2012

Reliefs 2012

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Jean Prod’hom

Esaïe et Johnny

Corcelles

Le Chat a passé la frontière dans la nuit de mardi à mercredi sans boucler sa valise. Deux jours ont passé, un culte a été célébré samedi après-midi à Corcelles, l’église était bondée, les visages un peu vides. La tristesse a fait une longue halte, on était là comme ceux qui n’avaient rien vu venir. Les petites orgues ont donné le la, petite livraison de nuages, puis le pasteur a prêté sa voix à celles d’un prophète, d’un apôtre, d’un évangéliste et d’une idole. Je n’ai pas eu l’impression qu’Esaïe, Paul et Jean se soient fait entendre, leurs mots de lie ont eu le mérite pourtant de faire un barrage aux larmes. Mais lorsque Johnny Halliday a dit Ami, plus personne n’a su à quel saint se vouer, on a bien cru que le pasteur prêchait pour une autre paroisse. Les murs de l’église ont molli, le soleil est entré, certains ont perdu le nord. On en redemandait encore, le pasteur a activé une petite télécommande pour faire entendre Si c’était à refaire et Vivre pour le meilleur si bien que le soleil de midi a clairé deux fois encore minuit. On s’est quittés sur le perron, les gens se sont dispersés pour aller mettre du vin dans leurs angoisses et rire aux éclats.

Corcelles 807
Corcelles-le-Jorat | Google Earth, 1 août 2012 | élévation : 807 mètres

Le corbillard a emmené le Chat, tourne tourne, laissé à sa droite la belle allée qui monte au cimetière à la sortie du village, vire vire, continué tout droit en direction de Lausanne, roule roule, au centre funéraire de Montoie où a eu lieu la crémation.
Je pense aujourd’hui à cet homme, reste reste, qui a vécu sa vie ici au Riau et que plus rien ni personne ne retient, pas même le cimetière. Personne ne veut remonter le temps, revenir à l’été et s’inventer des mirages. Il ira plus tard rejoindre les siens, on écrira un mot dans le marbre. Rien ne commence si c’était à refaire.

Corcelles
Corcelles-le-Jorat | Google Earth, 1 août 2012 | détail

Jean Prod’hom

71

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Retrancher ou ajouter ce qu’il convient à ce dont on ne sait rien pour que tout reste en l’état.

Jean Prod’hom

Nouvelle traduction des Présocratiques

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La traduction qu’Erri de Luca a proposée du cinquième des dix commandements que reçut Moïse des mains de Dieu sur le Sinaï m’a amené cet après-midi à ceci.

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L’homme serait de notre siècle, il n’aurait jamais eu aucun lien avec les Battistini, Beaufret, Char, Heidegger ou leurs familles, n’aurait participé à aucune des conversations souveraines dont ceux-ci étaient de fervents amateurs. Il possèderait une formation initiale étrangère à tout cursus universitaire, boulanger, bûcheron ou magasinier, mais il jouirait d’une solide réputation comparable à celle de ces hommes qui réunissent la fragilité du papillon, l’obstination de la fourmi et les lumières de l’idiot.
Cet homme se serait donné pour tâche de faire entendre ce qu’Héraclite, Parménide et Empédocle ont dit – ou écrit – un jour en Grèce sans en prendre l’exacte mesure. Tous les matins il aurait été amené, avant le lever du jour, à installer ses communs dans la langue grecque, avec les exigences de son temps jointes à la plus pure naïveté, pour lire les fragments que nous ont laissés Héraclite, Parménide et Empédocle et offrir la traduction qui nous manque.
Je l’imagine syndicaliste et iconoclaste, il aurait vécu enfant dans les quartiers bas d’une ville de province, avec la hâte de quitter tout ce qui alourdit la vie, sans abandonner pourtant l'idée de communauté qui sommeillait en lui, convaincu qu’il n’avait de cette aventure rien à gagner, rien à perdre, sinon s’approcher un peu plus de la rivière qui abritait sa ville natale dans l’un de ses méandres, garder à distance les colères des hommes et devenir un instant cet homme-là.

Jean Prod’hom


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Le cabochon de Jean-Loup Trassard

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Lis et relis aujourd’hui l’une des petites scènes étonnamment précises quoique assiégées de flou, silencieuses, montées des fonds d’armoire de la mémoire de Jean-Loup Trassard, filées en lignes d’écriture dans L’Espace antérieur en 1993. Pour me saisir du vulgaire cabochon de verre bleu que l’enfant qu’il fut a ramassé sur une plage de sable alors qu’il avait cinq ans.
Ce que l’écrivain raconte en deux pages du gamin, du mystère de verre qu’il glisse dans l’une des deux petites poches de sa culotte courte, qu’il ressort et considère sur l’herbe d’un pré à Saint-Hilaire-du-Maine,
l’objet parfait et énigmatique qu’il tient dans le creux de sa main, je crois pouvoir le toucher aujourd’hui et comprendre.
C’est une pierre, presque une pierre ou un coquillage, un coquillage bleu, pâle, terne et précieux, tesson de verre presque rond, usé, j’en ai ramassé et caressé moi aussi, de verre et de terre, ceux de terre m’ont fasciné, me fascinent, m’ont fait rêver.
J’ai marché entre vagues et plage de Saint-Nazaire à Saint-Malo, de Sète à Rome, Dodécanèse et Péloponnèse, en en ai ramené par centaines pour trouver enfin le cabochon que Jean-Loup Trassard a ramassé sur une plage de Normandie, sa mère était en blanc, son père avait lancé un anneau de caoutchouc orange.
C’était un vulgaire morceau de verre, verre bleu poncé par la mer, un nombril de bouteille que la mémoire et l’écriture ont fait passer du pré d’hier à celui d’aujourd’hui. Tesson de verre, tesson de terre, tout à la fois métonymie et métaphore,
parcelle de l’inconnu sans contours. Mystères rejetés des gouffres de la mer et des travaux des hommes qui attestent du pouvoir philosophique de ces restes de la vaisselle du monde, égarés dans une étendue trop vaste, rescapés d’un mystérieux trésor, obstinés, malmenés par les vagues, brisés, concassés, bouchardés d’abord, roulés, érodés, polis ensuite, puis ronds comme une épaule, doux comme la peau, tout à leur sort sur la plage, au chaud dans la poche, objets autour duquel l’esprit tourne, incertitude cernée, comme un tableau ou une flaque qui reflèterait tout le ciel.
Le cabochon que j’ai dans la poche, je le donne à qui le veut,
l’usure et l’épure, l’ampleur de cet objet ne m’appartient pas, qu’il passe de main en main comme un furet.

Jean Prod’hom


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Il y a la vie des huissiers

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Il y a la vie des huissiers
les feux de broussailles
la pelle et la pioche
il y a la TVA
les grutiers
l’harmonica
il y a le treizième salaire
les revers de la médaille
la pyramide des âges

Jean Prod’hom

L'Île des morts

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Au milieu des champs labourés, à l’abri des haies hautes et sombres, la maison sommeille dans une lumière blême, entourée d’un modeste jardin rempli d’ombres et de cyprès. On aperçoit d’en face un pignon réduit crépi de blanc, un drapeau pend comme un chiffon, le vent souffle à peine, on ne distingue pas la rivière qui traverse la plaine. Deux lions de marbre blanc se dressent de chaque côté du perron, plus loin des nains papotent au pied d’un peuplier, la mort a décidément mauvais goût parfois. Au bout de la courte allée tapissée de feuilles mortes, sous un platane manchot dont on voit les os, une voiture stationne, le nez dans un muret, à bout de souffle, comme si elle n’allait plus jamais repartir.
Car ceux qui sont entrés là un jour n’en sont jamais ressortis, ou ont pris la fuite jurant qu’ils ne reviendraient pas. Les habitants ont renoncé à traverser d’autres nuits et d’autres brouillards que les leurs, éloignés de tout adieu, privés de toute réalité autre que celle qui s’affaiblit dans l’obscurité, comme des fantômes sur une île.
Toutes ces villas privatives des années quatre-vingts, posées là sans raison, oubliées comme des ruines, cachées derrière des cyprès et des thuyas, habitées par des spectres m’émeuvent et me rappellent cette Île des morts – qu’a peinte cinq fois Arnold Böcklin –  sur laquelle la vie persiste encore, le vert verdit en secret, parce que ce quelque chose qui doit finir ne sait comment rejoindre ce quelque choses qui malgré tout ne le veut pas.

Jean Prod’hom

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Altitude 807 mètres

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Le 29 septembre dernier il pleuvait des cordes sur Rossenges, il m’avait fallu écourter ma visite. J’avais eu beau ce jour-là tourner sur les hauts du hameau de l’Abbaye, le cimetière semblait bel et bien avoir disparu. Pas grand monde, une cinquantaine d’habitants pour me renseigner, je devais m’être trompé ou les cartes au 25’000 dont notre administration fédérale est si fière avaient manqué le coche ou de réaction. Que les morts ne soient morts que pour un temps, ici, au coeur de la Broye, me procurait une curieuse et nouvelle impression, j’ai quitté la colline songeur, s’il y avait un endroit où les cimetières devaient ne pas mourir, c’était bien ici.
J’ai repassé dans le coin il y a une paire de jours, il faisait beau, un vieux de la commune m’a raconté : le cimetière a été désaffecté il y a quelques années parce que les gens n’y enterraient plus leurs morts, qu’ils préféraient Moudon, son cimetière et son four crématoire, c’est moins cher. Sans compter que cette décision simplifiait le travail des paysans, pensez donc, cher Monsieur, les tracteurs devaient jusque-là tourner autour des morts, dans notre métier le temps compte, sachez-le, ce cimetière était plus embêtant qu’une verrue.

31 octobre 2009
Rossenges | Google Earth, 31 octobre 2009 | élévation : 807 mètres

Je me décide aujourd’hui à jeter un coup d’oeil sur Google Earth, le satellite a rendu visite à la commune de Rossenges le 1 août 2012, il n’y a déjà plus de cimetière. Le menu Affichage | images historiques m’invite remonter le temps, le 26 mars 2012 – les ombres des toits laissent penser que c’était le matin – le cimetière n’a pas réapparu. C’est seulement à l’occasion de son passage le 1 août 2009 que le cimetière trouve sa place entre prés, pommes de terre et blé.
Rossenges a donc rempli les conditions pour la désaffectation de son cimetière qu’énumère le règlement 818.41.1 du canton de Vaud sur les inhumations, les incinérations et les interventions médicales pratiquées sur des cadavres du 5 décembre 1986. La désaffectation des cimetières est en effet du ressort des autorités communales s’il s'est écoulé moins de trente ans depuis la dernière inhumation, à moins que le département ne donne son accord. La désaffectation est portée à la connaissance du public au moins six mois à l'avance, les objets et monuments garnissant les tombes sont repris par les intéressés. Les ossements humains aussi, si les proches le demandent, mais à seule fin d'incinération. Sinon les ossements resteront en terre, ou la commune les placera dans un ossuaire, ou elle les incinèrera.
Rien ne se perd rien ne se gagne. Pas sûr cependant que la piscine creusée par l’un des habitants de Rossenges à la pointe nord-est de la commune ne remplace avantageusement le cimetière de Rossenges.

1 août 2012
Rossenges | Google Earth, 1 août 2012 | élévation : 807 mètres

Jean Prod’hom

Profession temporaire

decembre 2012.13

Ne pas s’offusquer des infidélités de la rivière
se réjouir du vent d’est
tomber de fatigue
siffler à l’aube

repérer le chemin de halage qui borde chaque chose
les ponts qui rompent leur solitude
mais rester fidèle à la claudication générale

sourire aux règles et aux coutumes
ne renoncer à aucun héritage
mais coller au plus près à la ronde élémentaire des saisons

ne rien retrancher
ne rien ajouter
simplifier ce qui peut l’être
élaguer
tailler
jeter
brûler

Jean Prod’hom


decembre 2012.1 decembre 2012.5
decembre 2012.9 decembre 2012.18r.
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Ils se taisent, je commence à les entendre.

Jean Prod’hom

Un décor d’écorce de bouleau

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La terre au ventre mou glaire, l’encre bleue des récits mêlée au sang noir de la tourbe, la boue coagule sens dessus dessous, fonte molle, jus lie et gras de bitume. Combien de bêtes épuisées ont renoncé à vivre ce matin ?
Un parapluie, un chapeau de feutre, des chaussures de cuir détrempées, ils se tiennent par la main dans un décor d’écorce de bouleau, tandis que dans la grange le blé bout dans l’alambic.

Jean Prod’hom

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Je fonce
les paumes
mes yeux sont ceux des aveugles
le cri sous l’éteignoir
je ramène le jour
dessous les paupières
à même les os
vivants de mon crâne
et j'entends la forme d’une plainte
celle de la mer
dans le creux d’un coquillage.

Jean Prod’hom

(FP) Au tard venu les os

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Ne pas comprendre avec sincérité, ou méthodiquement, ignorer ou ne pas accepter les commodités de raison sur lesquelles les groupes s'accordent, douter de la solidité des idées partagées et de leur enchaînement, des assurances de convenance, différer les alliances malgré leurs séductions, ne pas craindre l'isolement légitime auquel condamne le courage muet. Rester en arrière pour le meilleur et pour le pire, se réjouir même de ce retard et du vent qui souffle sur le pont de nos embarcations devenu désert, du ciel qui jette des seaux d'eau sur les feux de l’ambition. Et chaque fois que cela se peut, malgré la fatigue, fermer les yeux et retrouver lorsque le jour vient, hors la mêlée, ce qu’on aurait pu manquer. 
L’idiot a les coudées franches dans les ruines que les hommes ont laissées derrière eux et la terre grandit à mesure que les générations se succèdent. A l’arrière les places sont légion, ouvrent les bras à ceux qui s’attardent. N’y règne aucune faute de goût, tout y est à nouveau permis, délicatement permis. (P)

Jean Prod’hom

Professionnalisation des enseignants

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L’un des principes sur lesquels repose l’exerce des sciences médicales affirme depuis longtemps déjà que tous les hommes ne souffrent pas des mêmes maux et qu’il serait aujourd’hui insensé de proposer le même traitement à un homme à la main coupée et à un diabétique.

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On ignore aujourd’hui sur quels principes fondamentaux repose l’organisation de notre école. On continue à trancher en tous sens, à couper, arracher ou raser, à proposer à chacun les mêmes menus, les mêmes régimes, les mêmes opérations, les mêmes exercices et les mêmes devoirs, dans un espace qui n’a pour ainsi dire pas changé depuis deux siècles. C’est, paraît-il, administrativement plus économique. Oui tant qu’on accepte de laisser tout le pouvoir au jacobin qui sommeille en nous. La centralisation administrative a pourri le rêve d’un monde plus équitable au XXème siècle, elle s’attaque désormais au monde libéral avec un succès comparable.
Qu’on se le dise une fois pour tout, il est impossible de maintenir l’idée de groupe homogène, qui est au principe de toutes les organisations scolaires actuelles, avec l’idée selon laquelle les besoins de chacun diffèrent. Vouloir mener ensemble ces deux objectifs nous condamnent à perdre sur les deux fronts. Il y a des grands écarts dont on pourrait ne pas se relever.
Les instituts de formation des enseignants me font penser à ces cirques de province que l’on parque à l’entre-saison en périphérie des villes, on s’y entraîne à l’abri des regards à moins souffrir des contradictions, en continuant notre apprentissage du grand écart, en s’initiant à la voltige, au contorsionnisme, au jonglage et à la prestidigitation. On appelle ça professionnalisation.

Jean Prod’hom

Il y a le concours de l'Eurovision

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Il y a le concours de l'Eurovision
la bataille du Jutland
les notes prises le long du chemin
il y a le tirage du loto
les politiques de relève
il y a la nuit d’ardoise
les grands travaux et les petits miracles
il y a les arguments statistiques
les harmonies municipales

Jean Prod’hom

Arthur le poète

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La nuit est tombée, il est temps d’aller se coucher. Arthur monte dans les combles saluer sa mère, les escaliers craquent à chacun de ses pas. J’entends sa voix douce qui s’élève. Quel est ce poème ? Peux-tu le répéter ? Il dit alors le premier vers d’une complainte dont il ne connaît pas la fin, les marches en bois de l’escalier craquent à nouveau, il sourit et répète une fois encore.
- Fleur de verdure et de juillet, que ferais-tu si je n'étais pas laid ?
Je demande à l’enfant son inspiration, il sourit encore.
- Venus tout seuls en montant du salon, ne sais pas d’où.
Il sourit encore, je veux en avoir le coeur net, l’enfant serait-il un coquin ? Je soumets ces mots à Google qui les passe à l’essoreuse : 0.49 secondes pour 11’700 résultats. Ce vers est unique, il n’est pas indexé. Mais on le trouve en morceaux dans l’oeuvre des géants, la première page que propose Google à ma requête nomme Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Mary Schelley, Marcel Proust, Franz Kafka, André Gide. Un poète nous est-il né ?
Me hâte d’ouvrir son journal que je n’ai plus consulté depuis quelques mois et découvre à nouveau l’observateur sensible des saisons, le frère de ses soeurs amateur de pizza et l’ami de son chien, le sauveur de l’humanité, l’infatigable voyageur, l’ambitieux champion, l’ami des écrivains
Mais aujourd’hui c’est l’autre face de l’enfant que je découvre, déchiré, oublié. Je suis totalement ruiné, écrit-il dans son dernier billet, et le père que je suis s’interroge.

Jean Prod’hom

De retour mais où ?

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Combien de fois aurai-je poursuivi ma lecture sans rien lire, sans rien saisir, égaré, poussière ou pensée parasite sur un chemin de traverse, entraîné à mille lieues. Dérouté deux fois, loin des vicissitudes du monde, loin des vicissitudes de ses récits. Mais où donc l’homme a-t-il établi son campement ?

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Henri Matisse, La Liseuse à l’ombrelle, 1921 (Tate Gallery)

Il avait suffi de presque rien, l’ombre du chat, un rideau qui remue, les rires des enfants pour que ma conscience rapatrie la bibliothèque qu’elle avait quittée et tombe à pieds joints sur le livre dont mes yeux n’avaient pourtant pas quitté les brèves lignes continues dont ils avaient suivi sans retenue le sillon, comme on gribouille sur un calepin. Il m’avait fallu pourtant quelques secondes encore avant que ma conscience ne vienne se caler en arrière des orbites de mes yeux.
Je lis alors que Thérèse avait cru distinguer la voix d’Antoine mais qu’elle n’avait rien voulu savoir, qu’elle s’était enfuie sous l’orage, seule, sans rien entendre, sans rien voir des éclairs, toute ailleurs, égarée Dieu seul sait où. Elle ne se rend pas même compte que le feu brille dans la cheminée de la cuisine et que Philomène est là. Elle ne se souvient pas d’avoir monté l’escalier et d’avoir couru.
Peut-être hésite-t-elle à revenir en arrière, à refaire tout le chemin depuis qu’elle a cru entendre la voix d’Antoine pour se rassurer et en avoir le coeur net. Je ne peux pas l’aider dans l’immédiat, j’étais ailleurs moi aussi, tout ailleurs.
Revenir en arrière elle y songe peut-être, reprendre depuis le début. Je l’aurais accompagnée si elle l’avait fait, je serais revenu en arrière avec elle pour savoir ce qui s’est vraiment passé. Elle ne bouge pas, elle s’est laissée tomber sur le banc, l’orage continue, la fenêtre s’éclaire puis disparaît, Thérèse est prostrée.
Je lui dis alors de rester là où elle est, je vais aller m’informer, je lui demande de m’attendre, je lui dirai. Je tourne quelques pages et me retrouve là où ma conscience a fait l’école buissonnière et où l’écriture est devenue simple labour. Je refais soigneusement le chemin, écoute, regarde, frissonne, remonte pas à pas l’escalier qui mène chez Philomène. Thérèse est toujours là, j’aimerais lui dire que je n’en sais guère plus qu’elle, reprendre n’aura servi à rien, mais elle n’est pas en état d’entendre quoi que ce soit, elle garde ses mains l’une contre l’autre entre ses genoux rapprochés.
J’aurai fait ce que je peux, je lève les yeux de la page, Thérèse et Philomène ont disparu. Me voilà planté là où j’étais quand j’ai commencé à lire, en un lieu d’où il est impossible de revenir en arrière, un lieu dont on ne sait rien, qui n’est rien et qu’on ne cesse de quitter. Nous vivons toujours loin de là où nous vivons et nous sommes condamnés à faire comme si de rien n’était. Plus haut encore le ciel.

Jean Prod’hom


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Combien sont-ils à attendre ? Vieilles ou vieux amaigris, ceux à qui le courageux a dit : Écoutez, il ne faut pas vous tourmenter... Vous n'avez qu'à fermer la porte à double tour. Et moi, écoutez, j'irai voir. Et s'il se passe quelque chose, eh bien, je viendrai vous le dire... si  je ne reviens pas, c'est que je n'ai rien vu.
Seuls dans la nuit d'une pièce plongée dans l'obscurité, combien sont-ils à trembler en se demandant : Et s'il ne revenait pas précisément parce qu'il a vu quelque chose, et que ce quelque chose est à ma porte ?

Jean Prod’hom

Foi

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La sagesse populaire rabâche à nos enfants que le travail est une valeur fondamentale, la persévérance une vertu cardinale. Arthur bute pourtant ce soir sur les mots que sa prof d’anglais a inscrits en tête de l’épreuve qu’elle leur a remise ce matin : Good luck !
C’est vendredi, Arthur songe, Arthur calcule, confiera-t-il la semaine prochaine son sort à Dieu ou au calcul des probabilités ?

Jean Prod’hom

Inconstance et vanité du monde 

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Jean-Jacques et Pierrot ont déroulé pieds nus un drap sur les hauts du Riau, sans pli. Puis les routes ont chaussé à l’entrée de Ropraz des souliers noirs et vernis. Je dépose Arthur à l’arrêt de bus d’Ussières, les filles à celui de Corcelles. Je roule au petit trot en écoutant la radio.

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L’animateur des Matinales d’Espace 2 a lancé la question du jour : Quel événement met un terme au conflit qui opposa le duc de Savoie au roi de France il y a un peu plus de quatre siècles ? Le traité de Vervins peut-être ? Ou celui de Lyon ? je n’en sais trop rien. Le type dans la Nissan qui roule devant moi saisit son portable, il semble avoir la réponse. Mais qui donc joue à ces jeux ? des gens qui voudraient être rassurés, des ignorants qui ne veulent pas le savoir, des retraités désoeuvrés, des amateurs éclairés ou passionnés ? Des plaisantins répondront à tout hasard qu’il s’agit du traité de Saint-Julien, d’Evian ou de Bourg-en-Bresse, de Soleure ou d’Aix.
Pendant ce temps le journaliste rappelle le contexte et le rôle de René de Lucinge, humaniste chargé de la diplomatie auprès du duc de Savoie, qui échoua auprès d’Henri IV. Le roi imposera sa paix, René de Lucinge, disgracié, se retirera aux Allymes. Quant à Charles-Emmanuel Ier de Savoie, il a très mal digéré ce traité dont l’auditeur doit trouver le nom, la Savoie a perdu le contrôle sur la région du Rhône qui va de Genève à Lyon, la Bresse, le Bugey, le Pays de Gex. Le duc de Savoie se tourne alors sur Genève pour passer sa colère, c’est l’escalade.
On roule désormais au pas sur Sainte-Catherine et j’écoute la musique de Claude Le Jeune que la radio propose, extraite d’un programme conçu et dirigé par Anne Quentin : Inconstance et Vanité du Monde, c’est beau.
C’est donc le traité de Lyon, le 17 janvier 1601, qui met fin à la guerre entre le royaume de France et le duché de Savoie. Six candidats ont trouvé la bonne réponse. L’animateur félicite le gagnant qui a été tiré au sort. Le nom du bonhomme ne m'est pas inconnu, mais le journaliste ne semble pas le connaître, c'est un Valaisan de la région de Conthey. 
Je m’informe sitôt arrivé au collège, l’homme n’est en effet pas le premier venu, son curriculum aurait fait pâlir d’envie René de Lucinge lui-même. Il s’agit d’un professeur honoraire du Département d'histoire de l'art de l’une de nos universités, professeur associé d'Histoire de l'art monumental régional, invité d’abord, titulaire ensuite, invité encore. L’heureux gagnant du concours des Matinales, un peu chanceux tout de même, est l’auteur de plusieurs ouvrages savants, il a été le directeur d’un inventaire des Monuments d'art et d'histoire, enseignant au Technicum supérieur de La Chaux-de-Fonds, directeur de fouilles auprès d’un bureau d'archéologie à Moudon, directeur et commissaire  scientifiques de diverses expositions, rédacteur et auteur de catalogues, président et vice-président de jurys, de sociétés savantes, d’académies, locales et internationales,…
Ce n’est pas tout, pour sa participation aux Matinales d‘Espace 2, le bonhomme pourra ajouter une ligne à son long curriculum, il a reçu en effet pour sa bonne réponse trois mois de café La Semeuse.

Jean Prod’hom



Wikipédia 2001

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En 622 il y a eu la fuite de Mahomet pour Médine, la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, il y a eu l’apparition du tracteur dans les années 50. Plus tard, du temps de la Guerre froide, l'établissement de bases américaines au nord-ouest du Groenland. Il y a eu 1986, 1989, 1991. Il y a eu en 1999 la naissance d'Arthur au Riau. Il y a eu enfin dans nos écoles un événement considérable dont on va encore sentir les effets dans les années qui viennent, c’est le lancement de Wikipédia le 15 janvier 2001. Voici en guise d’illustration le mot que la répétitrice de l’un de mes élèves m’a fait parvenir ce matin.
Je m’étais en effet étonné auprès de celui-ci, il y a quelques jours, que cette répétitrice sur laquelle le garçon s’était déchargé pour justifier son forfait avait accepté de l’assister dans l'exploitation servile d’un article Wikipédia sur les oeufs de cent ans, un thème que cet élève de plus de 16 ans avait voulu traiter dans un billet qu’il désirait voir paraitre sur un site internet dont je suis le modérateur et que plus de 70 élèves font vivre depuis près dix ans. Je pensais sérieusement que cette répétitrice n’était que l’invention d’un coquin, car son billet n’était en réalité que le simple copier-coller d’un article de Wikipédia, tout à fait intéressant au demeurant, sur lequel l’élève avait fait main basse, sans aucune indication en bas de page qui eût pu atténuer ma peine et la sienne. il avait pris en outre les précautions naïves de pratiquer quelques micro-opérations de remplacement, de substitution, de déplacement ou d’inversion, en prenant garde de ne rien ajouter qui eût nécessité des recherches supplémentaires. Il avait fait attention encore de gommer du billet les éléments qu’il ne comprenait pas. C’était au final un article sans intérêt qu’il n’y avait aucune raison de publier et que l’auteur aurait dû refuser de signer. J’ai donc été bien surpris lorsque ce matin l’élève en question m’a apporté le mot suivant signé par sa répétitrice :

Monsieur Prod'hom,
Je confirme par la présente avoir aidé V. à rédiger son texte sur les oeufs de cent ans. Nous pensions pouvoir utiliser le site Wikipédia comme seule référence, s'agissant d'un court texte sur un blog. Nous ne pensions pas que ceci serait mal vu et nous nous en excusons.
Je tâcherai de bien aider X pour sa prochaine présentation en faisant attention au plagiat.

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Nous avons désormais la lourde et difficile tâche d’inventer des dispositifs et de proposer quelques voies, étroites, qui obligeront nos élèves, non pas tant à bannir Wikipédia et les encyclopédies mises à leur disposition, mais à les utiliser comme sources secondes, susceptibles de leur permettre d’aller plus loin, d’ouvrir des portes qu’ils ne soupçonnent pas, d’entrevoir l’imprévu, de poser les questions qui sont les leurs, des questions qui leur permettront de ne plus avoir à ajouter en bas de page le prénom et le nom du voleur dont l’école se fait la complice.
Certains diront que les choses n’ont pas beaucoup changé, car diable autrefois, si les élèves se rendaient bel et bien dans les bibliothèques municipales pour emprunter tel ou tel livre sur le castor ou le lion, c’était pour recopier par tranches entières ces informations qui seraient lues dans le silence et l’ennui des après-midi de janvier. Je le concède. Mais si cette opération n’était pas aussi efficace pédagogiquement que certains nostalgiques feignent de nous le faire croire aujourd’hui, elle obligeait les élèves à recopier un texte qu’un trèfle-c et un trèfle-v suffisent aujourd’hui à transférer de l’autre à soi. Et puis ils étaient sortis de chez eux, avaient pris le bus, s’étaient adressés à la bibliothécaire. Et s’ils n’avaient ni tué ni capturé de renard ou de castor comme les aventuriers de leurs rêves, les bambins d’avant Wikipédia avaient eu l’immense chance de découvrir autour de Noël la ville et son labyrinthe, ses secrets, ses rues obscures, loin de la maison et de l’école, d’avoir vu du pays avec un bonnet de Davy Crockett sur les oreilles. Ceux d’aujourd’hui vont de l’école à la maison et de la maison à l’école les mains nues, Wikipédia les suit où qu’ils se trouvent. L’ancienne tâche é-ducative de l’école, celle qui devait aider les parents à conduire hors de chez eux leur progéniture ne pourrait bientôt plus être à l’ordre du jour. Mais prenons garde, car ce jour-là, les enfants n’auront pas plus de raisons de grandir que de quitter le giron familial.

Jean Prod’hom


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Accident de chasse

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Les membres de la société de chasse auxquels le président avait présenté ce soir-là sa nouvelle conquête, surpris par son franc-parler et sa tenue d’Arlequin, l’avaient accueillie avec les égards que l’on doit à une princesse de notre temps. Ils se rendirent pourtant bien vite compte, le président en tête, que la perruche n’était qu’une pie bavarde aux couleurs vives qui conchiait une cage qu'elle ne voulait plus quitter. Ils l’invitèrent donc à une chasse à la palombe.

Jean Prod’hom

Le vent souffle où il veut

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Tous ces préparatifs, ces précautions, ces mesures, tous ces plans et ces calculs, pour quelle évasion ? Et ces sous-entendus, ces conciliabules, ces assemblées secrètes et ces messes basses, toutes ces confessions, ces conspirations, tous ces mystères, pour échapper à quoi ?

Jean Prod’hom

Souvent le monde font couver les oeufs de cane ...

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Sinon, ces canes-là, noires à tête blanche, sont capables pour élever des canets. Souvent le monde font couver les oeufs de cane par une poule parce que la poule est bonne meneuse, qu’on dit. Oui, mais elle se trouve embêtée tout de même quand les petits canets se mettent à nager sur la mare et qu’elle reste à marcher au bord.
Jean-Loup Trassard, L’Homme des haies, Gallimard, Paris, 2012

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C’est un livre d’histoires pour les vivants qui raconte l’arrivée du tracteur dans nos régions autour des années 50, dit au plus près et dans la langue de la Mayenne – on n’y parleront pas le latin de Paris – ce qu’on pouvait voir et vivre de chaque côté de cet événement, innombrables histoires qui s’achèvent aujourd’hui avec la mort de ceux qui auront vécu tout près des basses-cours avec tout autour de la cour les bâtiments de la ferme.
Jean-Loup Trassard écoute Vincent Loiseau, il se souvient de ce qui l’a occupé sa vie durant et qu’il a décidé de garder vivant jusqu’à la fin. L’homme se tourne dans son lit aujourd’hui comme autrefois lorsque Quadrille, sa jument de tête devenue brave limonière tombe malade. Elle ne mange plus, se tient à peine debout. Le vétérinaire l’ausculte avant de déclarer : « C’est fini. Faut l’emballer. Pas la peine de faire des frais. » Vincent aurait préféré la garder elle aussi jusqu’à la fin, mais ça aurait coûté trop cher. Alors au dernier matin, il va la brosser, la peigner, lui caresser la tête. « … et puis je suis allé laver le peigne, l’étrille et la brosse à la pompe, enveloppés dans un bout de journal, je les ai mis dans le bas de mon armoire et je suis parti barbeyer. »
C’est sur les talus et au pied des haies que Vincent s’assied, l’homme est usé, il reprend à voix basse les travaux que ses ancêtres ont commencé, utilise une dernière fois les outils du domaine de La Hourdais avant de les emballer dans un bout de journal, dans une langue singulière qui fait entendre ce que furent les rapports de l’homme et la terre.

Jean Prod’hom

Boules à neige

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Voile ronde, tendue au matin par les drisses des rêves, bordée le soir par le battement des paupières, ou voûte c’est selon, il a neigé toute la nuit sur le dos de la terre. Nous n’aurons pas vu de la journée les enfants qui ont glissé au-dessus de nos têtes à deux pas du ciel, pente douce vautrés dans un édredon.
Il y a des jours où le jour ne passe pas, se dilate jusqu’à midi puis fraîchit. Les enfants auront fait la fête en sillonnant en tous sens le dessus de l’édifice, ils auront planté leurs griffes dans le mou des choses. On les aura écoutés de notre côté, dans les combles, immobiles comme dans un igloo avec un peu de lumière entre les jointures.
J’aime ces jours de décembre semblables aux boules à neige où rien ne vient remuer le temps. Bien des choses comptent pour beurre au milieu de nos habitudes, jours perdus dont il n’y a rien à dire, ajoutés aux babioles sur nos commodes, jours de pluie d’automne à côté des poupées bretonnes, fournaises d’été et restes de terre cuite, journées qui ne comptent pas, livrées en bloc. Des journées qui nous laissent avec nos respirations, hors tout, des journées qui ressemblent à des dimanche même le samedi.

Jean Prod’hom


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Pisiq

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Le 7 décembre 2008, il y a 4 ans jour pour jour, à la suite de la lecture du chapitre IX du Grand Meaulnes j’écrivais un billet dans lequel je rappelais un souvenir. J’avais essayé, ça devait être un soir d’été, de dire à Arthur qui me le demandait où je pensais qu’on allait quand on mourait. J’avais balbutié une ou deux choses en utilisant, j’imagine, des mots qu’un enfant de 6 ou 7 ans pouvait comprendre. Je les avais traduits pour moi le soir de la manière suivante :

L’homme qui meurt va rejoindre les fragrances des lilas et des acacias, les mille souffles qui éloignent la touffeur de l’été et toutes ces petites musiques qui rappellent ce qui n’est plus.

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Je concluais ce billet en concédant qu’il n’était pas sûr qu'Arthur, jeune encore, ait compris ce que je ne comprenais pas moi-même exactement et que j’espérais comprendre un jour. J’y ai repensé souvent depuis, sans beaucoup avancer dans le domaine. J’ai relu Epicure et Lucrèce, qui me semblaient avoir dit des choses sensées sur la question, sans pourtant être totalement satisfait. On en a rediscuté Arthur et moi, je m’en souviens, c’était il y a une année, en été, sur le chemin de Froideville, un dimanche encore.
Et puis j’ai écouté hier un pisiq, composé – précise Philippe Le Goff dans son article intitulé Oralité et culture vocale inuit – vers le début du XXème siècle par le grand oncle d’Emile, Kappianaq, à la suite de la mort de son jeune frère Amarualik. Dans ce chant, Kappianaq s’adresse au défunt. Il cherche à le percevoir dans l’air qui passe, mais ses sens ne lui permettent pas de le saisir. Il se sent limité, mais cherche les signes que pourrait émettre son frère dans les vibrations de l’air. Voici ce texte traduit de l’inuktikut.

Je ne suis pas assez sensible
aux choses qui m’entourent
ijajaja je ne suis pas assez sensible

Je ne suis pas assez sensible
je suis stupide
ijajaja ne peux-tu écouter ?

Ne peux-tu écouter ?
l’air qui va par là
ijajaja ne peux-tu entendre ?

Ne peux-tu entendre ?
l’air qui vient par ici
ijajaja je ne suis pas assez sensible

Je ne suis pas assez sensible
je suis stupide
ijajaja


Je me suis réveillé ce matin avec ce chant dans la tête et ces mots : « Si je meurs, qui le saura ? » Mes démons s’étaient donc eux aussi réveillés. Ceux qui resteront seront-ils assez sensibles ? Pas trop stupides ? Mon père s’est alors retourné dans sa tombe, il ne voulait pas être dérangé.

Jean Prod’hom

Fosse à bitume

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Il écrit dans un tunnel depuis quelques années, un peu, la nuit. Un matin tu lui soumets l’idée qu’il serait temps peut-être de vider, au moins en partie, la fosse à bitume dans laquelle finissent ses guirlandes et ses papiers perdus, et que tu es prêt à l’aider. Il lève la tête et il aperçoit une lueur. Le livre c’est cela, une aire sur la route, la nuit.

Jean Prod’hom

La gâchette sous la paupière

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«Onora tuo padre e tua madre», fu scritto sopra una pietra nel capitolo ventesimo al verso dodici di un libro sacro. Il verbo che l’antico Ebraico impiega è più forte e più pratico del nostro “onora”. È « cabbèd », frutto di una radice che vuol dire: « dai peso ». Dai peso a tuo padre e a tua madre: perché di quel peso sei fatto tu medesimo.
Tu pesi esattamente quanto il peso che avrai dato loro.
Ho obbedito involontariamente a questo comando, mi è capitato di applicarlo alla cieca cercando le loro storie, risentendone il peso su di me.
Capture d’écran 2012-12-05 à 17.42.19Erri de Luca, Plancton, in Pianoterra, op. cit., p. 16

«Honore ton père et ta mère», fut écrit sur une pierre au chapitre vingt, verset douze d’un livre sacré. Le verbe que le vieil hébreu emploie est plus fort et plus concret que notre «honore». C’est « 
cabbèd », fruit d’une racine qui veut dire : «donne du poids». Donne du poids à ton père et à ta mère : car c’est de ce poids que tu es fait toi-même.
Tu pèses exactement le poids que tu leur auras donné.
J’ai obéi sans le vouloir à ce commandement, il m’est arrivé de l’appliquer à l’aveuglette en cherchant leurs histoires, en sentant leur poids sur moi.
Capture d’écran 2012-12-05 à 17.42.19Traduction Caterina Cotroneo

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Clint Eastwood, Louis d’Epalinges et Erri de Luca sont de la même étoffe. Il n’est guère besoin de présenter le premier, le second est mon grand-père maternel. Quant au troisième croisé à Naples l’été passé, il a traduit le quatrième commandement de l’hébreu en italien et j’ai rendez-vous avec lui au cours des semaines prochaines. Tous trois appartiennent à un type reconnaissable d’hommes libres de la seconde moitié du XXème siècle, comme Gilles, Jacques, Alain, et tant d’autres.
Comme François et Jérôme ils avaient l’étoffe des héros, ou des anti-héros, ils ont occupé dans les combats qu’ils ont menés les premières lignes, ils s’y sont retrouvés rapidement seuls. Volontiers redresseurs de tort, ils ne se sont jamais laissé déborder par leurs idées sans que leur corps ne les nourrisse. Des idées ils n’en eurent à proprement parler qu’une, de la dimension d’une tête d’épingle, tête noire et dense qui irradiait ce qu’ils ont touché et fait. Convaincus qu’ils feraient diversion, ils auront donné un peu d’air dans un siècle qui en manquait singulièrement et le courage de persévérer à ceux que l’idée d’indépendance avait désertés.
Leur visage semble remettre à plus tard la tragédie vivante qu’ils ne se cachaient pas. Ils ont été des classiques, pas un mot de trop, actions sans fioritures, leur vie a répondu tout entière à la fois au mystère et à la fureur : Autant que se peut, enseigne à devenir efficace, pour le but à atteindre mais pas au delà. Au delà est fumée. Où il y a fumée il y a changement.
Epargnés par une jeunesse faite d’ennui, protégés par la sollicitude et le silence de leurs parents, mère attentive, père bienveillant qui n’a pas lésiné sur le travail, éducation rigide. Ils ont vécu en marge de la société à laquelle ils étaient destinés, éloignés des sports collectifs où ils auraient fait pourtant merveille, non-fumeurs par conviction, gymnastique quotidienne, alimentation saine, fruits, légumes et crudités, ils ont mené à côté de leur tâche principale une passion seconde, champignons, montagne ou herbiers. Peu de souvenirs de leur enfance sinon cette immense liberté à laquelle les vacances scolaires leur ont permis de goûter. C’est dire que ni le livre ni l’école ne leur ont suffi. Chemin faisant ils ont rencontré l’injustice et la bêtise du monde qui ont eu raison de leur peau lisse : communiste soudain ou anarchiste, fidèle et amoureux, agnostique ou croyant, indigné, jamais malfaiteur, voyou et lève-tôt.
Ils auront porté jusqu’au bout la gâchette sous la paupière.

Jean Prod’hom

La porte dont il passe le seuil

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La porte dont il passe le seuil s’ouvre et se ferme sur des espaces qui ne s’ajustent pas, décrochés, c’est une impression étrange, comme celle laissée dans les bords d’un de ses rêves. Les deux réalités ne se succèdent pas, comme s’il n’y avait aucune continuité entre le paysage qu’il quitte et celui dans lequel il s’avance, comme ces bords de route qu’on ne songe pas à rapprocher suivant qu’on les longe dans un sens ou dans l’autre. L’impression que la réalité se livre morceau après morceau sans que ceux-ci, séparés par le battement de ses paupières, ne communiquent entre eux, mais que la raison faufile pour parer au plus pressé et en tirer, couleurs passées et coutures lâches, un habit décent.

Jean Prod’hom

À la transparence

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À la transparence du ciel et des hirondelles, à l’esprit et aux hommes qui en proviennent, aux cabris des ruisseaux et à la patience des pierres, aux jeux du hasard et aux corolles du printemps, aux fruits du sorbier l’hiver, à l’avoine s’oppose tout entier le sommeil que rien n’entrouvre ni ne ferme, opaque, dense et noir comme un poing serré. Personne n'y est entré, personne n'en est sorti, clos sur lui-même comme une nuit au-dedans d’elle-même.

Jean Prod’hom

Plaintes

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On appelle plaintes les petits décrochements que l’esprit rumine, qu’il rêve de faire tenir ensemble sur le miroir lisse du temps, petits reflets sur lesquels il pose un bref instant le bout de ses lèvres pour prendre appui et réparer si cela se pouvait l’irréparable.

Jean Prod’hom


CX

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Nous les pompiers on n’a pas le choix. Imagine un brasier et au milieu des flammes la détresse d’un enfant qui hurle. Ou tu te jettes à son secours, parce que tu ne saurais supporter l’insupportable une minute de plus, et vous mourez ensemble dans l’horreur. Ou tu t’éclipses, et tu brûles le reste de ta vie à tout petit feu dans ta maison de campagne, avec chaque matin les yeux de l’enfant qui t’attendent, grand ouverts et hurlant d’effroi.

Jean Prod’hom

Ne jamais tourner le dos au progrès

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Au début nous hésitions tous sur le y de dyslexie parce que dyslexiques nous l’étions tous un peu. Mais des dyslexiques il y en eut chaque jour davantage, un pourcentage toujours plus important, davantage encore. Nous avons alors comme il se devait pris acte du mal qui se répandait et quelques mesures inoffensives. Mais le coin avait été planté dans l’angle de la noble institution et de nouveaux arrivants souffrant de maux étranges rejoignirent bientôt les premières victimes de l’école naissante. On nomma cette seconde vague les dyscalculiques avec y pour ne pas les stigmatiser et les apparier aux premiers dont on atténuait ainsi l’isolement.
Pourquoi les dyscalculiques ne se sont fait connaitre qu’après les dyslexiques ? nul ne le sait, peut-être parce qu’il y a toujours un peu de dyslexie dans la dyscalculie, on ne gaspille pas aisément les premières récoltes. Toujours est-il qu’ils se tenaient tapis dans les couloirs, se rongeaient les ongles, leur biscotte dans la poche, inquiets à l’idée d’être découverts, soulagés lorsqu'un nom vint souligner leurs tourments. Les uns et les autres n’ont pas été mécontents de mélanger leurs handicaps si bien qu’on se mit à rencontrer dans les années qui suivirent des enfants dyslexiques et dyscalculiques.
La situation se stabilisa, mais on s’avisa bientôt qu'il restait un nombre important d’enfants au comportement audacieux, gestes déplacés, habiletés motrices hésitantes, échecs fréquents, qui occupaient les places laissées libres au fond de la classe. Comme toujours les difficultés invisibles, ou peu visibles, ont été interprétées comme de la mauvaise volonté. Mais à l’instigation des doctes, il fallut bien donner un nom à ces troubles, on garda le y qui tenait ses promesses et on appela ceux qui en souffraient des dyspraxiques.
Praxies ? On appelle praxies les gestes conçus, programmés et exécutés par un sujet volontaire, gestes susceptibles de se dérégler lorsque plus rien ne va, dérèglement que le sujet a tendance à masquer en développant d’autres troubles, des troubles bien identifiés, troubles du langage ou de l’attention, dyslexie et dyscalculie, avec ou sans hyperactivité.
Beaucoup d’entre nous furent pris de vertige. Quant aux enfants ils comprirent très vite ce qu’il leur restait à faire s’ils voulaient un jour aller tête nue et battre la campagne.

