La dernière Kent

DSCN2826
Saint-Sulpice 1965

Lorsqu’il a été évident que la cigarette ne faisait aucun bien à la santé de quiconque, ma mère a renoncé à la Kent qu’elle se plaisait, parfois, à fumer en fin de semaine et s’est mise à mener la vie dure à mon père, condamné désormais à fumer à l’écart, comme un paria, à suçoter des pastilles pour donner le change, des Läkerol à la réglisse qui se mêlaient dans la petite poche intérieure de son veston à la monnaie que les sommelières lui remettaient à l’heure de l’apéro au café de la Couronne.
C’est tout cela que mon père transférait le dimanche matin, monnaie et bonbons, du veston de la semaine à celui d’un ensemble plus sombre qu’il enfilait pour aller au culte. C’est de cette nouvelle poche qu’il tirait les piécettes qu’il plaçait dans la bourse de velours circulant parmi les bancs de l’Assemblée des Trois-Rois. C’est de cette même poche qu’il sortait, peu après la collecte, un bonbon de réglisse, tiède, qu’il déposait comme un cadeau du ciel dans la paume de ma main, pour m’aider à faire avancer le temps, un temps que je suçotais mais qui ne passait pas, encalminé dans les professions de foi.

Jean Prod’hom