur chien. François a pris les devants, on s’est arrêtés pour faire le point, considérations sur le temps, brèves de clocher, où allez-vous et d’où on vient.
Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais tout m’a semblé soudain si évident que j’ai proposé à cet homme un marché, une transaction pure d’avant l’usure, le degré zéro des affaires. L’inconnu a une quarantaine d’années, il a dit oui sans broncher. La rencontre aura duré quelques minutes, le temps de se mettre d’accord sur l’essentiel : ma voiture est au-dessous des Pueys, au pied du Niremont sur la rive gauche du Rathevi, l’inconnu qui connaît l’endroit la conduira. Ils rejoindront Vaulruz au pied des Alpettes, la parquera devant le garage Agip sur la route de Semsales où il a déposé ce matin la sienne, il glissera la clé sous le pare-soleil, ça suffit.
On s’est séparés grandis, grandis d’avoir transgressé la sacro-sainte loi de méfiance, heureux d’avoir trouvé en si peu de temps ce quelque chose qui aurait pu caractériser le fonctionnement de notre espèce et alléger nos vies. L’homme, sa femme et son chien se sont éloignés dans la tourmente en direction du Niremont, le chien gambadait, ils suivaient les traces que nous avions creusées dans l’épaisse couche de neige, on a suivi de notre côté les leurs.
On a marché deux heures dans leurs pas, à travers le bois du Châble des Puits, au bord du Creux des Enfers, à travers le plateau blanc des Alpettes. Le brouillard était dense, on ne voyait rien sinon à nos pieds les empreintes d’inconnus qui ne l’étaient plus tout à fait, dont à la fois on allait à la rencontre et dont on s’éloignait. On a piqué à l’ouest lorsque nous sommes parvenus à l’extrémité de la Queue des Alpettes, j’avais l’impression de les connaître un peu mieux, en creux ou à l’envers, de lire dans leurs pas quelque chose d’essentiel, les détours qu’on est amené à faire, les raccourcis qu’on emprunte, les hésitations qui ne manquent pas, les objectifs qui changent, le chien qui tire sur sa laisse, qu’on ramène à soi ou auquel on donne un peu de liberté. A mesure que je m’en éloignais je croyais lire un morceau de leur vie, sachant qu’au même moment je leur offrais à l’autre bout un peu de la mienne. Au-dessus du Cergny, leurs pas ont fait mine de continuer sur la route, mais ils ont fait volte-face et se sont engagés résolument à même la pente, loin des chemins battus, sur ce sentier passe-partout qu’ils ont ouvert jusqu’à nous. Tandis que le temps se bouclait sur lui-même et que notre arrivée était sur le point de se confondre avec leur départ, une chevrette suivie de son chevrillard ont coupé notre route comme un éclair. Nous sommes arrivés dans le parking de l’autre côté de la Sionge, plus de neige plus de trace, la voiture était là, la clé sous le pare-soleil, pas un mot, exactement comme cela devait être.
On ne s’est pas revus, on ne se reverra pas, les vies parfois se croisent et leurs pas s’emboîtent comme les dents d’une fermeture-éclair, ils font tenir ensemble quelque chose avant quoi et après quoi il n’y a qu’un tapis blanc.

Jean Prod’hom


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