Jean Prod’hom

Il y a l’aide qu'on demande et qui ne vient pas

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Il y a l’aide qu'on demande et qui ne vient pas
la feuille des avis officiels
les pastèques
il y a les bombes à fragmentation
les tables de restaurant avec vue sur la vallée
l’enfance de son père
l’enfance de sa mère
il y a ce qui semble consommé et qui ne l'est pas
les margelles

Jean Prod’hom

Qu’est-ce que tu fais ?

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- Qu’est-ce que tu lis ? R… a… muz ?
- Ramuz, c’est le nom de l’auteur.
- Derborence, c’est quoi alors ? l’endroit où il est né ?
- Non, Derborence, c’est le titre de ce récit. Souviens-toi de la yourte dans laquelle tu as dormi cet automne. En face, on apercevait un lac, c’était le lac de Derborence, au-dessus on voyait le Pas-de-Cheville et les Diablerets.
- Je me souviens de la yourte mais pas du reste. Dis voir, ton livre c’est pas un gros livre.
- Louise, tu me laisses tranquille, j’aimerais terminer la première partie.
- Pourquoi tu soulignes des mots ?
- Pour y voir clair. Et maintenant, tu me laisses terminer.
- Mais les pages qui suivent sont aussi soulignées.
- C’est pas la première fois que je lis ce texte, tu me laisses terminer ?
- Combien de fois tu l’as-lu ?
- Quatre ou cinq fois.
- Pourquoi tu lis plusieurs fois, c’est idiot.
- Parce que j’aime ce livre et parce que j’aimerais terminer la première partie.
- C’est quoi qui est bien ?
- Tout et le détail, tout et tout dans tous les sens. Ma petite Louise, ce livre est extraordinaire, c’est un des plus beaux livres que j’aie lus.
- On voit que tu n’as pas lu le Club des Cinq et Game Over.
- J’ai lu le Club des Cinq, plusieurs aventures même. Mais pour l’instant j’aimerais terminer la première partie. Veux-tu peut-être que je la lise à haute voix ?
- Oui !
- Oh! a-t-elle dit à sa mère, et toi, est-ce que tu crois qu’il est mort ? 
- Lui c’est son mari, Antoine. La mère, c’est Philomène, Thérèse c’est sa fille.
- Celui qui est monté dans le pâturage accompagner son troupeau ?
- Comment sais-tu ça ?
- Je viens de lire ça au dos du livre.
- Oui, c’est Antoine qui a disparu dans l’avalanche.
- Il est mort ?
- On ne sait pas encore. Il faut attendre. On ne sait rien ; ils viennent seulement de partir.
- Qui ?
- Le médecin et la justice.
- Ah ! a-t-elle dit, il faut attendre ? il faudra attendre jusqu’à quand ?

- Jusqu’à demain ou après-demain. On te promet qu’on te dira tout.
- Il va revenir ?
- Oui, au début de la seconde partie.
- Oh! a-t-elle dit, c’est pas la peine.
Elle a dit .
- Pourquoi est-ce qu’ils se dérangent ?
Elle dit :
- Et moi, est-ce que je ne pourrais pas monter avec eux ?
Elle s’est assise sur son lit, pendant que les deux femmes accourent, l’ayant prise chacune par une épaule et l’obligent à se recoucher.
-
Elles sont deux ?
- Il y a aussi sa tante Catherine.
- A quoi est-ce que tu pourrais bien servir là-haut, ma pauvre fille ? Il n’y a qu’attendre, vois-tu. Fais comme nous. Car qu’est-ce que nous pouvons faire, je te demande un peu, ah ! oui, qu’est-ce que nous pouvons faire, nous autres, ma pauvre fille ?
Parmi les larmes qui lui coulaient le long des joues :
- Et il te faut penser à lui.
- Qui ? Lui ?
- Le fils d’Antoine et de Thérèse. Thérèse est enceinte.
- Qui ?
- Lui, le petit, s’il doit venir.
- Bon !
Elle se laisse faire, elle se laisse aller en arrière, elle est de nouveau toute tranquille sur son oreiller. Elle a croisé les mains sur le drap. Les montagnes vont bientôt devenir roses. Les montagnes nous tombent dessus. C’est beau à voir, mais c’est méchant.
-
Méchant ?
- Parce que l’avalanche a tué son mari, je pense.
Elle a dit :
- Et si j’ai un enfant ? Si j’ai un petit enfant d’Antoine ? Lui je sais qu’il ne reviendra pas. Mais alors, ce petit enfant, il serait orphelin, il serait orphelin avant d’être né ?… Ah ! a-t-elle dit, ça lui aurait fait pourtant bien plaisir, à Antoine. Je lui aurais dit le secret à l’oreille… Et bien ! je ne lui dirai rien. Il ne saura jamais rien, jamais. C’est drôle.
Tout à coup elle a crié :
- Et bien, je n’en veux pas… je n’en veux pas. Un enfant qui n’aurait pas de père, est-ce que c’est encore un enfant ? Oh ! ôtez-le-moi, disait-elle, ôtez-le-moi, ôtez-le-moi !
- On va le lui ôter ?
- Je ne m’en souviens pas, je te lirai la suite un autre jour si tu veux.
- Lire cinq fois le même livre et ne pas se souvenir de ça ! Vraiment, je ne sais pas à quoi ça sert.
- Je ne sais pas exactement non plus et je ne sais pas par où commencer.

Jean Prod’hom


A.26

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Maître Demierre monte les escaliers du tribunal une grosse serviette noire à la main. Son client détenu dans la prison du Bois-des-Colombettes le suit à quelques pas. Pour garantir le respect de sa dignité et de ses droits on a flouté son visage.
Autre décor sur la page de droite, un bus à l’arrêt devant le collège du village, c’est le dernier transport organisé par les autorités scolaires. Mais qui vois-je ? n’est-ce pas sa jupette arc-en-ciel ? son bonnet rouge et ses chaussures vernies ? On a flouté son visage mais c’est bien ma Lili ! Mon Dieu, qu’a-t-elle donc fait ?

Jean Prod’hom

CIX

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Jean-Rémy a soixante ans passés, il est à la retraite et s’occupe de son jardin. Mais il veut rester jeune et poursuivre la bataille qu’il a commencée du temps de sa jeunesse pour le réarmement moral de ses contemporains, si bien que deux fois par mois, il se rend avec son quatre-quatre au terminus de la ligne 62, s’assied dans le bus encore vide, attend avec impatience la cohue d’Epalinges. Lorsque toutes les places assises sont occupées, il cherche dans la foule un jeune homme dans la fleur de l’âge, entre vingt et trente ans, jeune et solide, à qui il cède poliment sa place. Jean-Rémy sourit alors, puis ricane avant de grogner, debout à deux pas de celui qu’il dévisage avec un infini mépris : la jeunesse n’est vraiment plus comme celle d’autrefois. Il lui reste le trajet du retour pour s’en assurer.

Jean Prod’hom

Nos fronts contre la vitre du terrarium

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C’était la fin août de l’année 1965, le collège de l’Elysée était flambant neuf, notre classe faisait face au lac et à un terrarium désespérément vide. J’ai posé à côté de moi mon sac d’école au rabat recouvert de poil de renard, avec Cécile, Jean-Charles, Sylvain et tous mes nouveaux camarades. On nous avait logés au fond du couloir du bâtiment sud du collège et on a vécu ensemble pendant deux ans sous la houlette de Madame Hürlimann et de Monsieur Cordey.
Il a fallu ensuite rejoindre le bâtiment intermédiaire en laissant à leur destin ceux qui avaient choisi l’italien ou les mathématiques. Mes parents avaient une préférence pour le latin si bien que je me suis retrouvé avec Arielle, Georges, Jean-Philippe, Patrick, Michel,… On a signé un bail de quatre ans, chaque jour, matin et après-midi. D’autres nous ont rejoints en cours de route, Frédérique, Claude, Jacqueline, Jacques, Patricia,…
J’ai eu la chance entre 1971 et 1973 d’ajouter deux années à ces noces dans les vétustes locaux du Gymnase de la Cité. Le baccalauréat dans la poche, on s’est séparés, on en avait fini avec l’enfance. On ne s’est pas revus pendant les trente ans qui ont suivi.
Il aura fallu que Patricia ait l’idée saugrenue d’organiser nos retrouvailles pour qu’on fasse marche arrière. On s’est rencontrés à trois ou quatre reprises déjà. Nous avons passé hier une belle soirée, sans les absents qui se sont excusés, sans les deux camarades qui se sont suicidés, sans Evelyne fauchée par un cancer il y a quelques mois.
On a ramassé au cours de cette soirée quelques-uns des cailloux que nous avons laissés derrière nous – devant nous ? Michel en a laissé de belles poignées mais Cécile a eu la main leste. Avant de nous quitter, un petit groupe a discuté et fixé la date à laquelle il serait judicieux de nous rencontrer. Dans cinq ans ? quatre ou trois ans ? On sentait bien la crainte qui nous habitait : allonger les délais risquait de laisser un peu trop de temps à la faucheuse.
Il fallait à l’évidence prendre les précautions les plus drastiques, raccourcir au plus près les délais pour donner à chacune d’entre nous le maximum de chances d’être vivant avec les autres.
Je me suis mis à rêver, j’ai hésité puis finalement me suis tu. Car enfin, il aurait suffi qu’on reprenne le rythme d’antan, qu’on se rende dès lundi matin au collège de l’Elysée pour qu’on retrouve cette innocence qui ne nous a jamais laissé imaginer que les choses puissent un jour en arriver et s’arrêter là. On aurait, Cécile, Jean-Charles, Arielle et les autres, collé nos fronts contre la vitre du terrarium dans lequel aucun d’entre nous n’a jamais rien vu bouger, en attendant la sonnerie, en attendant que les choses recommencent.

Jean Prod’hom

Emaz chez Veinstein

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« C’est pourquoi je fais une séparation nette entre les deux formes d’écriture. Pour le poème, – on peut revenir à du Bouchet, j’écris aussi loin que possible de moi –, il y a effectivement cette volonté d’écartement, la volonté de ne pas retomber dans le sentimental ou la confession, je m’y exerce depuis le début. Par contre, en ce qui concerne les notes, l’évolution a été inverse. Si l’on prend Lichen, Lichen ou Lichen, encore, on peut dire qu’il s’agit uniquement de notes sur la poésie, de notes de critique. Par contre, depuis Cambouis et Cuisine, je m’approche de quelque chose qui est ou intègre du personnel. Mais ce qui est dessous, je crois, c’est toujours cet écrire-vivre, c’est-à-dire que j’essaie, et la note s’y prête bien, il s’agit d’une forme informe, une forme chewing-gum, une forme élastique, d’intégrer tout ce qui est, le feuilleté de vivre, les multiples strates de nos vies. Par son côté très souple, – Quignard parlait de la variété de l’angle d’attaque dans une Gêne technique à l’égard des fragments, c’est très juste – la note ou le fragment explore un angle du vivre qui est à chaque fois différent : je peux faire une note sur le fait d’être prof, en faire une autre sur Jaccottet, il n’y a aucun problème. Mais vous avez tout à fait raison, il y a une contradiction, ou une tension entre, d’un côté, des poèmes qui vont dans le sens du délavement du moi, sans le perdre – on n’arrive pas à s’exclure complètement – et puis de l’autre, quelque chose qui semble aller vers du plus personnel, sans jamais pourtant épouser la forme du journal. »

Du jour au lendemain, Alain Veinstein reçoit Antoine Emaz, 22 novembre 2012

Les danaïdes

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Des cinquante jeunes femmes que leur père, Danaos, offrit aux cinquante fils d'Egyptos, leur oncle, pour prévenir les inévitables conflits liés à leur succession, des cinquante danaïdes qui plantèrent une aiguille effilée dans le coeur de leurs cousins avant que ceux-ci ne les tuent, de leur arrivée aux Enfers et de leur jugement, la tradition n’aura retenu que la terrible punition qui s'en suivit et le désespoir dans lequel les plongea l'absurdité de leur supplice : les danaïdes noyées dans un désespoir sans fin emplissent encore aujourd’hui des tonneaux sans fond.

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De la tradition, on ne retiendra ici que deux ou trois choses. L’extraordinaire sculpture d’abord que réalisa Rodin à la fin du XIXème siècle pour la Porte de l'Enfer et qu'il intitulera La Source. La chevelure de la suppliciée en pleurs coule sans discontinuer dans la poche de marbre d’où le sculpteur l’a tirée.



Mentionnons encore la représentation assez classique réalisée par John William Waterhouse en 1903 dans laquelle de belles danaïdes aux seins généreux remplissent une bassine avec une telle équanimité qu'on se demande bien pourquoi elles n’ont pas derechef quitté les lieux lorsqu’elles se sont aperçues que la bassine était trouée.


Il y a bien sûr Apollinaire qui les évoque en cette même année 1903 dans sa Chanson du Mal-Aimé :
Mon coeur et ma tête se vident | Tout le ciel s'écoule par eux | O mes tonneaux des Danaïdes | Comment faire pour être heureux | Comme un petit enfant candide

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Si la fontaine que réalisa en 1907 Hugues Jean-Baptiste près de l'église Saint-Vincent-de-Paul à Marseille ne mérite pas notre attention, la plaque de marbre qui avertit le passant que l'eau n'est pas potable doit nous alerter. Le supplice des danaïdes assoiffées est plus grand encore que ne l'imaginait Eschyle.


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Un mot encore sur le bronze de Brancusi, doré à la feuille, réalisé en 1913 que Christies's adjugea en 2007 pour 19,3 millions. Brancusi a-t-il voulu représenter le visage d'une danaïde désespérée ou, à ce prix, le tonneau sans fond qu'elle est condamnée à remplir ? Nul ne le sait.

Mais il faudra désormais compter avec une nouvelle interprétation iconographique du mythe des Danaïdes, une appellation qui aurait d’ailleurs avantageusement remplacé celle des Trois Danseuses attribuée aux trois nouveaux bâtiments scolaires du Mont-sur-Lausanne en référence à l'oeuvre aérienne de Degas. Pas tellement en raison du gouffre financier dans lequel de telles réalisations plongent immanquablement les communes habitées par une certaine idée du prestige, mais en raison des éviers installés dans l’un de ces nouveaux bâtiments. Que l’affaire se déroule dans les salles de sciences n’est évidemment pas anodin. Mais chaque chose en son temps, penchons-nous pour l’instant sur le renouvellement de l’interprétation du mythe.
Le supplice trouve ici son expression la plus aboutie : l’eau du robinet fixe coule directement, lorsqu’on l’ouvre, dans l'ouverture du trop plein ménagée dans la bonde qui rend le bassin étanche. La scène est nue, brutale, à son comble. Il y a du Maurits Cornelis Escher dans cette réalisation, mais on atteint ici les limites supérieures de l’art, si bien que les danaïdes, habituées pourtant au pire, n’auraient pu survivre à une telle épreuve. L’artiste en a fait l’économie, le désespoir va désormais seul, sans hésiter, dans la nuit d’une salle de sciences vide.


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Jean Prod’hom

Y a-t-il un fauteuil ?

Numériser

Trois notes, trois esquisses, des appels, des illustrations, des formules, trois cris peut-être ou rien de tout cela. Le papier buvard quadrillé au verso duquel papa, qui ne parlait plus ni ne voyait bien, a inscrit ce qui s’apparentent selon toute vraisemblance à des mots, me suit depuis qu'il est mort, ou plus exactement depuis que maman me l'a remis quelques heures avant ou après que les médecins eurent coupé les machines qui l'assistaient depuis plus d’une semaine. Elle m'en a expliqué la genèse au moment de me le confier.
Papa avait voulu lui dire quelque chose alors qu'elle se tenait debout à ses côtés. Elle s'était penchée vers lui pour tenter de comprendre ce qui n’était déjà plus qu’un murmure mêlé à une respiration sans fond. Il essayait en même temps d’un imperceptible mouvement de la main de lui désigner quelque chose, la chaise peut-être, elle ne comprenait pas, il avait eu alors un geste plein d’une violente exaspération, analogue à celle qui l'avait amené quelques jours auparavant à s’attaquer aux tuyaux qui, contre son gré peut-être, le maintenaient attaché à la vie. Elle s’est penchée vers lui une fois encore pour saisir ce qui devenait d’heure en heure toujours plus incompréhensible, toujours plus inaudible. Il a alors, les yeux fermés, griffonné sur un bout papier qu’elle a trouvé sur sa table de nuit et qu’elle lui a tendu – sur un livre j’imagine – trois choses, ou une seule chose qu’il a repris trois fois, nul ne le sait.
Maman n’a pas été en mesure de déchiffrer l’énigmatique message que papa lui a adressé avant de mourir. Ses derniers mots lui resteront donc inconnus. Nous n’en avons jamais parlé depuis, et nous n’en reparlerons plus puisque maman est morte.
Le temps a passé, mais ne passe pas une année sans que je ne me remette au travail, cherche à percer le mystère de cet énigmatique message. J’ai d’abord repéré le mot fourbu, puis le mot orgueil, j’ai cru distinguer la phrase je suis foutu. J’ai lu des mots ronds, des mots barbelés, la dignité, l’innommable, la force, la faiblesse. J’ai entendu la révolte, le désespoir, la paix, les fragments d’un espoir dont papa se disait plein, une distraction qu’il se serait accordée, des formules de l'au-delà, la mention de souvenirs… Me séduisait parmi toutes l’idée qu’il avait voulu représenter, tout à droite du papier buvard, le jardin d’Eden, je voyais là l’esquisse d’un paysage alpin avec un homme qui court en direction de la lisière d’un bois de conifères tandis que dansent sur une portée de musique des grelots. Papa si discret devenait bavard.
J’ai donc été tenté de faire la lumière en ramenant l’illisible du côté des vivants, mais l’illisible se partage les règnes, il est aussi du côté des morts. Scruter ces messages d’un monde intermédiaire, longuement, à l’oeil nu comme à la loupe, ne m'a guère avancé. Je m’y suis fait, papa est mort en nous laissant quelque chose d'illisible.
Il me plaît à penser alors, en guise de consolation, que maman avait raison. Papa lui a bel et bien désigné une chaise pour qu’elle puisse, elle si fatiguée, se reposer. Pour le comprendre elle s’est approchée de lui. Il a alors voulu écrire ce qu’il ne pouvait pas dire et qu’elle ne pouvait pas entendre.
Y a-t-il un fauteuil ?
Jamais maman ne s’est assise. Je crains que les derniers mots ne soient toujours inaudibles, toujours illisibles parce qu’ils sont les premiers mots d’un texte étrange, aussi étranges que les cris du nouveau-né.

Jean Prod’hom

Il y a la succession des préfets de la Sarine

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Il y a la succession des préfets de la Sarine
les classes d'accueil
les inévitables psychodrames
les poissons hors de l'eau
il y a le rallongement des jours
les repas en kit
la vieille terre normande
il y a les péréquations financières
l’étau qui se desserre

Jean Prod’hom

Dans l'air de ses lacunes le dehors absolu

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Enveloppé d’un manteau de laine l’homme avance contre le vent avec un éclair dans la main, il allume sur son chemin des brassées d'herbes sèches, la nuit, la pluie, les bois. L’homme, qui a un jeu de quilles dans la tête, marche en cadence, il bat le grain de ses pensées molles, les scande, cueille enfin les deux mots qui restent dans son tamis, il entend alors derrière le terrain vague qui jouxte la route détrempée un ou deux trois fois rien, c’est un poème qui s’éloigne, l'esquisse d'un chant aimable et funèbre.

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Il est assis près de la baie vitrée d’un bistrot enfumé, dehors la pluie redouble, il se met a l'ouvrage, soupèse les mots qu’il a retirés du caniveau et qu’il ressasse, en note d’autres qui viennent du bar, du patron et des rares clients, quelque chose se forme, peut-être une image, un fragment qui a l'ondoiement du cou du cygne. L’inconnu retire encore quelques aspérités sous la lumière crue de l’ampoule, prend garde que la menuise ne vienne pas obstruer les vides dans lesquels le chant se réveille, comme une résurgence lointaine d'un très ancien cours d'eau. L’homme taille encore sans se soucier de la beauté, comme s’il s’agissait d’un souvenir ou un poème qui ferait entendre par l'ouverture qu'il ménage et dans l'air de ses lacunes le dehors absolu.

Jean Prod’hom


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Il ressemble à Samuel Beckett

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L’homme à la veste grise qui emprunte le passage pour piétons en titubant marche sur des œufs, il se détourne des rumeurs qu’il croise, avant de s’immobiliser comme Socrate sur la place publique, les mains dans les poches. Ses os sont comme du verre, sa peau comme du cuir, on le dirait sur des échasses. Il s’assied sur un banc au bout de l’allée, tout près d’une de ces parties du jour qui s’attardent à l’arrière. La tête dans le creux de ses mains, il entend tout au fond de sa poitrine les bruits en miettes de la terre sur lesquels la langue n’a pas fait main basse.

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L’homme est allongé comme sur le pont d’un paquebot, la route est libre, la mer immense. Il se tient aux minimas, avec une petite pompe à la place du coeur, surtout ne rien froisser, pas même les feuilles mortes. Il ne bronche pas lorsqu’un chat miaule ou que le vent faiblit. Aucune trace sur son visage, ni souvenir ni promesse. L’homme a les pieds sur terre comme sur une bande de Moebius, le visage nu tout près des pierres. La brise est son île, il n’est pas de ceux qui brûlent leur vie par les deux bouts. L’homme se tient dans une poche retroussée qui tient l’endroit des choses dans sa main, le haut et le bas et leurs méandres, il veille simplement à ne pas heurter les coques fragiles qui l’entourent. Cet homme – il ressemble à Samuel Beckett – a échoué sur ce rivage qu’aucune cartographie ne mentionne, un rivage qui serpente dans l’axe de nos vies et dans le sable duquel celui qui le veut bien est invité à se vautrer un instant pour prendre la mesure de ce qui pourrait bien être une bonne approximation de l’éternité.

Jean Prod’hom


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Les Alliés dans la Guerre des Nations

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On peut en feuilleter un exemplaire au second étage de la maison seigneuriale de Denezy dans la vieille ville de Moudon, l’ouvrage en vaut la peine. Les Alliés dans la Guerre des Nations est un ouvrage édité par Crété en 1922, constitué d’une série de portraits de soldats de la Grande Guerre réalisés au pastel par Eugène Burnand entre 1917 et 1920, reproduits par la technique de la photogravure.
Sur le frontispice on peut lire en lettres capitales le nom du peintre, celui du Maréchal Foch – qui a bien voulu laisser une préface, très brève, quinze mots, un tweet – et celui de Louis Gillet qui a rédigé une longue introduction. En plus petits caractères, tout en bas, on peut lire encore ceci : Textes du Capit. Robert Burnand.
C’est en effet le neveu du peintre, sorti en 1908 de l’Ecole des chartes, passionné d’histoire militaire qui a écrit les notices qui accompagnent les pastels du Broyard. Lieutenant, puis capitaine d'infanterie, précise Clovis Brunel dans le tome 111 de la Bibliothèque de l'école des chartes (1953), il est blessé fin 1914. Les quatre-vingts textes qu’il livre au verso des portraits de son oncle mériteraient un tiré à part. En voici deux.

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TRAVAILLEUR ANNAMITE
LÉ NAPLONG (d’Hanoï).

Une petite tête d’oiseau sur un coup démesuré, un regard étonné dans la mince ouverture des paupières ; oriental et exotique autant qu’on peut l’être. On le sent de race laborieuse et soumise par avance à toute autorité. Il n’a pas l’affinement aristocratique du Japonais, la grâce menue de certains Chinois; c’est un travailleur, un homme de la campagne, il est habitué à pousser sa jonque dans les rivières, à planter son riz, à vendre ses légumes. Un beau jour, on l’a embarqué, promené pendant des semaines et des semaines sur un bateau, en chemin de fer, en camion ; on l’a installé à l’arrière du front, dans un village mélancolique de Champagne, serré autour de quelques arbres, dans la grande plaine blanche, et il a repris son travail patient, tranquille, piochant, creusant, taillant ; il a construit des voies étroites, transporté des matériaux, organisé des tranchées. Jamais une plainte, jamais un mot. Il a, comme les autres, travaillé à la victoire ; il est retourné dans son pays doré, au bord de sa rivière, il a recommencé de planter son riz, de vendre ses légumes. A-t-il gardé le souvenir des heures passées au front de France ? Mystère ; qui pourrait lire dans ses yeux mi-clos ?

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TIRAILLEUR MALGACHE (Sakhalave)
FANQUINA (de Bara, Madagascar).

J’ai vu les Malgaches en Champagne, au pied des monts. Dans ce secteur de cauchemar : boue et poussière, poussière et boue, quelques pins chétifs jalonnant l’immensité de la plaine crayeuse, ils étaient d’une propreté méticuleuse, l’uniforme brossé, le corps souple et bien lavé. Propreté morale ; nulle troupe plus disciplinée que celle-ci, où fussent moins nécessaires les rudes sanctions des unités coloniales ; des hommes très doux, un peu timides, tenant fermes sous les obus, mais avec une sorte d’étonnement craintif au fond de leurs grands yeux. Ils subissaient, sans rien dire, leur rude métier, non point avec le fatalisme oriental, mais avec une résignation chrétienne. Parmi tous les fils lointains qu’a appelés la Mère Patrie, elle n’en a pas trouvé de plus dociles.

Il faut laisser aux historiens de la Grande Guerre, de la colonisation et de la décolonisation, aux sociologues et aux historiens des mentalités le soin d’analyser la teneur de ces petits textes, il y a de quoi faire. Je voudrais de mon côté plus humblement relever la qualité littéraire de ces quatre-vingts paragraphes. Il m’en reste septante-huit à me mettre sous la dent.

Jean Prod’hom


Sous la pression lâche d'un brin de langue

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Il passe sur une barque du grand récit des hommes au grand récit des choses, dérive sur les eaux étroites, des mythologiques aux géorgiques et retour, marche arrière et marche enfant, avec de chaque côté un talus et une haie au pied de laquelle, bien loin dans son rêve, un vieil homme barbeye les ronces, comme s’il écrivait, tournant le dos pour la seconde fois de l’année aux maux qu’il porte sur ses épaules, il est sur son île aux églantiers comme sur une barque livrée à la houle du vent. Un grand bonheur mêlé de chagrin enveloppe soudain les choses, qui se desserrent sous la pression lâche d'un brin de langue, et le silence écarte les mauvaises herbes, arrose le talus sur laquelle la haie se redresse et s’ébroue de ravissement.

Jean Prod’hom

Résidence d'écriture à Montricher

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« Il y a quelque chose de magique dans cet endroit. J’ai l’impression d’avoir bâti du durable, comme s’il était impossible d’imaginer la fin d’un tel édifice. »
Capture d’écran 2012-11-16 à 18.38.19Vincent Mangeat, architecte de la Maison de l’Ecriture

Si, rappelle l’architecte, l’objectif de cette maison est d’offrir les conditions idéales pour écrire : six logements individuels aux ambiances et aux personnalités différentes – appelés cabanes – suspendus sous la canopée, un auditorium, une salle d’exposition, une bibliothèque, il est impossible, ajoute-t-il, d’imaginer la fin d’un tel édifice.

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Il faut entendre le mot fin en plusieurs sens. Cette construction, d’abord, ne sera jamais terminée, il en va ainsi de tous les chantiers pharaoniques. En un second sens, ce temple de l’écriture bâti sur la pierre et solide comme le roc est conçu pour l’éternité. Soit. Mais il faut entendre le mot fin en un troisième sens, à l’origine des deux premiers et plus essentiel : une telle construction n’a pas de finalité concevable. Nul ne sait ce dont a besoin un homme qui écrit.
Pas même les architectes qui meublent en désespoir de cause l’espace et le silence de ce dont ils imaginent que l’homme qui écrit a besoin pour s’attaquer à l’inimaginable : un bouquet de fleur, les Alpes, l’altitude, la campagne, le repos, un fatras dont celui qui écrit commencera par se débarrasser pour y voir clair et accueillir les manques qui le nourriront. Rien n’y fait, les architectes se sont mis aux petits soins :
Les écrivains auront un coin pour rédiger. Ils pourront se l’approprier en posant leur ordinateur. Et il y aura aussi une grande table de travail au rez-de-chaussée.
Et puis, continue l’architecte, sur les plates-formes qui relient les étages, nous installerons des fauteuils et des lampes pour lire tranquillement.

Je me réjouis, vraiment, on m’accueillera un matin de juin selon les antiques lois de l’hospitalité, j’aurai fait acte de candidature – avec le risque évident que celle-ci soit refusée mais avec un solide atout : Montricher c’est à côté de chez moi, j’y réside depuis longtemps déjà. L’écriture est une parabole, juste à côté.

Jean Prod’hom


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Georges Didi-Huberman à Rumine

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Jeudi 15 novembre 2012 à 20h, Aula du Palais de Rumine
Georges Didi-Huberman, «Le partage des émotions»
Précédé d’une visite de l’exposition par Esther Shalev-Gerz à 18h30

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Maman est morte le vendredi 18 juillet 2003.

J’ai retrouvé une vieille photographie datée de l’été 1925 sur laquelle maman m’attend. Cette image qui m’inquiétait tant autrefois en raison du landau dans lequel on l’avait installée – enfermée ? – me fait douter de l’anisotropie du temps : je ne sais plus ce soir exactement si maman est venue au monde avant ou après moi.

Un être humain sans ombilic, c’est évidemment inconcevable ! Mais j’avoue qu’il m’est plus difficile encore d’imaginer que ma mère ait pu en posséder un avant ma naissance. Pensez donc. À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi.
Il suffirait de modifier la fin de cette vilaine boutade : À moins d’admettre, évidemment, qu’elle ait donné naissance à un autre moi avant moi qui lui aurait donné naissance, pour qu’elle prenne une allure plus conforme à ce qui est, c’est-à-dire touche aux noces mystérieuses de la naissance et de la connaissance.

Pas de deuil, pas de chagrin, mais la beauté d’un manque qui étend son empire bien au-delà d’elle et de moi, qui nous met hors jeu en emmenant dans son sillage la terre et ses quartiers qu’il me reste à habiter, seul, avec elle et les autres.

Jean Prod’hom

Il y a les hôtels d'altitude

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Il y a les hôtels d'altitude
la résorption des bouchons
la barque qui dérive
il y a les mobilisations générales
l'effet papillon
le sommeil des ultras
il y a la mer d’Aral
la passion des coups de force
les ponts aériens

Jean Prod’hom

Passe

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Les derniers grains de la nuit qu’éclaire d’en-haut un réverbère, le rose de ses pommettes à l’entrée du bourg, la crème dont elle a enduit son visage, les deux petits yeux noirs punaisés au fond de leurs cavités lui donnent l’air d’une poupée de porcelaine immobile dans une boîte à musique oubliée au fond d’une vieille gare. La brume n’a pas lâché la petite ville depuis la veille, le col blanc serré autour du cou de la femme se détache sur le vide au-dessus d’Ussières, un peu d’effroi, plus loin l’ombre du Jorat.

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Les stores sont baissés, mais elle rassure sèchement celui qui pourrait être son premier client qu’elle va ouvrir sous peu. Avec son allure distante, son ton cassant, elle aurait pu travailler au sein de la police municipale, elle l’avertit d’ailleurs d’un ton glacial qu’il aurait tout intérêt à placer son disque de stationnement sur le pare-brise.
Le jour tarde, le client se rend au distributeur de billets tout près du rond-point. Il revient au pas de course car il ne voudrait pas qu’un second client venu à cet instant l’oblige à sauter son tour. Les stores ne sont pas levés, il en profite pour acheter des lames de rasoir dans l’épicerie voisine. Lorsqu’il en ressort le jour se lève avec un bruit de stores.
Un poste de radio en bruit de fond, deux puissants néons, c’est un autre monde, une autre femme, elle a enfilé une blouse bleue, deux edelweiss brodés sur chacune de ses épaulettes. Elle a rompu la glace.
Court très court, dit le client et ils entament la conversation. Le fils de M sort avec la fille de la postière. À force de se faire tendre la peau la pauvre Anne-Laure ne va pas faire de longs os. Il y a Serge dont j’aime les chansons, mais ses cheveux quel dommage, des cheveux teints. Je ferais mieux de me taire, c’est mon gagne-pain, mais voyez-vous, cher Monsieur, si j’aime mon métier, il y a quand même des choses plus importantes.
Elle fera l’état des lieux de la profession dans le coin, il y a seize coiffeurs ou coiffeuses pour hommes sur la ligne Ropraz-Palézieux par Mézières, Servion, Essertes, Châtillens et Oron. Trois d’entre eux louent un fauteuil dans un salon qui ne leur appartient pas. Deux sont des coiffeuses-baignoire, c’est-à-dire que le service se fait à domicile et le shampooing dans la baignoire.
La coiffeuse laissera à son client avant qu’il ne s’en aille le verbe cuiller. Lui, il lui laissera trois billets de 10 francs et deux poignées de cheveux blancs qu’elle poussera dans une trappe.

Jean Prod’hom

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C’était une amie de Jean-Rémy, une castafiore un peu lourde de hanche, une perruche au museau de fouine qui avait des lettres, la poule piaillait sans discontinuer lorsque des coquelets louvoyaient dans ses parages. Par Lagarde et Michard ! disait-elle à l’apéro en saisissant des deux mains ses lourdes cuisses.

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La quadragénaire aimait les gosses qu’on lui confiait ; une fois par année, lorsque l’inspecteur venait en classe, elle se mettait sur son 31. Les parents pourtant ne lui laissaient pas leurs enfants sans une légère appréhension, craignaient la donzelle qui lâchait tout, même la vérité qu’elle mettait en morceaux, mêlant les onomatopées aux secrets et aux grossièretés. Le vendredi, en fin après-midi, elle autorisait les plus méritants de ses élèves à ôter du bout de leurs doigts les cheveux qui s’étaient agrippés à son pull. Elle dégageait une forte odeur d’eau de Cologne.
Quand elle avait des coups de blues, l’institutrice se rendait chez Jean-Rémy qui ouvrait une bouteille de blanc, on les entendait alors rire jusqu’à tard dans la nuit derrière les rideaux rouges à pois blancs de son carnotzet.
Certains de ses amis pensaient qu’elle aurait mieux vécu sur la route, un quarante tonnes à son nom, l’Europe à ses pieds, des tapes dans le dos, une couchette à l’arrière, Hambourg Portbou Barcelone Portbou Hambourg, un gros ours en peluche porte-bonheur à ses côtés.
Mais l’institutrice n’avait pas renoncé à trouver un homme, un vrai, un solide bûcheron qui aurait lu Germinal et Le Salaire de la peur, qui lui aurait fait deux gosses dont elle aurait fait tatouer le nom au bas de son dos, avec des ailes comme celles des anges.

Jean Prod’hom

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Tirer un fil aussi ténu soit-il  – mais de quelle pelote ? – pour y pincer une ou deux choses ensemble sur le fil du langage : petite paire, main pleine, l’improbable quinte floche ou la misère.

Jean Prod’hom




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J'apprends à regarder

Une fronde protestante rejette la bénédiction des couples gay acceptée le 3 novembre 2012 par le Synode de l’Eglise évangélique réformée vaudoise. Le pasteur Philippe Décorvet a démissionné en signe de protestation. Moins gai, le pasteur Pierre Bader ne revêtira plus la robe pastorale lors du culte dominical.

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Les mots qui précèdent, je les ai envoyés par la grâce des réseaux sociaux à un prêtre. Une brève de notre journal local reformulée pour faire sourire, parce que blogue rime parfois avec blague, et parce que Fénéon n’est pas mort.
Ce prêtre, je le connaissais par l’entremise de l’un de ceux qui a pris acte de l’avènement du numérique dans toutes ses dimensions et qui a eu la gentillesse de dire un peu de bien de son blogue et du mien, le même jour, un dimanche. Ensemble un catholique et un agnostique. Coïncidence peut-être, toujours est-il que je suis allé, depuis ce jour, régulièrement lire les billets de ce prêtre.
Des hommes d’église, je n’en connais plus aucun depuis que le curé de Poliez-Pittet est mort, un curieux village qui a résisté à la réforme, un prêtre extraordinaire que j’ai rencontré plusieurs années de suite dans son église, seul ou avec des élèves, pour parler de choses et d’autres, des sacrements, des images, de la semaine sainte, de l’entrée du Christ à Jérusalem, des branches d’olivier qui manquent dans le Jorat. Un prêtre minuscule qui m’a enchanté. On plaisantait parce que la vie en vaut la peine. Il me parlait de ses peines, je lui parlais des miennes. Je pense souvent à lui.

- Je n'ai rien compris. Désolé
- C'est moi qui le suis.
- C’est surtout que je ne vois pas bien ce que j'ai à voir dans cette histoire
- J’avais fait l'hypothèse que depuis 1517 les prêtres pouvaient s'intéresser aux histoires de pasteurs. Et vous êtes le seul prêtre que je connaisse.
- Et je ne savais pas que j'étais votre seul prêtre. Je ne suis pas au taquet sur tous les sujets et me sens peu compétent sur le protestantisme. Voilà. Alors la mésentente vient du fait que je ne suis pas les prêtres mais un homme qui essaie de l'être de plus en plus.

Ses réponses m’ont glacé. J’ai voulu lui répondre, demandé de l’aide à Jakobson pour garder le contact. J’ai décidé finalement d’écrire ces mots.
Trop de sérieux nuit, les postures alourdissent nos robes, pas assez de sérieux dans la bienveillance tandis que les questions demeurent, Nous avons hâte de porter plus loin ce qui rend possibles les doctrines des uns et des autres et celles qui n’existent pas.

Jean Prod’hom



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Bombardier Inc...

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VAUD Bombardier Inc. a pris la décision de lâcher plus de 600 postes sur les 70 000 que cette multinationale dont le siège est à Montréal compte dans le monde. Villeneuve au bout du Léman pourrait être touchée.
 
VAUD Grosse tempête de neige dimanche du côté de Ropraz. Pas d’autre solution pour les automobilistes que de s’arrêter pour rouler.

PARIS Dans le XIIIe, un homme de 32 ans, fortement alcoolisé, s’est endormi après avoir abusé d'une femme de 59 ans. Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Jean Prod’hom

Il y a ceux qui songent avant l’aube

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Il y a ceux qui songent avant l’aube
les acteurs de niche
les mesures de précaution
la technique des murailleurs
il y a les produits frais
les professionnels du marché obligataire
les salles qui ne désemplissent pas
il y a le poids des préjugés
les riches héritières

Jean Prod’hom


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Maupas

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Un ancien terrain vague autour duquel des promoteurs – les autorités communales peut-être – ont fait construire au milieu du siècle passé des habitations à loyer modéré, une île percée de tunnels et de dépôts pleins à raz-bord des matières brutes ou usinées dont la ville a besoin. On a maçonné de plain-pied des ateliers et des réduits d'où sortent des hommes au visage marqué. Par-dessus on aperçoit sous les toits plats recouverts de mousses humides des bureaux vides, semblables à des chambres de bonne, dans lesquelles des hommes aux mains noires de cambouis font parfois le soir leurs écritures.

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D’anciennes plaques décaties fixées sur le vieux crépi annoncent la présence sous terre d’un parking, d’un service de location de voitures et d’un vendeur de moquettes, difficile d’y croire, tout est si sombre. Se succèdent de plain-pied des ateliers : constructions métalliques et serrurerie ; garage, on y répare toutes les marques ; un dépôt de gypserie-peinture, papiers peints, entretien d’immeubles ; une carrosserie ; une entreprise de parquet-ponçage-imprégnation. Au fin fond de ce qui est devenu depuis le temps une impasse, une porte-fenêtre à triple battant s’ouvre sur un local faiblement éclairé. Un vieil homme soude les montants d’une barrière en acier à la lueur d’un néon. Il aurait pu vivre de son AVS, mais il revient chaque matin à 8 heures dans son atelier, redescend à midi dans l’ouest lausannois où il vit, sa femme certainement. Il remonte à 13 heures 30 et travaille dur jusqu’à 18 heures. Peu de machines autour de lui, un poste à souder, du désordre, de quoi scier et une vieille Colly de 1970, 30 tonnes de poussée, qui lui permet de plier à angle droit et sans un bruit, comme d’autres roulent des cigarettes, des tôles d’acier de 7 millimètres. Aucune information à l’entrée de son atelier, aucune adresse, aucun numéro de téléphone, le bouche à oreille lui a fourni bien assez de travail.
Dans la cour un parqueteur pousse un diable chargé de lames, deux ouvriers fument sous le porche de la carrosserie. Ils se retrouveront au Restaurant du Boeuf à midi, et plus tard à l’heure de l’apéro. On ne peut ici que faire une entorse à la dure loi du travail, rêver sans faire de mal à personne, j’écoute les restes d’une petite musique, il est huit heures, le ciel est bleu, le ciel est vide, quelque chose d’à peine perceptible flotte, à peine mais suffisamment pour que tout change, là où je n’aurais jamais dû être, dans ce quartier si mal nommé du Maupas.

Jean Prod’hom


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Où qu'on tourne la tête

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Où qu'on tourne la tête chacun s’affaire, dit la vérité, en négocie la forme et le partage, crépit à ses heures perdues les murs de l’asile qui abrite les strophes nées des convenances.

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Mais personne ne se satisfait de ces vérités-la, pas même l’artiste sous mandat. Il finit par reculer, le voilà dos au mur bien décidé à quitter le jardin du souvenir. Il dépose dans une corbeille d’osier sous le miroir ses clés, son porte-monnaie, ses recueils de proverbes, ses pensées. La fenêtre est ouverte, son oreille remue, il avance oblique comme un chien mouillé, plus rien ne le soutient. Il s’enfonce pourtant droitement dans ce qu’il ignore, fait feu de tout bois.
Deux mots suffisent, comme deux sapins dans les bois du Risoux dont le prolongement suffit à indiquer la direction, peu importe laquelle, pourvu qu’elle ne le ramène pas là où il croyait être. On l’aperçoit derrière la vitre, immobile, son esprit est bien loin, creuse des passages, erre dans les souterrains, taille des étoiles. Ni bruit ni secret, mais des constellations qui se multiplient, c’est comme un éclatement de la langue dont les morceaux se mêleraient au sable du fond de la mer, ce qui la porte et ce qu'elle porte, ce dont elle manque et qu'elle manque, ce qui se maintient invisible sur le rebord de la fenêtre et qui guette.
Ils sont nombreux ceux qui, dit-on, se sont perdus dans le Risoux, ils ne sont en réalité jamais revenus.

Jean Prod’hom


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C'est comme un buvard


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C’est comme deux gouttes d’eau qui tracent leur route sur la vitre d’un train, deux gouttes d’eau qui se frôlent, c’est comme le doigt de Dieu sur la corne de l'escargot, la naissance d’Adam à la Sixtine, la neige qui devient grise, ce qui rétrécit, ce qui grandit, les premières fleurs, le vert qui éclate de partout, les guerres coloniales, un foulard aux motifs floraux, la mémoire, c’est comme une larme, un buvard, la vague que boit le sable, c’est comme une goutte d’eau qui ne tient plus que d’une seule main à la gouttière, une hésitation qui s’attarde, un manège, la mystérieuse saison.

