Fous de Dieu

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Le 15 septembre 1797, racontent le Père François Berbier et Cyrille Gigandet, c’était un vendredi, les représentants de la République française, après avoir copieusement bu et mangé, pénétrèrent dans les chambres des chanoines réguliers de l’ordre de Prémontré à Bellelay pour mettre la main sur tout ce qui était à leur convenance. L'arrêté d'expulsion précise que chacun des trente-huit chanoines ne put emporter que les effets à son usage. On garda huit chanoines en otages, et on fit accompagner le dimanche les trente autres par des gendarmes en zone neutre.

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J'en imagine quelques-uns d’entre eux dans cet espèce d'entonnoir de pâturages qui descendent en pente douce le long de la Sorne jusqu’à la Birse, avec pour seuls bagages quelques habits et deux ou trois livres sous le bras, un gendarme à leur côté, laissant derrière eux la fine fleur de l’armée révolutionnaire – sous les ordres de Gouvion de Saint-Cyr – pillant ce qui pouvait l’être, plaçant des scellés sur ce qui ne le pouvait pas. On ne commença l'inventaire des biens des Prémontrés que lorsque le bâtiment fut vide.
Une fois les vingt-cinq pensionnaires et les huitante-neuf domestiques de l’abbaye renvoyés, un autre silence s'est installé à Bellelay qui, je crois, ne l’a jamais quitté malgré le chant des rossignols et les affectations passagères de ses bâtiments : hôpital, écurie, brasserie, verrerie. Cet étrange silence, et ce quelque chose qui est comme abandon ont été pris au piège dans la coque vide de l’église, les marécages et les tourbières qui l’entourent.
C’est en 1894, lorsque l’Etat de Berne a racheté les lieux pour en faire un asile d’incurables (plutôt qu’un pénitencier), que la solitude et le silence se sont fait entendre à nouveau à Bellelay, ramenés par des hommes et des femmes venus de nulle part, aliénés, fous de Dieu sécularisés, fils et filles sans père ni mère, sans abbé ni abbesse. Les premiers sont peut-être arrivés en longeant la Sorne, ou sont montés de Tramelan, des proches les ont accompagnés, les orphelins encadrés comme il se doit par des gendarmes.
Le silence, l’abandon, la solitude habitent aujourd’hui les couloirs déserts des trois étages du logis principal, pris au piège derrière les portes fermées des chambres, bureaux vides, salles d’animations désertes. Un bruit de clé soudain, une porte s’ouvre, unité de psychiatrie de l’âge avancé 2, une infirmière en sort, un visage sur une chaise roulante, un bruit de fond, désordonné, des remous, un regard d’une violence inouïe, désarroi. Et le silence à nouveau qui se referme sur lui-même.


Antoine Auberson, Bellelay, Repérages, 9 juillet 2013

Lui vit à Saint-Imier, fume et boit du coca sur la terrasse ensoleillée du réfectoire, il n’a pas de livre, il raconte et ne raconte pas, né à Courfaivre, il travaille dès la fin de son école dans une usine à vélos, pendant deux ans. Mais il se dispute avec son patron, bien d’accord qu’il fasse chaque jour une pause, il en a le droit, mais qui exige qu’il la fasse en travaillant, pour ne pas perdre de temps. Aide ensuite un paysan de Courfaivre histoire de s’occuper, est employé quelques mois dans une entreprise de nettoyage, chez Emmaüs enfin. Sa vie semble s’arrêter là, il se fait hospitaliser une première fois à dix-neuf ans. Cela fait trois semaines qu’il est là, il monte de Saint-Imier à Bellelay régulièrement, des séjours de trois semaines ou plus, depuis plus de vingt-cinq ans, il en aura quarante-sept ans la semaine prochaine. C’est comme s’il racontait tout cela pour ne pas s’en souvenir.

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Antoine Auberson, Bellelay, Repérages, 9 juillet 2013

C’est lundi, des jardiniers râtèlent l’herbe du parc, une débroussailleuse chasse le soleil, la gardienne fait un mot fléché à l’entrée de l’église abbatiale, la porte est ouverte. S’échappe une étrange musique, longue phrase dans laquelle le silence se dédouble, l’église est vide, le silence fait tache d’huile. Comment revenir à Bellelay ? Et d’où ? Et quoi dire de nulle part, il n’entend pas, il est blessure, il est demande, demande sans fond. J’aime ce nom de Bellelay.

Jean Prod’hom