La tête hors de l’eau



Sous les ronces et les genêts, les chênes verts, la bruyère, les bouscas qui colonisent les alentours des Plantiers, de Peyrolles et de Saint-André de Valborgne, on peut apercevoir les ruines des innombrables murettes de pierres sèches que la terre secondée par les orages finit aujourd’hui d’avaler et de digérer. Ces murettes entouraient les bancels étagées sur les pentes ingrates des serres qui apportaient aux Cévenols de la Vallée Borgne les céréales, le vin, les châtaignes, les mûriers, les fruitiers et la luzerne dont ils avaient besoin.
C’est en relevant ces pierres qui tendaient à rejoindre naturellement les lits de la Borgne et du Gardon de Saint-Jean que ceux des Plantiers ou de l’Estréchure rapprochaient leur tête du ciel.

Tout ce qui est court le risque d’emprunter le chemin de la plus forte pente, vers le saumâtre des estuaires. L’eau vive relève la tête à l’image de la fleur de lys ou de la phrase de Nicolas Bouvier.

C’est un mille-pattes qui circonscrit sous la ligne de cendre de l’écriture les chambres où se fait le mélange de l’air et du feu. C’est la tête de ce même mille pattes qui, en cherchant de quoi respirer au-delà des cendres, allège le mot et empêche la phrase de piquer du nez.

Quand, dès le VIIe siècle, ce christianisme ardent, exigeant, têtu, rehaussé de prodiges qui rappellent ceux des lamas tibétains ou des chamanes mongols, revint sur le continent comme un boomerang porté par le zèle évangélique de ces athlètes de Dieu et de ces champions du jeûne, il ne fut pas le goût de tout le monde. Cette vaillante bouture d’un lointain miracle, ce Christ frais comme l’aubépine que les moines irlandais tutoyaient affectueusement et appelaient « le Grand Abbé », cet ascétisme un brin sorcier, inspirèrent les plus grandes réserves à la pourpre cardinalice et aux prélats romains nourris de juridisme judéo-latin, de pâté de truie et de Frascati.

Nicolas Bouvier
Journal d’Aran et d’autres lieux
Voyageurs Payot, 1990


Jean Prod’hom