Jean Prod’hom

E-banking à l'école

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Dès la rentrée scolaire 2013, il sera demandé aux enseignants du canton de Vaud d’utiliser une application accessible depuis Internet permettant de gérer des données confidentielles. Ce logiciel, baptisé NEO (Notes pour l’Enseignement Obligatoire), devrait donc permettre à l’école de faciliter certaines de ses tâches en les centralisant, le transfert et le stockage des notes par exemple. Pour le reste on se perd en conjectures.
On peut toutefois indiquer la conséquence majeure d’une telle entreprise, la multiplication des précautions et des contrôles d’accès. C’est fait; on avertit en effet les usagers que l’accès à cette application et à certaines de ses données nécessitera une identification dite « forte », c’est-à-dire identique à celle proposée lors de l’ « e-banking ». Il faudra donc non seulement que les usagers montrent patte blanche en inscrivant leur prénom, leur nom et un mot de passe, mais il leur faudra encore fournir une troisième information provenant d’une carte matricielle distribuée annuellement ou de codes aléatoires transmis par téléphone portable.
On se demande bien s’il est judicieux, sachant la tourmente dans laquelle se trouvent les banques depuis quelque temps, de vouloir calquer ses actes sur un modèle qui a mis sous cadenas des bombes. A vouloir mettre sous clef des données dites confidentielles, on atteint dans des domaines qui ne le méritent pas, ou méritent bien autre chose, le comble de l’opacité.
Dans quelle mesure les notes scolaires devraient-elles être considérées comme confidentielles ? Parce qu’on doute de leur pertinence ? Parce qu’elles constituent de véritables agressions symboliques ? de petits crimes contre l’humanité ?


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Après l’ère du soupçon celle du secret. Nous voici résolument entrés dans celle de la confidence. Pas sûr que nous y gagnions au change.

- Qui es-tu ?
- Personne.
Oh ! les beau jours des identifications faibles !

Les confidences entrées dans des systèmes à identification forte, tôt ou tard y sont captives, tôt ou tard en ressortent, explosent par manque de place.

Les systèmes à données confidentielles doivent être nourris. Lorsqu’un champ est épuisé, il suffit de recycler de vieilles jachères et de rendre confidentiels le trèfle et le mouron.

Un jour, bientôt peut-être, toute parole – information, idiotie, argument – sera traitée du point de vue juridique comme une donnée confidentielle.

Pour terminer ceci : dans le livre d’histoire que l’école remet aux petits Vaudois, on lit à propos de Rodolphe de Habsbourg les lignes suivantes :

La première tâche qu’il entreprit fut d’éliminer un obstacle de taille qui avait pour nom Ottokar, roi de Bohême (…) Après sa victoire sur Ottokar, ses amis le poussèrent à faire le voyage de Rome pour recevoir du pape la couronne impériale (…) Il refusa. La réponse qu’il aurait faite à ces sollicitations donne à penser qu’il redoutait d’être l’otage du pape.
« Un jour, expliqua-t-il, quatre animaux furent invités à se rendre dans une caverne, sur une montagne. Tous firent comme on le leur avait dit. Seul le renard voulut vérifier si tous pouvaient ressortir de cette caverne. Aucun ne revint. Alors le renard prudent, n’y entra point ». (…)

Les autorités avertissent donc les petits dont elle a la charge de surveiller l’usage des boîtes noires dans lesquelles on entre mais dont on ne ressort pas. C’est bien, l’éthique est sauve.

Jean Prod’hom

Beaux joueurs...

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VALAIS Deux individus âgés de 16 et 18 ans ont tiré mercredi à Sierre des balles en plastique sur le visage de quatre passants. L'un était au volant pendant que l'autre tirait avec son pistolet soft air. Arrêtés dans un premier temps, ils ont rapidement été relaxés. Ils ont en effet, beaux joueurs, reconnu les faits. 

VAUD Le Graap-Association organise lundi à 18 heures au Casino de Montbenon son 2e Café Prison. Entrée libre.

VAUD La commune de Lonay anticipe l'augmentation de la population qui passera, dans la décennie à venir, de 2500 à 4000 habitants qu’il faudra bien loger quelque part. En conséquence le Conseil communal a accordé à la Municipalité un crédit de 590 000 pour le réaménagement du cimetière : agrandissement du site qui va gagner 50 places supplémentaires, création d’un petit columbarium où une trentaine d'urnes pourront être déposées.

Jean Prod’hom


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Lili est penchée sur une grande feuille blanche. Elle dessine de belles et grandes lettres de couleur :

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Elle ajoute des coeurs et une section de l'arche de Noé : un chat tacheté et un chien noir, un bel os, des poules, un hamster, des poissons rouges,... Un beau cadeau, je souris d'aise, elle aussi.
- Mais c'est pas pour toi.
- Tu as écrit pourtant maman et papa.
- Oui, mais c'est pour ma famille d'accueil.

Jean Prod’hom

Prostitution, malvoyance et milieu associatif

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BERNE Un important réseau de prostitution qui s'étendait dans les cantons de Berne, Lucerne, Soleure et Argovie a été démantelé. On a libéré cinquante femmes et transsexuels à qui on a prié d’aller se rhabiller.

VAUD La candidature d'une malvoyante à la municipalité de Pully a suscité quelques propos malveillants chez certains de ses adversaires, visiblement sourds à ce type de problématique. Verena Kuonen invite donc ce soir, qui le souhaite, à venir l'écouter à la maison pulliérane pour lever, avec eux, certains malentendus et permettre à chacun, avec elle, de voir plus loin.

VAUD L'association Nos oiseaux organise samedi une excursion guidée et gratuite au départ de l'hippodrome d'Yverdon pour faire découvrir les nombreux oiseaux qui se reposent au bout du lac. En cas de mauvais temps on se rabattra sur les chevaux qui se reposent dans leur box.

Jean Prod’hom


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De Ramuz aux Antipodes

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Du givre sur les vitres, la pleine lune dans le rétroviseur, des routes sèches, je roule au pas dans la plaine de Sainte-Catherine avant de laisser ma voiture au garage.
La construction du troisième bâtiment scolaire s’achève, les esprits s’échauffent, on a ouvert l’inévitable et interminable liste des défauts, des oublis, des non-sens. Le déménagement est différé de quelques semaines.
Mais à côté de ce premier chantier bientôt terminé, on ne chôme pas. Les entreprises ont levé les pleins et les vides du second étage du second bâtiment. Quant au troisième c’est pour plus tard.

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Belle journée de travail, je parcours en tous sens avec les élèves de la 6 quelques lignes du premier chapitre de Derborence.

Antoine n'avait donc rien dit. Les deux hommes sont rentrés dans le chalet dont ils ont tiré la porte derrière eux.
Ils couchaient sur des paillasses elles-mêmes posées sur des planches fixées au mur, et qui faisaient deux étages, de sorte qu'ils dormaient l'un au-dessus de l'autre, comme dans les navires.
Antoine couchait à l'étage d'en haut.
Ils ont pendu leurs souliers par les cordons à une cheville à cause des rats.
Antoine était monté à son étage.
– Bonne nuit, lui avait dit Séraphin.
Il avait répondu :
– Bonne nuit
Et, elle, tout de suite elle avait été là, dans ses rêves, après qu'Antoine s'était enroulé dans sa couverture de laine brune et s'était tourné du côté du mur. Pourquoi est-ce que ça ne va pas ? C'est Thérèse.
Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu'il y avait entre le mur et Antoine. Il lui a dit bonjour, elle lui disait bonjour. Il lui a dit : « Alors quoi ? » elle a dit : « Alors, comme ça. » Ils étaient obligés de se donner rendez-vous loin du village, parce qu'il y a toujours des curieux. Il y a toujours des curieux, il y a toujours du monde qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Elle avait un râteau sur l'épaule; il voyait comment, avec les dents de son râteau, elle accrochait les nuages en passant. Les nuages lui tombaient sur la tête. Pourquoi est-ce qu'il s'est assis plus haut qu'elle sur le talus ? Il ne la voit que de dos et elle se penche en avant, ce qui montre, entre son chignon et son fichu rouge, un peu de peau brune. « Ça ne va pas ? » –« Oh ! dit-elle, c'est pas moi. » - « Oh ! alors qui est-ce que c'est? » - « Oh ! dit-elle, c'est ma mère. »


Avant de faire une halte plus conséquente sur celles-ci :

Et, elle, tout de suite elle avait été là, dans ses rêves, après qu'Antoine s'était enroulé dans sa couverture de laine brune et s'était tourné du côté du mur. Pourquoi est-ce que ça ne va pas ? C'est Thérèse.
Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu'il y avait entre le mur et Antoine.

Pour nous émerveiller enfin devant cela :

Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu'il y avait entre le mur et Antoine.

J’aime ces moments-là, j’aime ces textes-là, les moyens que leur auteurs se donnent, nous donnent, j’admire leur travail et leur courage.


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Le garagiste a mis quatre pneus d’hiver neufs à la Yaris, je descends au numéro 1 de la rue de l'Ecole-de-Commerce qui fait angles avec celle du Maupas et l’avenue de France, à deux pas du Gymnase de Beaulieu. Les Editions Antipodes y ont leur siège entre le garage Saint-Paul et des locaux aux stores fermés qui accueillaient il n’y a pas si longtemps encore un institut de beauté. La porte et les deux vitrines s’ouvrent de plain-pied sur la large rue qui a – je ne sais pas exactement pourquoi – quelque chose d’anglo-saxon. Des livres partout comme il se doit, en piles et en nappes. Le responsable porte l’affaire depuis 1995 à bout de bras. Ses collaborateurs sont absents cet après-midi, Claude fait de la comptabilité.
J’ai appris hier soir en consultant le site de cette petite entreprise que le catalogue comptait plus de 150 titres, principalement des ouvrages de sciences sociales, mais également des textes littéraires, que cette société à responsabilité limitée jouait la glasnost en annonçant non seulement le salaire de ses employés – non non, tous les éditeurs ne sont pas millionnaires ! – mais en déclarant également son souci premier, celui de rendre ses publications accessibles, lisibles, compréhensibles, et de les présenter dans une mise en page soignée. C’est vrai, je peux en témoigner aujourd’hui.
On va manger au restaurant du Petit Boeuf, on parle de choses et d’autres, de nos enfants et des réseaux sociaux, de l’école autrefois et de l’école aujourd’hui. Il me rappelle ce dont je ne me souvenais pas ou mal : j’ai été son prof de latin pendant quelques semaines il y a plus de trente ans, on s’est promené aussi ensemble, quinze ans plus tard du côté de Tête Blanche, attachés à la même corde, avec un fou furieux pour guide qui a failli à plus de 3000 mètres nous précipiter en-bas le col d’Hérens. Mais on parle aussi de ses livres et de mon blogue, c’est un peu pour ça qu’on se rencontrait.
On se sépare, il est passé 15 heures. Je repars avec le sentiment que nos affaires seront rondement menées... et les mains pleines : un numéro de la Revue historique vaudoise sur les Réformes religieuses en Pays de Vaud, Les Villes englouties de Raphaël Baroni (collection Littérature), Tangente de Dominique Brand (collection Traces du temps), Un Métier désenchanté de Françoise Gavillet-Mentha (collection Existences et société). Et puis un petit dernier, le premier que les éditions Antipodes ont publié, A Lausanne, autrement. C’était donc en 1995 et c’est pour ce soir.


Jean Prod’hom


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Il y a le vif du sujet

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Il y a le vif du sujet
les moines défricheurs
l'argent liquide
il y a les couvertures d'ardoises
les bandes d'arrêt d'urgence
le lac de Trasimène
il y a les cathédrales la nuit
l’évidence révélée à l'heure suprême
la place près du hublot

Jean Prod’hom


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Plus tard les tuiles se sont tues

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Des précautions inouïes, excessives, folles il faut bien le dire pour tenir tête à la colère des dieux et du ciel, une colère dont personne n’envisageait même la fin – la fin amenant le froid et la crainte, la crainte la désolation. Perdu d’avance. C’était arrivé hors toute volonté, hors toute prévision, comme une bande de hors-la-loi traqués faisant main basse sur la ville. On anticipait le pire, tout autour un paysage détraqué, un paysage de sépulture.
Mais au milieu de la nuit quelque chose comme un long essoufflement s’est fait entendre, puis des petits bouts de silence. Plus tard les tuiles se sont tues, un chat est descendu dans la nuit, un feu brûlait dans le poêle, le givre sur les vitres a molli, tout s’est remis en place comme si rien ne s'était passé.
On voyait bien ici ou là en désordre quelques fusées de détresse, des crampons à glace, une cagoule, l’attirail des grandes batailles : un lendemain de tempête. Un éclair dans la nuit : un chasse-neige pousse sur les bas-côtés de la route la neige tombée et soufflée la veille. Personne n’entend les promesses de celui qui s’est fait prendre dans les spirales de la tempête et qui se retrouve au seuil de ce qui lui tend les bras, immense, paisible, auquel il se livre tout entier, chassant derrière lui la force diabolique qui l’a englouti et qui reviendra. Il s’élargit, s’évide de profundis jusqu'à ne plus être, s’élève, s’envole. Une passe mais dans l'autre sens. La tempête n’a pas fait marche arrière, c'est la possibilité de l’écriture qui s’est levée, l’autre versant du cri.
A vouloir trop s’approcher de l’immédiat on prend froid, bien loin de l'extrême douceur des jours auxquels les noirs détours le ramèneront. De l'un à l'autre il y a la nuit.

Jean Prod’hom


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Avec les Inuit

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La tempête a fait trembler la nuit, soufflé des congères, déraciné des arbres. Les tuiles ont sonné le tocsin, les volets claqué des dents. Ce matin tout ne tient qu’à un fil, le chauffage central tousse, nos voitures sont en hypothermie, plus de ravitaillement, les conduites d’eau au bord du gel, les routes fermées, le cimetière profané, tout se déjointe, le ciel et la terre ne font qu’un. Seuls les idiots et les enfants rient.
Nous n’avons pas appris à vivre à 0 degré à l’abri derrière les parois d’un igloo, avec un filet d’huile de chauffage, toute une journée dans la pénombre, sans divertissement, serrés les uns contre les autres comme des livres jusqu’à la nuit. J’ai peur aujourd’hui que les circonstances nous rappellent à l’essentiel, chasseurs désarmés, cueilleurs sans coupelle, dresseurs de salon, agriculteurs démunis. Je sors avec le livre de Nanouk dans une poche construire mon premier igloo.

Jean Prod’hom


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Révisionnisme

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Tiens il neige ! Lili met son équipement d’hiver et sort, Sandra, Arthur et Louise descendent au marché, je reviens sur les notes que j’ai prises hier au rez du Musée d’histoire des sciences de Genève à partir de l’ouvrage collectif – Villa Bartholoni – publié en 1991 et mis à la disposition des visiteurs. Je prends bien plus de temps que prévu, trop. Ce soir Arthur est invité à une boom, je l’emmène à 18 heures 30, il me faudra veiller jusqu’à près de 23 heures.

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Jean-François Bartholoni est né à Genève en 1796, d’une famille d’origine toscane modeste. Il monte à Paris en 1814 et y fait ses premières armes dans la banque comme employé de bureau, il ouvrira avec son frère sa propre maison bancaire une dizaine d’années plus tard, fera rapidement fortune, il n’a pas 30 ans. Mais l’homme n’oublie pas Genève et les rives du Léman où il fait construire, sur un domaine agricole à deux pas de Chambésy, une villa et un parc de plaisance dans lequel des sculptures d’après Canova ou Fremin, Danseuse, Flore Amalthée, Artémis vont remplacer poules, chèvre et cochons. Il fait appel à un jeune loup de l’architecture et des Beaux-Arts, Félix-Emmanuel Callet, de 5 ans ans son aîné, prix de Rome à moins de 30 ans, à qui il offre la possibilité de partir étudier encore une année en Italie avant de commencer les travaux, tous frais payés. Il revient avec tout plein d’idées italiennes. Le chantier démarre en 1826, dehors on rénove le port, dedans des parqueteurs, des marbriers, des peintres et des stucateurs réalisent le décor.
Les deux compères ne se lâcheront plus. C’est Bartholoni, fort actif dans le domaine des chemins de fer – il sera l’administrateur de la compagnie Paris-Orléans et l’instigateur de la ligne Genève-Lyon – qui agira en coulisse pour que la construction des gares d’Orléans et de Corbeil soit confiée à Callet, lequel lui renverra l’ascenseur, si j’ose dire, en réalisant son tombeau au Père-Lachaise.
Les enfants et petits-enfants de Bartholoni vont se succéder, Fernand puis Jean. En 1924 un homme passe par là, chapeau de cow-boy, c’est le directeur de la Rolex Watch Co qui s’écrie : This is really the Pearl of thé Lake ! Il s’empresse d’acquérir la villa et le pré qui la jouxte. Pas longtemps puisque la maison est condamnée en 1926. La SDN a en effet l’intention d’élever son siège dans le coin. On est sur le point de rayer la Perle du lac lorsque la ville de Genève offre à la SDN le domaine de l’Ariana.
La villa aux mains de la ville se dégrade, peu ou pas d’entretien, louée à certaines périodes vides à d’autres, humidité des lieux, bombance des locataires, fuites dans le toit. Les réfections extérieures et les restaurations intérieures se succèdent, des élèves des Beaux-Arts se feront la main, on installera des salles de bains et une cuisine. En 1964 la ville de Genève remet de l’ordre dans ce marasme et donne les clés au Musée d’histoire des sciences qui ouvre ses portes au public pendant une vingtaine d’années. La villa est invivable et part en morceaux, elle est donc fermée en 1984 pour une sérieuse modernisation et une restauration minutieuse. Elle est réouverte depuis 1990, gratuite et obligatoire.
Serrée aujourd’hui de près par la circulation ininterrompue entre Chambésy et le quartier des institutions onusiennes, étranglée par la route de Lausanne avec de chaque côté des parcs publics qui sont comme des terrains vagues, à deux pas du bâtiment mussolinien de l’OMC, la villa Bartholoni semble bien petite, héroïque même d’avoir résisté, abandonnée, oubliée, visée par la foudre et par la finance. Les 12 millions engagés pour la réfection entre 1984 et 1990 n’auront pas suffi, on a découvert une nouvelle fuite d'eau dans l’un des angles du rez-de-chaussée, des vandales ont mis en miettes les montants d’une des balustres en molasse, à la masse, on finirait par la plaindre.
Chacun voit la suite, on imagine une autre histoire dans laquelle la villa Bartholoni apparaîtrait comme la petite dernière, la rescapée des attaques de la banque, de l’horlogerie de luxe, de la SDN et des vandales. Un rêve, celui d’un fils d’immigré d’origine modeste, amoureux de Palladio et de Venise, un employé de banque trahi.

Jean Prod’hom


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Cyanomètre et oeil de verre

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Récupère à Cointrin Sandra et les enfants enchantés de leur séjour à Berlin. On se rend à la villa Bartholoni qui abrite le Musée d’histoire des sciences. Au rez les collections permanentes, à l’étage une exposition temporaire autour du hasard Les jeux sont faits ! hasard et probabilités. De belles choses au rez, parmi celles-ci les instruments qu’Horace-Bénédict de Saussure emporta en 1787 et 1788 au sommet du Mont-Blanc et au Col du Géant, un baromètre, un hygromètre à cheveu portatif, d’autres choses encore,… et puis un cyanomètre.

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De Saussure pense en effet que le bleu du ciel varie suivant l’altitude, que très haut le bleu vire au noir. Pour établir des corrélations, il bricole un instrument, simple, c’est un carton rectangulaire (format carte postale) à l’intérieur duquel 16 petits carrés évidés sont juxtaposés en alternance avec16 autres petits carrés de bleu aquarellés dont les différents tons sont numérotés du plus foncé au plus clair. La mesure se fait en dirigeant l’instrument, tenu à bout de bras, vers le ciel, puis en comparant visuellement le bleu du ciel vu par l’un des carrés évidés avec celui du carré peint dont la nuance de bleu est la plus proche (Anne Fauche). Et pendant qu’Horace-Bénédict regarde le bleu profond du ciel au sommet du Mont-Blanc, son fils regarde ce même ciel à Chamonix, bleu pâle, tandis qu’à Paris Jean Sénebier note un ciel presque blanc.
Le musée expose d’étranges boîtes, des boîtes de dépôt d’Yeux Artificiels qui étaient la propriété du Genevois Schoen, oculariste officiel des hôpitaux civils et militaires et des principales facultés et universités de médecine. Le souffleur de verre propose un grand nombre de pièces. Il faut pour passer commande spécifier si coté gauche ou droit, nuance bleue ou brune, foncée ou claire, forme petite, moyenne ou grande.

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Les premières prothèses datent du XVIème siècle, d’argent ou d’or avec un iris peint en porcelaine. Les prothèses en verre leur succèdent avec une petite quantité de plomb pour mieux résister aux poussières. Mais ces prothèses résistent mal aux larmes si bien qu’on remplace le plomb par de la cryolite, minéral transparent et incolore ramené pour la première fois du Groenland au XVIIIème siècle. Les porteurs d’oeil de verre pourront désormais pleurer à chaudes larmes.
On quitte Genève à 16 heures. Brève pause à la COOP d’Epalinges pour acheter des baguettes et des saucisses de Vienne. Ce soir on mange des hot-dog.

Jean Prod’hom


Engraisser Grasset

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Referme au réveil l’Apostille de Genette ouverte au milieu de la nuit, et termine Un peu plus loin sur la droite de Vargas. Entame la lecture de la version numérique du Derborence de Ramuz avec, comme il se doit, des problèmes de césure. Sur ce coup, j’ai à nouveau l’impression d’engraisser Grasset : 7 euros 95 en version papier chez Amazon, 5 euros 99 au format Kindle ou ePub!

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Il n’est pas sûr par ailleurs que les outils fournis avec la version ePub sans DRM – dit-on les choses ainsi ? – soient suffisants : cinq couleurs pour surligner, un seul type de trait, rouge, pour souligner, rien d’autre. Sans compter un ralentissement croissant lors d’une utilisation généreuse. Mais ce premier chapitre de Derborence contient des merveilles :

- Oh! bien sûr que non, a dit Antoine.
Ce fut tout; il s'était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s'étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d'hommes, où l'homme n'apparaît que temporairement : alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l'oreille, on entend seulement qu'on n'entend rien. C'était comme si aucune chose n'existait plus nulle part, de nous à l'autre bout du monde, de nous jusqu'au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide; une cessation totale de l'être, comme si le monde n'était pas créé encore, ou ne l'était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l'angoisse se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur. Heureusement que le feu recommence à pétiller ou c'est une goutte d'eau qui tombe, ou c'est un peu de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque comme un coup de fusil ; le frottement du vent remplit à lui seul la capacité de l'espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent; on redevient vivant soi-même parce qu'eux-mêmes sont vivants


M’en vais à Montricher faire le point sur les travaux de la Maison de l’Ecriture. De l’extérieur on ne semble pas avoir beaucoup avancé, mais on s’affaire dans tous les coins et un responsable m’indique sans trembler que tout est sous contrôle.
A l’Auberge des 2 Sapins, c’est une autre affaire qui agite les esprits, des affiches annonçant un concert de cuivres ont été arrachées dans le village. On soupçonne, sans jamais dire son nom, un mômier local qui n’aurait que peu apprécié les corps nus et dodus des sept musiciens qui ont placé pour dissimuler leur appareil leur instrument, tuba, cornet à pistons ou trompettes à coulisse.
La bibliothèque semble fermée, je décide donc de rentrer par Moiry et Ferreyres où je m’arrête. Rejoins avec Oscar le chemin qui mène à la Tine de Conflens, il est barré en raison d’une coupe de bois. Mais aucun bruit de tronçonneuse ne me parvient, je passe sous les rubans qui en interdisent l’accès et je m’engage sur le chemin défoncé par endroits. Les rochers gras et glissants font penser à des corps de poissons froids et gluants, les bûcherons ont fait tomber de jeunes foyards sur la barrière de protection, le vide n’est pas loin.
On n’aura vu le ciel bleu aujourd’hui qu’une dizaine de minutes, c’était au confluent du Veyron et de la Venoge, le soleil s’est soudain glissé dans le bois, on a bien cru un instant qu’il allait s’imposer mais le brouillard l’a avalé d’un coup.
Je reviens par La Sarraz, Oulens et Eclagnens, Goumoens-la-Ville et Villars-le-Terroir, Echallens, Poliez-le-Grand, Poliez-Pittet et Dommartin. A l’approche de la Toussaint et de la Fête des Morts les cimetières renaissent un peu, les employés communaux ont placé des branches de sapin près des bassins. A Poliez-Pittet, un fils et sa mère mettent en terre au pied de la tombe du frère et du père des plants de bruyère et emportent les bégonias qu’ils mettront en cave. J’imagine le remue-ménage qui devait régner dans ces annexes des villages il y a une cinquante d’années à la veille de la Toussaint. Les voitures roulent phares allumés, le château d’eau de Goumoens-la-ville peine à nous éclairer.

Ceci encore : lis sur un marbre noir d’une tombe outrageusement prétentieuse les mots suivants : Le problème de la vie se résoud dans un mot : le devoir. D’accord avec le défunt et sa famille, mais ils devraient convenir avec moi que le devoir ne résout pas tout non plus.

Jean Prod’hom

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Avec Esther Shalev-Gerz à Lausanne

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L’évocation que la femme fait de son enfance, – de sa parentèle, de son éducation, des souvenirs qu’elle en garde, des malentendus qui l’ont construite, de ce qui s’est déposé en elle, – devient bientôt nostalgie et la passion se fissure, elle perd soudain pied et laisse entrer le doute qu’elle avait su maintenir à distance. Elle se tait usant de toutes ses forces pour rester debout avec ce doute qui vient d’en face et qui la pousse jusqu’aux limites de ce qu’elle peut endurer. Elle n’y croit plus au fond, mais elle résiste, elle tient bon jusqu’à ce que le doute se fissure lui aussi et que le vent tombe, la passion dont elle s’était distanciée un instant s’engouffre à nouveau sur son visage et l’enveloppe comme une violente averse qui l’aurait obligée à se terrer tout entière et à se taire pour sauver encore une fois sa peau.

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L’une raconte la vie inconfortable dans laquelle de molles circonstances l’ont plongée, y mêle des justifications secrètes, grimace, bégaie le milieu qui l’a faite innocente victime, ajoute par-dessus des silences qui font supposer un incompréhensible labyrinthe d’éléments souterrains et sans contour, donnant à entendre ce qui rétrospectivement n’aura été que compromission.
L’autre écoute en cherchant le fil qui pourrait faire tenir debout ces lambeaux auxquels ceux qui s’y accrochent seront condamnés jusqu’à la fin. Elle a l’oeil de l’épervier et guette l’irréparable aveu sans lequel ne saurait être ni consolation ni pardon. Elle prend alors la parole et raconte sans s’arrêter la succession des événements auxquels l’enfant qu’elle fut a été mêlée, elle les fait tenir en équilibre avec un sourire étrange et lointain. Aucune circonstance, aucune justification, aucune explication, un récit au fil tranchant que l’autre ne parvient pas à émousser et qui la menace dans sa vie..
Ne serait-il pas temps qu’elles conviennent l’une et l’autre de l’irréparable et qu’elles ne laissent à personne d’autre qu’elles-mêmes le soin d’en faire quelque chose ?

Il faudrait aujourd’hui monter à plus de mille cinq cents mètres pour trouver le soleil, je resterai donc en-dessous. A Oron d’abord, une bonne heure et demie dans un magasin de sports pour choisir une paire de souliers de ski que je souhaiterais enfin confortables – les derniers j’imagine. J’attends plus d’une heure qu’un père, son fils et ses deux filles aient terminé leurs emplettes. La cadette est une passionnée du ski de randonnée, mais l’est un peu moins lorsqu’elle prend connaissance du prix de l’équipement que le vendeur lui propose. Disons d’emblée que le matériel a bien changé, des skis de randonnée pèsent aujourd’hui moins d’un kilo. L’annonce ne la décourage pas, n’a-t-elle pas travaillé dans une fromagerie tout l’été ? Ils s’en vont, la fille les mains vides, elle pense trouver moins cher ailleurs.
Descends à midi au Musée cantonal des Beaux-arts de Lausanne qui présente une exposition consacrée aux travaux d’Esther Shalev-Gerz. M’arrête devant deux plans fixes qu’elle a réalisés en 2002 à Stockholm et à Karesuando en pays Sami. L’artiste filme deux moments de la vie d’Åsa Simma qui se succèdent et se mélangent comme le doute lorsqu’il habite l’engagement et qu’il revient sur l’action.
Violents les portraits croisés des deux femmes dont Esther Shalev-Gerz filme l’interminable entretien qu’elles ont engagé à leur insu. L’une d’elles, née à Lodz, est une rescapée d'Auschwitz et de Bergen-Belsen, l’autre a vécu plus tranquillement cette même période à Hanovre, puis dans un pavillon de chasse tout près de Bergen-Belsen. Je remonte à 16 heures, sors avec Oscar, rédige cette note alors que la nuit tombe.

Jean Prod’hom


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Rêve de bruyère

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Brouillard à couper au couteau ce matin quand Oscar en haut de la Mussily est sur le point de toucher au ciel à deux pas du soleil qui s’étire. Et puis plus rien, ou l’invisible, tout se referme, je continue tête baissée, à tâtons, dans un blanc neigeux dedans comme dehors. Même blancheur sans épaisseur aux deux bouts du jour, une balade pour fermer la parenthèse et goûter un instant à ce temps qui ne compte pas, que personne ne veut, temps de rizières, chine-lise et bon à rien.
Le long des chemins défoncés, noirs et sans issue rêve la bruyère. Des gouttelettes au profil d’argent reposent au creux des fils de soie tendus par l’araignée dans la lande. Jour peuplé de fantômes, Jorat de chiens et de loups, vent nul, la nuit tombe soudain, d’un coup.

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Jean Prod’hom

Il y a la vaisselle que tu faisais et que j'essuyais

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Il y a la vaisselle que tu faisais et que j'essuyais
les devis raisonnables
la lueur des tisons
il y a les chicanes des poètes
la cryogénisation
il y a les chapelets de jurons
la doctrine apostolique et romaine
la bière amère
les tueurs de bisons

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Passe en revue les travaux des élèves de huitième à propos de la Mine des Roches, à la cuisine d’abord, dans la véranda ensuite où le soleil a réparti équitablement ses bienfaits. Oscar et Cacao sont mes seuls compagnons, le premier avec lequel je suis sorti tôt ce matin dort sur un pouf, le second c’est tout comme, Cacao ne parvient pas à panser les blessures morales que lui a values sa rencontre avec le renard, il a peut-être même renoncé à vivre. Quant aux chats, ils guettent les mulots dehors avec les oiseaux.
Je termine à tire-d’aile la triple correction à laquelle je m’étais obligé, il est un peu plus de 15 heures, relis la moitié des pages du Vargas que j’ai demandé aux élèves de neuvième de lire pour la rentrée, boucle enfin cette journée de labeur à 17 heures. Fais une brève visite au monde qui est allé sans moi, avec Oscar et le soleil qui se couche derrière le bois Vuacoz. Aurais-je pu faire autrement ?
Ecoute la radio sur le chemin de la déchèterie, sans disposer d’assez de temps pour déterminer si l’orateur est un humoriste ou un homme politique. Même interrogation au retour, une femme parle des OGM et de la science, – qui l’a formée évidemment et sans laquelle elle n’aurait pas été, naturellement, en mesure de prendre les décisions justes qui s’imposent. Est-ce un sketch ? Je patiente, c’est bel et bien la responsable d’un parti politique. Je ne ris plus, l’affaire est sérieuse mais ne vois à nouveau pas très bien comment notre espèce va s’en sortir.
Jeremy me prend à 19 heures 30, on va manger au Raisin de Carrouge. Du chevreuil, des choux et des marrons. Il m’annonce que V. a démissionné de la municipalité de R., Sandra et Suzanne nous envoient des messages et des photos de Berlin.

Alors qu’il réussissait assez bien, lui semblait-il, à commencer ce qui n’avait jamais commencé et à renoncer à ce qui s’était établi depuis trop longtemps, trop souvent tenté de mettre un point final à ce qui n’en avait pas et de retenir ce qui n’avait plus cours, il découvrait à sa grande surprise qu’il n’était pas encore prêt à concevoir que quelque chose puisse ou ne puisse pas se terminer. Le temps n’y était pour rien, mais il était urgent qu’il commence à y songer.

Jean Prod’hom

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Belle Ferme

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Je voudrais que les stratèges annoncent la veille au moins les guerres qu’ils livreront, ne serait-ce que pour donner aux anges la possibilité de glisser dans les tambours de la nuit leurs habits sales.

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Conduis Sandra et les enfants à Genève, on y retrouve Suzanne et les siens. Je regarde l’avion qui décolle pour Berlin, reviens au pas par Versoix, Mies et Tannay.
Remonte l’allée aux noix de la gare de Céligny à Belle Ferme, terre sainte, mêmes arbres et même courbe, belle, prête à accueillir la foire au bétail, personne ne s’en soucie plus. Rien n’a changé, mais ceux que j’aime n’y sont plus. C’étaient les année 1960-1965, j’y ai passé de longues et belles vacances, je revois la fontaine au milieu de la cour, les mois d’été, le parapet de guingois, la terre battue, le dos des pierres qui affleurent. Je revois les boiseries rouge pompéien des écuries, les communs, les quartiers aux volets fermés, les ateliers oubliés, la vieille traction. L’affairement d’oncle Louis, son oeil coquin, la jeep, le pigeonnier, la lessiveuse, le potager derrière la maison, le poulailler. La bienveillance de tante Alice, le croquet, les murets, les fers, nos jeux. Les chemins qui se perdent dans la campagne et maman qui vient nous chercher.
Et puis cette allée, cette longue allée courbe qui nous mettait loin de tout, à l’abri de tout, avec au fond le lac qui ne nous intéressait pas.

Jean Prod’hom

Cendrars à Rumine

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Je m’étais indirectement plaint de l’absence de l’entrée professionnalisme dans l’Apostille de Gérard Genette, qui n’est, rappelons-le, qu’un codicille à son bardadrac. J’espérais pourtant ce matin, sans la chercher, une entrée pour les usages du mot Ressenti qui m’a si souvent fait tourner les talons. Le mot n’a malheureusement pas d’entrée privée, il la mériterait pourtant. Je me satisfais toutefois de ce que le renard du formalisme en dit dans le médialecte de sa dernière livraison.

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Ressenti. Méd. propre à désigner tout ce que l’on éprouve, avec ou sans raison objective, avec ou sans connotation péjorative : «Je vous sesns très ému, comme si cet événement vous avait douloureusement marqué au niveau de votre ressenti.» Je crains que ce participe substantivé ne rejaillisse sur l’usage du verbe ressentir, appelé dès lors à supplanter sentir, et n’entre en collision avec le nom ressentiment, dont la signification classique, héritée de Nietzsche et de Max Scheler, me semble pourtant précieuse. Mais il est sans doute trop tard pour intervenir. Le «vécu» a déjà, et depuis belle lurette, remplacé la vie.

L'affiche est immense, l'homme aussi. Ça n'empêche qu'on aura laissé au bonhomme qu’une bien maigre place dans le hall de la salle de lecture de la bibliothèque universitaire de Rumine. A moins que je ne me trompe et que le gros de l'exposition soit ailleurs. Me contente toutefois du repas servi : quatre vitrines, dans chacune d'elles des merveilles, un autoportrait du début, un exemplaire de l'édition de la Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France pris dans les couleurs de Sonia Delaunay, une page manuscrite de La Main Coupée, le J’ai tué avec Fernand Léger à la Belle édition.
On remonte au Riau, soleil de forge, on déplace à l’abri les deux stères que F. nous a amenées ce matin. Lili nettoie la 807, Louise des vitres, Sandra l’ancienne place du bois de chauffe. Demain elle part avec les enfants à Berlin, les filles se baignent, Arthur termine son travail sur Hugo, je rédige cette note.

Jean Prod’hom


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Professionnalisation

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Un peu partout on laboure, les tracteurs ont chaussé à l’arrière des roues doubles, le lisier et le fumier répandus ces derniers jours sont enfouis et la terre grasse de dessous, brillante et humide, refait surface. Un coup de herse, un coup de rouleau et la page est tournée. Le printemps est sur ses rails.

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J’écoute au soleil, sur le chemin de l’ancienne déchèterie, une série d’émissions que la Fabrique de l’histoire a consacrées en 2007 au siècle de Louis XIV. Au détour de l’une d’elle qui revient sur les travaux de Mircea Eliade, la société de cour et le processus de civilisation, un historien – ou un sociologue ? – confie au journaliste qui s’étonne du manque de souffle de la recherche qu’il est aujourd’hui presque impensable pour quiconque de se jeter dans des entreprises aussi ambitieuses que celles d’Eliade, de Weber, de Durkheim ou de Marx. Les contraintes du professionnalisme qui pèsent actuellement sur les entreprises des universitaires leur interdisent même ce type d’opération. Les historiens travaillent de moins en moins sur des données de seconde main, chacun prend un temps important pour produire les données qu’il réfléchira sans jamais risquer une théorie de haute généralité. Les objets d’études se sont resserrés, on avance plus lentement et les synthèses sont de plus en plus difficiles.
Je le crains en effet, mais le culte que l’époque voue aujourd’hui au professionnalisme et à la professionnalisation n’est qu’un de ces ponts aux ânes chers à Gérard Genette (un pont aux ânes que celui-ci n’a, à ma connaissance, pas encore égratignés). Il doit plutôt nous encourager à désobéir, à court-circuiter les attentes par trop prévisibles, trahir les promesses qui bétonnent, penser au-delà de l’ombre que projette notre lampe de chevet, redevenir des amoureux fous et des amateurs éclairés.
On descend à Vevey, Sandra et les enfants vont louer des skis, on se retrouve au bord du lac. Il fait un temps à se baigner et à rester dehors. On rentre.

Ceci encore: j’ai renoncé ce matin à rivaliser avec l’oeuvre de Victor Hugo, partant à être inhumé dans l’un des vingt-six caveaux du Panthéon. J’ai pris cette décision après y avoir fait une visite. Et bien non ! Seul avec Jean Lannes, maréchal d’Empire, dans le XIIème caveau ? Pas drôle ! Avec Voltaire et Rousseau à l’entrée de la crypte ? Usant ! Avec les Curie dans le huitième caveau ? Comment me comporter ! Remplacer celui qui a pris la place de Jean-Paul Marat, lequel a remplacé pendant quelques mois Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau exclu pour indignité ? Et bien non ! Je vise quand même l’éternité. C’est décidé, plutôt le caniveau.

Jean Prod’hom


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Hôtel des Champs

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Il me faut tendre l’oreille, nous roulons pourtant au ralenti en direction de Moudon, Bussy, Oulens, Forel. Grand-maman Brigitte me raconte l’histoire d’une cousine orpheline dont on lui a caché l’existence et dont la grand-mère – c’est aussi la sienne – ne veut pas s’occuper. Le curé se charge de lui trouver une place dans une institution à Fourvière – un lieu bien nommé pour les enfants abandonnés, les années passent. Brigitte apprend un jour l’existence de cette cousine, lui envoie une lettre, elle a vingt ans, prend le train et la serre dans ses bras. Elles se reverront quelques fois avant que les soeurs de l’orphelinat ne lui trouvent un emploi dans une maison bourgeoise.

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Cette grand-mère née près de Romont dans le dernier quart du XIXème siècle a épousé un garde-barrière. Tous les deux migrent dans les Mont-du-Lyonnais, près de Chazelles, il y a du travail dans une verrerie.
Quant à Brigitte, son histoire mériterait que je m’arrête au bord de la route, je ne saisis que des bribes. Sa mère meurt de tuberculose alors qu’elle a 10 ans, elle se souvient du médecin qui s’est occupé d’elle et qui lui confiera plus tard que la vaccination par le BCG était sur le point d’être prescrite au pied de Chazelles. Elle est envoyée à la campagne, elle travaillera ensuite à la chapellerie jusqu’à la retraite. Elle aura 91 ans tout soudain.
De Chavannes-le-Chêne on aperçoit un épais duvet de ouate délicatement posé sur le lac de Neuchâtel. Dépassent des volumes invisibles en d’autres circonstances et s’esquisse un autre pays silencieux au coeur même du paysage auquel je me suis habitué. On plonge par Rovray sur les rives du lac, sans s’y arrêter, franchit la Menthue alors qu’elle termine sa course, On remonte aussitôt d’Yverdon sur Donneloye. On croise à nouveau la Menthue alors qu’elle a encore un long chemin à faire. On prend l’apéritif à l’hôtel des Champs transformé depuis le temps. Pas trace de la tête de chevreuil de L’Ardent Royaume. Vilaine réfection. On rentre par Bioley-Magnoux et Ogens.
Lis à Arthur en fin d’après-midi la préface de 1832 du Dernier Jour d’un condamné dans laquelle Victor Hugo rappelle l’abolition manquée de 1830, bifurque sur 1874, lui lit mon billet de la veille dans lequel je rappelle ce qui s’est passé à propos de la peine capitale dans le canton de Vaud et en Suisse. Reprends ensuite la lecture du réquisitoire de Victor Hugo. Arthur m’interrompt après quelques minutes et demande.
- Qui écrit là ? Toi ou Victor Hugo ?
Je suspends quelques secondes ma lecture avant de la reprendre, hésitant et songeur.

Jean Prod’hom


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Hans Vollenweider

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M’arrête à la Goille et papote avec l’épouse de F. qui bataille pour que l’erreur médicale commise à Payerne soit reconnue officiellement. Ce sont des batailles sans fin où la mauvaise foi règne au milieu des convenances et où le temps joue en faveur des institutions judiciaires et d’assurance. Tout le monde donne l’impression de se servir au passage sauf les particuliers lésés qui se demandent chaque jour s’ils auront assez de force et d’argent pour continuer. F. souffre tous les jours, il prend des cachets mais ne se plaint pas. Son sourire au contraire me rappelle que l’on peut vivre sans ressentiment apparent, dignement sans disposer de ce qui nous manque, sans que l’idée même du bonheur ne nous lâche en ne laissant aucune trace. Il nous a rejoints dans le potager, je lui commande avant qu’on ne se sépare deux stères de bois qu’il nous livrera la semaine prochaine. Il est midi et on a faim.

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Un peu d’agitation au Riau, d’abord parce que le manche de la nouvelle guitare électrique de Louise est fendu et qu’il faudra entreprendre des démarches longues et ennuyeuses, ensuite parce que grand-maman Brigitte, sa fille et son beau-fils vont arriver dans l’après-midi. Ils se sont rendus à Vevey, comme ils le font chaque année, pour que grand-maman puisse se recueillir un instant devant la tombe de Jojo. Ils en profitent pour acheter du chocolat, de la double crème et des meringues.
Grand-maman Brigitte passe la fin d’après-midi près du poêle avec Sandra et les enfants, je descends à Moudon avec sa fille et son beau-fils. On traverse la ville-haute. En passant devant les Anciennes prisons, je leur raconte la dernière nuit qu’y a passée Héli Freymond en 1868.
Je me suis informé entre temps, l’abolition de la peine de mort a été décrétée en Suisse quelques années après, en 1874. Mais le peuple et les cantons ont accepté en 1879 une initiative populaire qui autorise les cantons qui le souhaiteraient à la réintroduire. Plusieurs cantons catholiques la rétablissent. De fait, le dernier civil à avoir été exécuté en Suisse l’a été en 1940 dans le canton d’Obwald. Il s’agit de Hans Vollenweider qui a successivement enlevé, braqué, tiré sur le premier venu pour lui escamoter son identité, tué un postier, abattu l’agent chargé de son arrestation. Pour interrompre la liste de ses forfaits, il est guillotiné à Sarnen.
Il est 23 heures et je vais me coucher.

