Café de la Bourgade

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- ... de 2 à 3 tonnes, 45 hectares, 80 francs le litre, un camion et une pompe venaient charger la lavande, le courtier c'était Pèlerin de la Roche. Une année, elle est montée à 100 francs le litre, dans la région ils avaient tous acheté des tracteurs neufs. Moi je ne désherbais pas, les ailes passaient dessous, il fallait aller très peu par-dessous. Il y avait bien sûr les frais, les coupeurs, la distillerie. Moi je montais avec deux remorques sur la route de Taulignan, un crochet exprès pour les mettre ensemble, il y avait de sacrées ridelles, on arrangeait un peu les gerbes, et hop ! la vapeur. On n'était pas malheureux, mais il fallait travailler, batailler contre les mouches et les chenilles, on sulfatait, mais c'était pas dangereux. On travaillait parfois avec deux tracteurs, mon cousin prêtait le sien. À la mort de mon père, j'ai tout laissé, trop difficile, trop cher, avant avec mon père on partageait les frais.
- Je fais 150 mètres et je dois m'arrêter, je n'y vois rien de l'oeil gauche, l'autre à moitié, c'est pas beau. Si je regarde en-dessus c'est malheureux, mais si je regarde en-dessous... Faut se le dire, il y a plus malheureux ! Hé hé, je ne fume plus. Mais qu'est-ce que j'ai pu fumer, cigarettes, cigares, pipes, deux cafetières... J'en ai fini d'un coup avec la fumée, j'ai eu une piqûre au milieu du front, chez un homéopathe, c'était à l'Isle-sur-la-Sorgue, dégoûté à tout jamais. C'est en faisant le service militaire que j'ai appris à fumer. On était incorporés à Avignon. Avant à Grenoble, quand le machin d'Algérie, je me rappelle, de Gaulle avait dit aux Algériens qu'il les avait compris, le jour après il les massacre. Les journaux disent tout ce qui ne va pas, moi je me tais quand ça ne va pas et ça va mieux. Mais je ne joue plus aux cartes, je ne vois plus que les couleurs. J'ai de ferraille qu'il me faut jeter, faut que je trie d'abord. Je ne veux pas garder grand chose, je verrai, on verra.
- Mon neveu de Taulignan ramasse la ferraille, même les vieilles batteries. Il viendra, je lui dirai.

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Les enfants se plaignent de mon arrivée tardive, on déjeune, le mistral a laissé la place à une maigre brise si bien que la température s'est considérablement élevée. La 807 indique 36 degrés entre Valréas et Nyons où nous allons nous baigner.
M'arrête au retour sur la place, près d'un café qui propose habituellement un réseau wifi ouvert. Bientôt une semaine que je vis sans, et ne sens aucun manque ni frustration, mais je sais que ces notes n'ont de sens que si je m'en défais. Le café est fermé. C'est finalement dans un tea-room que j'accède au réseau des réseaux, m'y attarde un peu avant de retrouver ma tribu sous le monument aux morts de Nyons, avec tout en-haut la République en marche sur laquelle on a repassé une couche de rouge-blanc-bleu.
On fait le plein de fruits chez un agriculteur de Ventadour dont le domaine est attenant à la route. Le jeune qui nous sert est silencieux, dans l'abri qui le jouxte, un employé remplit le réservoir d'un antique tracteur. J'aperçois lorsqu'on s'en va, avec notre cagette sous le bras, les faysses d'une grande propriété, de lourds arbres fruitiers et une jeune femme, le jeune homme la salue familièrement, un enfant qui marche à peine la précède. Me demande alors comment on peut naître là, en dehors de tout, peine à l'imaginer avant que je ne m'avise qu'il en a été ainsi pour chacun d'entre nous, naître loin de tout avec l'idée que tout aurait pu en aller autrement, mystérieusement.
Lis au retour les deux premières parties du Nicolas de Staël de Greilsamer. Je crois bien que je n'avais jamais lu une biographie de ce genre, que j'aurais autrefois évitée comme la peste, à mi-chemin de tout. J'éprouve une sensation analogue à celle qui m'a habité il y a quelques semaines à Pompei. Cela ne m'empêche pas de me coucher à point d'heure.

Jean Prod’hom



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