LXXXVII



Comme chaque année, fin mars, Jean-Rémy assainit sa propriété. Il s’attaque d’abord aux chiens errants du quartier qui, de l’aube au crépuscule, conchient le pied de ses haies et de ses arbres fruitiers, pissent sur ses forsythias, ses hortensias, arrosent son paillasson et sa plate-bande. Caché dans sa traditionnelle tenue de combat qui le confond au gris de sa maison, Jean-Rémy guette et, chaque fois que l’un d’eux montre le bout de son nez, jaillit de la tranchée, l’injurie, lui lance pierres et bâtons. Le combat est inégal, chacun d’eux s’enfuit. Le soir, lorsque le soleil disparaît derrière l’horizon, harrassé, Jean-Rémy songe aux coriaces qu’il a su mater, il fait monter du fond de sa gorge un grondement sourd qui fait savoir alentour son bonheur d’avoir triomphé.
Puis, tandis que les chiens pleurent à la lisière du bois, Jean-Rémy s’approche du compost au pied duquel il pisse abondamment. Tout son corps frémit. Il pointe son nez vers une étoile et lance au ciel, interminablement, comme un loup, des modulations qui expriment la douleur, le silence, le froid, la solitude, les ténèbres. Des instincts assoupis depuis longtemps se réveillent. D’une façon vague, il se ressouvient des temps premiers de son espèce, des temps où les hommes sauvages parcouraient la forêt primitive en bandes et forçaient les proies qu’ils tuaient pour se nourrir. La vie de ses ancêtres se ranime en lui, et les vieilles ruses de sa race redeviennent les siennes. Elles lui reviennent sans effort, sans qu’il eût à les redécouvrir, comme s’il les connaisssait depuis toujours, c’est l’appel de la forêt. Il entonne le chant d’un monde nouveau, qui est le chant de la bande. Demain les chiens qui lui répondent reviendront, et un jour, plus tard, Jean-Rémy rejoindra la meute, les chiens de son espèce.

Jean Prod’hom