Jean Prod’hom

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6L2

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Première gelée blanche ce matin, moins de zéro degré au Riau, il me faudra fermer l’eau du jardin. Mais le soleil a si vite fait d’éponger les prés que je remets l’opération à plus tard. Louise termine son Club des Cinq, Lili essaye de redonner le moral à Cacao qui vit prostré depuis le passage du goupil, Arthur poursuit son travail sur Victor Hugo, Sandra cuisine. J’installe mon nouvel ordinateur  – c’est-à-dire que je clique et opine du bonnet une ou deux fois –, avant de chercher et trouver une photographie.

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Une ancienne camarade de classe a convié tous élèves de la 6L2 à un repas, quarante ans après la fin de l'école obligatoire. J’ai longuement hésité à répondre à l'invitation, depuis hier la date est fixée, ce sera un samedi soir, le 24 novembre et je m'y rendrai. Je ne sais pas trop bien quoi attendre de ce type de rencontre, je préférerais passer quelques fois inaperçu. Mais les prénoms et les noms de ces anciens camarades ont gardé intact par-dessus le temps, comme dans un piège, quelque chose qu’il me plaît de retrouver un instant.
Je n'ai pas beaucoup de photos de cette époque, il y en a une pourtant que j’ai trouvée au fond de l’une de ces anciennes boîtes à chaussures dont l'usage second est sur le point, comme l’écrit avec le sourire Gérard Genette dans son Apostille, d'être relégué aux antiquités par l'invention du disque dur d'ordinateur, qui en revanche ne pourra jamais servir à emballer des chaussures.
Je compte, nous étions vingt-trois, neuf filles et quatorze garçons sous la direction de Monsieur Pavillard, séparés quelques heures pendant la semaine pour l'enseignement du grec ou de l'anglais. Ce qui me frappe en regardant cette photographie, c'est la manière dont chacun d’eux  – moi excepté – répartit ce qu'il est, tout ce qu'il est, c'est-à-dire sa voix, son prénom et son nom, son écriture pour autant que je m’en souvienne, l’inclinaison de la tête, les bras et les mains, le sourire,… autour d’un axe invisible : une répartition asymétrique, légèrement biaisée, équivalent physique du désir qui les aura fait vivre et qui me les rendra, eux et ce passé, si proches dans quelques jours.
Et lorsque j’y songe encore un instant, chacun d'eux représente dans le théâtre de ma mémoire l’une ou l’autre des quelques façons d'être au monde que je suis capable d’imaginer, essaimant ailleurs cette part invisible d’eux-mêmes dont j’ai eu la chance d’être le familier à l’Elysée, part invisible d’un seul tenant, un peu tordue, marquée depuis toujours et qui les fait balancer d’avant en arrière et sur les côtés.
Restent les noms d’alliance de celles qui se sont mariées depuis notre étrange équipée, qui me rendent ces femmes soudain un peu plus lointaines, je ne peux m’empêcher de considérer ces alliance, au vu de ce qu’on a vécu, comme de petites trahisons.


Jean Prod’hom

Victor Hugo bricole

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Fais un feu dans le poêle avant que les enfants ne se réveillent. C'est rien de le dire, mais on ne va décidément pas vers les beaux jours. Il est temps de renoncer à faire des économies d'énergie et de remettre en route le chauffage central. La neige est tombée sans faire de bruit jusqu'aux Paccots. Reçois par la poste mon nouveau matériel, envoie illico un mot au responsable informatique pour savoir si il y a un master à ma disposition. Sandra descend au CHUV avec Louise.

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Me remets sur mon iPad à la lecture du Dernier Jour du condamné, souligne quelques ficelles et dactylographie deux extraits dans lesquels Victor Hugo bricole, c'est là que je le préfère. Ainsi la description des cours de Bicêtre, ou les chaînes des prisonniers qui vont être envoyés au bagne, domaines dans lesquels ni lui ni le lecteur qu'il imagine ne disposent – ou ne souhaitent user – d'un vocabulaire spécifique, si bien que le lecteur avance à l'estime sans savoir exactement si la phrase qui le conduit va le mener quelque part et lui faire voir quelque chose. Et la belle affaire, c'est qu'il y parvient, miraculeusement.

Le carré de prisons qui enveloppe la cour ne se referme pas sur lui-même. Un des quatre pans de l’édifice (celui qui regarde le levant) est coupé vers son milieu, et ne se rattache au pan voisin que par une grille de fer. Cette grille s’ouvre sur une seconde cour, plus petite que la première, et, comme elle, bloquée de murs et de pignons noirâtres.

Quand ils eurent revêtu les habits de route, on les mena par bandes de vingt ou trente à l’autre coin du préau, où les cordons allongés à terre les attendaient. Ces cordons sont de longues et fortes chaînes coupées transversalement de deux en deux pieds par d’autres chaînes plus courtes, à l’extrémité desquelles se rattache un carcan carré, qui s’ouvre au moyen d’une charnière pratiquée à l’un des angles et se ferme à l’angle opposé par un boulon de fer rivé pour tout le voyage sur le cou du galérien. Quand ces cordons sont développés à terre, ils figurent assez bien la grande arête d’un poisson.

Sandra et Louise reviennent peu après midi, les résultats sont bons. Travaille avec Arthur qui liste pêle-mêle les aspects qu'il devrait aborder pour présenter judicieusement ce récit. Il doit aussi fournir un résumé en y plaquant le schéma narratif. Le mousse joue le coup, et bien, sur le deuxième chapitre, il décide de construire son travail autour d'une perturbation générale dont le narrateur rend compte dans le paragraphe suivant.

- Condamné à mort! dit la foule; et, tandis qu’on m’emmenait, tout ce peuple se rua sur mes pas avec le fracas d’un édifice qui se démolit. Moi, je marchais, ivre et stupéfait. Une révolution venait de se faire en moi. Jusqu’à l’arrêt de mort, je m’étais senti respirer, palpiter, vivre dans le même milieu que les autres hommes; maintenant je distinguais clairement comme une clôture entre le monde et moi. Rien ne m’apparaissait plus sous le même aspect qu’auparavant. Ces larges fenêtres lumineuses, ce beau soleil, ce ciel pur, cette jolie fleur, tout cela était blanc et pâle, de la couleur d’un linceul. Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se pressaient sur mon passage, je leur trouvais des airs de fantômes.
Au bas de l’escalier, une noire et sale voiture grillée m’attendait. Au moment d’y monter, je regardai au hasard dans la place.
- Un condamné à mort! criaient les passants en courant vers la voiture. À travers le nuage qui me semblait s’être interposé entre les choses et moi, je distinguai deux jeunes filles qui me suivaient avec des yeux avides.
- Bon, dit la plus jeune en battant des mains, ce sera dans six semaines!


Sandra se rend à Mézières pour un cour de dressage, Louise découvre Le Club des Cinq, plus précisément Le Trésor de l'île, Lili dessine des poneys. Je remets en route le chauffage, il est 18 heures 30.

Jean Prod’hom


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Héli Freymond

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Cure les chenaux du garage, travaux des champs ensuite. Les filles me donnent un sérieux coup de main après midi en brouettant jusqu'au fond du jardin l'herbe lourde que j'ai coupée hier et montée en tas tout à l'heure, elle colle et le râteau qui ne répond pas à mes attentes m'exaspère. C'est à mon mon tour d'aider Arthur que j'ai engagé pour vider les chenaux de la maison. Sandra s'occupe des plantes de la véranda, cuisine et assure la viabilité de notre petite entreprise familiale. Quant à Cacao, il a réintégré la maison et essaie d'oublier le renard.

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Arthur a choisi de présenter en classe Le Dernier Jour d'un condamné de Victor Hugo. J'en profite pour lui raconter la dernière exécution qui a eu lieu en 1868 dans le canton de Vaud. L'histoire se passe dans un hameau au-dessus de Moudon, à dix minutes à pied de Beauregard, et si je peux la lui raconter aujourd'hui, c'est que j'en ai discuté hier avec un paysan dans l'arrière-cour d'une ferme de Corrençon, là où précisément a démarré l'affaire qui s'est conclue, sur les bords de la Broye, par la dernière exécution d'une peine capitale dans le canton de Vaud.
L'homme en parle volontiers, mais ses grands-parents avaient posé une chape de silence sur cette affaire qui n'a été levée qu'au milieu du XXe siècle. Héli Freymond a vécu à deux pas de chez lui – pas étonnant puisqu'il n'y a que 40 habitants à Corrençon –, dans la ferme qu'on aperçoit derrière son hangar. Il me raconte ce qu'un journaliste d'un quotidien local a rappelé en 2010 et que j'ai lu en rentrant, mais sur un autre ton.
Le ressortissant de Corrençon a 25 ans et de la suite dans les idées. il épouse par intérêt une riche propriétaire de Saint-Cierges, Elisa, mais continue à rencontrer en cachette Louise, une pauvre fille, mais bien faite, de Corrençon. Le gaillard encouragé par l'allumeuse n'hésite pas et liquide sa légitime enceinte de quelques mois en la gavant d'arsenic que leur a obligeamment vendu le taupier de Syens.
Mais c'est à la soeur d'Elisa, Méry, que revient la moitié de l'héritage. Hély tente alors de la séduire pour recoller le domaine. Jean, l'ami de Méry, ne voit pas la chose ainsi et essaie de mettre le holà. Héli pour la seconde fois n'hésite pas, il offre à son rival un petit pain de Moudon fourré à la strichnine. Le bougre, solide comme un Mettraux, s'en tire miraculeusement et dénonce sur le champ Héli qui charge derechef Louise de tous les péchés du monde. Ça ne réussit qu'à moitié, Louise sera en effet condamnée à vingt ans de prison, mais la tête d'Héli tombera dans le carré de sciure qu'on avait étendue sur la rive droite de la Broye.

Longue balade avec Sandra entre 4 et 6, par les hauts de Montpreveyres, dans les bois et les prés. On se rend en fin d'après-midi à Rue, Entre terre et mer, une excellente crêperie.

Jean Prod’hom


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Beauregard

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Le renard a passé ce matin. Ne restent sur la terre battue du poulailler qu'un tas, la blanche, et Cacao tétanisé. Je n'ai pas le temps de m'en occuper, Carole m'attend à Moudon pour neuf heures. Une barrière de brouillard me ralentit après Syens, là où la Bressonne et la Carrouge se jettent dans la Broye, Moudon est dedans, j'envoie un message à Sandra. On aperçoit en haut, par de larges déchirures, des morceaux de ciel et Beauregard.

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La toute nouvelle hygiéniste dentaire fait du zèle et ne me libère qu'après trois bons quarts d'heure, avec une poignée de conseils que j'applique sur le champ en passant à la pharmacie. Puis monte au Bourg. De la place autour de laquelle se dressent les châteaux cossus de Rochefort et de Grand'Air, on devine la Mérine qui descend libre le vallon de Sottens avant de se faufiler, à l'étroit, dans la ville basse. Pas grand monde dans les rues, le musée Eugène Burnand est fermé, entre comme un bandit dans les couloirs des Anciennes Prisons, j'y entends un groupe d'enfants qui déclament, marchent, rient, c'est un cours de théâtre. Redescends et m'arrête au coin-café de la COOP, tout Moudon fait ses courses, remplissent leurs cabas ceux du bourg et ceux d'en-bas.
Le soleil et le souvenir du texte de Philippe Jaccottet me poussent à rentrer par le chemin des écoliers, par la route de Martherenges et Beauregard.
Beauregard, un nom que le poète a aimé et qui lui faisait signe, écrit-il, aux abords de sa petite ville natale, ce devait être une ferme ou un domaine sur la pente qui descend vers la Broye (je pourrais m'en informer mais peu importe), je me souviens simplement de ce nom comme s'il avait eu une résonance plus riche que d'autres, et pas même, je crois, à cause de son sens implicite, simplement «comme ça», pour rien ; comme si, quand on disait «Beauregard» autour de moi dans la vaste maison toujours froide en hiver dès que l'on s'éloignait des hauts poêles de faïence dont certains prétendaient même tiédir deux pièces à la fois, quand on disait ce mot, on faisait tinter une cloche justement pour accéder à quelque lieu inconnu que je n'aurais certainement pas trouvé si j'étais allé vraiment me promener près de cette ferme, de ce domaine.
Beauregard, c'est une ferme et un domaine. Il faut prendre la route de Corrençon et non celle de Martherenges pour y parvenir. Un vieux bâtiment attire d'emblée le regard, une vieille bergerie, le premier bâtiment du domaine, me confie le fermier. Il n'y a d'abord eu ici que des moutons. Et puis on a construit au début du XIXème siècle la ferme, qui a brûlé autour des années 1890. C'est en 1932 que le grand-père de mon interlocuteur a loué ce domaine à la commune de Moudon. On imagine leur vie difficile : les visages fatigués ou mornes, les mains usées, les assiettes sur la table miroitante (on a vendu ou brûlé celle en bois), la vie tempérée d'aujourd'hui, un peu vide, à moins qu'elle ne dissimule une violence souterraine, qui explosera plutôt en désespoir qu'en éclats de joie.
Ils ont connu cette violence, les fermiers de Beauregard, en 1942. Les quatre frères de celle qui deviendra sa mère meurent l'un après l'autre, asphyxiés dans la fosse à lisier dont ils sont en train de réparer le mécanisme de brassage. La ferme et le domaine ont oublié et effacé les traces de cette tragédie, mais aujourd'hui, j'entends certains de ses échos dans le nom de Beauregard.
De Corrençon la route traverse le bois de Bourlayes avant de plonger sur Saint-Cierges. C'est dans cette forêt qu'il nous faut, comme dans un tunnel qui ferait un virage à 180 degrés, tourner le dos à l'est et aux Préalpes et porter résolument nos regards sur le couchant et le Jura. Je m'y promène jusqu'en début d'après-midi : Boulens, Peyres-Possens, Chapelle, Martherenges, Sottens, Villars-Mendraz, Chardonnay-Montaubion, Villars-Tiercelin.
Le soleil s'est imposé partout. Il me condamne à passer la tondeuse une dernière fois cette année dans le jardin.

Jean Prod’hom



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Vérifier

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Ils ne pensèrent pas à se serrer les mains. Jeanine portait des vêtements de sport recouverts d'une pèlerine serrée. dont le capuchon cachait à demi des boucles blondes. Elle détacha un sac suspendu à sa ceinture et le jeta dans les bras de Martinien.
- Porte-moi mon sac. Je suis fatiguée.
- D'où viens-tu ?
- Je t'expliquerai. Mais je te jure que je n'ai jamais cru que tu pourrais te trouver à notre rendez-vous.
- Je n'y croyais pas, moi non plus. Il m'était pourtant nécessaire de vérifier que tu n'y serais pas.

André Dhôtel, Ydylle au Chesne-Populeux in Ydylles, 1961

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Pars avec la seille à verse et reviens avec le soleil de travers. Pas mauvais d'autant plus que nous sommes tous les cinq au seuil de quinze jours fériés. Et ce soir les nuages blancs et blonds poussent comme des champignons.

Jean Prod’hom



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(FP) Si on écrit pour être lu

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Si on écrit pour être lu – et que par chance on l'est parfois un peu –, c'est d'abord pour s'assurer que nous sommes bien les passagers d'une même aventure et que celle des autres n'est pas aussi lointaine que ce que l'on voudrait croire, ou l'est au contraire infiniment plus. L'inverse est vrai, on lit pour être écrit, c'est-à-dire pour devenir sous la plume des autres ceux qui ne sont pas mais qui auraient pu être, devenant ainsi aussi éloignés de nous-mêmes que de ceux qui sont ou ne sont pas. Et par là, écrivant et lisant, un peu soi, seul et avec les autres.

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Réunion de parents ce soir à Vucherens et, tandis que les enfants jouent aux jardiniers confirmés ou amateurs, dansent le bal du potager et chantent les salades qui craquent et qu'on croque, la nuit tombe derrière la moustiquaire de la fenêtre grande ouverte du fond de la classe, lentement, plus lentement encore sur les dents de Brenleire et de Folliéran qu'un nuage retardataire effleure, les sonnailles des veaux retiennent le jour juste au pied du collège, on n'en veut pas plus et ça pourrait durer.
Commencent alors les civilités autour d'une soupe au caillou, les enfants jouent à cache-cache. Assis sur un muret j'admire ces hommes et ces femmes qui font vivre le préau, sans pouvoir ni vouloir joindre mes mots aux leurs. Il ne convient pas de tenter le diable. (P)

Jean Prod’hom



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Il y a Allonzier-la-Caille

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Il y a Allonzier-la-Caille
le petit monde de la poésie
les centres d'entretien
il y a le poison de l'hypocrisie
les raclements de gorge
la faute dont on espère le pardon
il y a la délocalisation de la bêtise
les barges
les prés de fauche

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La compagnie de fourreurs Révillon Frères – concurrente de celle de la baie d'Hudson –, qui a établi des postes de traite sur le territoire des Inuit a financé la réalisation de Nanouk l'Esquimau que Flaherty a réalisé en 1922.
J'ai appris cet après-midi qu'en 1948 c'est au tour de la Standard Oil Company de produire Louisiana story que Flaherty tourne avec Richard Leacock. Extraordinaire film dans lequel un jeune Cajun, prince des eaux du marais de Petit Anse Bayou, un crapaud sur le coeur et un raton laveur en laisse, accueille avec le sourire les derricks d'une entreprise de forage. Il s'appelle Alexander Napoléon Ulysse Latour.
Et parce que j'ignore ce qu'ils savaient, et qu'ils ignoraient ce que je sais aujourd'hui de ce qui est advenu de ces régions du monde, ces deux films de Flaherty font voir comment le rêve ensemence le réel et le réel réoriente le rêve jusqu'au cauchemar. Le documentaire, dès le début de son histoire, a débordé sur le récit sans passer par la propagande, même si des géomètres ont tenté d'endiguer le mélange en fixant des limites et en construisant des doctrines, rien n'y a fait.
Si les frères Révillon et la Standard Oil Company ont accepté de mettre Flaherty sur le coup, d'introduire ce loup inoffensif dans la bergerie en produisant ses films, ce n'est pas parce que les fourreurs et les compagnies d'exploitation de pétrole se savaient responsables de ce qui allait se passer aujourd'hui dans l'Arctique ou en Nouvelle-Orléans, mais pour témoigner à leur insu que les crapauds cachés dans la chemise et les sourires au bord des lèvres ne suffisent pas à enrayer l'exploitation de l'homme par l'homme.
L'histoire de Nanouk, de l'homme d'Aran ou d'Alexander Napoléon Ulysse Latour est aussi actuelle que celle du Grand Meaulnes et de tous ceux par la grâce desquels les domaines mystérieux tout à la fois disparaissent et reviennent.

Jean Prod’hom



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Indépendant de soi-même

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Etre assez indépendant de soi-même pour ne pas se retirer avec l'assurance que nous savons où mène ce qu'on laisse en partage, ne pas économiser non plus ses forces, batailler, reprendre. Mais renoncer à la fin, bien avant d'y parvenir, et laisser l'énigme aller de l'avant. Laisser donc à d'autres le soin de faire la lumière ou l'obscurité sur ce qu'on n'a que partiellement éclairé ou qu'on a jeté plus avant dans la nuit. Et recommencer.

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Colman Tiger King | L'Homme d'Aran | Robert Flaherty

Ceux qui se sont réveillés à 2 heures du matin ne sauraient certainement pas dire d'où provenait toute l'eau qui tombait sur les tuiles des maisons du Riau avec la régularité de la pluie. Je me suis rendormi avec le souci des gouttières qui débordent et qu'il faudrait nettoyer. J'ai proposé hier au mousse de me donner un coup de main, échelle, corde et baudrier. Il fait encore nuit lorsque je boute le feu aux petits bois du fond du poêle.
Un chauffard me brûle la priorité au débouché de la route de la Goille sur la route de Lausanne. Je klaxonne et lève les bras au ciel, c'est que j'ai 4 enfants avec moi, des enfants qui ne m'avaient jusque-là jamais vu en colère contre un inconnu. La promenade que j'entame avant huit heures avorte avant la Mussily, il pleut assez fort pour que je rebrousse chemin.
Visionne L'Homme d'Aran que Robert Flaherty, d'origine irlandaise, réalise entre 1931 et 1934 après avoir lu l'ouvrage de Synge sur les îles d'Aran. Les premières et les dernières images de cette ode à la vie primitive sont étonnantes et nous interrogent sur les progrès du truquage au cinéma. Flaherty filme en effet une tempête au cours de laquelle des hommes et une femme manquent de mourir à chaque instant. S'il y a bien montage, on ne voit pourtant pas comment Flaherty s'y est pris pour ne pas mettre en danger ses acteurs. Je relis les pages que Nicolas Bouvier consacre à ce film dans le Journal d'Aran pour en avoir le coeur net.

Quand il eut enfin réuni son plateau : le père, la mère, le fils et les équipages des «curragh», Flaherty leur fit prendre des risques qui paraissent aujourd'hui invraisemblables. et que ses «acteurs» par défi et bravade acceptaient en grommelant. Plus le temps était fort, plus il voulait tourner. Dans une séquence terrifiante de tempête où l'on voit la mère, cheveux défaits, se jeter dans les vagues énormes pour sauver son mari dont le bateau vient de chavirer sur lui, elle – une comédienne sauvage et superbe – frôla la noyade d'un cheveu. Il est impossible de voir aujourd'hui ces images sans penser qu'elles ont été truquées : elles ne l'étaient pas ; ce naufrage n'était pas prévu.
- Je m'en souviens bien, dit le père, j'étais là, j'avais un petit rôle de figurant à mi-hauteur de la falaise. Nous avons tous dévalé sur la plage, voyant ce qui se passait. Cela non plus n'était pas prévu. C'est miracle que ce film se soit terminé sans mort d'homme. Cette femme, Maggie – la mère – vit toujours. Elle ne quitte son lit que deux heures chaque matin et ne veut plus voir personne. Elle pense que la terre entière l'a vue dans cette minute d'agonie et qu'elle a été grugée. En tout cas elle ne veut plus entendre parler de cette histoire.

Nicolas Bouvier nous en apprend, d'autres bien bonnes sur ce film, mais il m'aura aussi fait voir ce qu'il ne décrit pas ou peu, pour autant que je m'en souvienne : les colères de l'océan qui fascinent Flaherty et qui font couler dans les pentes tourmentées des falaises, lorsque la vague se retire, des torrents de diamants sur la pierre nue.
Prépare à manger pour les filles qui vont arriver. Le soleil a écarté les gros nuages gris du matin mais ne parvient pas à s'imposer, il reste à l'affût derrière le second rideau blanc poussé vers le nord-est, je remets une bûche dans le poêle. Fais une partie de Catane avec Louise avant de la mener avec Mylène et Lili, dans la précipitation, à l'arrêt de bus, le jeu ne me convient pas. Reprends la lecture du Plateau de Mazagran jusqu'au retour des filles. Je conduis à 4 heures Lili à Curtilles, les nuages n'en finissent pas de filer, mais en rangs moins serrés si bien que le bleu et le soleil se mêlent au cortège. M'installe sur la terrasse du Café fédéral de Curtilles et poursuis ma lecture du Plateau que je termine aussitôt rentré. La Broye charrie de lourdes eaux. On mange, les enfants se couchent, on ferme les rideaux.

Jean Prod’hom

S'exproprier du cercle des heures

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Se maintenir dans le grand cercle du jour sans que pèsent trop les fines chaînes qui nous y attachent, ni nous en plaindre. S'affairer comme il se doit, au risque de tout oublier, en gardant un oeil sur quelques-unes des faiblesses du grand théâtre dont nous sommes les figurants, en aucun cas se faire les alliés des alliances mesquines, des connivences défensives, des engagements de circonstance, des arrière-boutiques, du compte des actifs et des passifs. Et s'il se peut, sortir chaque jour avant que la nuit n'emporte tout, s'exproprier du cercle des heures qui se ressemblent et réunir dans un creuset pour les faire fondre la succession des représentations auxquelles on croit dur comme fer lorsqu'on est dedans, tirer les rideaux et ouvrir la porte sur l'étendue qui suppose tout le reste, ramasser comme autrefois des morceaux de terre cuite en rêvant de pouvoir reconstituer le service du Jeudi saint ou noyer ses songeries dans le filet d'eau d'une fontaine. Non, plus large, le pourpre et l'échappée belle, dérouler son pas en sortant la tête. Mais où ?

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Il pleut la majeure partie de la journée. Fais le grand tour avec Oscar après avoir travaillé une bonne heure avec Arthur sur des exercices de français. Deux heures seront nécessaires encore après le repas. On l'encourage à changer ses méthodes et à anticiper un peu plus. Il n'est à l'évidence pas le seul responsable, mais celui-ci, on renonce à le chasser. Tant qu'à faire et s'il se peut, tirons bénéfice des mauvaises comme des bonnes situations.


Jean Prod’hom

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C'est un temps d'oie

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C'est un temps d'oie propice à la sortie des champignons. La pluie fait des ronds de socières autour des foyards, les gouttières débordent. L'eau attend que les champignoneurs soient trempés jusqu'aux os, et rentrés, pour cesser, tout redevient silencieux.

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Il y a des jours qui se donnent tout entiers dès le réveil, ouverts sur tout et sur rien, avec pour seule promesse de ne pas nous fausser compagnie. Chacun d'eux est comme un grand cercle dans lequel il nous est offert d'aller en tous sens sans qu'on n'ait rien à achever puisque tout l'est, au pas, d'où les heures sont absentes et où tombe la pluie. On s'invente pour passer le temps des loisirs étriqués, des occupations qui n'engagent à rien, et lorsqu'on n'a plus rien à faire, lorsqu'on a emprunté toutes les allées et contre-allées, la nuit tombe. On s'avise qu'on a réussi à passer dedans désoeuvré ce qu'en d'autres circonstances et si souvent on passe naïf et à côté ou sourd et par-dessus. Le cercle s'écoule alors par le trop-plein, nous abandonne soulagé au seuil de quelque chose après quoi nous nous pressons et au-delà de quoi s'ouvre la nuit. C'est le second grand cercle auquel nous invite le sommeil, grand laminoir d'où sortent les barres profilées de nos rêves. Nous sommes les habitants d'une ellipse, sous la juridiction successive de deux foyers, celui du jour et celui de la nuit, chacun d'eux étire ce que l'autre rassemble, l'un est occupé par la terre, l'autre par rien.

Jean Prod’hom

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Chemise jaune et cravate rouge

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Chemise jaune et cravate rouge, réveillé depuis longtemps, il s'appelle François, il l'annonce au micro en souhaitant la bienvenue aux membres du club qui fait sa sortie annuelle. Il ne dira plus rien de la journée.

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L'un des deux organisateurs prend la parole à son tour, les participants pourront en raison de leur petit nombre visiter à la fois le musée du fer et les grottes de l'Orbe, ou le fort Pré-Giroud. Et les amateurs de pêche assistée pourront sortir du bassin de la pêcherie la truite qu'ils mangeront à midi. Des nappes de nuages fins comme des suaires flottent sur le Jura. Le ciel est dégagé ailleurs, ça donne des ailes, la femme du président est assise à côté de la secrétaire, Michel et son amie passent auprès de chacun et prennent les inscriptions.
François chausse ses lunettes à soleil à la sortie du tunnel de Bruyère et tourne la tête à l'ouest, le lac s'allonge, il a beau se pencher, il ne le voit pas dans toute sa longueur. Il aurait voulu être pilote d'avion, ça ne s'est pas fait, ça ne pouvait pas se faire, alors il rêve. Le caissier est assis à côté de sa femme, ils vivent accrochés à un ancien malheur qui les soude, ils ne veulent surtout pas en rajouter. Les enfants au fond du car s'agitent à l'idée de manger ce qu'ils pêcheront, le car peine sur la semi-autoroute qui mène à Vallorbe. On devine l'Orbe dans le pli noir qui entaille les bois, c'est l'automne, les frondaisons bouronnent.
- Il y a toujours ces bus qui ont une allure dérisoire.
- Et ces pilotes si gentils et polis.
Le fer et la fonte, une fois les graisses et les huiles épongées, ont la douceur des chatons, moelleux, doux, presque chauds, personne ne l'aurait cru. Thomas est penché sur les mains blondes de la demoiselle de la forge qui manie le fer de ce qui lui portera bonheur, une miniature de cheval trempé, il relève ses lunettes qu'il cale sur le front, on entend des cloches, il n'y a plus grand monde dans le musée du fer et du chemin de fer de Vallorbe, un troupeau de vaches fleuries descendent de la vallée de Joux. La responsable de la caisse et sa voisine fument une cigarette en papotant à l'entrée du musée.
- J'aime pas les films qui finissent mal.
- C'est la désalpe.
- J'aime pas les films qui ne finissent pas.
- Plus d'herbe.
- J'aime pas les films où on cherche la fin.
- Moi c'est les moulins, j'aime les roues à aubes.
Ils mangent près du canal des truites en papillote, des tables ont été dressées tout au long. Pas le temps de faire cette sieste que le vin blanc et le soleil et le bon sens exigeraient pourtant, il faut continuer cette partie de plaisir, la moitié du groupe descend dans les grottes de l'Orbe, une vieille dame d'un certain âge invite les autres à emprunter les 150 marches qui les conduit au fond du Fort de Pré-Giroud, une taupinière construite entre 1937 et 1940 qui n'a jamais servi. La vieille dame chante les veillées d'armes, le courage des soldats, beaucoup parmi les participants tombent dans le panneau et compatissent, du coup la vieille rajeunit et en rajoute, le doute est interdit sous le portrait du général Guisan, on ne plaisante pas. Pas de photo s'il vous plaît, il y a peut-être des espions parmi vous, il faut le savoir, savoir se taire, on nous a volé une collection d'armes qui a une grande valeur, il faut respecter la hiérarchie et le passé, tout est sous clef ici et chacun a sa responsabilté personnelle. La vieille a des galons, huit ans qu'elle organise chaque jour des visites pour des petits groupes, toujours très disciplinés, dit-elle, elle y est pour quelque chose. Trois fois une heure et demie, et puis une heure pour ouvrir les lieux, une autre pour les verrouiller le soir. Elle porte le numéro 91 sur l'épaulette de sa veste militaire.

Jean Prod’hom

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Architecture scolaire

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Passe dans le nouveau bâtiment scolaire dans la matinée. Des camions livrent des cartons remplis de matériel scolaire, c'est-à-dire de boites vides, de tiroirs, de placards, d'étagères, des éviers aussi.

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Au pied de l'imposante rampe d'escaliers, les concierges de l'établissement discutent avec les délégués de la commune, les architectes et les maîtres d'état des produits à utiliser pour le nettoyage et l'entretien des sols, des meubles, des mains courantes, de la cage d'escalier,... L'oeuvre des architectes est sur le point de passer aux mains des concierges qui peinent à se représenter ce que les premiers ont mis dedans. Leur moment de gloire est court, commencera alors une bataille perdue d'avance.
Le chantier se termine, ça grouille de partout, maîtres, employés. apprentis, tâcherons et artisans, il y a le bruit d'une ponceuse, d'une perceuse, le couinement d'une égoïne, mais c'est le silence qui domine. Belle image de la formation, les gens se croisent en compagnons, tous à leurs affaires, immense loft sur le point de se métamorphoser en élégante prison, serrures et passes, bobinettes et autorité.
L'histoire, la culture, l'école sont des sursis, c'est ce que nous ont appris René Girard et les institutionnalistes, elle est de ne pas être encore, d'être ce qu'elle devient. On a tout faux, il faudrait tout faire pour qu'elle ne colle pas à son image, il n'y a pas de conditions initiales, nous sommes vivants et affamés de connaissances lorsque nous sommes tout juste en équilibre.
Il y a dans l'architecture, dans la construction quelle quelle soit, un étrange moment où les architectes et les usagers se taisent dans l'équilibre d'un long silence, au moment même où ce qui devrait commencer est sur le point de se terminer, et ce qui devrait se terminer se prolonge indéfiniment On aimerait que ces moments durent et tiennent à distance les plaintes des utilisateurs de n'avoir été ni consultés ni écoutés, celles des architectes de n'avoir été ni compris ni respectés.
Dehors, des ouvriers remplacent la conduite d'eau chaude du chauffage qui n'a pas été, contrairement à ce qu'ont colporté les rumeurs, écrasée par les lourdes machines de chantier, mais simplement rongée par l'âge.
Il est 17 heures sur la terrasse du Central, à côté un homme de mon âge, il croit me connaître, c'est un peu vrai finalement, nous sommes tous les deux sous le soleil, il fume une gauloise bleue sans filtre, j'en fumais. On se salue, je me lève et rentre.

Jean Prod’hom


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La chanson des manilles et des mousquetons

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Une sacrée bagarre s'est engagée au-dessus du Catogne, surpris par l'attaque mais bien décidé à rester à l'écart ; habituelle pierre d'angle il se fait tout petit, l'affaire le dépasse. Des nuages, on les dirait tout jeunes, blanc d'oeuf et gouache liquide, s'attaquent alors aux Dents du Midi et brassent les dernières coulées d'aurore. La haute pression ne parvient pas à mettre au pas leurs arabesques, ils fanfaronnent un instant jusqu'à l'arrivée côté jardin d'une immense vague grise et molletonnée venue tout droit du golfe de Gascogne, qui déplume ces blancs-becs en les embarquant à sa suite. Ils se fondent alors dans l'édredon épais bourré d'embruns qui recouvre la vallée du Rhône de Genève à Martigny.

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Sitôt arrivé au Mont, je mets en ligne les informations sur les Inuit. L'année prend forme et les choses peuvent enfin commencer avec les nouveaux élèves de la classe 11, par la projection du film de Robert Flaherti au titre de petit livre pour enfants, Nanouk l'Esquimau – le titre anglais Nanook of the North l'est moins –, carrefour aux innombrables destinations : le film documentaire d'abord et Jean Malaurie, mais aussi le Passage du Nord-ouest et son histoire, la question climatique, les batailles qui ont fait rage et qui font rage encore dans l'Arctique. La Guerre froide n'est pas terminée.
Opération analogue avec les élèves de la classe 6 autour du film de François Truffaut, L'Enfant sauvage, et le texte du Docteur Jean Marc Gaspard Itard (15 ans en 1789), Mémoire et Rapport sur Victor de l'Aveyron (1801 et 1806), une patte d'oie qui nous permettra d'aborder par la bande le siècle des Lumières, après Jeannot et Colin (1764) de Voltaire, la Déclaration d'Indépendance américaine et la Révolution.
Quant aux élèves de la 9, je reste aux aguets sans quitter une route de moyenne altitude, conventionnelle, de largeur usuelle sans danger apparent. Prendrai pas de risque pour l'instant.
Je reçois dans l'après-midi un mot de quelqu'un que je croise régulièrement depuis une trentaine d'années. Ce serait devenu un ami si nous nous étions vus plus souvent, mais le travail et la famille nous ont tenus à distance. Nous avons marché une ou deux fois ensemble, dans les Alpes je crois, je ne me souviens plus exactement où, il préférait la bicyclette. C'est lui, si je me souviens bien, qui m'a fait découvrir Henri Calet. Nous nous sommes rencontrés à Grignan un jour d'été de l'année passée, – ou la précédente le temps passe si vite –, nous avons été un soir voisins de table sur la terrasse du restaurant du théâtre de Vidy, c'était l'anniversaire de Louise ou d'Arthur, Dimitri le fils avait fait le funambule sous un chapiteau. On se croise quelquefois sur Facebook, il passe parfois sur ce blogue. Et voilà qu'il me propose de travailler avec lui pour un job qui ne manque pas d'intérêt. C'est son ironie, son rire, sa retenue qui me poussent à lui répondre sur le champ. On va donc peut-être se voir plus souvent, je le souhaite, et on ira marcher. Pour la bicyclette c'est moins sûr que je sois partant. A ce propos, tiens ! voilà un poème d'un petit frère de Calet.
 
Passant dans la rue un dimanche à six heures, soudain,
Au bout d'un corridor fermé de vitres en losange,
On voit un torrent de soleil qui roule entre des branches
Et se pulvérise à travers les feuilles d'un jardin,
Avec des éclats palpitants au milieu du pavage
Et des gouttes d'or – en suspens aux rayons d'un vélo.
C'est un grand vélo noir, de proportions parfaites,
Qui touche à peine au mur. Il a la grâce d'une bête
En éveil dans sa fixité calme : c'est un oiseau.
La rue est vide. Le jardin continue en silence
De déverser à flots ce feu vert et doré qui danse
Pieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau.
Parfois un chien aboie ainsi qu'aux abords d'un village.
On pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs.
La bicyclette vibre alors, on dirait qu'elle entend.
Et voudrait-on s'en emparer, puisque rien ne l'entrave,
On devine qu'avant d'avoir effleuré le guidon
Éblouissant, on la verrait s'enlever d'un seul bond
À travers le vitrage à demi noyé qui chancelle,
Et lancer dans le feu du soir les grappes d'étincelles
Qui font à présent de ses roues deux astres en fusion. 

Image 1Jacques Réda, …«La Bicyclette» in Retour au calme, 1989


Lorsque je longe le couloir sud du collège, il me semble entendre le cliquetis des haubans et des étais, le battement des halebas, des écoutes, focs et grandes voiles, la chanson des manilles et des mousquetons, le chariot sur le rail de déplacement, le tiraillement des cordes dans les chaumards et les taquets, le va-et-vient hésitant des manivelles oubliées sur des winchs, ça sent le large et le port. La vue par les grandes baies vitrées des classes porte ouverte ne dément pas cet air du large. On est bien sur le quai, j'aperçois mâts, têtes de mât et girouettes dressés immobiles dans le ciel blanc, avec de l'autre côté du pont une vieille bâtisse. À peine un rêve, pas de vent, ce sont les innombrables tubulures des échafaudages et leur accastillage qui soutiennent mon hallucination acoustique et la dalle du deuxième étage du nouveau bâtiment scolaire, bien loin de l'océan.

Jean Prod’hom


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Aimer la grammaire

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Le temps s'est réchauffé, on annonce plus de 20 degrés cet après-midi, je lance pourtant un feu dans le poêle qui s'éteindra certainement dans la journée. Le bois qu'Arthur a rentré hier me rappelle qu'il me faut en commander deux stères, les vendangeuses sont en fleur, quelques roses éclosent. Au Mont une petite pelleteuse retourne la terre autour de la première Danseuse, la réalité se rapproche dangereusement du plan des architectes, le rêve n'est bientôt plus qu'un rêve.

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Au collège, le responsable informatique m'indique que le nouveau meuble dont l'établissement a fait l'acquisition il y a peu pour ranger et transporter les ordinateurs portables ne porte pas le nom de porteur de portables comme je l'écrivais hier, mais de classe mobile. Je fais une petite recherche sur internet en rentrant et j'apprends que le Mobile Classroom de chez Bretford, qui nous accompagnera au Mont désormais, traduit en français par classe mobile, s'appelle aussi classe nomade, c'est plus joli mais assez retors. Grâce à ce meuble d'un peu plus de 70 kilos et moins de 1800 euros pour ranger, protéger, charger et transporter 20 ordinateurs, l'élève pourra rester fixé à sa chaise et le monde défiler sous ses yeux. C'est donc fait, le portable se comporte désormais comme un ordinateur fixe et condamne définitivement l'élève à faire le cul de plomb, l'enseignant fera le reste, il poussera le service-boy au joli nom de classe nomade pour enchaîner l'élève immobile aux effigies et aux soldats de plomb.
Le soleil claire l'herbe haute qu'il me faudrait faucher, mais je renvoie à demain ce qui peut attendre. Poursuis dehors la lecture du Plateau de Mazagran d'André Dhôtel. A Rigny il y a un salon de coiffure, celui que Charles Crevain souhaiterait remettre à son fils Maxime qui ne montre guère d'enthousiasme. Comment ne pas songer à Philippe Didion qui tient une rubrique Poil et plume dans ses Notules dominicales de culture domestique. Je recopie un long extrait où il en est question.

Le lendemain Maxime se leva tôt pour balayer le magasin (Crevain ne fermait pas le lundi mais le jeudi). Ce qui avait le plus d'importance à ses yeux, ce jour-là, c'était la splendeur de l'automne. Les ondées avaient nettoyé les rues pendant la nuit, et maintenant le ciel était encore traversé de nuages dont la débandade obscure rendait l'azur plus vivant. Dans les glaces du salon de coiffure, Maxime voyait passer ces nuages qui alternaient avec le soleil.
Il balaya mécaniquement, rinça les trois cuvettes, puis envoya torchon et balai à la volée au fond d'un placard.
- Tout cela m'est bien égal, dit-il enfin.
- Qu'est-ce qui t'est égal ? demanda Charles Crevain qui venait de descendre l'escalier.
- Ça m'est égal d'être coiffeur, ou juge de paix ou marchand de peaux de lapins.
- Sans doute, il y a de plus mauvais métiers, dit Crevain.
- Mais je pense que cette histoire de coiffure ne durera pas, précisa Maxime.
- Je tiens à ce que cela dure, m'entends-tu ? déclara Crevain.
- Je veux dire qu'un jour ou l'autre nous nous retrouverons peut-être au Paradis et que la coiffure peut mener au Paradis tout aussi bien qu'autre chose.
- Très certainement, répondit Crevain déconcerté.
Le premier client du matin entra : c'était Verdot, le voisin qui tenait la quincaillerie. Il fut suivi bientôt par Steille, le marchand de vaisselle, autre ami de Crevain. Lorsque le greffier Caron survint à son tour, la conversation allait bon train, dominant les éclats des coups de ciseaux et les murmures du rasoir. Toujours les mêmes rengaines : après le subtil exercice de langage qui consistait à apprécier la qualité exacte du temps qu'il faisait, ce furent des généralités sur l'avenir de la jeunesse : « Eh bien, Maxime, tu succéderas à ton père. Moi, quand j'étais jeune... » Tout cela pour tâcher de provoquer chez Maxime je ne sais quelle protestation qui eût dévoilé son vrai jeu. Maxime regardait l'automne scintiller dans ses ciseaux et sur les robinets de la boutique. Automne irremplaçable et inoubliable. Il se sentait heureux, et lorsque la matinée se termina sur le
presto d'un shampooing il jura qu'il ne travaillerait pas l'après-midi.

Je cherche à comprendre pourquoi tous les récits d'André Dhôtel me déroutent à chaque instant. Mais lorsque j'essaie de suspendre ma lecture pour y voir un peu clair et fixer les raisons de mon trouble, rien ne tient, le texte part en morceaux, Maxime, Charles, Juliette, Gabriel, Emma radotent, tout est invraisemblable, ne tient à rien ou à des mots insensés, à des phrases sans queue ni tête, tout s'évapore et il ne reste rien, sinon une espèce de dégoût envers ces personnages pour lesquels je me suis pris d'amitié, des êtres de papier, sans consistance, contradictoires, légers. Un enfant de 10 ans oserait à peine. Et pourtant.
C'est qu'il n'existe aucune volonté chez l'Ardennais de faire tenir ensemble l'immense variété des choses et des discours. Aucune volonté de déléguer au narrateur le pouvoir d'y voir tout à fait clair, quand bien même il s'y essaie parfois. Ce sont alors de brèves éclaircies ou de mauvais présages, mais jamais au grand jamais le narrateur ne prend définitivement la main sur l'affaire, il le fait ici ou là pour dérouler un décor pauvre et immense derrière lequel les personnages pourront reprendre leur souffle, des forces, du repos, avant de les remettre à la nécessité ou au hasard, de les laisser prendre un peu d'avance, dire et faire n'importe quoi, et de feindre qu'il en est toujours allé ainsi, et qu'on ne peut que les suivre pour le meilleur et pour le pire. Et lorsque l'affaire va trop loin ou que les personnages lui échappent, avec le risque qu'ils fassent l'école buissonnière ou même disparaissent, le narrateur convoque d'autres personnages, imprévus, qui surviennent pour mettre un peu d'ordre ou un peu plus de ce désordre qu'ils partagent avec lui. Tout est à recommencer de manière plus essentielle encore, si bien qu'à la fin tout le monde a tenu ses engagements à tort et à travers, sans que personne ne soit assuré de leur teneur, parce que le désir de vivre est plus puissant que toute promesse, qu'il nous faut rejoindre un pays qui s'ouvre sous nos pas comme la mer et que, quoi qu'il en soit, tout finit en déroute parce que personne n'a jamais été dans le secret des dieux.
C'est le dernier des sept de la première série, il y en aura trois encore, Arthur le copie en fin d'après-midi à tous les temps, c'est le verbe aller. Il sait bien qu'il y en aura d'autres, il grogne avec le sentiment qu'il fait cet exercice chaque année et par tous les temps. Mais est-ce un exercice ? Il se demande si c'est bien utile, je me le demande aussi, n'y a-t-il pas d'autres voies pour saisir l'ensemble des formes verbales et le système qu'elles constituent ? N'y a-t-il pas une manière de goûter à la grammaire réputée rébarbative, d'aller à l'essentiel sans lequel ce qui en découle est incompréhensible ? Un petit livre indique la direction, il s'appelle Aimer la grammaire.
J'envoie l'extrait du Plateau de Mazagran à Philippe Didion.

Jean Prod’hom


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Une pastèque éventrée

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Une pastèque éventrée à la lisière du bois, des champignons écrasés et très loin le chant d'un coq. Ne sais pas très bien comment interpréter ces signes. M'étends un bref instant au soleil sur l'un des bancs la Moille au Blanc. Renonce finalement à consulter les entrailles de l'une des tourterelles qui s'envolent du champ de maïs couleur moutarde.

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Téléphone au retour à un cabinet dentaire de Moudon pour prendre rendez-vous avec l'hygiéniste. La secrétaire me fixe un rendez-vous, mais celle qui s'occupait de moi n'est plus dans la maison. Elle me demande d'attendre un instant, consulte ses fichiers, hésite, me propose enfin Carole si, bien sûr, le samedi me convient. Tout ça sonne bizarre, le cabinet aurait-il changé d'affectation ?
Prépare un travail sur la Mine des Roches jusqu'à l'arrivée des filles. On mange dans la véranda, il y fait meilleur que dedans où le feu mal nourri puis oublié toussote. M'attaque ensuite au travail sur les Temps modernes avec une efficacité qui m'étonne moi-même, sans parvenir toutefois à le mener jusqu'au bout.
Il me faut accompagner Lili et sa camarade à Curtilles, il est 16 heures, le ciel est légèrement cintré et le bleu suit sa courbe. Elles vont faire une balade à cru sur les hauts du village. Je profite de cette heure pour passer de l'autre côté de la Broye : Cremin, Forel-sur-Lucens, Villars-le-Comte, puis rentre par Neyruz et Oulens. Trouve un banc à l'entrée de l'écurie avec le soleil dans le dos. Lili consulte avant de partir le tableau des locataires du manège et choisit le poney qu'elle souhaite monter la semaine prochaine, elle écrit avec une craie Tipex sur le tableau noir, un poney qu'elle n'a jamais monté.
Sandra et Arthur partent faire un tour après le repas. Louise est fatiguée mais souhaite embrasser sa mère avant de s'endormir, Lili se plaint de son fessier mais persiste et lit pour la seconde fois Mon poney et moi. Lorsque Sandra et Arthur rentrent à 20 heures, seule une mince lueur parvient à se glisser sous la nuit, puis une ombre, et bientôt plus rien.

Jean Prod’hom


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Porteur de portables

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Pas sûr que le couverture nuageuse, lourde et nonchalante, encourage vraiment le jour à faire son entrée ce matin, ni moi non plus d'ailleurs. L'ombre du soir a pris du retard et traîne à l'ouest, aucun signe encore à l'est, je décide donc de faire la course solitaire et en tête. Fais du feu avant 6 heures et pars pour la mine avant 7. Mais le brouillard ralentit considérablement la circulation dans laquelle je ne trouve ma place qu'avec difficulté, si bien que l'avance prise ce matin se réduit vite sur le plateau de Sainte-Catherine. Je bâille à 7 heures 30 et reprends le rang dès 8 heures, avec l'unique souci de recalibrer mes ambitions et de rester collé au peloton jusqu'au soir.

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Les élèves, comme souvent le lundi matin, sont des statues de cire, froide. Ardu de les réchauffer et de mettre en mouvement les bielles de leur mâchoire, c'est vrai qu'il fait froid dans les classes, le chauffage est en panne, une panne due, dit-on, aux mastodontes de chantier qui ont écrasé les conduites d'eau chaude passant dans la cour et alimentant les radiateurs du collège.
Ils tracent sur leur cahier quelques mots que j'ai notés au tableau – oxymore, antiphrase, hyperbole, litote, énumération -, le visage impassible. Le jour a fini par faire son entrée, quelques rayons se font remarquer, quelques visages se réveillent, déridés par les obliquités de Voltaire dans Jeannot et Colin, l'examen des valeurs du subjonctif fait le reste.
Je lis quelques pages du Plateau de Mazagran pendant mon heure de permanence et reprends les hostilités en fin de matinée.
L'école vaudoise ne cesse de faire parler d'elle dans les salles des maîtres, comme si elle ne leur appartenait plus. Les enseignants doutent des réformes, notamment des dernières, celles qui m'ont plongé dans le désespoir le plus vrai, le plus profond, sans même ce petit élément qui fait si souvent espérer chacun d'entre nous dans les pires situations. Je ne crois plus ni à la providence ni au hasard, pas plus qu'en mon intelligence, bref un désespoir heureux, détaché et libre. Il ne sert à rien de s'agiter, il est juste temps de faire ce qu'on peut. J'ajuste donc mes forces et tente de faire comprendre aux grands élèves de la 9 que les problèmes des accents aigu et grave qu'ils doivent maîtriser sont des problèmes de peu d'importance, au fond, mais qu'ils ont provoqué un beau et gros remue-ménage en 1996. On a tranché. Exception ? On gardera le é dans médecin, un peu de respect, please, à l'égard de nos élites. Tout ça est drôle et mérite d'être connu. Ce sont même ces connaissances de second niveau qu'il nous faut enseigner à nos élèves, parce qu'elles enveloppent sans trop de sérieux celles du premier niveau, que les élèves maîtriseront à leur insu, sérieuses, normatives et passagères.
Je prends à nouveau de l'avance en fin d'après-midi et termine avant l'heure. Vais faire un tour, monte au Châtaignier par le Petit-Mont, le soleil guigne entre le Jura et le Plateau, je cherche Montricher. Le chemin qui serpente dans les bois est plus prononcé qu'autrefois lorsque nous l'avions, les élèves et moi, élevé au rang d'annexe scolaire. On l'appelait la boucle et les élèves l'empruntaient parfois pour travailler en marchant, comme les Aristotéliciens dans le quartier du Lycée d'Athènes. C'était une boucle d'un peu plus d'un kilomètre et d'un peu moins de 50 centimètres de large qui plongeait en son milieu dans l'ombre de la Valleyre.
Au terrain de football j'aperçois des visages connus, trois ou quatre élèves de la classe 11 qui s'entraînent assidûment. Un autre plus loin, mais plus ancien, il pilote un petit avion de sagex, il a fait un apprentissage de luthier mais peine à se mettre à son compte. M'arrête en redescendant par le chemin des Neuf Fontaines au Central où des habitués se taisent devant une bière.
À 19 heures 30 je rencontre les parents de la classe 9 auxquels je ne raconte pas l'histoire de cet élève à qui on demande, un lundi matin, quelle méthode il utiliserait pour déterminer la température de l'eau d'une fontaine qui murmure dans la cour et qui répond qu'il suffit de réfléchir. À la proposition de se rendre sur place et d'y tremper la main ou d'user d'un thermomètre, il rétorque qu'il est quand même moins pénible de réfléchir que de se lever et descendre jusqu'à la fontaine. Il n'avait d'ailleurs pas tout à fait tort. Je leur raconte en remplacement d'autres histoires anodines, avec dedans des silences, c'est ce qui leur parle le mieux.
Je passe à la salle d'informatique avant de rentrer, je tombe sur un coffre-fort, le nouveau chariot pour les ordinateurs portables. Oui oui ! un porteur de portables.

Au Riau, Sandra et Suzanne préparent leur voyage à Berlin. Les enfants dorment.

Jean Prod’hom


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Tant qu'à faire 807 mètres

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On pourrait compter les gouttes tomber sur le velux, le temps s'est rafraîchi, je descends faire du feu dans le poêle pour la troisième fois de l'année. Les enfants se lèvent tard, font leurs devoirs. On finit par les rejoindre pour déjeuner.

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Localise sur Google Earth une dizaine des cimetières visités ces dernières semaines d'où j'ai ramené, parmi d'autres, une photographie d'arrosoir. J'hésite sur l'altitude, décide de deux saisies, une à 145 mètres et l'autre, tant qu'à faire, à 807 mètres. Restent la question de l'identification, des balises, de la publication que je remets à plus tard .
Arthur et Louise restent à la maison avec James Bond, Louise sort avec Sandra et moi sous la pluie, on trouve quelques chanterelles. Oscar fait comme il le peut dans les ronciers, et ce que je craignais se produit, il faut le porter. Je repars sitôt rentré avec Louise, en voiture, au-dessus du Moulin de Peney, là où les chanterelles poussaient en pagaille il y a quelques années, mais les travaux forestiers ont tant modifié les lieux que je ne m'y retrouve pas, même chose dans le bois de Ban à Hermenches. On rentre les mains presque vides. Je profite au retour de lui présenter l'étrange domaine de Joie, l'homme des bois, sous la Solitude, qu'il a abandonné pour l'hiver. Muette d'abord, elle finit par avouer qu'elle préfère habiter chez elle.
Je boucle tout à 20 heures.

Jean Prod’hom


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Le Plateau de Mazagran

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Depuis que j'ai croisé il y a quinze jours Bertrand auquel j'ai demandé mon chemin dans le quartier du Faubourg de Montricher, j'ai eu l'envie de relire André Dhôtel. Le môme d'une dizaine d'années m'avait répondu ce jour-là Berolle et Mollens comme Maxime avait dit à Gabriel Rigny ou Clamart. Depuis aussi que je m'intéresse à cette Maison de l'Ecriture qui sort de terre à Bois Désert, une monstruosité inoffensive et sans nom, certainement, aux yeux des gamins de ce bourg du pied du Jura. Depuis enfin que Montricher me fait penser à un village grec, de cela je m'en expliquerai peut-être un jour.
Je lis au réveil les premières pages du Plateau de Mazagran.

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Je m'en vais dans la Broye en début d'après-midi, par Hermenches et Rossenges. Haltes sur la rive droite, successivement à Henniez, Villarzel, Sédeilles, Cerniaz, Villars-Bramard, Dompierre, Prévonloup, Lovatens, Sarzens, Chesalles-sur-Moudon, Chavanne-sur-Moudon et Ursy. Il est près de 5 heures lorsque je rentre.
Il a plu tout le temps de mon périple, et le brouillard était si bas qu'il m'a été parfois difficile de repérer les petits clos situés à l'écart des villages, abrités sous des feuillus ou des cyprès, parfois des saules. J'ai toujours cru que les cimetières étaient parmi les plus anciens vestiges de l'occupation des hommes, protégés par les soins que les vivants ont depuis toujours à l'égard de leurs morts, quelles que fussent leurs vies, entourés d'un mur au vieux crépi, des lieux rarement remaniés, ce n'est pas sûr évidemment, quoi qu'il en soit, puisse le sommeil des défunts ne pas être dérangé. Les parallélépipèdes qu'ils dessinent dans le paysage circonscrivent des sites remarquables d'où le paradis auquel la mort donne peut-être accès se laisse éprouver déjà sur la terre, tout autant lorsqu'on les aperçoit de loin que lorsqu'on se trouve dans la place et qu'on regarde alentour. L'archaïsme de ces lieux ne se laisse pas photographier, j'y ai renoncé, je ne ramène désormais que des photographies d'arrosoirs.
On descend ce soir au Théâtre de Vidy sur la pelouse duquel se dresse un chapiteau. S'y joue un spectacle, Le Bal des intouchables, beau spectacle. J'y ai vu deux choses extraordinaires, huit personnes venues de nulle part, à l'allure, le visage, l'âge, le corps si différents que leur rencontre était déjà improbable, sinon lors d'un bal, ballet dans l'air ballet sur terre. J'ai vu parmi eux l'un d'eux, homme comme vous et moi, qui grimpait à une perche verticale comme un singe. Mais sans user de ses mains, comme un homme, c'était Balthasar.

Jean Prod’hom


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Amiraux-chefs d'îles mystérieuses

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Oscar trotte dans le noir. Sur la côte de la Mussily j'entends ses pas devant puis derrière, il me frôle ciel et bois confondus, j'avance avec une foi modeste, celle que les choses vont se précipiter tout à l'heure. Le jour se lève en effet lorsque je redescends de la Moille au Blanc, de longues traînées de suie s'accrochent aux sommets de Brenleire et de Folliéran, en charpie du côté du lac. Plus au nord une lueur blanche pousse du bout de ses doigts roses les bords de la nuit, se glissent sous les restes de suie et les teinte d'orange cireux, brûlent avant de fondre, le jour ramasse tout, rien ne l'arrête, le ciel devient transparent comme le verre, on se demande où a bien pu passer la nuit.

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Je quitte le Riau en longeant les plans du jour et du ciel, passe à coté, pas moyen de faire autrement, à moins d'aller droit à l'est, là où sommeille le gibier, où règnent les cols et les passes, l'herbe maigre, les pierres, les sentes sur lesquelles on revient parfois, quelques cairns.
Mon travail fait depuis quelques jours une boule compacte dont il m'est difficile de retrouver les deux bouts. Il m'arrive de couper dans la pelote pour m'y retrouver et retrouver quelque chose sur lequel je peux tirer. Mais ce cette pelote, ce temps pelote je m'en défie, il accroît par moment son volume et ne me laisse que des miettes. Je confie le soin à ces notes et à ces images d'enrayer sa croissance et de mettre à ma disposition un lieu où respirer.
Fais une pause à la sortie de l'école sur la terrasse du Central, le soleil s'apprête à passer derrière les lampadaires, les lignes téléphoniques, les hautes cimes des conifères que remplaceront bientôt des haies de thuyas derrière lesquelles s'efforceront de vivre les derniers hommes, amiraux-chefs d'îles mystérieuses silencieuses comme des cimetières.
J'apprends dans le journal local que le blogue kayture de Miss Suisse 2011 accueille plus d'un million de visiteurs par mois. Elle écrit :
La régularité et l'authenticité sont des gages de qualité, c'est quelque chose que mes lecteurs apprécient. Mon journal est comme un journal de bord, j'adopte un ton plus personnel, avec des anecdotes.
Je souscris à ces propos, et comme elle ma ligne est claire : Je n'écris que sur les choses que j'aime. Pourquoi donc le domaine des marges.net et de ses dépendances n'accueillent pas plus de 15000 visiteurs mensuels (commerciaux ukrainiens et moteurs de recherche russes compris) ? Je me le demande. C'est peut-être que la belle caresse un rêve, celui de fonder un jour sa petite entreprise. Toujours est-il que personne ne m'a fait parvenir des vêtements ou des chaussures. Mais a-t-elle, comme moi, reçu un jour un pot de confiture et un petit ouvrage sur Tchernobyl ?
Françoise et Edouard sont venus manger ce soir à la maison.

Jean Prod’hom

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Il y a du Grand Meaulnes dans la Grande Beune

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Assure la mise sur orbite de nos trois satellites, qui peinent au réveil, se retournent, se détournent, s'enroulent dans leur couette avant de mettre soudain le turbo et de me reprocher, tandis qu'ils regardent flotter dans un bol de lait leurs corn flakes, de les avoir martyrisés en leur offrant, je le croyais, ce qui se fait de mieux en ces circonstances, les chansons de la jeunesse de Georges Brassens chantées par lui-même : Avoir un bon copain, On n'a pas besoin de la lune, Le Bateau de pêche, Le Petit Chemin,... On m'y reprendra.

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Présente aux élèves de la 6 une activité autour des Temps modernes (1453-1776), une activité dont je cherchais depuis quelque temps la clef, laquelle m'est apparue hier alors que je roulais entre Cugy et Morrens, Bretigny, Montheron et Froideville. La solution s'est imposée d'un coup : extraction en forme d'arborescence de la structure - appelons-la sémantique - de l'introduction aux Temps modernes du manuel d'histoire des années passées rédigée par Raymond Darioly ; importation dans cette arborescence pour l'éclairer, l'étayer, exemplifier l'un ou l'autre de ses aspects, de cinq éléments textuels extraits des 88 pages du manuel Nathan mis à la disposition des élèves cette année, consacrées aux XVIIe et XVIIIe siècles ; recherche sur le net et importation de cinq documents iconographiques complétant l'éclairage; rédaction pour chacun de ces documents d'une légende, c'est-à-dire de consignes de lecture – que faut-il regarder sur cette image ? –, susceptibles de fonder l'une ou l'autre des assertions, illustrer leurs significations, mais aussi susceptibles d'étendre l'intelligibilité du parcours.
Il me faudra plus de trente minutes pour préciser l'affaire aux élèves, ses enjeux, mais aussi sa simplicité : apprendre à lire, croiser ses sources et goûter aux joies de l'exploration libre.
Pendant que les élèves de la 9 planchent cet après-midi sur la course aux colonies à la fin du XIXe siècle, je lis Genette la canaille, il y a de la fouine chez le bonhomme, du furet ou de la belette.

Mon propre conseil de lecture serait donc : surtout, ne «picorez» pas (un livre n'est pas une basse-cour), lisez dans l'ordre, ligne à ligne, sans rien sauter (parfois glisser, peut-être), sous peine de manquer les effets volontaires, ou plus souvent offerts par ce hasard qui souvent fait si bien les choses, de proximité (de «bricollage»), de contraste (de coq à l'âne) ou de transition ; retenez éventuellement les entrées qui vous semblent obscures ou elliptiques, puis relisez une deuxième fois d'un œil plus curieux, voire indiscret, propre à percevoir quelques fils conducteurs, et quelques images dans le tapis : contrairement à moi, vous avez toute la vie devant vous. Mais j'ai dit «serait», sans illusion ni sanction : l'auteur propose, dans le meilleur des cas, le lecteur dispose, et de toute manière il est déjà un peu tard pour un tel divertissement.

Bien sûr, il y a bricolage et bricollage, mais on ne saura pas avant l'après trilogie de Codicille, Bardadrac et Apostille, c'est-à-dire dans l'ouvrage suivant – s'il y en a un (dont le titre devrait commencer très logiquement par la lettre Z en vertu de la loi de l'Eternel retour du même) –, sur quoi portaient les guillemets.
Termine en rentrant La Grande Beune, un récit plus court, plus ramassé encore que le souvenir gardé, à peine un récit. Le lire et le relire autant de fois qu'il le faudra pour réduire son empan et saisir sa phrase, la courte phrase qui le fait frémir tout entier, percevoir le souffle unique qui le traverse. Il y a du Grand Meaulnes dans la Grande Beune.
Réunion des parents d'élèves à Moudon, la Broye coule noire.

Jean Prod’hom


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Gérard Genette

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Louise sourit lorsque je lui souhaite un joyeux anniversaire, et ce sourire qui n'a pas toujours été si large au réveil me réconcilie avec les démons de l'histoire qui m'enjoignent de quitter la maison pour gagner mon pain. Yves vient ce soir, Arthur et Lili sont dans le secret, Louise l'ignore.

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Travaille ce matin successivement avec chacune des trois classes qui m'ont été attribuées au début de l'année, sans répit, avec le souci de leur faire entendre – trop souvent peut-être –, ce qu'on est en mesure de saisir de nos pouvoirs derrière les apparences. Non pas tant le comportement irrégulier de certains verbes en -dre ou la présence à l'écrit d'une lettre i inaudible, mais la faculté de surmonter ces difficultés en élaborant des outils ad hoc. Les connaissances positives engrangées à la fin de nos parcours scolaires occupent un si faible volume, souvenons-nous, qu'on se doit, chaque fois que cela est possible, et ça l'est toujours, de minimiser leur valeur et de réévaluer ce qu'on met en jeu pour surmonter les obstacles. Ce faisant, les derniers arrivés sont amenés à maîtriser non pas seulement tel usage particulier, telle idiotie héritée de leurs pères mais à entrevoir et saisir parfois ce qui appartient en propre à l'espèce.
Tire quelques photocopies des épreuves que je vais soumettre aux élèves ces prochains jours. Nous avons en effet mis en évidence des problèmes, nous les avons interrogés, pesé leur importance, nous avons élaboré des réponses ; une feuille blanche sur laquelle ils auraient eu à tout écrire aurait dû suffire, attestant par là que tout ce qui ne leur appartenait pas jusque-là  – les questions comme les réponses – leur appartient désormais.
On ne sait rien à moitié, on sait les choses toutes, mais avec la certitude que ça ne tient qu'à un fil, un fil qui nous permet de rentrer à la maison chaque soir après le travail. Ce que je fais à un peu plus de 13 heures.
Sandra à oublié le gâteau d'anniversaire à Lausanne, je descends le récupérer, passe dans une librairie. J'ai la curieuse impression que les livres de la rentrée dont on fait grand bruit datent de saisons passées. J'ai le sentiment de les avoir tous lus, sauf un, l'Apostille de Gérard Genette qui me tend les bras. Rien de tel pour rester éveillé que la lecture des textes de ce jeune homme de plus de 80 ans, un peu canaille, qui a entrepris après Bardadrac et Codicille un troisième tour du monde.
M'arrête à l'Hermitage à 16 heures 30, on y expose une cinquantaine de peintures, dessins, affiches d'Asger Jorn, tout semble avoir été fait, même quand c'est pour la première fois, dit et redit mais de dos, essaie de rattraper quelque chose qui me dépasse. À Sauvabelin il pleut, les canards et les oies ont déserté le lac et pataugent dans la pelouse, bois un café et goûte, avant de reprendre la route, une dernière apostille qui croque sous la dent.

Jean Prod’hom


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Trophées

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C'est en lisant L'Ardent Royaume, il y a une quinzaine de jours, que l'envie m'est venue de relire, sans savoir exactement pourquoi, La Grande Beune de Pierre Michon. J'avais extrait alors du récit de Jacques Chessex les lignes dans lesquelles le narrateur décrit la tête de chevreuil à l'oeil luisant qui veille au-dessus de Raymond Mange et de Monna à l'Auberge des Champs de Donneloye, tout prêt de s'arracher du mur, avec autour des hôtes d'un autre monde, ahuris, monde primitif, égarés sur les hauts de la Mentue, son mufle noir, la graisse de jambon qui luit, une lumière de soufre, la poussière sur l'étagère du comptoir, pas ou peu de lumière.
Je relis donc cet après-midi les premières pages de La Grande Beune dont j'extrais ceci.

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Il n'y pas de gare à Castelnau ; c'est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée. J'y arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu d'un galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire. Je pris pension chez Hélène qui est l'unique hôtel. sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ; je ne vis pas davantage de Beune ce soir-là, mais par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière l'auberge un trou. On descendait par trois marches à la salle commune ; elle était enduite de badigeon sang de boeuf qu'on appelait naguère rouge antique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre des silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant. la nuit, l'oeil de la bête, les murs rouges, le parler ruse de ces gens, leurs propos archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi qui s'ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves...

J'essaie en vain de reprendre mon souffle, mais les temps changent. Je sors en coup de vent et suit celui qui n'est plus à lui jusqu'à ce qu'apparaisse dans la grange, emplissant tout l'espace de ses incompréhensibles rouages, une moissonneuse-batteuse verte de la marque John Deere...
Lili arrive au pas de course, il est 15 heures 30 à la grande pendule, elle se change et file au carrefour, c'est jour d'équitation à Curtilles. Louise la suit de près, elle entre souveraine dans le salon et prend sa guitare, je descends à Corcelles, le bus TL arrive dans mon dos, puis à Ropraz, Louise entame un blues, Arthur fait des exercices de math.
Me rends au restaurant des Terreaux de Moudon, par Vucherens, Vulliens et Syens. On fait le point respectif sur nos vies qui se reconnaissent et s'écartent. Ni l'un ni l'autre n'avons le temps de faire des politesses. Frédérique me remet l'album que des enfants en résidence à Montricher ont réalisé. C'était la mi-mai 1986 à Bois Désert.

Jean Prod’hom


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Passion pour le Gulf-Stream

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Pluie à verse dehors, et nuages en pétard, vent du sud-ouest en rafales. Dedans la radio crache en boucle les résultats des votations cantonales et fédérales du week-end, des occasions données à tous de parler ou de se taire, de gagner ou de perdre, si souvent tempêtes dans des bénitiers. Mais sur le coup, les Neuchâtelois ont perdu une belle occasion de se rabibocher en rapprochant les montagnes du lac.

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Sur le chantier des Danseuses du Mont, quelques ouvriers s'affairent dans la nuit, se préparent à de gros travaux, ils n'auront cependant pas assez de leur patience et de leurs machines pour venir à bout des palplanches sur lesquelles la terre s'est refermée. A suivre. Termine au cours de la matinée Retour et en extrais ceci.

Or, revenu dans mes frontières, il se passa un événement non racontable et que je raconte quand même. Une virée à bicyclette selon la méthode expliquée plus haut, c'est-à-dire limitée à une dizaine de kilomètres, avec des ralentissements à cinq à l'heure et des arrêts n'importe où. Cette fois-là je fis un arrêt en un lieu le plus dépourvu d'intérêt qui fût jamais, au milieu des cultures plates assez loin du ruisseau et du passage à niveau pour qu'ils n'entrent pas dans le décor.
Alors que ne demeurait guère que l'espace pur et simple, j'eus l'idée soudaine qu'existait dans ces environs indéterminés un poète prodigieux, hors de tout exemple. Pas un amateur d'écriture ou de pensée, pas un artiste ni même un aventurier, mais quelqu'un qui était un événement vivant et impossible : Arthur Rimbaud dont je ne savais absolument rien, je le répète. Je ne songeais pas tellement à la proximité du hameau de Roche. C'était plutôt comme le passage d'un enfant perdu dans la campagne et dont la présence était aussi évidente qu'irrégulière et insolente.
Quoi comprendre à cette révélation d'une gratuité totale ? Cela ressemblait à ce désarroi d'un écolier qui en classe de math, aperçoit soudain accrochée au mur une carte de géographie et se prend de passion pour le Gulf-Stream.
Décidément il me fallait lire Rimbaud et savoir quelle était cette histoire originaire du positif terroir ardennais

Je dévie, mais c'est la grande affaire des paroles villageoises. On ne sait où on va. et puis soudain : "Il y a ceci". En tout cas j'ai été pris d'une admiration sans fin pour des personnes que l'opinion de hautes sphères littéraires et autres, considèrent comme médiocres, ou humbles ou encore propres à faire l'objet d'une étude de moeurs. Leur patience, leur attention vive, leurs inspirations inattendues, ces destins qui semblent en-deça de la vie et s'accordent secrètement avec un au-delà inimaginable...
André Dhôtel, Retour, 1979


Monte après midi sous la pluie à la Dubarde, avec une quinzaine d'élèves. Raymond les emmène au fond de la Mine par groupes de trois pendant que les autres, d'abri en abri, inventorient les fontaines et les chèvres, du Serjet aux Meules. Raymond m'offre un verre, sa femme des pommes mais il me faut être à l'arrêt de bus de Corcelles à 16 heures 30, Je l'aperçois qui monte à pied, on parvient au Riau avec le soleil dans le dos. Je sors une petite heure avec Oscar, les nuages filent par convois, le ciel se multiplie dans les flaques, ça donne le vertige, des torrents d'or en fusion forcent les lisières et coulent sur la terre noire des bois.
Sandra et les filles sont rentrées d'Oron, Lili aura cette semaine, après les noires, à se familiariser avec les touches blanches du piano, elle s'étonne qu'on lui refile deux clefs, celle de fa et celle de sol. Louise va devoir jongler avec deux guitares, pour la semaine prochaine : The Eyes of the Tiger et un blues en la majeur. Quant à Arthur, il nous lit son beau rapport de physique qui traite des méthodes de récolter le sel. Il se demande ensuite, après avoir lu les premières pages du Dernier Jour d'un condamné qu'il a choisi de présenter à l'école ce que celui-ci peut bien faire et penser avant son exécution. Avec l'école buissonnière qu'on ne fait qu'imaginer, sauter du coq à l'âne, c'est bien peut-être le meilleur de l'école.

Jean Prod’hom


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Une VGS couplée à un ampli Jim Marshall de 15 watts

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On entend les premières notes de la VGS électrique de Louise, une VGS couplée à un ampli Jim Marshall MG15CFX de 15 watts, que j'ai accordée hier soir mais qui sonne un peu faux ce matin. On avait été avertis qu'il en allait ainsi avec les cordes neuves, je l'accorde. On déjeune à la véranda, puis les enfants terminent leurs devoirs pour la semaine prochaine. Sandra traite de longitudes et de méridiens, de latitudes et de parallèles avec Arthur.

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Nous allons, Sandra et moi, nous promener par le refuge de Ropraz. On rencontre sur la traverse deux vieilles dames accompagnées de deux roquets, elles ont chaussé des mocassins et s'inquiètent de ce qui les attend, la boue est généreuse. On s'assied plus loin, sous des foyards et sur la mousse humide avant de rejoindre la Moille au Blanc où pique-niquent une quinzaine de cow-boys. Le soleil nous oblige à retirer notre veste puis notre pull.
Les poulettes on laissé cinq oeufs dans le nichoir et passent au statut de poules. Mais combien de coqs font-ils partie ne notre troupeau de gallinacés ? On va devoir enquêter, méthodiquement.
Tire deux heures durant sur un fil, des Cullayes à Carrouge, en passant par Servion, Essertes, Châtillens, Oron, Chesalles, Chapelle, Promasens et Rue, en faisant un arrêt prolongé sur les bords du terrain de foot d'Oron où l'équipe de la Haute-Broye affronte Saint-Sulpice. Des équipes de troisième ligue qui jouent leur vie chaque dimanche, hurlent et frôlent à tout moment le pépin. Tout autour le public sourit, il fait beau et la cantine est ouverte.
Plus loin, sur la rive gauche de la Broye avant qu'elle ne vire au nord, des panneaux avertissent les passants que se déroule une manifestation à Rue, les ruelles basses de cette bourgade de la Glâne sont en effet envahies par des véhicules parqués à la va-vite. Personne pourtant autour de l'église ni du château, ce n'est donc ni un mariage ni une fête religieuse, ni une journée du patrimoine. Je m'informe auprès d'une vieille dame qui avance cahin-caha, c'est un loto. Il a lieu tous les quinze jours de janvier à décembre, si bien que les Vaudois qui ne connaissent ces joies qu'au moment des fêtes de fin d'année montent de Mézières ou d'Oron dans cette petite ville du canton de Fribourg. Cela fait des mois que la petite vieille n'a rien gagné, elle vient de Moudon, mais elle continuera à venir, jusqu'à la fin, c'est ma vie, dit-elle en riant.
Je rentre, il est 17 heures, Sandra termine de ranger les étagères du salon et envoie les enfants au bain. Un dimanche de fin d'été, un dimanche de transition.

Jean Prod’hom

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M'égare dans les hauts de Morges

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M'égare sur les hauts de Morges, un labyrinthe dont sont responsables la modeste Morgette et l'essor démographique. Traverse Tolochenaz et Lully, reviens sur mes pas, fais une brève halte à Vufflens-le-Château, plus longue à Monnaz.

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Tourne autour de la maison qu'occupaient C., son ami, ses enfants, son mari, puis ses amants. Dedans un vivant désordre, dehors des cadavres de bouteilles. On construit autour mais le jardin n'a pas changé, nous y avions mangé un soir d'automne, nombreux, je me souviens, se savait-elle condamnée? Ou guérie ? Ou les deux ? Toujours est-il qu'elle est morte peu après. Aucun signe dans le cimetière de Monnaz, je le regrette, j'aurais voulu lui dire deux mots, une pierre, on abandonne trop vite ceux qui nous lâchent, et eux d'attendre nous oublient. Je continue par Vaux, Reverolle, Apples et Pampigny.
Il pleut lorsque je mange à midi aux Deux Sapins, j'écoute mes voisins, partagés entre les plaisirs du terroir - on mange bien aux Deux Sapins -, et le plaisir de se déchirer. Le second est plus vrai, plus intime, sonne plus juste et il durera certainement au-delà de la disparition de l'un des deux convives.
Le soleil revient, j'extrais quelques lignes du Retour qu'André Dhôtel confia au Temps qu'il fait. Les brouillards s'agrippent aux pentes du Mont-Tendre, montent jusqu'aux nuages que le vent d'ouest chasse et qui passent à la verticale de Montricher.

C'est l'innombrable, et curieusement tout pareil... On s'occupait surtout à emmagasiner de faux ou de vrais trésors... Il n'y avait pas à distinguer quoi que ce soit... Tout revenait presque au même... Une discordance pour ainsi dire originelle qui ne fit que s'accentuer dans la suite. Ma ville natale dans le voisinage se trouvait réduite à l'état de Pompei cependant que les fleurs des jardins éclataient au cœur des misérables ruines. La désharmonie était donc partout évidente et faisait rayonner des éclairages et des rosiers insoupçonnés... Une réalité divisée, bouleversée, toujours ressuscitée. Comment ne pas s'y attacher passionnément en oubliant tout le reste ? Pourtant ce n'est pas encore le fin mot. Il n'y a pas de fin mot.

La pensée est organisée comme un paysage, pensées d'altitude, pensées des tréfonds, vagues ou plaine, il convient de renouer avec notre ignorance, ou prendre de la hauteur et cartographier ce qui nous tient éloignés. Nous n'avons pas d'autre alternative.
Entre par effraction douce sur le chantier de la Maison de l'Ecriture. L'ambiance est au chantier, pourvu que ça dure. Je redescends au centre du village et continue sur Mollens, Berolle. Bière, Ballens, retrouve l'étui de mon appareil de photos à Reverolle. Poursuis juasqu'à Severy, Cottens, Grancy et Senarclens. M'arrête à Froideville, il est 18 heures 30.

Enseigner soit, mais quoi et comment. Je risque une réponse aujourd'hui : les traverses, la vanité, et ce qui les déborde, sans qu'on puisse faire autre chose que tirer de tout cela un peu de hauteur et guigner du côté de ce qu'on ignore.  

Jean Prod’hom


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De la fumée se perd dans la nuit

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De la fumée se perd, on ne sait pas comment dire, dans le jour ou la nuit, le chien ou le loup,. Elle sort de la cheminée lorsque je rentre de balade. C'est un message que Sandra me destine, elle a décidé qu'il était temps de recommencer à faire du feu dans le poêle.

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Non ! ce sont les vapeurs de la chaudière qui fait bouillir l'eau du boiler, ce n'est qu'un avertissement. Je lui en dis deux mots, elle opine, l'automne est là, le soleil ne parvient plus à réchauffer l'intérieur de nos os, les murs incapables de stocker le chaud tournent casaque et stockent le froid, il va falloir commander du gros et de la menuise. 
Derrière la Moille Baudin, les indiens de l'Escargotière n'ont pas attendu et des guirlandes bleues serpentent au-dessus des toits avant de se perdre dans le ciel bleu. Il faut dire que le soleil espace singulièrement ses visites dans ce coin, c'est l'ombre qui règne, toute l'année, elle se lève avec le jour et disparaît lorsque la nuit tombe. 
Il ferait bon rester dehors aujourd'hui, à Davos ou à Château-d'Oex, allongé dans une chaise longue au tissu rêche, avec dessus une couverture militaire, tousser un peu et, c'est mieux, aller sur la voie de la guérison. Les traitements antibiotiques ont tué quelques-uns de nos rêves. Nous restent la Montagne magique, la poésie, l'isoniazide, le rifampicine, le pyrazinamide et l'éthambutol.
Je passe donc la journée ici, dedans la mine avec par moments la tête hors de l'eau, la satisfaction d'avoir réussi à faire travailler les élèves sans avoir mis ni le doigt dans l'engrenage ni les bâtons dans leurs roues. C'est ce qu'on devrait enseigner dans les écoles de pédagogie, comment mettre en place des dispositifs où la présence de l'enseignant s'avère inutile. Avec le risque naturel de parvenir à la situation paradoxale que l'Etat soit amené à payer des fonctionnaires qui ne feraient rien, vraiment rien, réussissant ainsi auprès des élèves dont ils auraient la charge, sans être là, ce que manquent les meilleures équipes de professionnels. Je rentre à 17 heures, avec sous le bras ce curieux paradoxe que je glisse dans un tiroir où se trouve déjà un film, Les Enfants de Marguerite Duras.

Jean Prod’hom


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Romps mon engagement

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Tiens ! les fauteuils rouges ont changé de place, ne m'y assieds pas comme à l'accoutumée, mais rejoins le coin qu'ils occupaient jusqu'à hier. A la place des petites tables carrées et des chaises, je m'installe sur l'une d'elle avec l'impression assez agréable de rouler dans un compartiment de chemins de fer côté fenêtre. Je lis le chapitre que consacre Yann Houry au Jeannot et Colin de Voltaire, dans un manuel numérique entièrement libre et gratuit pour Ipad. Enchaîne avec les élèves de la classe 6 et présente la belle et captivante histoire de la mine des Roches.

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Romps mon engagement à midi en parlant d'école et de pédagogie en salle des maîtres. Sandra qui mange en face de moi me tape sur les doigts, je ne recommencerai plus. Mais cet affairement, cet enthousiasme pour les nouveaux bâtiments scolaires m'exaspère un peu.
Je remonte au Riau un peu avant 16 heures. Vais chercher Arthur à l'arrêt de bus tandis que Sandra redescend au collège pour une nouvelle séance de concertation. Sur ce coup, je préfère être à ma place.
Traverse le bois derrière le Chauderonnet avec la tête qui bourdonne, me demande si c'est pour cela que je ne trouve pas de champignons ou si, plutôt, il n'y en a pas : ne le saurai évidemment pas. Je sors du bois précipitamment et descends au bord du ruisseau, trouve une souche sur laquelle je m'assieds, seul remède au bourdon qui s'agite dans ma boîte crânienne. Il se dissipe enfin et s'en va reposer sur les fonds comme le sable après la tempête. J'entends alors les murmures de la rivière qui roule ignorée en des vaux étranges, ni corbeaux ni anges, mais le vent salubre. Je suis réparé.
Louise, Lili et Mylène qui sont parties dans les bois avec une scie et une pince dans un seau, sont de retour et aménagent la cabane de la mare, creusent des marches de terre sans toucher autour à ce qu'elles appellent la forêt vierge. Je descends Arthur à Ropraz, il a un quart d'heure de retard et ça me fâche, il trouve une excuse de bien faible envergure. Je photographie avant de rentrer les arrosoirs de Ferlens et ceux de Mézières. L'Oldenhorn et les Diablerets sont blancs, les maïs couleur moutarde.

Jean Prod’hom


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Il nous faudrait aujourd'hui mille Henri Calet

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Il a plu des perles toute la nuit sur les velux, je me réveille avec un peu d'anxiété, c'est que nous allons ce matin, Raymond et moi, faire visiter au élèves de la classe 11 et de la classe 6 la mine des Roches et le quartier qu'elle alimente depuis 1842. C'est la dernière grosse source privée du coin, une source bien vivante, une source qui débite plus de 100 litres-minute. Les propriétaires ont changé il y a peu toutes les conduites, de la plaque Menu – du nom de celui qui l'a fondue en 1905 – jusqu'aux Roches, les Meules, la Croix-Blanche, la Dubarde, en Lussy. J'apprends que les propriétaires du Serget ont renoncé à leur part.
Descends une fois encore dans la chambre de partage, une fois encore m'enthousiasme devant cette galerie de plus de 190 mètres creusée entre 1868 et 1872 qui s'enfonce dans la molasse, admire la ténacité de ces hommes, leur inventivité, la bienveillance des autorités communales.

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Le beau temps revient au milieu de la matinée et il fait soudain si bon au soleil. Je mange à midi avec Raymond, sa femme, son fils et son petit-fils à la Dubarde après avoir jaugé le débit de sa fontaine. Il faudrait que je réalise enfin ce petit ouvrage sur l'histoire de cette mine de 1842 à aujourd'hui, j'ai les informations, mais où trouver le temps ?
Sandra est descendue au CHUV avec Louise, tout va bien, les résultats des examens sont bons. Elle part en début d'après-midi à la HEP présenter le programme de l'option spécifique Mathématiques-physique de l'enseignement obligatoire, je reste avec les enfants.
Les filles, je ne les verrai plus de l'après-midi, il n'en va pas de même d'Arthur qui me demande à 15 heures de l'aider. Il doit répondre à des questions portant sur La Main de Guy de Maupassant. On en termine à 18 heures, trois heures pour répondre tant bien que mal à 24 questions. L'intention de l'enseignant était louable et j'en ai profité pour rendre attentif le mousse sur quelques points que j'étais en mesure d'éclairer. Mais si le travail a été si long et si difficile, c'est qu'Arthur et moi, nous avons eu de grosses difficultés à comprendre toutes les questions. On ne s'est toutefois pas plaints, on a engagé notre coeur et toute notre bonne volonté, on a fait des conjectures, on a remis l'ouvrage sur le métier, rien n'y a fait, certaines questions ont résisté. Mais on a fait au mieux, oui on a fait au mieux, si bien qu'à la fin on a eu quand même l'impression de ne pas être complètement idiots. J'espère qu'Arthur saura écouter et sera en mesure de comprendre les explications de son maître quand il aura à corriger ce travail en classe.
Je pense ce soir aux camarades d'Arthur, qu'ont-ils fait cet après-midi, étaient-ils seuls devant ces difficiles questions. Notre école est, je le crains, une école qui ne connaît guère la bienveillance, ni le pardon ; n'y nagent que ceux qui ont appris à nager ailleurs. Je ne crois pas que notre société ait raison de continuer ainsi.
J'ai proposé autrefois, un peu pour rire, un peu pour provoquer, un peu pour de vrai, déposer une plainte à la Cour pénale internationale de La Haye contre l'école qui met trop souvent nos enfants en danger, personne ne m'a suivi. Entre temps, on a inventé un concept qui a bon dos, le concept de résilience.
Décidément, il nous faudrait aujourd'hui mille Henri Calet et mille Combat.

Jean Prod’hom


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Fuir ou prendre les devants

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Il est 7 heures 45 lorsque j'ai terminé mon premier tour, c'est-à-dire conduit aux arrêts de bus Arthur à qui j'ai préparé deux sandwiches, Louise, Lili et Mylène, tous dans la 807 que Sandra me laisse cette année le mardi et le jeudi.

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J'entame alors un second tour, à pied cette fois, par le refuge de Ropraz, le chemin aux copeaux, la Moille au Blanc, avec le désagréable sentiment pourtant que mes soucis me précèdent, et que ce sont eux qui commandent. Je n'aime pas ça, d'autant plus que je sais d'expérience qu'il suffirait que je les précède de quelques pas pour que j'en fasse mon affaire, à la manière du dernier des Horaces survivants, Publius Horatius qui, après s'être enfui, tua les trois Curiaces l'un après l'autre. Je m'avise en passant qu'il y a bien moins de différence que je ne le pensais entre fuir et prendre les devants.
Malgré cette grogne qui ne me lâchera pas totalement, je parviens à rassembler dans une arborescence quelques triolets : Inuit, Mentawai et Korubo ; Arctique, Indonésie et Amazonie ; découvertes, colonisation et mondialisation ; exploitation, domination et tourisme. Pour fêter cela, je regarde la première partie de Nanouk l'Esquimau de Flaherti (1922).
Je prépare à manger et une tarte aux pruneaux. Sitôt rentrée Lili se dépêche de monter dans sa chambre où l'attendent ses playmobil, Louise joue de la guitare comme ce matin avant de partir à l'école. Je les redescends à l'arrêt de bus pour 14 heures 20.
Deux heures sont à ma disposition, je regarde la fin de Nanouk l'Esquimau, une merveille, les premières minutes des Derniers Rois de Thulé (1969) de Jean Malaurie que j'ai visionnés il y a quelques jours. Mets de côté les Premiers contacts avec les Korubo (2000) de Richard Charles Wawman mis à la disposition du public sur Daylimotion, et Rendez-vous en terre inconnue (2006) chez les Mentawaï de Natacha Quester-Semeon. Télécharge pour faire bon poids le Kuessipen de Naomi Fontaine. Me voilà paré.
Louise et Lili reviennent comme des boomerangs à 15 heures 45. La grande prend sa guitare, la cadette enfile ses bottes, ses pantalons, sa bombe et ses gants. C'est une voisine qui l'emmène à 16 heures avec sa fille au manège de Curtilles.
Ramasse Arthur à l'arrêt de bus de Corcelles à 16 heures 28, file au Mont pour y être à 16 heures 45. Y suis à 16 heures 50, c'est une réunion obligatoire autour des examens, elle se termine à 17 heures 15. Me demande à la fin à quoi elle a bien servi. A chacune de ces rencontres il me semble qu'apparaît une nouvelle fuite dans la coque de notre vénérable institution. On a beau écoper, la ligne de flottaison se rapproche du bastingage, le bâtiment pris dans la mélasse s'alourdit, on s'agite sur le pont pour faire bon poids, chacun veut l'alléger et il s'enfonce. Est-il bien prudent de continuer ainsi ?
Pour calmer mon humeur maussade, nous allons, Sandra et moi, faire un tour sous la pluie. Jean-Jacques a dégagé le lit du ru qui se jette dans le Riau. On parle de la reprise scolaire de nos enfants. Descends à Ropraz à 20 heures récupérer Arthur que Sandra a déposé en rentrant du Mont. Il est 21 heures 30 lorsque je ferme les écoutilles. Arthur passe encore à la bibliothèque, il souhaiterait un troisième sandwiche pour son pique-nique, je lui propose une pomme, pas sûr que cela lui suffise.

Jean Prod’hom


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La littérature est lyrique tout entière

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Réveil tardif et déjeuner au soleil, on fête discrètement mais tout au long de la journée l'anniversaire d'Arthur qui a eu lieu officiellement hier. Louise enfourche son vélo et on descend à pied jusqu'à Ropraz, par la Moille au Blanc et la Moille Cherry. Oscar se fait électrocuter en s'approchant trop près d'une clôture. Il restera à mes pieds, servile tout au long de la balade.

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Traverse l'exposition que l'Estrée consacre au peintre et sculpteur Jean Marie Borgeaud. Ne trouve pas le lointain d'où proviendrait ce miracle dont parle Christophe Gallaz dans la plaquette de présentation. Pas tellement en raison de ce qui est montré, mais de mon incapacité à demeurer très longtemps libre les yeux ouverts dans les lieux fermés.
Louise est restée avec Oscar sur la place de jeux, Sandra vient nous chercher devant chez les Moinat. Repas d'anniversaire en fin d'après-midi, au cours duquel Arthur nous avertit soudain qu'il doit proposer pour demain un texte à son prof de français, qu'il devra par la suite présenter. Condition ? Que ce texte soit écrit en français et fasse partie du trésor de la littérature. Le mousse se sent pris à la gorge, 13 ans aujourd'hui, nous aussi. Comment aider notre petit ? Dhôtel, Alain-Fournier, Victor Hugo, Tournier,... ? On discute avant d'arrêter la chose suivante : Arthur proposera à son maître Le dernier jour d'un condamné et nous lirons ensemble Les Misérables. Je me demande bien comment ont fait les camarades d'Arthur et leurs parents.
J'essaie, avant de boucler cette journée, de fixer les raisons pour lesquelles il conviendrait d'affirmer que la littérature est lyrique tout entière, et toute écriture un chant. Hymne au courage qui, d'un coup d'aile, ferait passer l'esprit sur l'autre rive, à côté, afin qu'il s'établisse résolument dans le langage, lequel sans lui se retournerait comme un ongle incarné. Je m'arrête là.

Jean Prod’hom


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Oberaargau

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On part du Riau dans la nuit, les filles se blotissent dans la 807 sous la couette qu'elles ont emportée. Je somnole tandis que Sandra conduit, ouvre les yeux trois fois : j'aperçois près d'Avenches des coulées de sang, rouge, rose, orange, violet, mêlées à un peu de gouache qui a coagulé, elles recouvrent au nord-est une large bande de ciel qui déborde sur l'horizon. Entre Berne et Soleure, une lumière blafarde a jeté son sort bleuté sur la plaine de l'Aar qui fume, des brumes rampantes et inodores dont on ignore la provenance se mêlent à l'haleine de la rivière, et toute la campagne devient un champ phlégréen, froid et humide. A Rothrist enfin, lorsque les travaux présidant à l'installation du jour sont terminés, le soleil fait son entrée avec une telle violence qu'il m'oblige à baisser les paupières sur mes yeux à peine ouverts.
Sitôt arrivé à Vordemwald, je file à Langenthal acheter des pâtisseries pour faire taire nos appétits. Arthur reconnaît les zones avec Jean-Daniel. Sandra et les filles se promènent avec Oscar dans les bois un plus loin.
Il y a longtemps qu'il n'avait pas fait beau à Vordemwald, il y a du monde dans les travées, c'est la dernière course de la saison. Les filles naviguent entre le chien et la course d'Arthur. Sandra accompagne celui-ci de zone en zone, je vais de mon côté voir ce qu'il en est des arrosoirs dans les Friedhof de l'Oberaargau. M'arrête à Strengelbach, au Bergli de Zofingue, à Rothrist enfin.
Arthur est un peu déçu au terme de sa course, il termine troisième, des erreurs impardonnables, dit-il. Il remporte pourtant la Coupe suisse avec un bouquet de fleurs, une enveloppe qui lui permettra de faire quelques achats dans un magasin de sports et un guidon pour son vélo, en carbone. Solide au toucher, mais si léger qu'il provoque un inévitable malaise. On ne défie pas impunément la loi des genres, le bec d'acier de l'aigle ne saurait être aussi léger et doux que le duvet de l'aiglon.
Nous sommes naturellement un peu fiers, mais nous aimerions surtout que le mousse ne se mette pas dans l'état qui est le sien lorsque tout ne va pas comme il le désire. C'est ainsi que l'on progresse, dit-on, je l'espère.
Les mœurs des trialistes mériteraient d'être étudiés, il y a naturellement le passage de catégorie en catégorie, réglé par l'âge et les performances, mais il y a aussi le tout venant des rituels qui stabilisent la vie sociale des groupes et la vie affective des individus. Ainsi, dans le monde du trial, c'est lorsque on quitte la catégorie des cadets et qu'on accède à celles des juniors, des masters ou des élites que les vainqueurs attirent à eux la demoiselle chargée de leur remettre une coupe ou un bouquet de fleurs et l'embrassent. Plus tard, lorsque l'amie du pilote est considérée comme une fille sérieuse – par ses parents ? – et leur relation comme une relation prometteuse, le champion est amené à donner à sa demoiselle la permission de porter dans un petit sac à dos sa pompe à vélo, la trousse des réparations urgentes et une bouteille d'eau qu'elle lui tend après l'effort. C'est elle encore qui est autorisée à redresser le vélo que le pilote a laissé à terre pour aller chercher au plus vite la carte de contrôle qu'un commissaire vient de mettre à jour. Alors les parents qui avaient accompagné leur fils jusque-là se demandent soudain s'ils ne sont pas un peu de trop, laissent filer entre leurs doigts leur champion, sourient, mal à l'aise, sans perdre de vue pourtant la donzelle. Peut-être qu'il reviendra.
L'autoroute qu'on aperçoit sous le pont est saturée, on décide d'emprunter la route cantonale jusqu'à la première pizzeria. On en trouve une peu après Olten dont on sort à 21 heures, c'est la pizzeria Fulmine tenue par des gens vraisemblablement endettés, voici : on leur demande s'ils peuvent préparer pour nos filles une pizza réduite et une petite assiette de spaghetti. Chose promise chose due. Pourtant, au moment de régler l'addition, je constate que les prix n'ont pas été rabotés. Je demande une explication au patron qui s'éloigne pour réfléchir. Le sommeiller qu'il dépêche m'explique peu après que, s'ils peuvent aisément réduire le contenu des assiettes, il leur est tout simplement impossible de réduire leurs prix. Je ne comprends pas bien, lui non plus, mais il nous remercie, nous aussi.
Lili et Louise dorment dans leur couette jusqu'au Riau, je souffre pour elles avant d'y être, lorsqu'elles devront rejoindre leur chambre.

Jean Prod’hom

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A Bottens, ils ont tout fait à double

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Une femme est penchée sur la tombe de sa mère dans le cimetière catholique de Bottens. Je la salue, elle ne semble pas pressée, on parle de la réforme dans la région, de l'intelligence des habitants mais aussi de leurs divisions. A Bottens, ils ont tout fait à double, deux églises et deux cimetières, deux écoles jusqu'en 1969, longtemps deux cafés, deux épiceries et deux laiteries. L'orpheline parle doucement, non pas tellement par crainte que son père ne l'entende, mais pour ne pas le déranger. Sa mère a été la première femme à voter dans le canton de Vaud, c'était en 1959 à l'occasion d'une élection partielle. La télévision et les journalistes qui l'ont interrogée ont immortalisé la scène. On parle encore, avant de se quitter, du vieux curé de Poliez-Pittet, un prêtre dont on ne retrouve pas le nom et que j'ai rencontré à plusieurs reprises il y a une quinzaine d'années. Un veuf passe en coup de vent, un chien en laisse, arroser les fleurs de la tombe de sa femme.
Dans le cimetière protestant, au bout du village avant de redescendre à Malapalud, une veuve protestante entretient la tombe de son mari, j'hésite, pour plaisanter, à faire un signe de croix en la croisant. Renonce, tout n'est pas oublié malgré les dénégations de chacun.
Mange sur la terrasse du Lion d'Or à Montricher, une bande d'artistes y débarque, engagée pour un mariage qui aura lieu dans l'après-midi sur la route du Mont-Tendre. Ils finissent par parler, comme tout le monde ici, de la Maison de l'Ecriture. L'un d'eux se propose d'envoyer son CV, on ne sait jamais, les autres viendront le voir aux frais de la princesse.
Montricher est constitué de trois parties, le Grand faubourg et le Petit faubourg qui encadrent le Bourg que dominent l'église et les ruines du château. De larges terrasses orientées sud-sud ouest s'ouvrent sur une vague qui ondule jusqu'au lac. Je penserai tout au long de l'après-midi à Dhôtel et à la Grèce.
Il avait 26 ans, il marchait au milieu de la route au centre-ville de Genève, il s'est fait embarquer par la police dans un hôpital psychiatrique du côté du Salève, il n'en est jamais vraiment sorti, troubles bipolaires, dit-il, ça dure depuis vingt ans. Cet homme gavé de médicaments et qui visiblement souffre m'embarque dans un délire dont je ne perçois pas tous les carrefours, t'es un vert toi, vert ça passe, orange tu rouges, je lui offre une eau minérale sur la terrasse de l'Hôtel des 2 Sapins. Je le recroiserai à mon retour du Mont-Tendre, près de la salle des fêtes où se déroule le mariage. Il est l'un des innombrables invités, il rayonne dans le parking coiffé d'un chapeau de cow-boy.
Vais et viens dans le village, monte jusqu'à la Maison de l'Ecriture, il y a encore un travail considérable, son ouverture est prévue pour juin 2013, je tiens cette information d'un employé de l'hôtel des 2 Sapins qui accueille à midi les employés qui y travaillent. Je passe au cimetière, entre dans l'église, photographie des fontaines, descends à la gare du BAM.
Rentre enfin, il est près de 18 heures, par Cossonay, Villars-Lussery où je discute avec un employé agricole de Montricher, qui me reparle évidemment de la Maison de l'Ecriture, du passage des semi-remoques chargés des nobles matériaux, de l'argent dépensé. Mais au fond il s'en fout, c'est pas son truc, il préfère regarder les chevreuils avec ses jumelles. M'arrête encore avant de rentrer à Daillens et à Saint-Barthélémy pour une belle moisson d'arrosoirs in situ.

Jean Prod’hom


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Lui livre alors ma tête sur un plateau

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Il y a eu le levant qui a n'a pas résisté à la poussée du levant, il y a eu la nuit qui a fui et le jour, il y a eu les draps tendus du ciel. La mine ensuite.
Passe à 16 heures une bonne heure avec un collègue pour anticiper ce qui pourrait être ou n'être pas, et nicher là, malgré tout, justement, ce qui pourrait être. On a réussi, je crois, à ne pas nous faire trop d'illusions, induire le maigre nécessaire. On s'est promis de l'entreprendre avec sérieux, sans rien dire, sans nous prendre nous-mêmes trop au sérieux.
Murielle, comme c'est curieux une bibliothèque en fin d'après-midi, comme c'est curieux une bibliothèque sous clef, curieux une bibliothèque vide, une bibliothèque dont on ne voit plus les livres mais le jour promis !
Il est près de 18 heures lorsque je quitte le collège vide, avec le sentiment d'en avoir terminé avec quelque chose dont je sais bien peu.
Au Riau, avant même le seuil, Louise me demande si je devine le résultat du travail que sa maîtresse lui a proposé autour des verbes les plus usés des langues indo-européennes et qui continuent à hanter nos existences : être, avoir, aller, faire et dire, au présent, à l'imparfait et au futur. Je le devine, son sourire la trahit, nous jouons alors un instant au chat et à la souris. Nouvelle chorégraphie autour de son travail d'orthographe, la demoiselle sourit encore, je feins de ne rien comprendre, elle insiste, lui livre alors ma tête sur un plateau. Ce n'est pas tout, elle m'annonce triomphale que son affût a débouché sur l'arrestation de la souris qui courait dans la chambre de Lili, je l'embrasse.
J'entre enfin et prends acte de la fin de la semaine. Maison silencieuse, Arthur devant l'ordinateur, Lili et Mylène dehors dans leur cabane près de l'étang. Je prends la mesure de cette vacance, respire, n'y crois pas.
Descente éclair en début de soirée au Mélèze où le club du Passepartout reçoit son champion du monde. David raconte sa course en Autriche sous l'oeil avisé de Jean-Daniel qui l'a accompagné des années durant jusqu'à ce formidable exploit. Jean-Daniel raconte dans sa langue le contrepoint. On applaudit, la nuit tombe, il fait cru. Tout le monde se met à l'abri, sauf Arthur et moi qui remontons à Corcelles.
Lili et Mylène regardent Shaun le mouton dans les combles, Louise est couchée en chien de fusil, elle écoute des airs de guitare que son maître a enregistrés, je regarde son visage, les yeux fermés, me réjouis d'une relation dont je ne sais rien, de la passion qu'ils partagent. J'aurais voulu occuper la place de l'un, la place de l'autre, une place qui fut mienne à mon insu, je m'en souviens. Comme la vie est parfois bonne !
La souris est morte, Lili et Mylène dansent, il est passé dix heures.

Jean Prod’hom


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A l'est des brumes filassent

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A l'est des brumes filassent, elles se sont donné le mot et s'attardent tout autour d'anciennes dépressions alpines dans lesquelles le temps patauge. On dirait les restes d'une catastrophe dans un monde ouvertement désert.
À l'ouest le soleil coule sur les tuiles des toits du pied du Jura, la vie prend son sillage avec, sur les côtés, des vieilles qui se rendent à la hâte jusqu'à la laiterie, sur des routes sans trottoir, rasant les murs, leur crainte tenant à bonne distance de rares véhicules qui ne s'arrêteront pas. Il y a aussi des vieux qui traversent le bourg et que saluent du haut de leur tracteur de jeunes paysans. Ils se retrouveront tous, comme chaque jour, à 9 heures au café.
Je n'aurai droit ni à l'est ni à l'ouest, m'enfile dans le lard de la terre, sans frontale, pour n'en ressortir qu'à 16 heures.
Passe en rentrant par Villars-Tiercelin. J'escomptais que le cimetière serait près de l'église sur la route de Montaubion-Chardonney. Trouve bien l'église mais pas le clos des morts qui se situe, je me suis informé depuis, sur la gauche de la route qui mène à Poliez-Pittet. M'arrêterai finalement au cimetière de Peney, lui aussi loin de l'église, petite récolte : deux arrosoirs près d'un bassin de fort mauvais goût. Je rentre par le Moulin de Peney désert à cette heure. Plus loin, la porte du garage de la maison dans laquelle j'ai vécu de longues années est ouverte, je ne vois personne, les propriétaires ont soigneusement enlaidi les lieux.
Au Riau les filles jouent, Sandra est descendue avec Arthur à Ropraz, elle remonte boire un thé avec la maman d'un membre du club. Je descends à pied avec Oscar par le Torel, coupe à travers les champs de chaume qui penchent vers la Bressonne.
Lili a perdu une dent, celles de Brenleire et de Folliéran, elles, sont recouvertes d'une fine couche de neige, les sommets à l'arrière du Lac Noir aussi ; les Dents du Midi sont blanches pour la première fois cette année. Plus à l'ouest de gros nuages brassent de l'air et confondent les alpes de Savoie. On entrevoit pourtant un bout de ciel bleu du côté de Genève, tendre, un lac renversé que le soleil et la bise étendent jusqu'à la mer. Les contreforts du Niremont sur le collet desquels les brumes s'attardaient ce matin se sont ébroués, et le temps qui pataugeait jusque-là s'est mis à remuer ciel et terre pour disposer avant que la nuit ne tombe d'un instant pour recevoir l'or qui coule du creuset des vallons.

Jean Prod’hom

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Un peu d'eau se mélange à la nuit qui s'éclaire

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Je pars du Riau alors qu'un peu d'eau se mélange à la nuit qui s'éclaire, pour terminer au collège ce que je n'ai fait qu'entamer la veille. Des grenouilles et des feuilles, mortes bientôt, miroitent sur le bitume détrempé, j'évite les premières, pas les secondes qui recouvrent en tourbillonnant cette sotte espérance d'une interminable belle saison. Quelque chose s'est retiré ce matin.
Je m'avise, une fois encore, que les soirées des adolescents sont longues et que certains attendent avec un certain bonheur l'école du lendemain pour se reposer enfin et se remettre de ce qui les a tenus éveillés jusqu'à tard dans la nuit. Et quand je m'étonne de la brièveté de leur sommeil, ils hochent la tête pour demander un peu de compassion. Les plus crânes sourient en me prenant à parti : mais enfin, vous avez connu tout cela, n'est-ce pas ? Vous comprenez ? Je comprends un peu.
Je tente à 10 heures de soulever la paupière de ceux qui sont encore endormis en leur parlant de l'idée de substance, de ce qu'on dit et de ce qui se dit à travers nous, de la fragilité de nos identités, espérant par ces interrogations naïves faire tache d'huile et les relancer sur une voie qui pourrait être la leur. Mais est-ce le bon moment de leur parler ? Trop tôt ? trop tard ? Mais alors quand ? Celui qui le veut ne fera-t-il pas sien, quoi qu'il advienne, ce qui lui revient de la tradition ?
Je termine la matinée avec l'impression que bien peu d'adolescents profitent de l'école telle qu'elle est aujourd'hui. Oui, ils sont au chaud quand il fait froid, à l'abri quand il pleut, en compagnie lorsqu'ils ont un chagrin. Mais cela suffit-il ? Je remonte au Riau.
Passe une bonne partie de l'après-midi à bidouiller des fichiers Adobe Digital Editions. J'obtiens partiellement ce que je souhaitais, des fichiers ePub sans DRM, lisibles sur iBooks, de Jeannot et Colin, Derborence et L'Ardent Royaume. Je dois m'avouer vaincu lorsqu'il s'agit d'écrire un script qui me permette de virer le DRM à partir de Terminal, comme je l'ai lu dans un forum.
Elsa a passé l'après-midi avec Louise, nous avons réservé, Sandra et moi, un vol Genève-Naples et un appartement sur la via Toledo, j'ai entendu quelques accords d'accordéon, on n'a pas su piéger la souris qui est dans la chambre de Lili qui dormira dans la chambre d'Arthur.
Les pommiers se sont alourdis, ce sont leurs branches qui les soutiennent du bout des doigts. Les températures ont chuté, la neige est annoncée à 1700 mètres demain, les verts ont terni. Je vois arriver avec circonspection ce temps où la neige recouvrira le rouge, le jaune et le praliné des ronces, des feuilles des tilleuls et des foyards, il me faudra alors à nouveau charger le poêle tôt le matin. J'ai beau chercher ailleurs, il n'y a rien, personne sur les places de jeu, les tracteurs ne pénètrent plus dans les champs détrempés, les arrosoirs traînent dans les coins des hangar, rien, pas même un poème de Verlaine. Rien, sauf la respiration silencieuse des enfants qui dorment, le rouge des sorbiers et le mouvement de la mer en avril au pied de Santa-Lucia.

Jean Prod’hom

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Veillait une tête de chevreuil à l'oeil luisant

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J'aperçois de loin, près du refuge de Ropraz, un cueilleur de champignons habillé tout de blanc. M'étonne d'un tel accoutrement. Il me lance de loin qu'il a déniché quelques bolets. Je comprends un peu plus loin en lisant les inscriptions sur un petit bus parqué derrière le refuge, l'homme est à la tête d'une petit entreprise de peinture et de papier peint sise près de Bussigny. Je m'assieds contre un foyard, le même que hier, et termine la lecture de L'Ardent Royaume. Impossible de copier dans Adobe Digital Editions, j'use donc de mes deux doigts.

Ils avaient déjeuné à l'Hôtel de la Gare, l'après-midi avait passé très vite et maintenant, sur le chemin du retour, ils s'étaient arrêtés à l'auberge des Champs, à Donneloye, au sommet de la vallée de la Menthue scintillante de neige.
Ils s'étaient assis près de la porte, ils buvaient du vin blanc. ils mangeait du jambon qui craquait sous la dent avec la croûte du gros pain. les lampes n'étaient pas allumées. A la paroi, juste au-dessus d'eux, veillait une tête de chevreuil à l'oeil luisant dans lequel couraient les couleurs orangées du crépuscule. Le mufle noir avait l'air encore humide de salive, la narine frémissait, la mâchoire tremblait, l'animal allait s'arracher du mur où il avait passé la tête un bref instant par curiosité drolatique, voilà, il allait rejoindre la campagne magique sous la neige où criait déjà la chouette, où s'égarait le vent d'hiver dans la dernière lumière du jour.
La tête demeurait immobile, le feu du couchant dans ses yeux de verre. ils étaient seuls. le patron était allé soupé à la cuisine. les rares autos du carrefour ne s'arrêtaient pas. Une lumière de soufre engluait toute chose dans sa phosphorescence. A cette heure tout était possible... des gouttes d'argent liquide brillaient sur les carafes, au comptoir. Les bois du chevreuil dardaient leurs couteaux d'os au plafond.
Ils avaient fini leur jambon dont la graisse luisait au bord de l'assiette fendillée. le vin était frais. Au-dessous des sapins s'allumaient les petites étoiles blanches dans le ciel saumon. Un ahuri à la blouse couverte de neige était entré en traînant les pieds, quand il avait commandé son vin sa grosse lèvre avait claqué sur ses gencives. Un benêt cueilleur de champignons, l'automne, à la pleine lune ? Un vieux de l'hospice ? Un Gaspard Hauser archaïque portant dans sa musette les lichens et les limaces de ses philtres ?


Ils étaient revenus à Donneloye au-dessus de la vallée. le soir faisait flamber les crêtes. des milliers de petites bulles montaient dans leur verre de bière. Comme toujours, les yeux de verre d'un chevreuil à la paroi luisaient entre la fenêtre et la lampe, et le bouquet de fleurs en papier du Nouvel An s'empoussiérait sur l'étagère du comptoir derrière les boîtes de cigares.
Une tranquillité bleue et rousse rafraîchissait les corps et les coeurs. La beauté des choses dans cette lumière crépusculaire était un trésor multiplié sur les tables, aux murs, aux carreaux des fenêtres dont les rideaux tout à fait immobiles tombaient, neigeux, comme des stalactites phosphorescentes, cependant que le regard du chevreuil, les verres, les miroirs brûlaient de feux courts chaque fois que l'un des bonzes à la bouche fendue par un rire silencieux ou le patron rouge au comptoir craquait une allumette et l'approchait en tremblotant d'un cigare imbibé de salive septuagénaire.
Affalés à la table du fond, trois initiés rigolards hochaient leur tête plissée et chauve à la certitude des séries de petits alcools blancs à absorber cette soirée encore comme tous les soirs que Dieu fait.
Soudain M
e Mange avait compris que la vie ne pourrait jamais être meilleure que ces jours et qu'à cette minute. Non, jamais la paix ne serait plus étale, la joie plus fine, la pensée plus claire, le pays le plus ample et plus plein, les nourritures mieux liées au monde. Jamais la tendresse de Monna ne serait plus vraie pour lui. Jamais leur plaisir ne brûlerait plus profond. Ils se connaissaient depuis cinq mois. En cinq mois, Me Mange avait reconnu le mystère de Monna, avait appris à sonder, à parcourir ses terres dans l'angoisse et dans la douceur. Mais voici que s'ouvrait un temps égal qu'aucun autre nouveau règne ne vaudrait jamais. Il fallait le savoir et s'en montrer digne. Un commandement impérieux l'exigeait : la terre promise commençait ici, entre ce village silhouetté dans la douceur mauve et la rivière où sautaient les truites dans leurs nappes de cuivre fondu. A cette heure les premiers fantômes se mettaient en marche entre les sources et les chênes. Oui, ici s'ouvrait la terre promise : bois des pentes, châtaigniers de collines, vergers, pâtures, fermes aux longs toits pour couvrir l'ampleur des habitations, étables chaudes, écuries où craquait le foin plein de fleurs sèches dans la mâchoire des juments.

Je sors de la bibliothèque La Grande Beune.
Des souris sont en train d'établir leurs quartiers dans la maison. Il va falloir après avoir fait le taupier faire le dératiseur, une activité que je fais avec moins d'entrain. Pose un piège dans la chambre d'Arthur, un autre dans celle de Lili. Il y a des copeaux de je ne sais trop bien quoi dans un angle de l'entrée percé de plusieurs trous de souris. Je crains qu'elles n'aient colonisé la cavité sous les escaliers. Place à la fin deux pièges dans la chambre de Lili en raison de la présence attestée d'une souris que j'abandonne à ses instincts derrière la porte fermée.
Cherche au galop quelques images sur le net pour introduire demain la notion de discours rapporté avant d'emmener sitôt rentrées de l'école Lili et I. à Curtilles.
J'ai une heure à disposition pour baguenauder dans Lucens que je traverse en direction de Pra la Mort, loin du centre sur la route de Villeneuve. Bel ensemble d'arrosoirs.
L'orage gronde lorsque je rentre sans que la pluie ne fasse à la fin autre chose que noircir le sol et les pneus des voitures le bruit que fait le quart de boeuf lorsqu'on le jette dans l'huile bouillante pour le saisir. Je m'arrête sur la belle terrasse du café du Poids avant de reprendre les filles fiérotes d'avoir fait du galop dans le manège. Au Riau la chasse aux souris continue, on manque celle que Lili héberge contre son gré.
Comptais lire en fin d'après-midi Jeannot et Colin. J'écris en lieu et place ces notes avant de descendre à Ropraz récupérer Arthur. Je m'arrête et laisse la fin de journée à son erre.

Jean Prod’hom


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N'aurai pas vu grand chose

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N'aurai pas vu grand chose tout au long de la journée, l'alignement des élèves dans les classes excepté qu'il m'est toujours plus difficile d'accepter. Et pourtant dehors le ciel est bleu et la chaleur ardente. Les architectes, bien sûr, répondent à l'air du temps, mais qui donc leur demande de réaliser des bunkers pour culs-de-plomb ? Le lobby des vendeurs de matériel scolaire ? Il faut savoir en effet que les tables – qui semblent lestées de plomb – coûtent plus de 700 francs la pièce. Tout cela semble normal, c'est dans le budget, mais je m'étonne qu'on ne trouve pas un sou pour mettre une tablette ou une liseuse à la disposition de chaque élève, libre alors d'aller de son côté.
A ce propos, j'ai voulu commander aujourd'hui 27 exemplaires du Derborence de C.F. Ramuz. Payot Lausanne m'indique sur son site que l'ouvrage est indisponible dans les éditions Poche Grasset & Fasquelle (13 francs 90). Je vais voir ailleurs. Amazon n'en a que 6 exemplaires en stock (9 francs 20). Pas suffisant, il m'en faut 27 ! Une solution, se tourner vers l'édition numérique. Le Derborence de C.F. Ramuz est en effet disponible chez Grasset digital au format epub, à un prix qui varie de moins de 7 francs à plus de 10 francs.
Mais peut-on décemment demander aux parents des élèves de faire cet achat si leur bambin ne dispose pas d'une liseuse ou d'une tablette ?
J'ai commandé en désespoir de cause 27 exemplaires de Où es-tu de Marc Levy qu'Amazon a en stock. Il nous faut repenser au plus vite la page A4, le livre, la table, la chaise, la classe, les bâtiments scolaires, et bien sûr l'école. Mais quand et avec qui ?
Je n'aurai pas atteint des sommets aujourd'hui, je m'en rends compte ce soir en jetant ces notes. Petite journée donc rythmée par des ratés, d'avoir oublié au Riau le pique-nique que je m'étais préparé pour midi et dans une classe l'appareil de photos qui ne me quitte pas. Je mange donc orphelin sur la terrasse de la Châtaigne et me contente de mon iPhone.
Je ne tarde pas à 15 heures 30, fais quelques photocopies pour mercredi et rentre. Arthur et Sandra travaillent en bas en silence, je sors avec Oscar.
En direction du bois situé au nord du pré de la Moillette, un bois où autrefois les chanterelles d'automne pullulaient. Trop sec aujourd'hui. M'assieds dans l'herbe et lis la seconde partie de L'Ardent Royaume, m'étonne que Grasset qui met en vente cet opus au format epub ne s'offre pas un correcteur pour ajouter un espace entre des mots soudés pour des raisons que j'ignore. Ces accouplements contre nature se comptent pas dizaines et dérangent passablement la lecture.
Longe la lisière d'un champ de maïs, rien de dépasse, à l'image de ma journée.
Françoise est à la véranda, les cheveux flambant neuf, le sourire dans tous les sens, la retraite semble ne pas l'effrayer. Les filles rentrent d'Oron avec Suzanne, le maître a donné à Louise une masse de travail qui la réjouit. Lili est plus discrète sur sa leçon de piano. On mange dans une agitation propre au premier jour de la semaine, une agitation à laquelle le sommeil donnera la seule réponse sensée

Jean Prod’hom


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Rêve à l'aube

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Mauvais rêve à l'aube, je passe un examen en même temps que certains de mes élèves et sur le même sujet. A l'inverse d'eux j'ai tout oublié, autant les livres sur lesquels on va m'interroger que ce que je croyais savoir. J'essaie sans succès d'éviter cette épreuve vers laquelle je suis inexorablement conduit. J'entre les mains vides dans un local qui a l'allure d'une salle de tortures, l'examinateur m'attend très loin au fond de la salle, il a l'allure d'un prêtre, c'est Daniel Christoff, ce prof de philo qui avait tenu à me remettre le prix Nessler au terme de mes études universitaires avec les mots suivants : pour l'indépendance de sa réflexion philosophique. Savait-il que l'indépendance qu'il croyait déceler dans mes travaux était d'abord liée à mon incompréhension, voire mon incompétence. Voilà donc où cette affaire m'a mené, à en savoir aujourd'hui moins que hier. Lorsque j'aperçois des philosophes je passe au large, bien au large, évitant de m'expliquer sur tout cela. Je me réveille avant que l'étrange individu ne m'interroge. Libre enfin, les mains dans les poches mais les poches vides, condamné à recommencer.
Fais un grand tour sous le soleil, puis très vite à l'ombre. Trouve un foyard pour remplacer les épicéas dont la résine a laissé des traces sur une grande partie de ma garde-robe devenue irrécupérable. Lis la suite de L'Ardent Royaume, attentif à cette topique des voix – des perspectives et des tonalités – qu'articule une voix muette, la voix narrative qui les conduit en un tiers lieu, en une simultanéité jamais atteinte, imaginée, qui n'appartient peut-être qu'à la musique et au réel.
Je constate qu'Oscar a trouvé son bonheur ailleurs, une voisine lui donne des biscuits par poignée. Faudra trouver une solution pour éviter qu'Oscar fasse une crise d'identité ou un conflit de loyauté devant la double orientation de son éducation.
Etude cet après-midi, les enfants font leurs devoirs de la semaine prochaine accoudés à la même table, ils vaquent à leurs occupations ensuite, je fais une tarte, Arthur réveille son blogue qui dormait depuis deux mois, lui trouve un nouvel identifiant et lui joint un beau slogan Le petit campagnard | Coupons du bois et passons l'hiver. Louise, elle, baigne Oscar. On décide de préparer un apéro pour le retour de Sandra prise dans les bouchons de la vallée du Rhône. En attendant son retour on va faire un grand tour en forêt, on tente une éducation collective d'Oscar, il y a à faire encore, pas sûr qu'il comprenne l'essentiel. Sandra rentre enchantée de Saint-Luc, à neuf heures les enfants sont au lit.

Jean Prod’hom


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CVI

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- Oh ma petite Louise, tu as encore tout le temps, tu es toute verte, pas encore mûre.
- Ben toi t'es jaune et t'es fané.
- Pas fané mais déjà fané, corrige Lili.
- C'est débile, dit Louise, si t'es fané, t'es déjà fané, c'est logique.

Jean Prod’hom

L'Auberge du Lion d'Or

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Sandra s'en va tout à l'heure avec des amies à Saint-Luc. L'été est revenu, j'ai réfléchi à l'invitation que m'a faite Romain hier, en dis quelques mots à Sandra lorsqu'on descend de la Moille au Blanc, elle m'encourage à mettre le pied dans l'affaire. Pourquoi pas si on accepte que je la rejoigne avec les moyens qui sont les miens et une idée qu'il me siérait de filer quoi qu'il arrive. J'ouvre donc un dossier que j'intitule Journal d'une résidence.
Quelques hirondelles viennent me saluer devant la bibliothèque, ne sais pas trop quoi en penser, elles volent bas et semblent agitées, décide finalement de m'en réjouir. Arthur travaille dans sa chambre, il s'y était engagé hier devant le zoo de Servion ; mais dans son lit, ça ce n'était pas prévu.
A l'instigation de Louise qui a sorti de la sous-pente les caisses de lego, les grandes manoeuvres ont commencé au fond du couloir, j'ai mis au four une tarte aux pruneaux, me voici libre jusqu'à midi. Prends plus de temps que prévu pour télécharger L'Ardent Royaume que Jacques Chessex a écrit à l'Auberge du Lion d'Or de Montricher, c'était en 1974, ou 1975, Chessex y séjourna 6 mois. Arthur m'aide à importer ce récit sur l'IPad, en usant de Bluefire Reader qu'il faut d'abord télécharger. Et ça marche. Il me regarde de haut, j'en suis ravi.
Je lis lis les premières pages, l'action se déroule dans un café de la vieille ville de Lausanne, la Pomme de Pin. J'y ai poussé à plusieurs reprises la nuit jusqu'à ses derniers retranchements, on le croyait, alors que que l'université s'apprêtait à quitter le centre ville pour le ghetto du bord du lac et que nous avions vingt ans. Jacques Chessex écrit donc à l'Auberge du Lion d'Or de Montricher L'Ardent Royaume, un récit qui a pour cadre le restaurant de la Pomme de Pin dans lequel Raymond Mange rencontre Monna... Hâte de lire la suite.
David est champion du monde en Autriche. On se réjouit, je pense au travail qui a précédé cette victoire, aux sacrifices des uns et des autres, à l'engagement de ses proches, à son entraîneur. La presse n'en parlera pas ou trop tard. Dommage.
On mange à la véranda, 26 degrés dehors. Arthur et Louise vont promener Oscar pendant que je range la cuisine et prépare les affaires de bain. Une heure de route avec les fenêtres ouvertes, la Dent Favre, le Petit et le Grand Muveran derrière un rideau de soie, les enfants sont agréables. Du monde aux Bains de Lavey, des familles, des amoureux, des abonnés, et une petite fille handicapée qui intrigue les enfants mais dont on ne parlera finalement pas. Louise et Lili ont compris qu'il est souvent préférable de ne rien dire d'autant plus que tout est dit.
On s'arrête au retour aux Tramways d'Epalinges, du monde en pagaille, il faut attendre, on fait l'état des lieux : plus de cent trente clients, trois serveurs, trois cuisiniers et un pizzaiolo, deux personnes au buffet, une autre à la plonge, le patron est absent.
Je sors Oscar, il est comme un morceau de charbon dans la nuit, des jeunes gens ont fait un feu à la Moille au Blanc et ont dressé une table. Je crois bien qu'ils ne nous ont pas vu passer.
Louise va se coucher, Arthur regarde Demain ne meurt jamais sous les combles, Lili Joue-la comme Beckham à la bibliothèque. J'écris ces notes puis reviens à Montricher, à l'Auberge du Lion d'Or, à Mange, à Chessex, à la Pomme de Pin et à Monna.

Jean Prod’hom

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Ma tête est un rucher

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C'est un pré où les sorcières se réunissaient autrefois, le doute les a fait fuir. Il reste ce matin une immense mer de brouillard, avec des fantômes évidés à la lisière du bois qui retiennent par la main leurs souvenirs faméliques.
Les survivants ont déserté l'endroit, ont pénétré plus avant dans la nuit d'où ils ne sortent que les soirs de lune noire. Les moins courageux ont établi leur campement dans les quartiers calmes et oubliés de la raison et les zones muettes du langage. Ils mêlent jusqu'à l'épuisement leur venin à nos certitudes.
Rendus aveugles par nos triomphes provisoires, nous les croyons à notre merci. Ne nous méprenons pas, il nous faudra tout recommencer, repartir, repartir de rien, réveiller derrière chaque arbre le fantôme qui en est l'âme.
Je sors épuisé de cette semaine au cours de laquelle j'ai placé quelques pièces de la partie que je vais jouer cette année. Ma tête est un rucher, je m'endors contre un épicéa et rêve, je n'ai rien sur le coeur, rien dedans, des fantômes sommeillent à mes côtés. Je suis un cerf-volant dans le ciel, à peine une rêverie, le dedans déplié, double contact avec le vent.
Je reviens de loin mais j'ignore d'où, ne veux pas le savoir, ne saurais le dire. Rien à dire non plus d'ici, on ne pourrait en effet en parler que d'ailleurs et j'en viens. L'écriture est cet ailleurs qui nous conduit où nous ne sommes pas, là où nous attend le revenir, le revenir écrire ce qui s'accomplit hors de soi.
Sandra nous quitte pour passer la soirée avec des amies. Nous sommes, les enfant et moi, invités à Servion, chez Guillaume qui fête la nouvelle enseigne de sa petite entreprise de menuisierie- ébénisterie. Beaucoup de monde. Je finis par retrouver les filles qui jouent dans la nuit, on rentre. Pendant qu'Arthur et moi sortons Oscar, les filles se mettent au lit, elles dorment lorsque je vais les embrasser.

Jean Prod’hom


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Je lui avais apporté une bouteille de blanc

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Je lui avais apporté il y a trois ans une bouteille de blanc, il l'avait mise au frais dans la fontaine, on s'était promis de nous revoir le lendemain pour la boire, ou le surlendemain. Trois ans ont passé, la bouteille n'est plus dans la fontaine.
Il est midi et demi, Raymond fait la sieste, son petit-fils l'a averti que je passerai. Il a comme toujours le sourire aux lèvres, immédiatement d'accord de nous faire visiter la chambre de partage de la mine des Roches. On sort nos agendas, dans quinze jours. C'est promis, j'amènerai une autre bouteille. Je photographie deux tableaux de sa maison avant qu'on ne se quitte, je reprends les cours à 13 heures 10.
Je fais quelques modifications sur le site de l'école, dans la précipitation, je dois être à 16 heures 45 à l'arrêt de bus sous le Torel, mais un convoi exceptionnel ralentit ma course, et puis des ouvriers remplissent de bitume les nids de poule que le gel et le dégel creusent chaque hiver entre Corcelles et la route de Berne. J'arrive un peu en retard, les filles ne m'en veulent pas.
Je m'inquiète en feuilletant le journal local de la multiplication des coachs de tout acabit, sous-produits de l'orientation psychologisante de la société. Leur jargon me sidère :

Force mentale apporte l'énergie d'activation nécessaire au transfert des forces mentales conscientes et inconscientes des deux parties de l'être : L'acquis et l'inné. Force Mentale agit donc telle la clé de voûte qui, réunissant les deux parties de l'arche, permet de supporter des poids considérables en étant entièrement autonome et sans artifices.

Les coachs sont partout et s'occupent de tout, prennent en charge aussi bien des gens qui viennent de nulle part que leurs voisins de palier, s'autorisant ce qu'autrefois des études longues et difficiles interdisaient. Les psychanalystes avaient appris à faire du silence une vertu par la grâce de laquelle l'analysant était susceptible de remettre la main sur sa vie. Les coachs, les consultants et les conseillers mettent la main sur la vôtre, ils néologisent avec la certitude qu'ils suffit d'être capables de rien pour être capables de tout. Voilà des gens qui sont coupés de l'histoire d'une discipline qui n'existe pas, des gens qui se présentent dans des mandorles entourés d'un sfumato qu'on trouvait au milieu du siècle passé sur les cartes postales envoyées des Balkans.
Les coachs font peur, comme les secrétaires sur lesquelles se reposent les patrons, comme les boulangères qui mettent des gants pour vous servir. Ils sont les héritiers laïques et modernes des tireurs de tarots, des voyants, des magiciens de foire, des usuriers, des chiromanciens et des cartomanciennes, des diseurs de bonne aventure, des nécromanciens et des sorciers. Mais à la différence de ceux-ci qui promettent le bonheur ou la guigne, le feu ou le paradis, les coachs ne sentent pas le souffre et parlent doctissimo. Ils vous convainquent qu'il est malgré tout préférable d'avoir bonne mine et des habits propres, ils vous invitent à faire toutes sortes de deuils : il n'y a effectivement pas d'appartement de 3 pièces sur le marché, mais il est finalement tout à fait possible de se satisfaire avec le sourire d'un 2 pièces, n'est-ce pas ?

Reprends en fin d'après-midi la cinquième rêverie de Rousseau et extrais ceci :

Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.

Les pétales des fleurs battent des ailes, je cueille les quelques pruneaux qui n'ont pas été entamés par les moineaux, une nuée d'étourneaux s'envolent à mon passage, il est 19 heures 40, Louise se plaint d'un genou au retour de la longue balade qu'elle a faite avec Sandra et Oscar à la brune. Puis la nuit tombe, je dois allumer les phares lorsque je remonte avec Arthur de Ropraz.

Jean Prod’hom


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Jean-Jacques Rousseau lecteur de Pierre Ménard

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Le dedans de la maison s'est refroidi, mais il fait près de 15 degrés lorsque je monte dans la Yaris ce matin pour aller au Mont. Le calculateur de consommation a perdu la tête, comme toujours les saisons aussi, je fais le plein au Chalet-à-Gobet.
J'enchaîne cinq périodes. J'aborde tout d'abord la question de la situation du monde avant 1914, en un petit quart d'heure, un peu vite j'en conviens, mais il suffit finalement de prendre acte de la volonté de puissance des états aujourd'hui pour comprendre les tensions d'avant-guerre. Ou l'inverse, il suffit de considérer les tensions d'avant-guerre pour comprendre qu'on n'en a pas fini aujourd'hui avec la question des hégémonies.
Une équipe de la classe 6 présente aux petits de la classe 11 le site qu'il vont nourrir tout au long des trois ans qui viennent, avec les modifications que les anciens ont souhaitées, et notamment la création de deux nouvelles rubriques : Découvertes et Débats. Je prépare ensuite la maquette avec le groupe de liaison. L'affaire part sur de bons rails, d'autant plus que les élèves ne souhaitent plus que j'évalue leurs contributions à la fin de l'année. Ça fait une dizaine d'années que j'en rêvais.
Raul m'aide après midi à loguer le site à un service Web qui propose gratuitement de nous décharger de la gestion des commentaires.
Retour au Riau, Elsa et Louise font du vélo, Arthur et Lili sont à Servion. Je termine la seconde des Rêveries d'où j'extrais ceci :

Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant, et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages, puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusais à les parcourir avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les sites agréables, et m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus deux que je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvai très abondantes dans ce canton-là. L’une est lepicris hieracioïdes de la famille des composées, et l’autre lebuplevrum falcatum de celle des ombellifères. Cette découverte me réjouit et m’amusa très longtemps et finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir lecerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour, j’ai retrouvé dans un livre que j’avais sur moi et placé dans mon herbier.
Enfin après avoir parcouru en détail plusieurs autres plantes que je voyais encore en fleurs, et dont l’aspect et l’énumération qui m’était familière me donnaient néanmoins toujours du plaisir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étaient déjà retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu’aux travaux d’hiver.


On se retrouve tous, ceux de Servion et les nôtres dans le jardin. Après quoi j'imaginai le récit suivant.

Je remontai après le goûter le chemin à double ornière jusqu'à la Mussily pour gagner par les bois l'ancien réservoir et de là, empruntant l'allée sauvage de feuillus, je me dirigeai vers la Moille-au-Blanc. On avait achevé le déchiquetage de la montagne de foyards et d'épicéas que Daniel avait amenés là ; le camion rouge et fumant avait disparu ; les ouvriers n'allaient plus revenir jusqu'à l'hiver, la place était livrée désormais au silence, et par l'ouverture du bout de l'allée, le brouillard allait descendre sur la Broye et les collines onduler indéfiniment jusqu'aux Vanils. Je m’amusai à identifier les villages avec ce plaisir et cet intérêt que m’ont toujours donnés les changements de perpectives auxquels nous obligent les promenades. Je crus repérer deux villages lointains, si lointains qu'on ne les voyait habituellement pas de la lisère du bois Vuacoz, mais que j'avais traversés autrefois et qui apparaissaient comme par miracle dans l'éclaircie d'une clairière. Cette apparition me réjouit et m’amusa très longtemps si bien que, après avoir parcouru en détail l'horizon qui se découvrait devant moi, je quittai les lieux, sans en avoir tout à fait conscience, et tentai tout en marchant de reconstituer de mémoire le paysage que j'avais eu sous les yeux, je listai les noms de chacun des villages que j'avais aperçus, puis les noms des essences que j'apercevais dans l'ombre, les dernières fleurs de l'été.
Lorque je me retrouvai à deux pas de l'ancien réservoir, je quittai peu à peu ces menues observations pour me livrer à l’impression non moins agréable mais plus touchante que faisait sur moi l’ensemble de tout cela. On avait achevé le déchiquetage de la montagne de foyards et d'épicéas que Daniel avait amenés là ; le camion rouge et fumant avait disparu ; les ouvriers n'allaient plus revenir jusqu'à l'hiver, la place était livrée désormais au silence, et par l'ouverture du bout de l'allée, le brouillard allait descendre sur la Broye et les collines onduler indéfiniment jusqu'aux Vanils.


Rentre alors pour écrire ce qui précède, lis le Pierre Ménard, auteur de Quichotte, puis la troisième, la quatrième et la cinquième des Rêveries d'un promeneur solitaire.

Jean Prod’hom



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Pezzolato PTH 1400/900

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Prépare des sandwiches pour Arthur avant de le déposer à l'arrêt de bus de Corcelles sur la route de Berne, et puis dans la foulée les filles au Torel. Madame A. est en pleurs, les bois de pins et d'eucalyptus entourant la maison de ses parents et de ses frères ont brûlé hier à Lordosa au Portugal, les savoir sains et saufs la console, mais il faudra, comme il y a 22 ans, tout recommencer.
De l'intérieur de la maison c'est un grondement sourd de fond de cale ; du refuge de Ropraz un tohu-bohu de chantier naval ; tout près plus difficile à dire, trop de bruit. Mais j'ai vu la bête, rouge, fumante, une broyeuse déchiqueteuse fabriquée à Envie au sud de Turin et montée sur un camion, un modèle fabriqué par la société Pezzolato pour la Coopérative suisse Sodefor qui exigeait, dit la publicité, une productivité très élevée, sans renoncer à la qualité des plaquettes. Le chargeur hydraulique, équipé d'une commande mobile, introduit des brassées de troncs jusqu'à 80 centimètres de diamètre qu'avalent trois rouleaux dentés. Le système d'expulsion ressemble à celui des becs cueilleurs de maïs. Un seul homme est aux commandes de la PTH 1400 mm (diamètre) / 900 mm (largeur), capable de réduire en plaquettes plus de 300 mètres cubes à l'heure. Oscar reste à bonne distance.
Plus loin le corps se déplie, le dedans et le dehors se cherchent, croisent leur trame avant de s'équilibrer l'un dans l'autre. Pas de quoi appeler du nom d'âme ce qui vient de l'intérieur, rien ne s'élance, mais quelque chose de poreux s'extrait des geôles du corps, laisse la porte ouverte. Entre veille et sommeil sur les chemins du bois Vuacoz, sans affection, un ténu sentiment d'exister, loin de la raison bruyante et des arguments sans pitié qui cadenassent à l'intérieur de nos frêles embarcations les corps légers des sensations. La pensée se défait, ce qui dure au fondement de ce qui ne dure pas monte à la surface, pas de raison que ça s'arrête, qui veut s'y adonner le peut, quelque chose ondule, ce que nous croyions enfouis dedans se noue dans les bords du dehors, le coeur bat à peine, feuilles mortes et rameaux, coule au delta des circonstances.
M'arrache pour me rendre à Montpreveyres acheter de quoi faire des hot-dogs, accueille à midi les filles qui sourient. On mange. Et puis c'est à nouveau l'école.
Lis après le repas la première des Rêveries du promeneur solitaire dont j'extrais ceci :
Sentant enfin tous mes efforts inutiles et me tourmentant à pure perte j’ai pris le seul parti qui me restait à prendre, celui de me soumettre à ma destinée sans plus regimber contre la nécessité. J’ai trouvé dans cette résignation le dédommagement de tous mes maux par la tranquillité qu’elle me procure et qui ne pouvait s’allier avec le travail continuel d’une résistance aussi pénible qu’infructueuse.
Et puis ceci :
Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance. J’oublierai mes malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu’avait mérité mon cœur.
Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain.
Entame la seconde lorsque j'entends la voix des filles, on grignote des biscuits. Je reste auprès d'elles pendant qu'elles font leurs devoirs. Vais cueillir le mousse à la sortie du bus. C'est le carrousel qui a repris depuis une semaine, Sandra conduit Arthur au trial, on mange à la véranda, Louise fait de la guitare, je descends à Ropraz, et ainsi de suite jusqu'à la nuit.

Jean Prod’hom


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Certains hommes parmi les plus profonds sont comme quelques-unes de nos étoiles brillantes et lointaines, morts depuis longtemps déjà.

Jean Prod’hom

La bruyère a fait ses provisions pour l'hiver

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A l'autre bout du monde, un artiste oublieux des lieux communs fait l'original, il voudrait que je lui livre de quoi alimenter l'appétit des fauves aveugles en disséquant mon coeur, il porte au cou un chapelet d'anciennes formules, se gargarise de bons vieux mots pieux gonflés de suffisance qui roulent, roulent, roulent comme des petits pois.

Les panneaux de coffrage du premier mur porteur ont été retirés. Les deux murs perpendiculaires seront coulés demain ou après-demain. Les rouleaux compresseurs dament tout près l'étroit passage qui sépare l'ancien du nouveau bâtiment. Je dresse avec les élèves de la classe 9 d'autres panneaux, ceux qui présentent l'histoire de la Mine des Roches de 1842 à aujourd'hui.

Ce n'est pas difficile d'écrire, mais c'est difficile d'écrire un livre, écrit Régis Jauffret sur Twitter. Oui ! mais à quoi bon s'il n'est pas nécessaire.

Promenade avec Arthur et Oscar. On a bien cru qu'il avait neigé près du vieux réservoir, c'est Daniel qui a déroulé des mètres-carrés de bidime sur lesquels seront entreposés des mètres-cubes de bois broyés.

La bruyère a fait ses provisions pour l'hiver, la chair des pruneaux, le vent du nord, le soleil gorgé de miel ont creusé dans le jardin un immense berceau. La mort peut attendre.

Jean Prod’hom


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Pour le soleil notre grand frère

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L'épisode de fin d'automne commencé hier s'interrompt cet après-midi et le soleil revient. Croque un pruneau. Les enfants reprennent les habitude d'avant les vacances, réveil tardif, préparation du déjeuner, une heure de travail et désoeuvrement. J'aide Louise à préparer une dictée, Sandra aide Lili à identifier les déterminants, Arthur rédige seul son premier rapport de physique. Je regarde ensuite les images que Jean Malaurie a rapportées de l'Arctique en 1969, des images d'hommes, de femmes et d'enfants bataillant avec les forces de la nature pour préserver collectivement ce qui fait tenir debout le monde. On entend le battement du coeur de la terre, le coeur des Inuit  – dont l'espérance de vie ne dépassait pas 22 ans pour les femmes et 25 pour les hommes –, le coeur des renards et des ours, le coeur des morses.
John Franklin (1786-1847) à la recherche d'une mer polaire ouverte, Adolf Erik Nordenskjöld (1832-1901) qui initie la route maritime du nord sibérien, Roald Amundsen (1872-1928) qui ouvre finalement le passage du nord-ouest canadien en 1905, Robert Edwin Peary (1856-1920) qui apporte les preuves de l'insularité du Groenland, Frederick Albert Cook (1865-1940) bataillant pour atteindre le premier le pôle nord géographique, Knud Rasmussen (1879-1933), de sang inuit, l'Ecossais John Ross (1777-1856) et tant d'autres explorateurs qui ont précédé de peu les compagnies pétrolières ont ouvert la voie à l'exploitation. L'engagement de Jean Malaurie, ses avertissements n'ont pas suffi, reste l'instruction, il cite Condorcert :
Deux classes ont presque partout exercé sur le peuple un empire dont l'instruction seule peut le préserver, ce sont les gens de loi et les prêtres ; les uns s'emparent de sa conscience, les autres de ses affaires. Mais y croit-il vraiment ?
Et le sens caché de cette saga millénaire, inouïe, effrayante même, en Sibérie, au Canada, au Groenland, en Alaska disparaît sous les déchets qu'engendre la course aveugle au progrès.
Nous nous éloignons toujours plus de la terre. En 1951 déjà, l'armée américaine implante au Groenland, à Thulé, en pleine guerre froide, une gigantesque base militaire. Ils déplacent ses habitants, brûlent leurs igloos. En 1968, un bombardier de U.S. Air Force s'écrase tout près de là avec 4 bombes H, l'une se trouve encore au fond de l'océan.
Jean Malaurie se plaît aujourd'hui à joindre sa voix à celle du poverello et son Cantique des créatures, pour le Soleil notre grand frère, pour notre sœur la Lune et pour les Etoiles, pour notre frère le Vent, et pour l'air et pour les nuages, pour le ciel paisible et pour tous les temps, pour notre sœur l'Eau, pour notre frère le Feu, pour notre mère la Terre, les fruits et les herbes, et les fleurs de toutes les couleurs, pour notre sœur la Mort que personne ne peut éviter. Mais cette prière suffira-t-elle à ne pas faire de nous des zombies ?
Pendant ce temps Sandra a nettoyé le poulailler et promené Oscar, elle a fait quelques lessives. On équeute ensemble des haricots dans le jardin.
C'est dans la nuit qu'on fera notre dernière escapade, la lune s'est levée sur la chaîne des Vanils.

Jean Prod’hom


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Nos jours parfois bissextils

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Sandra, Louise et Arthur sont descendus en ville ce matin, chez Hug musique et Boullard à Morges, pour une Ibanez, une Gipson, une Godin ou une Gretsch électrique. Lili et moi partons avec deux parapluies. Le rêve nous attend à l'orée du bois. Ils sont deux à la Moille au Blanc, un jeune homme avec une fleur à la boutonnière, et la rose qu'il épouse.
Valérie, François et leurs enfants viennent manger à la maison. On discute de tout, de nos déchets et de littérature. J'en sors avec le sentiment d'appartenir définitivement à la congrégation des idiots et l'impression que le développement durable c'est bien, mais que c'est quand même long.
La journée aura été courte, j'en avais besoin. Il en va de nos jours comme de nos ans, parfois bissextils. Pour le reste rien, ou la nuit.

Jean Prod’hom


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Les becs cueilleurs de maïs

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Il fait encore nuit lorsque je tire Oscar de son panier, il retrouve son enthousiasme au-dessus de la Mussily, court comme un dératé. Les becs cueilleurs de maïs ont fait leurs premiers passages sous la Moille-au-Blanc, il pleuvigne. Près du ruisseau les silhouettes des chevaux de Mylène et des veaux de Jean-Paul inquiètent.
Au Mont, les tractopelles comblent le fossé qui sépare les fondations du second ouvrage des palplanches, qui seront retirées au cours de la semaine prochaine. Des ouvriers ont fixé les panneaux de coffrage de quelques-uns des murs porteurs du rez-de-chaussée, ils y coulent du béton.
Je fixe de mon côté quelques principes avec les nouveaux élèves de la classe 11 qui ont démarré leur journal quotidien. Ils devraient y retrouver, lorsqu'on se quittera en 2015, 1665 des innombrables événements, choses, petites choses, grandes choses, avec lesquelles ils auront eu à faire. Ils ont aujourd'hui pour consigne d'aller en chercher trois dans leur mémoire, de la veille, les trois qu'ils souhaitent, mais en n'utilisant pour les fixer aucun des pronoms de conjugaison.
Je poursuis avec les élèves de la classe 6 la présentation des institutions fédérales suisses et la place de l'initiative populaire dans la vie politique de notre pays, son acceptation tant par la majorité du peuple que par la majorité des cantons. Ils comprennent, je crois, l'importance du système bicaméral dans un état comme le nôtre, fortement décentralisé, constitué lui-même d'états, petits et grands, aux pouvoirs étendus. Il s'agit de comprendre aussi que chacune des dispositions constitutionnelles se veut un compromis équilibré entre la nécessité de disposer d'exigences minimales au niveau fédéral et le respect des compétences et de l'indépendance cantonales. C'est ici seulement que le bicamérisme trouve son sens. A quoi bon deux chambres dans un état aussi centralisé que la France ?
C'est en lisant Fred Vargas – Un peu plus loin sur la route – avec les élèves de la 9 que je prends conscience que ma vie oscille entre deux conceptions : une partie de go que je serais en train de jouer en posant sur le damier des pions dont je ne connaîtrais pas les effets à long terme, une partie de go terminée depuis longtemps déjà dont j'essaierais de comprendre la genèse. Je lis la vie que j'écris, j'écris la vie que je lis.
Remonte au Riau, photographie les tessons trouvés hier entre Pully et Lausanne. Plus de café, pas de pain et gros mal de tête, je descends à la Migros d'Epalinges. En profite pour faire un saut au cimetière et photographier les arrosoirs. Cherche la tombe de ma grand-maman maternelle, Hortense Rossier née Troillet, morte en 1966. Elle n'existe plus, la concession n'a pas été renouvelée. Je retrouve par contre celle de son mari mort en 1975. Les voici donc séparés une seconde fois, jusqu'au non-renouvellement de la concession de Louis Rossier, ils se retrouveront alors nulle part, s'il y a de la place, ou au ciel s'il le concède. Je vérifie encore que les tombes de papa et de maman sont bien là et je crois reconnaître sur les stèles de granite, dans l'écriture industrielle de leur prénom et de leur nom, de leurs dates de naissance et de mort, leur propre écriture. J'ai l'impression alors que leur vie demeure tout entière dans ces épitaphes. Et les tombes des inconnus qui les séparent l'un de l'autre donnent la dimension secrète à la fois de leur vie individuelle et de leur amour.
Michel et Lucette mangent ce soir à la maison, on se couche tard.

Jean Prod’hom


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Pierre nous a lâchés

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Il n'y a de place dans nos discours que pour les absents. Les orateurs de cet après-midi le savent d'autant plus que Pierre est mort. Quand ? Nul ne le sait, car personne n'est là lorsqu'il le faut, le réel prend tôt ou tard l'allure d'une parabole, Pierre est mort seul.
Les deux premiers orateurs ont donc parlé de l'absent, mais à côté comme d'habitude On écoute Pink Floyd et ça rappelle de bons souvenirs. Le troisième, c'est le pasteur, pas un mot sur Pierre, il ne l'a pas connu, alors il saisit l'occasion pour faire un peu de théologie, une théologie agressive, personne ne s'y attendait. Il lit des extraits de l'évangile de Marc où il est question de Pierre, c'était cousu de fil blanc.
Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduisit seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux; ses vêtements devinrent resplendissants, et d'une telle blancheur qu'il n'est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi. Élie et Moïse leur apparurent, s'entretenant avec Jésus. Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. Car il ne savait que dire, l'effroi les ayant saisis. Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix: Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le! Aussitôt les disciples regardèrent tout autour, et ils ne virent que Jésus seul avec eux. (Marc 9, 2-8)
Par un tour de passe-passe dont je ne repère pas toutes les finesses, l'homme de couleur habillé de blanc transfigure notre Pierre en son Pierre. Personne n'y croit vraiment mais il s'obstine, avant de lâcher un peu de lest en citant un agnostique catholique, Umberto Eco. Trop tard.
On est invité à passer entre le cercueil et la famille. Difficile de rendre les honneurs aux vivants et de dire adieu au mort en même temps. Je jette un coup d'oeil à la photo de Pierre jouant de la guitare, hilare, posée sur le cercueil. Je ne parviens pas à imaginer la chose qui est dans la boîte noire, je regarde alors la photographie du gaillard qui n'en finit pas de rire depuis le début de la cérémonie et je ris moi aussi.
L'employé des pompes funèbres arrête la circulation sur l'avenue C. F. Ramuz et le corbillard s'en va, phares allumés, au crématoire de Montoie. On reste sur le pas de la porte de l'église de Chamblandes comme des cons, avec le sentiment que Pierre nous a un peu lâchés et qu'il a pris d'un coup une sérieuse avance. Pour certains d'entre nous la route est peut-être encore longue, on se retrouve donc, pour patienter et prendre un peu de force, au Restaurant du Port de Pully.
Le lac est proche mais les tessons sont rares. J'en trouve quelques-uns en mauvais état.
Dans le parc de la propriété Verte Rive où Guisan est mort en 1960, Vincent Desmeules expose une dizaine de sculptures, fers fins hagards, herbes de rouilles rongées, feux éteints figés, ruines ravalées, petits enfers perdus dans la verdure. A chaque fois la même question, comment faire tourner autour d'un objet un espace sans bord ? N'est-ce pas aussi inconcevable qu'écouter la radio au milieu de l'océan ?
M'arrête en remontant devant la forge de Ropraz où Vincent Desmeules réalise ses travaux, fais quelques photos avant de descendre au Mélèze. Arthur monte dans la voiture, la nuit tombe, les filles sont au lit.

Jean Prod’hom



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Il y a la fermeture du canal de Suez

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Il la fermeture du canal de Suez
le craquement des boiseries
l'école des cosaques
il y a les supérettes
les draps qu'on pliait tous les deux
les grosses cylindrées
il y a la chasse à la perdrix
les concertations de rentrée scolaire
l'odeur de la poudre

Jean Prod’hom

Pierre est mort

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Des nuages mélangés à de la colle de poisson s'échappent des doigts du ciel et se mêlent aux abats d'une bête sans nom. Et si le soleil ne revenait pas ? Je pars avant tout le monde, il pleuvigne.
Tandis que les hirondelles volent bas, se regroupent, s'agitent, des brouillards sournois finissent leur course, pour la première fois cette année, à Sainte-Catherine, dans les prés de Bressonne et à Mauvernay. On annonce des chutes de neige à moins de 2000 mètres en fin de semaine.
Durant les jours ouvrables, la route qui me conduit à la mine me nourrit, je me goinfre avant de m'activer pour autrui, sans lever la tête sur autre chose que ce qu'on ne cesse de placer sur ma route depuis que je suis né.
Sitôt arrivé au Riau, je me rends compte que j'ai oublié mon portable et ramassé par inadvertance les clés de Murielle. Ne me reste qu'à faire un aller et un retour que je prolonge jusqu'à Lucens pour déposer le vélo d'Arthur dont les freins à disque ne répondent pas comme il le voudrait. Je pense à Pierre, à Blaise, à tous ceux que je ne vois plus et avec lesquels j'ai fait les 400 coups.
Pierre est mort, l'avis qui tient lieu de faire-part a été publié dans le journal local par sa mère et son père, auxquels s'est joint le psychiatre qui l'a accompagné une bonne partie de sa vie. Pierre est mort à son domicile, il avait 58 ans. On se retrouvera demain à Pully.
Je lis au bas de l'avis de décès ceci, en italique : On ne combat jamais le Mal de manière directe ou indirecte, mais on fait des progrès dans le bien. Je crois comprendre le sens de ces mots. Mais qui parle ? Et à qui ? Pierre est-il mort pour moi ?

Jean Prod’hom


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Une douzaine d'hirondelles sont alignées

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Le petit matin a découpé les chaînes des Vanils et des Muverans au cutter, sans accroc, en suivant un modèle bien connu au Riau.
J'accompagne les enfants à mon tour, il est 7 heures 30 lorsqu'Arthur monte dans le TL pour Moudon, 7 heures 40 quand les petites prennent le bus scolaire vers chez les Burdet. Je remonte au Riau et emmène Oscar pour une grande boucle, par le refuge de Ropraz, le chemin aux copeaux, la Moille au Blanc où je rencontre au volant d'un tracteur un jeune homme. C'est B. qui est de retour après deux années d'apprentissage dans la campagne fribourgeoise puis bernoise, longues années loin d'ici, dit-il, content de retrouver ses amis. Ça fait désormais deux bras supplémentaires sur le domaine, qu'il dit lorsqu'on se quitte. L'esprit des lieux attendait son retour, ça se voit, pour se poser, sitôt rentré, sur ses épaules, dans ses yeux et le long de son sourire.
Une douzaine d'hirondelles alignées sur un fil font leur toilette, remuées par des mouvements dont elles sont avec leurs voisines à la fois les causes et les conséquences, ode à l'équilibre précaire. S'envolent toutes soudain avant de revenir à plus de vingt, elles reprennent leur pas de deux, étrange ballet sur la corde raide, bientôt quarante avant de disparaître comme un nuage d'étourneaux. Le voyage pour l'Afrique est pourtant encore loin.
J'entends les filles un peu avant midi, elles ont faim. La pause est courte puisqu'elles redescendent à pied jusqu'à l'arrêt de bus, c'est la première fois.
Autre rencontre cette après-midi, celle de François Bon et Jean-Christophe Bailly, ils évoquent avec la voix qui est la leur la persistance de ce qui n'aura jamais été tout à fait, qui non seulement ne disparaît pas de nos paysages mais nourrit encore par après, sans jamais finir, l'énigme qui fait tenir ensemble le tout avec le tout, et nous avec, où qu'on soit. C'est ainsi que se fabrique l'histoire, je crois, l'autre histoire.
L'éphémère laissé pour mort engendre sans compter des rejetons qu'il convient tout à la fois de ramasser et de déposer à l'avant du chemin pour attester d'une voie auprès de ceux qui viennent en second, comme des premiers de cordée, mais aussi pour leur signifier qu'il est encore temps de donner ses lettres à ce qui serait sans cela demeuré dans l'insignifiance.
Des étourneaux font un conciliabule sur l'épicéa de chez Maurice avant de disparaître eux aussi comme un nuage d'hirondelles. Lis avec peine le Plan d'études romand, mes yeux se ferment, je n'y puis rien, trop c'est trop. Rien de bien nouveau dans le fond, mais l'ambition démesurée de vouloir tout dire.
Les filles rentrent et mangent une glace avant de faire leurs devoirs. Elles descendent ensuite au bas du hameau rejoindre une amie. Vais chercher Arthur à l'arrêt TL, content de sa journée, mais avec un chagrin que Sandra devinera lorsqu'elle rentrera, il mange quelques biscuits, écrit un texte pour son blogue qu'il a laissé de côté tout l'été. Les entraînements de trial reprennent à 18 heures, il y va peu décidé mais y va. Je reste seul avec les filles qui ont renoncé à chercher un terrain d'entente et se chamaillent. On mange quand même, vais chercher Arthur à Ropraz, Sandra rentre de Vufflens où elle a participé ce soir au deuxième des quatre cours obligatoires de dressage à Vufflens.
C'était mon deuxième jour au fond de la mine, pas besoin d'imaginer la suite, je la connais, le soleil va se faire rare, il ne faudra pas rater ses rendez-vous.

Jean Prod’hom


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N'aurai aujourd'hui eu à me mettre sous la dent

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N'aurai aujourd'hui eu à me mettre sous la dent qu'un peu de fierté, celle de m'être levé à 4 heures du mat', comme à 16 ans, sans que mes paupières ne me le reprochent à 10 heures ou que mon humeur ne me le fasse payer à midi.
Retiendrai au détour des Croisettes que les bâtiments scolaires ne sont pas les seuls exemplaires de l'architecture bunker. Me souviendrai en outre des trois vieilles jouant aux cartes sur la terrasse de l'Université à Dorigny, sous un parasol. Pour le reste aurai passé par-dessus cette journée comme sur un dos d'âne, sans jamais avoir eu la présence d'esprit de poser un pied sur la lune, ni mon regard sur rien. Tout cela fait bien peu, je le concède.
J'aurai aperçu pourtant quelques embruns, de loin : des sourires auxquels je ne m'attendais pas, des visages reposés, de l'énergie à revendre.
Et j'ai appris que le Ienisseï est un fleuve de Sibérie – que Khadija a traduit avec bonheur par l'expression  : Je ne sais pas.
Arthur, Louise et Lili sont revenus enchantés de l'école, c'était jour de rentrée, on sait nager une fois pour tout, n'est-ce pas ? Mais c'est une journée qui aura passé comme une parabole, sans moi.

Jean Prod’hom


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Dans un transat au soleil

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Dans un transat au soleil, lecture ce matin des dernières nouvelles du Harem en péril de Rafik Ben Salah, qui dit dans un entretien avec je ne sais plus qui, que sa rencontre avec les textes de Ramuz avait été importante, en ce sens que celui-ci lui avait donné le courage nécessaire pour inventer une langue, sa propre langue. Cette présence de Ramuz, on la perçoit dans ce recueil publié à L'Âge d'homme, dans l'avant-dernière nouvelle par exemple, intitulée Le taxi ou l'agneau :
Quant aux filles, elles disaient : ouah ! Tu verras, esquissant le geste par quoi on dit l'opulence, et qui consiste à brasser l'air du bras, allant du bas du corps vers le sommet de la tête, poussant le geste latéralement, aussi loin que possible, la main ouverte, les doigts écartés ; tu verras, ma soeur, tu verras !
Lis la quatrième de couverture de L'Invasion des criquets de terre avant de retourner auprès des miens. On part dans les bois, les enfants sur leur vélo par le refuge de Ropraz jusqu'au village. On entend de loin les vrombissements des motos de la course de côte. Lorsque nous arrivons la manifestation s'achève.
Lili, Oscar et Sandra remontent immédiatement par la Moille Cucuz, je reste avec Arthur et Louise pour assister à la parade finale. Je n'y trouve guère d'intérêt, les enfants non plus. On remonte donc, je ne me presse pas, le mousse et Louise ont pris les devants.
Les températures ont chuté, les pluies ont nettoyé les poussières laissées par l'incendie des jours passés, le soleil a fait son retour, quelques gros nuages jouent à saute-mouton avec les licornes qu'ils dessinent dans le ciel. La conjugaison de ces phénomènes conduit à un abaissement sérieux du niveau du ciel sans qu'on craigne toutefois qu'il nous tombe sur la tête et, tandis qu'il s'évase, on se demande bien pourquoi il nous faut retourner à la mine demain matin.

Jean Prod’hom


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Ramasse les sardines

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Ramasse les sardines que les enfants ont laissé traîner autour des deux tentes qui se dressent dans le jardin depuis quelques jours et qu'il est temps de remettre dans les soutes. Humides, je les étends au soleil qui revient.
Sandra et les enfants sont descendus au marché. Pars une grosse heure dans les bois avec dans la poche des nouvelles écrites par Rafik Ben Salah. Lis assis sur une souche Présomption, la sixième de ce recueil intitulé Le Harem en péril – j'en ai lu cinq hier. Des histoires dont la substance semble tirée d'une rubrique de faits divers d'un journal local d'Afrique du Nord, mais que le narrateur déplie, faisant voir les paralysies qui en sont l'origine et les traditions avec lesquelles le désir doit traiter pour rester un instant en vie, avant d'être précipité dans l'une ou l'autre des grandes tragédies.
C'est la langue de ces nouvelles qui emballe, à la fois la substance ténue et le lecteur. Une langue polymorphe, qui fait entendre des langues de toutes provenances qu'un flux incessant de trouvailles lient les unes aux autres, une langue en déséquilibre qui s'invente à chaque pas, euphorique ici, déceptive là, une langue qui se moque des genres et des styles – qui fait feu de tout bois et qui se reconnaît en cela –, une langue dans laquelle le réel n'a pas le dernier mot, une langue légère saturée d'échos, de couleurs, d'accents. Les accents de la Montage aux deux Cornes, ceux des banlieues, des mégapoles, la langue des baroudeurs, une syntaxe par moments vieille France, des petits bonheurs lexicaux, une rhétorique joyeuse, des cascades à la Cendrars, des leurres.
C'est de la littérature comme on dit, celle qui traduit dans la langue écrite les grands récits que les analphabètes racontent pour donner à entendre ce qu'on n'entendrait pas, les vies minuscules qui veulent elles aussi leur part de tragédie, la vie des pauvres qui préfèrent mourir plutôt que d'être humiliés.
Plie au retour les deux tentes, – un peu de l'été se glisse dans les plis –, je les réduis au garage, les hirondelles rôdent bas. Sandra va faire un tour avec Oscar et Louise sur son vélo, je réunis les listes des élèves que j'accueillerai lundi pour la première fois et ceux que j'ai quittés en juillet. Décide des premières activités de l'année sans y croire encore vraiment.
C'est curieux comme à la fin d'août le soir tombe bien avant la nuit, il faudra attendre encore un peu pour qu'elle nous enveloppe. Je regarde le film que Basile Sallustio à consacré en 1981 aux Mentawai sur lequel j'ai mis la main hier. Un film VHS SECAM, un format qui a mal vieilli. Qu'une bibliothèque universitaire n'ait pas obtenu une version numérique ou le droit de numériser ce type de film avant sa mise hors d'état étonne. Un film extraordinaire pourtant. On descend tous les cinq au village écouter Repris de justesse sous la cantine de Corcelles. A moi demain les dernières nouvelles du Harem en péril de Rafik Ben Salah !

Jean Prod’hom


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C'est cher payé

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Les principes sur lesquels reposent notre système scolaire engendrent aujourd'hui plus de problèmes qu'ils n'en résolvent, des complications idiotes qui l'affaiblissent chaque jour davantage. On s'en défend en invoquant la nécessité interne, les obligations externes. la tradition. Or il ne s'agit que d'une impuissance conjuguée à un manque de courage, j'en suis.
Les forces déployées sans compter par les enseignants trouvent leur foyer dans une fidélité aveugle au principe d'égalité sous toutes ses formes et dans une obéissance forcenée en l'impératif de justice. Plutôt que de prendre la chose par l'autre bout, on plâtre et replâtre une affaire qui se lézarde, les mailles du grillage se multiplient, on diminue le diamètre des fils qui lâchent à la moindre pression sans qu'on ne rêve jamais plus à l'école buissonnière, mais au contraire à la circonscription de nouveaux quartiers surveillés d'une prison équipotente à l'espace lui-même, dans lesquels on aurait le choix de se soumettre tout entier ou n'être rien.
J'ai vécu ce matin la première conférence des maîtres de l'année scolaire. J'aime ce moment où sont annoncées les formules qu'on entendra désormais, ainsi l'expression temps de répondance qui remplacera bientôt le mot de délais. Il y a toujours aussi quelques acronymes tout frais qui dissimulent dans le sourire qu'ils provoquent la visée des nouvelles institutions qu'ils désignent, celle de parasiter et d'étouffer, comptabiliser et contrôler l'aide dispensée autrefois librement.
Une révolution est annoncée ce matin, les élèves n'auront plus l'obligation de chausser des pantoufles dans l'établissement. Il était temps. Mais il eût fallu aller plus loin encore et leur imposer le port des bottes pour qu'ils n'hésitent pas à brasser la boue dans laquelle traînent les pépites de la connaissance.
Remonte à midi au Riau promener Oscar, mais ne trouve pas la clé que Louise et Lili auraient dû laisser sur une poutre lorsque Michel est venu les chercher après notre départ. Je crochète donc la porte de la véranda, avec succès, fier d'ajouter à ma carte de visite le titre de monte-en-l'air. Oscar lui n'en mène pas large, il vomit au détour du refuge de Ropraz les champignons auxquels il a imprudemment goûté. Il avance au pas avant de se remettre à trotter sans trop s'éloigner. L'automne n'est pas loin non plus, des feuilles isolées jaunissent, celles des trembles, rouges même quelques feuilles de merisier, les plantins et les orties colonisent les bords de chemin. Mais les pluies de ces deux derniers jours ont donné de la vigueur aux prairies dans lesquelles les vaches font un festin sonore.
Redescends au Mont pour une demi-heure, une rencontre était prévue avec quelques collègues qui enseignent le français, on prend la décision de se voir bientôt, c'est déjà quelque chose. Fanny m'aide à contacter Dorigny, c'en est une autre, le film sur les Mentawai est à ma disposition à la BCU.
Il me faudra une grosse heure pour arriver à la Cure où je fais une halte comme je me l'étais promis, fais quelques photos. Le douanier à qui je m'adresse regarde passer les véhicules, il a l'oeil triste, vous savez, c'était un village qui possédait trois bars, plusieurs hôtels, tout ça n'est qu'un souvenir, nous étions à l'ouvrage, les grosses prises ici c'est terminé, à tel point que l'hôtel à côté du poste-frontière est devenu un centre de détention pour les demandeurs d'asile, des Tamouls partout, après plus rien.
Arthur est très content de sa semaine, des moniteurs et des camarades. Ils se sont échangé leurs adresses et comptent bien se revoir l'année prochaine. Ils sont allés grimper au Pont, à la Dôle, à Saint-Cergue, Arthur est monté en tête, a appris mille et une choses auxquelles je ne comprends pas grand chose.
On s'arrête à Dorigny au retour, j'embarque la cassette VHS contenant le documentaire sur les hommes-fleurs d'Indonésie, les Mentawai. Je ne pourrai en disposer que quatre jours, huit si je fais une prolongation. Quoi qu'il en soit, je vais devoir le ramener sur place, c'est cher payé. A quand une mise à disposition de ces documents sur le Web ?
Jeremy apporte en fin d'après-midi l'ancien piano électrique dont il se servait avec Repris de justesse, on le place dans la chambre de Lili.
La nuit est tombée. Sandra prépare ses cours de physique, Arthur regarde un James Bond, les filles se sont endormies.

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Presque toujours à la fin de son dîner

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Le DVD ramené hier du Mont est désespérément vide, alors je descends au collège et glisse la galette dans tout ce que l'école compte de lecteurs, sans succès. Remonte au Riau, essaie à nouveaux frais sans vraiment y croire, à deux doigts même de prier. Cherche sur Internet si je ne trouve pas une version en ligne de ce documentaire. Envoie un mail à l'ancienne élève qui en avait fait une copie, il y a deux ans, pour sa soeur qui réalisait un travail sur les Mentawai. Téléphone à ses parents qui ne répondent pas, atteins enfin sa soeur qui dispose d'un natel. Elle en gardé une copie.
Je redescends donc au Mont, près de la Valeyres. Ils sont tous là, l'ancienne élève, sa soeur et ses parents qui m'offrent gentiment un café. S'ils ne m'ont pas répondu c'est parce qu'ils ont une panne d'électricité dans la maison. Ils reviennent de la Floride qui les a enchantés, mon anti-américanisme hoche à contre-coeur du bonnet. On essaye par précaution le DVD de sauvegarde, rien, le père et la fille fouillent dans leur disque dur, rien non plus, me voilà Gros-Jean comme devant. Entre temps l'électricien a réglé le problème du triphasé, ils sont soulagés, moi pas. Je rentre, résigné à mettre en route un plan B : L'Enfant sauvage de Truffaut. Me risque pourtant à envoyer un mail à la bibliothécaire de l'Institut d'ethnologie et Musée d'ethnographie de Neuchâtel. On ne sait jamais.
En attendant, c'est avec Lili que je revois L'Enfant sauvage, elle rit aux désobéissances de Victor, le sauvage de l'Aveyron, j'ai la gorge serrée en écoutant Truffaut lire les notes du Docteur Itard sur l'andante du Concerto pour Flautino en do majeur d'Antonio Vivaldi. Grand film, journal encore, journal des ombres à l'époque des Lumières, de la nuit que la raison n'éclaire pas toute, accompagné par l'amère conscience chez Itard comme chez Tuffaut, que le mieux est l'ami d'un mal que traîne l'homme depuis qu'il est homme, la vie est impossible.
Comment t'appelles-tu ? Aurélien, Hector, Oscar ? Victor se tait et pleure, c'est ce qu'il nous reste à force de nous éloigner des commencements. Et puis à nouveau l'éclaircie, la voix de Truffaut et le Flautino de Vivaldi, sans éclat, sans pathos, andante.

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Presque toujours à la fin de son dîner, alors même qu'il n'est plus pressé par la soif, on le voit avec l'air d'un gourmet qui apprête son verre pour une liqueur exquise, remplir le sien d'eau pure, la prendre par gorgée et l'avaler goutte à goutte. Mais ce qui ajoute beaucoup d'intérêt à cette scène, c'est le lieu où elle se passe. C'est près de la fenêtre, debout, les yeux tournés vers la campagne, que vient se placer notre buveur comme si dans ce moment de délectation cet enfant de la nature cherchait à réunir les deux uniques biens qui aient survécu à la perte de sa liberté, la boisson d'une eau limpide et la vue du soleil et de la campagne.
Image 7Image 7Mémoire et Rapport sur Victor de l’Aveyron, Jean Itard (1774-1838)

C'est à voir avec des enfants, un beau film sur le cinéma des années 70, une belle réflexion sur les Lumières, une méditation continue sur le malheur qui donne la main à l'histoire.
Je reçois un mail de Neuchâtel m'avertissant que la bibliothèque de Dorigny détient le film sur les Mentawai que je cherche depuis avant-hier, ma journée est sauvée. Regarde autour de moi si je ne trouve pas, pour faire bon poids, une image, une image avec des bouts de bleu, du vert qui attendrait, ou du blanc et du noir, l'orage qui menace.
Arthur grimpe à la Dôle, Sandra et les filles sont montées au meeting d'Athletissima à la Pontaise, il y a Usain Bolt. Je resterai à la maison seul, irai promener Oscar, penserai un peu, mais pas trop, à Victor, aux malheurs de l'histoire et aux ruses de la raison qui, je le crains, ne convainquent plus guère personne.

Jean Prod’hom


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L'orage de cette nuit a fait sauter le couvercle

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L'orage de cette nuit a fait sauter le couvercle, soufflé les vapeurs et les cendres de l'immense incendie de ces derniers jours, on a passé à côté d'une catastrophe météorologique. Les rayons du soleil se glissent à nouveau dans les sous-bois, discrètement, par-dessous, entourent les arbres de lumières et d'ombres. Les verts des mousses et des épicéas se distinguent à nouveau des gris, des ocres et des roux des écorces, le ciel étend les bras plus haut, on peut respirer. Personne ne rêve pourtant, un nouvel épisode se prépare et je crains que les orages des jours prochains n'auront pas les mêmes égards pour nos petites affaires que celui de cette nuit.
Je bâille à la vue de ma répartition horaire de l'année qui vient, je mets donc de l'ordre dans mes affaires et de côté ce qui pourrait m'être utile, liste les activités-cadre que je vais proposer aux élèves, voilà qui m'apaise un peu.
Cherche le film sur les Mentawai par lequel je voudrais commencer avec les nouveaux de la 11. Il doit être en classe.
Je descends à l'école pour mettre la main dessus pendant que Sandra se rend à Payerne avec les filles. Belle surprise, la première des trois nouvelles constructions scolaires est sous toit, les peintres, les vitriers, les électriciens butinent à l'intérieur, tout sera vraisemblablement prêt cet automne. On distingue sur les façades le profil des Trois Danseuses de Degas, c'est techniquement assez réussi, mais le bunker ne s'est pas de ce fait mis à danser sur les pointes. Quant au deuxième bâtiment dont j'ai suivi les travaux depuis la salle 6 ces derniers mois, les sous-sols sont terminés, la chape du premier étage est coulée. ll fait une chaleur terrible dans l'arène et les ouvriers travaillent au ralenti.
J'apprivoise les nouvelles serrures et les nouvelles clés, il n'y a presque personne dans le bâtiment. Le film sur les Mentawai est bien là où je le pensais, le glisse dans un sac avec tout ce dont j'ai besoin pour parer au plus pressé avant d'aller discuter le coup avec Fanny et Murielle à la bibliothèque, on jette ensemble un dernier coup d'oeil dans le rétroviseur sur nos vacances.
Balade du soir avec Sandra et Oscar, la haute pression a gagné la partie, on passera à côté de l'orage ce soir, mais on ne perd rien pour attendre.

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Il y a l'audace qui t'habite

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Il y a l'audace qui t'habite
les estuaires d'eau profonde
les blanchisseries
il y a l'exode rural
la criée
les amarres
il y a les gardiens des cabanes alpines
les quatuors
il y a les enfants qui vont pieds nus

Jean Prod’hom

Pas de taupe dans les pièges posés hier

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Pas de taupe dans les pièges posés hier, l'un d'eux pourtant s'est refermé, mais sur le vide. Je les retire après avoir vérifié les alentours, pas de nouvelles taupinières. Une heure dans les bois ensuite, Sandra, Oscar et moi, à la fraîche et d'un bon pas.

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Du monde sur l'autoroute, avec deux pistes à largeur réduite entre Montreux et Villeneuve à cause des travaux, je roule à quatre-vingt-dix en maintenant les distances avec les véhicules qui me précèdent, un oeil sur la consommation. Moins de cinq litres au cent, comme hier entre La Cure et Corcelles, je n'en suis pas mécontent.
Je laisse Sandra et Louise à l'entrée du Parc Aventure d'Aigle et continue avec Lili jusqu'à Bex, puis Lavey. La piscine est presque déserte. Je cherche, mais en vain, les chamois qui ont l'habitude, dit-on, de descendre dans la paroi sous Morcles. Regarde de l'autre côté, du côté du Luisin et des années de la Creusaz. Pour le reste je fais le poisson et plonge dix fois, vingt fois au fond de la piscine avec Lili sur le dos. Une vieille dame porte sur le sien le portrait tatoué de Che Guevara qui grimace à chacun de ses pas. Qui faut-il plaindre ?
On s'arrête au retour à Bex, on y trouve une boulangerie, des pains au sucre, des croissants aux amandes, un taillé aux greubons. Je cherche sans succès l'hôtel de Crochet dans lequel Nietzsche est descendu avec Paul Rée en 1876. Ils y ont séjourné pendant une quinzaine de jours, lune de miel de notre amitié, écrit Paul Rée, avant de se rendre à Gênes où les attend un bateau pour Naples. On fait un saut dans une pharmacie dans laquelle on achète des sparadraps, les nouvelles sandales ont salement entamé le gros orteil de Lili.
Il n'y a plus de couleurs au milieu de l'après-midi, le soleil les a passées au chalumeau, seuls les arrosoirs, les bossettes et les ruches résistent.
On reprend Sandra et Louise à la sortie du Parc Aventure. Je file à Servion ramasser Elsa et May qui viennent manger et passer la nuit au Riau, sous la seconde tente que Sandra a dressée en fin d'après-midi.
Silence dans les bois, un ou deux grillons alors que la nuit tombe, Oscar a la truffe en l'air mais il perd vite la boule, trop d'odeurs. On étouffe et on ne voit pas d'autres issue que l'orage. Sandra me montre en rentrant sur le ruban noir du bitume une boule encore plus noire, c'est l'un des deux petits hérissons qui vivent avec leur mère dans les hortensias.

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Une courte recherche sur Internet m'apprend qu'Amiel a séjourné à l'hôtel de Crochet en 1872, un hôtel à l'écart du centre de Bex, un hôtel qui n'existe plus. Les filles sont dans le jardin et n'en finissent pas de se raconter des histoires dans la nuit, des histoires pour dormir, dormir debout.
Le tonnerre avertit depuis très loin, il est 11 heures 30. Elles rentrent leur paillasse et leur couverture sur la pointe des pieds, avant les premières gouttes, elles s'organisent dans le salon, éteignent les lumières. C'est seulement alors que les éclairs font des Z dans la nuit et que le ciel se lâche, elles écoutent silencieuses le ramdam, heureuses d'avoir été aussi prudentes.

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Dépaysement à la Cure

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Comment ne pas songer au Dépaysement de Jean-Christophe Bailly en traversant La Cure, un petit village au-dessus de Saint-Cergue, un peu après le col de la Givrine en direction de Morez. Ce village-frontière a fait autrefois la fortune des passeurs et des hôteliers, mais il perd chaque jour davantage la vitalité que les douanes fixes lui avaient assurée. Depuis 2005, la majorité des Suisses (54,6 %) ont donné leur accord à l'adhésion de la Confédération helvétique à l’espace Schengen, devenue effective en 2008. La Cure ne s'en est pas remis, le village a commencé à se défaire, les volets se sont fermés, les hôteliers n'ont pas trouvé repreneurs, les rares habitants se cachent, les giratoires perdent la tête.

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J'y suis passé ce matin en conduisant Arthur au refuge Albert Bouveret, ancien chalet d'alpage appelé autrefois de la Pile-dessus. Arthur participe à un camp de grimpe dans la région de la Dôle. Il va passer une semaine dans ce gîte géré par la section du Club Alpin Français de Chalon-sur-Saône, une section fondée en 1875. Il retrouve deux participants de l'année passée auxquels il avait donné rendez-vous, et le courage qui lui manquait ce matin quand il a fallu partir. J'aurai toutes les peines du monde à lui dire au revoir. Chaleur de forge lorsque je redescends sur Nyon, du bleu a été ajouté à l'eau du Léman, qui déborde bien au-delà de ses rives, du pied au sommet des alpes de Savoie, jusqu'au ciel confondu.
Je décide au retour de poser deux pièges à l'extrémité de deux galeries qui aboutissent à une taupinière suspecte quand bien même elle n'est plus de la première fraîcheur.
Yves nous rejoint à 6 heures, on passe en revue, dehors, les changements qui ont eu lieu dans nos vies, l'état de nos forces, les années qui viennent, On raconte notre été : il a passé une partie du sien sur les glaciers – au-dessus de Meiringen, à Trient,... Une autre à Sainte-Maxime et Verbier. On s'inquiète de la manière dont nos enfants conjuguent l'insouciance des lendemains et l'attention au passé. On finit un peu tard et un peu ivres.

Jean Prod’hom


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L'homme est un omnivore bon à tout faire

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On m'aurait dit que je participerais un jour à l'organisation d'une course de motos, que je couperais cent cinquante ou deux cents tranches de pain qu'une autre, semblable à moi, tartinerait d'une pâte à sandwiche, qu'elle y ajouterait une tranche de jambon, que je reprendrais le tout pour le rouler dans une serviette en papier, je ne l'aurais cru alors qu'à moitié, je me croyais bon à tout autre chose.

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Et bien je le concède aujourd'hui, je suis non seulement capable de faire des sandwiches en série, en parlotant, mais j'y trouve du plaisir, un plaisir comparable peut-être à celui qu'éprouvaient jadis les paysannes de nos contrées écossant des petits pois ou cassant des noix à la veillée. L'homme est un omnivore bon à tout faire.
Je suis donc allé ce matin à Vulliens donner un coup de main au Trial des Vestiges. À midi les cloches se sont mises à sonner, je suis rentré. Pour ajouter un plaisir au plaisir, j'aurais aimé m'asseoir sur un banc d'église et me fondre avec tous ceux qui s'y refugient pour être au frais. Par ces temps de canicule, les églises redeviennent des édifices sacrés. Dites aux prêtres de laisser ouvertes les portes de leurs églises, été comme hiver, jour et nuit, et les fidèles reviendront !
C'est le branle-bas de combat au Riau. Je m'étais attaqué la semaine passée à la sous-pente qui abritait des livres que je n'ouvrais plus, Sandra s'est attaquée de front ce matin à deux autres sous-pentes dans lesquelles les enfants avaient déposé des peluches, les jouets de leurs premières années et Sandra plusieurs dizaines de classeurs contenant des cours d'uni et des cahiers d'école. Arthur enfile son habit de chevalier bleu et se bat contre Lili déguisée en sorcière. Ça ils ne peuvent pas s'en défaire, pour le reste en route pour la déchèterie !
Je reviens au cours de l'après-midi sur notre balade autour du Mont Gond, supprime des photos, en recadre d'autres, fais à manger. Sandra continue ses rangements.
J'aperçois en me rendant au compost les signes d'une activité souterraine près de la mare. Me demande si une taupe n'est pas en train de rétablir ses quartiers, les signes sont discrets. Est-ce une nouvelle taupe ? celle que j'ai estourbie l'autre jour et qui a retrouvé des forces ? Je serais taupe, il est évident que je squatterais les galeries creusées par l'une de mes consoeurs, il me faudra veiller au grain.
Les prunes mûrissent. On ira chercher Oscar demain matin, je crois bien qu'il nous manque un peu.

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L'oeil de la yourte

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Hier soir je me suis endormi dans le ciel, à la traîne des étoiles qui s'allumaient une à une dans l'oeil de la yourte. Ce matin le jour dessine à la même place un mandala, deux cercles concentriques, découpés en quartiers par deux croix couleur de plomb, une croix de Saint-André et une croix grecque, quartiers de gris puis quartiers de blancs, blanc de crème comme l'aile de la piéride. Des anges dorment, ils respirent à peine, voix basse pour ne pas réveiller leurs rêves. Dans les dortoirs d'en face, il en aura été tout autrement, le diable a été de la partie, ronflements, insomnies et fugues dans la nuit.

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Le soleil claire le terre-plein à un peu plus de 9 heures, on déjeune. Les gardiens du refuge, Alexandre et sa maman Félicie, sont déjà à la tâche depuis l'aube. Ils viennent de Lorraine. En hiver, Alexandre fait la saison sur les pistes de ski de Savoie, Félicie retrouve les rives de la Moselle.
En face, taillé dans le calcaire du Haut de Cry entre 1901 et 1905, le bisse d'Eindzon, surnommé le Bisse sec parce qu'il n'a jamais servi. Au-dessus du Chalet d'Eindzon les névés sont rares, on plie les couvertures.
On remonte par une longue cheminée sur les Fontanelles qui font communiquer, à près de 2200 mètres, le Sex Riond et le Mont Gond, avant de redescendre sur la Chaux d'Aïre et les pâturages de Flore. Deux gypaètes surgissent dans notre dos et filent en direction du sud, planent, s'élèvent haut dans le ciel avant de disparaître..
On est vingt-sept, dix adultes et dix-sept enfants. On en lâche quatre en route, j'emmène Elsa, May, Louise et Lili dans la 807. On se retrouve à vingt-trois sur la plage de Rivaz, il fait 34 degrés, on goge jusqu'au coucher du soleil.
J'aperçois D. sur la plage, coiffé d'un chapeau de paille, en costume de bain, quelque chose cloche. Je le connais de l'université, il se jette à l'eau, il nage comme une vilaine grenouille, va et vient selon un tracé qu'il semble répéter depuis toujours, il y a quelque chose de trop sérieux dans tout cela, prisonnier des sirènes, captif de son image, il pose, la peau blette, penché sur lui-même, satisfait. Ah ! Montaigne, jamais ridicule même avec un canotier ou une casquette.
Jeremy et Suzanne nous accueillent tous pour des grillades. On est en bras de chemise jusqu'à tard. C'est si rare ici qu'on prolonge jusqu'à minuit. On abuse un peu des fruits de la vigne, ça ne fait pas de mal. Sauf lorsque le diable revient, dissimulé dans les plis d'un mot : le ressenti.
C'en est trop, il est grand temps de s'en aller.

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Des fumées gris de cendre

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Des fumées gris de cendre patientent à l'arrière de la voûte du ciel, porte ouest, restes d'un feu qui a pris à l'arrière et qui attendent leur heure pour s'installer insidieusement de notre côté.
Je me suis réveillé à 6 heures 30, mais levé une heure plus tard. C'est en considérant le mince filet d'eau sortant de la pomme de la douche, à 8 heures 05, que je m'en rappelle, la commune a annoncé une coupure d'eau entre 8 heures et midi.

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Dehors les fumées ont disparu, la fin du monde différée, Jeremy passe me prendre à un peu plus de 9 heures. On dit bonjour à Jean-Jacques et Pierrot qui attendent l'appareilleur, ils sont au bord d'une fouille devant l'Ancien Collège, une conduite fuit, 30 ou 40 litres minute.
Pause un peu avant Martigny, je trouve la feuille Saint-Léonard qui me manquait et qui couvre la balade projetée. Saint-Séverin, Sensine, Erde, Daillon et les Mayens de Conthey mitent les flancs du Sex Riond. On laisse la voiture à 1600 mètres, un peu au-dessus d'Incron, il est bientôt midi. Les épicéas et les mélèzes nous offrent un peu d'ombre jusqu'à un peu plus de 1800 mètres. Je fais signe à une jeep qui monte à l'alpage de Flore, c'est un paysan de Palézieux qui loue l'alpage depuis vingt ans. Il nous laisse devant le chalet. On poursuit sur un sentier qui se faufile dans les pâturages jusqu'à l'Etang des Trente Pas.
Un troupeau de vaches d'Hérens paissent à la Chaux du Larzey, peu de mouvements, les reines de demain, parfois, font fuir les reines d'hier et les jeunettes qui pourraient leur faire de l'ombre. La retenue de l'étang, pierres sèches, ne sert pas, l'étang est à sec. Aurai croisé en montant un parterre d'orchis vanillés et dans la tourbe de l'étang un tapis de linaigrettes et de prêles.
On monte à travers les pâturages jusqu'à la croix de l'Achia qui met en communication le flanc droit de la vallée de la Morge et le bassin supérieur de la Lizerne. Nous sommes à plus de 2300 mètres, entre le Mont Gond et la Fava, avec en face de nous le glacier de Tsanfleuron et les roches nues et lisses sous Prarochet, barre infranchissable sur laquelle se dressent la proue du massif des Diablerets, la Quille du Diable, l'Oldenhorn et le Mont Brun. On devine au bout de la ligne le col du Sanetsch. Dessous la Lizerne qui cherche la meilleure pente et Derborence. Derborence, le mot chante doux ; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide ; comme s’il voulait signifier par là la ruine, l’isolement, l’oubli.
Dans notre dos, de l'autre côté de la vallée du Rhône, la Dent Blanche, le Weisshorn, le Cervin, le Grand Combin. Plus loin le Mont Blanc qui s'impose chaque fois que la pente raidit. On marche, après le col, sur une pâte de débris d'ardoises à la couleur indécise, gris de fusion, presque noire, ou presque blanche, difficile à dire. Le Mont Gond, qu'on appelait autrefois Pointe de Flore, se livre en rose lorsqu'on l'a contourné, on retrouve bientôt le vert des prés, le gîte de Lodze, sa yourte et nos familles. Il est six heures mois un quart. Nous avions rendez-vous à six heures.

Jean Prod’hom


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Elle était annoncée

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Elle était annoncée, Arthur et Lil qui ont passé la nuit sous la tente en ont senti les effets, leur matelas est détrempé, ce qui ne les a pas empêchés de dormir jusqu'à tard ce matin. Nous n'avions plus eu de pluie depuis la nuit du 2 au 3 août à la Lécherette. Je conduis Oscar à Bussigny qui va passer 3 nuits au chenil du Lorelei, le ciel traîne derrière lui des lambeaux de brouille. La radio annonce le retour du beau temps dans l'après-midi.

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Sandra et les enfants ont rendez-vous à Mézières avec les mamans et les enfants que nous rejoindrons demain sous Derborence, au refuge de Lodze.
M'occupe des tessons ramassés hier entre Perroy et Morges avant de lire Petite Poucette, court texte de Michel Serres dans lequel il analyse les difficultés des institutions, notamment l'école, à prendre acte de la mutation et à passer à autre chose en instituant de nouveaux modes de fonctionner.

... voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l'enseignement, au sein de cadres datant d'un âge qu'ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classe, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même..., cadres datant, dis-je, d'un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu'ils ne sont plus.

Ce format-page nous domine tant, et tant à notre insu, que les nouvelles technologies n'en sont pas encore sorties. L'écran de l'ordinateur – qui lui même s'ouvre comme un livre – le mime, et Petite Poucette écrit encore sur lui, de ses dix doigts ou, sur le portable, des deux pouces. Le travail achevé, elle s'empresse d'imprimer. Les innovateurs de toute farine cherchent le nouveau livre électronique, alors que l'électronique ne s'est pas encore délivrée du livre, bien qu'elle implique tout autre chose que le livre, tout autre chose que le format transhistorique de la page. Cette chose reste à découvrir.

Prépare la balade que nous ferons demain avant de rejoindre en fin d'après-midi nos femmes et enfants au refuge de Lodze. Je ne retrouve pas la carte couvrant la région de Saint-Léonard, fais donc des copies-écran des cartes topographiques suisses que l'administration fédérale met à disposition. J'emporterai mon IPad.
Jeremy vient me chercher à 7 heures et on descend manger à Cully. Sur la terrasse du Bistrot. On y rencontre un drôle de bonhomme, une trentaine d'années, il revient d'Ecosse à vélo, il rentre chez lui sans un sou, il aimerait un peu d'argent. Plus de 8000 kilomètres déjà depuis son départ, il lui en reste deux mille. C'était son rêve depuis tout petit, quitter la Roumanie et faire le tour de l'Europe occidentale. Il parle un français impeccable, connaît l'italien, mais c'est en anglais, dit-il, qu'il s'exprime le mieux. Il était hier au Mont-d'Orzeires au-dessus de Vallorbe, il sera demain à Martigny ou Sion, après il ne sait pas, le Simplon peut-être. Il a bien une tente sur la remorque qu'il traîne derrière son vélo, mais plus de sardines, on les lui a volées sur l'une des îles britanniques. Il dormira donc au plus simple, dans un sac de couchage au bord du lac. Je lui aurais volontiers offert une couronne de lauriers si cela avait un sens, alors voilà dix francs.
C'est l'heure de rentrer, Jeremy me laisse au Riau, la maison est vide.

Jean Prod’hom


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Reverdie

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En mai au douz tenz nouvel
Que raverdissent prael,
Oï soz un arbroisel
Chanter le rosignolet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Si com g'estoie pensis,
Lez le buissonet m'assis,
Un petit m'i endormi
Au douz chant de l'oiselet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Au resveillier que je fis,
A l'oisel criai merci,
Qu'il me doint joie de li :
S'en serai plus jolivet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Et quant je fui sus levez,
Ci commenz a citoler
Et fis l'oiselet chanter
Devant moi el praelet.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet

Li rosignolez disoit
Par un pou qu'il n'enrajoit
Du grant duel que il avoit
Que vilains l'avoit oï.
Sarderladon
Tant fet bon
Dormir lez le buissonet
Anonyme, Poèmes d'amour des XIIe et XIIIe siècles, 10|18, 1983

Me sens c'matin vilain et rustaud, ben oui le cul dans les épines, que ce que j'fous là, mais p'tain qu'ça fait du bien d'rien foutre dans l'bois. Un geai se tire, pas d'place pour lui, moi j'lis Montaigne pardis, m'étonne plus trace du geai, m'vautre et baîlle, que ce que j'fous là, mais p'tain qu'ça fait du bien d'rien foutre dans l'bois. Trop dur d's'arracher, mais t'laisse le bois l'geai, moi m'vais lire Montaigne dans mon pré.

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Louise aimerait comprendre les règles de la circulation routière, et notamment les panneaux d'indication de direction. Je lui explique : dessous le panneau indiquant la sortie immédiate, dessus le panneau indiquant la sortie prochaine : Morges - Aubonne, Aubonne - Rolle, Rolle on sort, direction plage du camping où nous avons rendez-vous avec le parrain de Lili, sa femme et leur fille de 9 mois.
Premier rond-point, j'aperçois par la fenêtre ouverte une main tenant un cigare, un cigare qui ressemble à ceux que Godard fume au cinéma. On engage la poursuite, l'inconnu fait une large boucle, traverse sans se presser une zone pavillonnaire. Il prend une avenue à sens unique, sort de sa voiture, je sors de la mienne un peu plus loin, marche dans sa direction, il photographie des fleurs qui buissonnent à l'entrée d'une villa datant de la fin du siècle passé, il ressemble à un faucon crécerelle, il est cinq heures. Une femme sort, coquette, elle attend qu'il en ait terminé, ils montent dans le véhicule, une Hyundai Getz de couleur noire.

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- Une photo ?
- Si vous le voulez.
- J'aimerais vous voir.
- C'est fait.
- Vous revoir.
- C'est entendu.

- Bonne fin de journée.
- A vous aussi, à bientôt.

C'est non seulement à Socrate mais à Godard que Montaigne songeait lorsqu'il rédigea ces lignes :
Le jugement humain retire de la fréquentation du monde une lumière extraordinaire. Nous sommes tous resserrés et repliés sur nous et nous avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à à Socrate d'où il était. Il ne répondit pas : "Athènes", mais "du monde". Lui qui avait l'esprit plus plein et plus étendu faisait de l'univers sa ville, adressait ses connaissances, sa société et ses sentiments à tout le genre humain, ne faisant pas comme nous qui ne regardons que sur nous.
Mais lorsqu'on demande aujourd'hui au cinéaste d'où il est, il ne répond pas : "Du monde", mais "de Rolle". Fallait bien que quelqu'un rétablisse un peu de vérité.

Jean Prod’hom



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Les enfants sont sortis de la tente

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Les enfants sont sortis de la tente, ils rient et crient, fiers certainement, Oscar participe à la fête. Je les retrouve dans la maison lorsque je descends : Louise joue de la guitare, Lili met de l'ordre dans sa collection de gommes en jetant un coup d'oeil envieux à celle de sa maman constituée autrefois, Arthur joue avec son yoyo.

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Ce matin, un peu d'ordre dans la bibliothèque, migrations et regroupements familiaux : Follain va rejoindre Thomas, mais en pile pour gagner de la place, serre entre deux lions de bois les auteurs romands, mets de côté les Chrétien de Troyes et les Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles présentés et traduits par Emmanuelle Baumgartner et Françoise Ferrand, fais une seule pile des Cendrars, une autre des Bergounioux, celle des Louis-René des Forêts est discrète, et de ce point de vue aussi il est un modèle à suivre.
Je regroupe les tessons qui traînaient sur mon bureau, dans des boîtes, sur les rayonnages, liquide sans faire de détail un tas de petits billets, papiers divers, notes illisibles – toujours plus illisibles – qui ont passé tout l'été sans que j'y touche. Je glisse dans un sac les CD qui contiennent la sauvegarde numérique des 35 numéros du Journal de l'école dont j'ai été l'animateur pendant une dizaine d'années, la cablerie des appareils de photos et des disques durs hors d'usage, de vieux lecteurs. J'amènerai tout ça à la déchèterie cette après-midi.
Je reçois un mail de Raymonde, une fidèle lectrice des marges.net qui me signale quelques coquilles que je m'empresse de corriger. Me demande bien ce qu'elle trouve dans la lecture de ces billets, mais ça fait du bien de savoir qu'elle s'y arrête, comme Brigitte, Francis, François, Murielle, Justine, Danielle, Estelle et les autres.
Petit tour au jardin, toujours aucune nouvelle des taupes, je commence à penser que j'ai un avenir dans le domaine, il est temps que je relise la Conversation avec un taupier de Jean-Loup Trassard, tombe sur L'ancolie que je place à côté des Poèmes d'amour des XIIème et XIIIème siècles.
Tandis que Sandra se rend à la piscine de Payerne avec les enfants et les Moinat, je visionne le film que Frédéric Rossif a consacré à l'histoire mondiale de 1935 à 1946, une chronique centrée sur la guerre qui commence et se termine à Nuremberg. Impression curieuse une fois encore, grâce au cinéma, que l'histoire n'est qu'un récit organisé après coup, qui donne un sens à des images faites un peu par hasard. Impression que l'histoire n'est qu'une bande-son, un récit qui fournit des légendes à des images qu'on regarde à peine, le fil déroulé dans un labyrinthe d'images stockées pêle-mêle, sans queue ni tête, donnant une orientation à quelque chose qui va dans tous les sens, une mise au pas de la folie des hommes. C'est pour ces raisons que le révisionnisme est un non-sens, parce qu'il s'oppose à ce qui n'est pas, feint de pouvoir y revenir et le modifier, parce qu'il confond le réel et les légendes.
C'est à mon tour de passer à la benne, remettre au papier quelques centaines de bouquins que je n'ai pas rouverts depuis plusieurs années. J'ose à peine le dire, mais Michel Serres, René Girard et Claude Levi-Strauss sont du voyage. Je ne garde, orphelins, que la Pensée sauvage, Petite Poucette – les Hermès ne trouvent pas grâce. Je sauve in extremis Tristes Tropiques.
Lis pendant deux bonnes heures le nouveau Plan d'études romand, qui finira à la benne lui aussi, et plus tôt que prévu. C'est illisible, les rédacteurs donnent l'impression de vivre dans le désert de Gobi. Dire qu'une poignée de main aurait suffi.
On mange pour la seconde fois des lentilles depuis la réconciiiation des filles avec ce cadeau des dieux, mais avec elles cette fois. Ça tient, juste... Mais oui ! Lili, la prochaine fois il y aura deux fois plus de lardons !

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Voyage autour du jardin avec Louise, à la pétanque : les pruneaux mûrissent, rien n'est plat, c'est triché, Fleur et Edelweiss sont aux mulots, les nuages font les cabotins, flambent en tous sens. Mais lorsque le soleil aura fait un pas de plus de l'autre côté de l'horizon, ils vont cesser de faire les malins.
Les enfants hésitent à passer une seconde nuit dehors. Palabres, le groupe se disloque, Louise ira dormir dans son lit, Arthur et Lili sous tente.
Les rideaux sont tirés, les nuages gris et penauds. Plus un bruit. Je n'aurais jamais dû mettre à la benne Rome, le livre des fondations. Trop tard !

Jean Prod’hom


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Il faudra bientôt remettre en route le chauffage

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Il faudra bientôt remettre en route le chauffage, me dit Sandra au réveil. Nous sommes déjà à la mi-août, c'est vrai, mais pour le coup elle exagère, on a encore de beaux jours.

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Toujours aucune trace des taupes, c'est dire qu'une de mes hypothèses se confirme : il n'y en a eu qu'une seule, elle s'est blessée dans l'un des pièges posés près du hangar et s'est vidée de son sang dans l'une ou l'autre des nombreuses galeries qu'elle a creusées pendant l'été, un réseau de galeries qui doit s'étendre sur plusieurs dizaines de mètres carrés.
On part faire une balade en tee-shirt, un peu par bravade, une petite laine n'aurait pas été de trop - on vit ici à près de 800 mètres, n'est-ce pas ? On marche une bonne heure en suivant l'itinéraire que j'ai emprunté ces trois derniers jours, jusqu'à l'endroit où il fait bon respirer. Je le présente à Sandra, on s'y assied, on évoque la rentrée en nous promettant de parler le moins possible d'école tout au long de l'année. Mais il faut au préalable régler la question des horaires, des repas, organiser les échanges de services, le convoyage des enfants jusqu'au bus. On fait le point.
Tandis que Sandra descend en ville avec les enfants, je comble une partie de mon retard dans la mise au net de ces notes avant de m'attaquer à une révision du poêle, elle s'impose. Les joints de la porte du foyer avaient été remplacés il y a une année par le directeur en personne d'une entreprise familiale de la Côte, celui-là même qui m'avait vendu le poêle. Les joints n'ont pas fait long feu si bien que je lui ai envoyé un mail pour lui expliquer le problème, il m'a répondu qu'il ne saisissait pas, j'ai donc reformulé l'affaire de telle façon qu'il comprenne, je n'ai plus reçu de réponse. Plutôt que de me mettre en colère contre les PME qui ne sont plus ce qu'elles étaient, je démonte le cadre et le verre de la fenêtre du foyer, arrache les ancien joints, ponce et dégraisse avant d'en coller de nouveaux. Arthur me donne un coup de main à son retour pour remettre en place le tout. Nous sommes parés pour septembre.
Cette après-midi Sandra fait de la couture, elle initie Louise. Arthur, qui regarde en différé la cérémonie de clôture des jeux olympiques, m'apprend que la gagnante du concours du lancer du poids était dopée, Lili descend à pied chez une copine avec son costume de bain.
Nous sommes partis tous les cinq marcher alors que le jour tombait. Il m'a semblé, chemin faisant, que la cellule familiale n'avait pas été pour tous une institution si mauvaise que cela, qu'on allait même un jour la regretter et que sa disparition ferait apparaître, à côté de ses étroites lourdeurs, des vertus que l'on n'imaginait même pas. La chouette de Minerve ne prend son envol qu'au crépuscule.
Les enfants décident d'aller dormir dans la tente malgré les événements de la veille et leur engagement sacré de ne jamais plus recommencer une telle folie. Cette fois on ne les reverra plus jusqu'au matin.

Jean Prod’hom


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Réouverture prochaine des bâtiments de l'instruction

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La perspective de la réouverture prochaine des bâtiments de l'instruction publique et la certitude qu'il faudra bientôt me remettre au travail changent la donne. Je laisse filer les heures tout le matin, suis du regard le soleil et m'en remets à la brise qui a un peu fraîchi.

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Les enfants ont dressé une tente dans le jardin, ils ont rangé avec l'aide de Sandra leurs deux cabanes, les vacances ne sont donc pas terminées.
Je vérifie l'état des pièges à taupes placés hier matin près de la mare et à l'est du hangar. Lorsque j'ai vérifié ce matin, il m'avait semblé que l'une d'elles avait laissé des plumes. Toujours est-il qu'aucune queue ne pend ce soir à mon tableau de chasse et je n'ai constaté aucune nouvelle taupinière.
Je ne vois que deux explications : il n'y avait qu'une taupe dans les sous-sols du jardin, celle qui a laissé un bout d'oreille ou de museau la nuit passée, et elle n'a pas survécu à sa blessure. Ou ces bestioles sont bien plus rusées que je ne le crois et rient sous cape des observations délirantes d'un taupier de fortune avant de se remettre à l'ouvrage. On verra demain.
Nous croyions nous être débarrassés de nos enfants pour la nuit, mais Louise rentre en pleurs avant minuit, suivie de Lili. Vivre entre frère et soeurs dans la promiscuité d'une tente de camping n'est pas chose facile. Et y vivre seul fait peur à Arthur si bien qu'il abandonne lui aussi la partie. Ils se promettent tous les trois de ne jamais recommencer. Prenons garde si on ne veut pas les avoir sur le dos à 30 ans.

Jean Prod’hom


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Ne trouve rien sinon une idée saugrenue

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Je quitte ce matin le Riau avec l'intention de refaire le même chemin que la veille, les mêmes gestes, en espérant rencontrer le même bonheur au même endroit. M'assieds au pied du même arbre, avec le ciel bleu que j'aperçois en-haut piqué par les cimes des épicéas, même sensation que hier, mais bien décidé aujourd'hui à trouver de l'intérieur une explication, au risque de me brûler les ailes et d'être chassé de ce fragile paradis.

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Ne trouve rien sinon l'idée saugrenue qu'à force de nous éloigner des choses auxquelles on est mêlé pour y voir enfin un peu clair, fixer quelques-uns de leurs caractères, objectiver ce à quoi il nous a fallu aveuglément obéir, on devrait, reculant ou avançant, nous retrouver tôt ou tard dans le lieu précis qu'on a quitté, avec la lucidité qui nous manquait dans l'immédiate perception, nous retrouver dedans en connaissance de cause, c'est-à-dire à la fois dedans et dehors. Me voici venu de nulle part dedans un monde mobile, j'y consens, j'y retourne, m'y arrête librement, en soi et pour soi, pas mieux.
Abandonne l'idée de trouver une meilleure explication, me couche sur un tapis de mousse et lis trois poèmes de Jean Follain qui me font penser à des origamis sous les plis desquels seraient écrits les chiffres naïfs et denses de l'universel. Fais quatre photos d'Oscar, des espèces de portraits, les premières et peut-être les dernières, il a neuf mois et il ne changera pas.
Termine au retour la tonte du jardin et fais deux voyages à la déchèterie, c'est le moment de nous débarrasser de ce dont on s'était servi jusque-là pour garder derrière des barreaux les animaux semi-domestiques qui ont aidé à faire sortir nos enfants du premier âge. Reste Cacao qui vit désormais seul dans sa cage et auquel les enfants ne s'intéressent plus. Et Oscar à qui nous devons apprendre à vivre sans laisse, c'est le second âge auquel, on l'espère, nos enfants parviendront eux aussi.
Je croise Jean-Paul en remontant, il a reçu le permis de construire, près de deux ans auront été nécessaires.
Je prépare un pique-nique avant de descendre à la rivière. Je comptais retrouver sous la déchèterie d'Hermenches le chemin qui menait autrefois à travers les côtes du Moulin aux rives de la Bressonne. Je n'y suis pas retourné depuis une dizaine d'années et on n'en trouve plus trace si bien qu'on décide de couper au plus court à même le bois. On avance à l'estime avec pour seule précaution celle ne pas se retrouver en haut des falaises de molasse qui plongent à pic dans le lit de la rivière, Arthur a le nez, Oscar le suit, je fais le lien avec Sandra et les filles qui restent à l'arrière. Notre présence ne passe pas inaperçue, un chevreuil à la peau de daim, une biche peut-être, quitte la rivière et remonte la pente à tire-d'aile, extraordinaire apparition, extraordinaire disparition, Sandra et Lili étaient aux premières loges.
L'eau est fraîche, les rayons du soleil caressent le fond de la saignée, tremblent, les chairs de la molasse mollissent. Les enfants se baignent dans un go, ils frissonnent. Un sandwiche et un sirop à la framboise en guise de festin, c'est un paradis sans être un rêve.
L'eau est froide, la saignée se referme, le soleil s'en va, l'eau est noire. Il faut ressortir de ce qui pourrait devenir un enfer, on saute de pierre en pierre comme sur une marelle géante, une petite heure et des orties, des ronces et de la boue, des pleurs même. J'espérais retrouver en aval le pont de Syens, mais une cascade dont je n'avais pas le souvenir nous barre l'accès. Hors la ville le monde retourne à la friche. On remonte à quatre pattes jusqu'à Lamarin, la voiture est toute proche.
Les filles font un bouquet de prêles qu'elles mettent en pot dans le jardin. Le soleil est revenu.

Jean Prod’hom


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L'accès à l'étang est devenu impossible

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L'accès à l'étang est devenu impossible, les herbes et les ronces barrent le passage, je remonte par le chemin des copeaux avant de m'asseoir une demi-heure au pied d'un épicéa. Oscar fouine dans tous les coins, je ne fais rien et m'en satisfais. Cela fait quelques mois que je parviens – quelquefois – à ne rien désirer de plus que de rester là où je suis, sans lire, sans regarder vraiment, sans penser même, mais dans une espèce de stupéfaction molle. Ces endroits sont quelconques, ni bords ni centre susceptibles de les identifier clairement, des lieux sans nom où personne ne s'agite et dont le rien est le seul hôte fidèle. C'est ici ou ailleurs, et chaque fois un petit regret me pince de devoir me lever et rentrer.

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Je continue l'éducation d'Oscar sur le chemin du retour, lui demande de rester assis tandis que je m'éloigne, de ne me rattraper que lorsque je lui en intime l'ordre et d'accepter sa récompense. Ça marche.
Sandra fait du ménage, passe l'aspirateur dans toute la maison, Arthur ramasse les dépouilles de la haie que j'ai taillée hier. J'en fais un grand feu dans lequel je jette les branches sèches des chênes qui se dressent devant le poulailler, charge dans la Yaris des morceaux d'érable que j'entrepose dans l'aire de pique-nique de la Moille-au-Blanc, ça pourrait servir. Tonds le haut du jardin, vide l'aile droite du hangar et brûle le bois qui y traînait. Je termine ces travaux au milieu de l'après-midi avec mon coude qui grince, Arthur fait du yoyo devant la véranda – un yoyo de nouvelle génération – et Sandra rédige à son bureau l'article qu'on lui a demandé sur les Jeux internationaux de Poitiers.
On part pour Curtilles en fin d'après-midi, Louise et Lili sont satisfaites de leur camp, heureuses de nous voir, elles se sont ennuyées chaque jour, un peu. Elles ont monté leur poney préféré dans le lit de la Broye, ont fait de la voltige.
En ouvrant le sac de Lili, Sandra découvre les trois livres qu'elle y a glissés avant de partir : Clara et les poneys, Le Fils de l'étalon noir et Lili a la passion du cheval. Voilà une fille qui a de la suite dans les idées. Elle nous dira aussi plus tard qu'elle n'a presque rien lu, il y avait tant de choses à faire. Voilà une fille qui a des priorités.
Un hérisson qui vit dans les hortensias à côté de l'entrée montre ce soir le bout de son nez.

Jean Prod’hom


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Plus d'excuses

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Plus d'excuses, c'est le moment ou jamais, Arthur termine contre rémunération le désherbage de la grande plate-bande, Sandra s'attaque à la petite, pleine de roses autrefois, mais dont le gel et la maladie ont entamé la vivacité. Pour assister à leur possible sortie du tombeau confortablement installés dans les fauteuils de la véranda, elle redouble de courage et astique la verrière.

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J'enfile la coudière que j'ai achetée hier et vais remiser à la déchèterie le chenit qui traînait derrière le garage, taille ensuite à l'autre bout du jardin ce qui reste de la haie qui entourait la propriété lorsque nous sommes arrivés il y a plus de dix ans, tronçonne quelques charpentières du saule que j'ai planté sans vraiment le vouloir près du chemin de servitude. Il a pris des proportions auxquelles je ne m'attendais pas. Ces travaux usent mes forces bien plus aujourd'hui qu'autrefois, ils ne contribuent pas à la guérison de mon épicondylite. Sans compter que, à la fin, je vois ce qui me reste à faire.
Il est 14 heures, on rejoint comme promis la Pudze (1266 mètres) au pied de Teysachaux (1909 mètres). Mon courage fond lorsque je prends conscience de l'affaire et que je constate que je suis incapable de suivre le rythme qu'impriment Arthur, Sandra et Oscar, d'autant plus qu'ils décident de couper au plus court à travers les pâturages. Je fais une longue boucle par Incrotta en désespérant de les retrouver avant Belle-Chaux. Je les vois pourtant bientôt en contrebas, ils peinent eux aussi et vont croiser sous peu le chemin que j'emprunte. Je reprends mon souffle en les attendant et retrouve un peu du courage qui m'avait lâché.
On continue ensemble jusqu'à Belle-Chaux (1510 mètres), un chalet d'alpage sur le flanc nord de Teysachaux, on se rend compte alors qu'on a raté le chemin de crête. Sandra et Arthur se couchent sur une pierre plate et me laissent continuer. J'aimerais rejoindre hors sentier l'épaule où l'on devrait retrouver le sentier qui mène au sommet de Teysachaux. Ils ne sont bientôt que deux petits points bleu et rouge en bas la pente. Continue à quatre pattes parmi les oeillets et les digitales, escalade le calcaire blanc, multiplie les arrêts. M'y voici.
J'aperçois alors dans la pente Arthur, Sandra le suit avec Oscar à ses basques. Ils parviennent enfin au sentier qui conduit au sommet. On s'y retrouve tous une demi-heure plus tard.
Le lac occupe tout le fond, le Jura qui prend appui sur ses rives s'élève jusqu'au ciel qu'il longe, à la fin on ne fait que le deviner parce qu'on n'y voit presque rien, à peine une ligne qui brille au-dessus du lac de Neuchâtel.
En continuant ce chemin de crête on parviendrait au Moléson dont on aperçoit en contrebas les reins, le garrot, la tête ensuite, on pourrait alors descendre sur les Sciernes d'Albeuve et la vallée de la Sarine.
En nous tournant vers l'est, c'est comme si on retournait à la Lécherette, tout y est, la chaîne des Vanils sur Château-d'Oex, le cirque de la Pierreuse au-dessus de l'Etivaz, plus au sud la Cape aux Moines, la Tornette, le Tarent, Châtillon et le Pic Chaussy qui se suivent comme une quinte floche. Tout y est mais les relations entre les choses ont changé.
On reprend le sentier dans l'autre sens jusqu'au Vuipay, une grosse demi-heure qui nous coupe les jambes. Les derniers rayons du soleil nous accompagnent jusque sur la terrasse. On y mange tandis que le soleil s'enfonce derrière le Jura et nous dans une couverture que les tenanciers de cette auberge de montagne ont bien voulu nous prêter.
Longue marche au crépuscule puis dans dans l'obscurité, Arthur parle tant et plus, il n'aime pas trop la nuit, s'interroge sur les prédateurs de l'homme, on a beau lui parler des vrais dangers, rien n'y fait, les meilleures raisons du monde ne servent à rien.

Jean Prod’hom


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La bise s'est levée pendant la nuit

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La bise s'est levée pendant la nuit, a défait les nuages de la veille et laisse ce matin le ciel aux avions qui gribouillent des promesses qu'ils ne tiendront pas. Nous descendons, Sandra et moi, récupérer la voiture laissée hier au village.

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Au retour d'Arthur de Froideville, nous descendons à Lausanne. Je vais pour mon compte, discute le coup avec deux employés de chez Cablex, une entreprise qui réalise des réseaux câblés et qui se partage avec deux ou trois autres entreprises le marché lausannois. Ils épissent les câbles à fibre optique du quartier de la Madeleine, trois fibres pour chacun des 120 clients susceptibles de s'y intéresser. Les deux électriciens sont français, l'un vient de Saint-Julien. Tous deux vantent leur savoir-faire et ne manquent pas de me signaler que les Suisses ont pris du retard dans ce domaine alors que le réseau espagnol est en place et que le français est bien avancé. En ce qui concerne le Riau, nous devons déchanter, la fibre optique n'y parviendra jamais.
Fais un tour chez Payot, parcours les nouveautés et les lectures que les enseignants du gymnase proposeront en début d'année scolaire prochaine. Puis commets un ou deux de ces larcins dont je ne me lasse pas, les fauteuils des bonnes librairies y invitent : le Journal particulier 1933 de Léautaud, le numéro que la NRF a consacré en juin aux relations de la littérature et de la chanson, lis notamment les réponses que Louis Aragon a donné à Francis Crémieux qui l'interrogeait en 1963 sur la mise en chanson de ses poèmes. Puis un texte du premier numéro 2012 de la Revue de Belles-lettres dans lequel François Debluë s'emploie à préciser ses rapport au roman.
Je sors de la librairie les mains vides après avoir abandonné, à leur place, les livres que j'ai siphonnés. File acheter une coudière à la pharmacie de la Palud avant de rejoindre Arthur et Sandra assis sur un banc à Pépinet.
Sandra m'offre aujourd'hui un bouquet de dahlias.

Jean Prod’hom


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Il y a les officiers de réserve

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Il y a les officiers de réserve
les existences antérieures
il y a la foudre
les bourgeons des marronniers
les champignons crus à la crème
il y a l'art pariétal
la montée des eaux
les gagnants du loto
la nuit sombre des tempêtes

Jean Prod’hom

Me voilà seul sur le pont

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Les filles montent à Curtilles, Sandra et Arthur grimpent dans les arbres à Aigle, me voilà seul sur le pont au Riau. Mets à jour les notes du début de la semaine passée à la Lécherette, trie des photos avant de descendre en voiture au village avec Oscar. Passe par le chemin de l'Ancienne Laiterie. Plus haut la ferme du Pré du Grelot tombe en ruines, les mousses colonisent les tuiles du toit de la mécanique, l'eau de la fontaine coule pourtant en abondance.
M'assieds dans l'herbe, devant la haie qui surplombe les deux virages ombragés de la route des Chênes au-dessus de Chez-les-Porchet. C'est l'évidence, le monde a été occupé bien avant d'être achevé et l'homme l'a colonisé sans que personne ne lui octroie le permis d'habiter si bien que le chantier s'est étendu à l'ensemble du réel. Certaines régions ont été depuis un peu oubliées, mais aucune grande friche n'apparaît plus sinon celle du ciel, je suis dans un immense atelier, j'entends derrière moi des mélodies internationales qui sourdent d'un poste de radio.
Il faut resserrer drastiquement le cadre de son regard pour apercevoir des choses abouties, la courbe d'un chemin, l'ombre qui rapproche le pré du champ de chaume, une allée de peupliers, une lisière, un vallon. Le chant du coq me rappelle une énigme.
J'emprunte le chemin des Tailles assombri par les faînes et les coques des foyards qui macèrent, il traverse un creux dans l'été, après les foins et les moissons, avant le maïs et les betteraves.
Je poursuis l'éducation d'Oscar en lui lançant des pives. Deux propriétaires de petits chiens de race, croisés peu avant l'ancien réservoir de la Mussilly, me donnent quelques précieux conseils et me confirment la justesse de certaines de nos orientations. Mais que la route est longue et difficile ! Je me réchauffe au retour des restes d'un plat de lentilles.
Arthur et Sandra rentrent d'Aigle satisfaits de leurs parcours dans les arbres. Le mousse part en vélo pour Froideville où il passera la nuit. On va de notre côté au bord du lac, à Lutry.
Le verrou de Saint-Maurice a été forcé au cours de la journée et l'air du sud circule à nouveau. On mange sur une terrasse, avec le plaisir de mettre les pieds sous la table sans se salir les mains. Sandra reçoit au dessert une ampoule avec laquelle elle peut, dit la sommeillière, injecter une dose de rhum supplémentaire à son carpaccio d'ananas. Il est temps de quitter ces lieux de perdition pour longer la grève, les rochers des Mémises montrent leurs dents d'or, la Savoie est comme une île. Les pontons fendent l'eau, le lac et le ciel jouent chacun de leur côté la ligne d'une partition que l'on ne comprendra qu'à la fin.
Sur le chemin du retour, un chevreuil s'immobilise dans un cône de lumière, juste après la Moille Baudin. Pas une étoile, le ciel s'est couvert. Je coupe le moteur, il se retourne, ne bouge pas, nous regarde par-dessus l'épaule. Il se croit invisible à l'abri derrière sa croupe, on éteint les phares, la nuit tombe, la bête dedans.
Je photographie encore le tesson que Sandra a trouvé à Lutry.

Jean Prod’hom


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Les chats ont dormi dans les combles

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Les chats ont dormi dans les combles, on ne les avait guère vus si près de nous depuis l'adoption d'Oscar. Il a plu une bonne partie de la nuit, Lili et Louise partent ce matin pour leur camp de poney.

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Il cesse de pleuvoir dans la matinée mais le soleil peine à s'imposer.
Je lis le règlement communal sur la gestion des déchets de Château-d'Oex adopté lors de sa séance du 03 février 2011, c'est passionnant. En bref : une taxe forfaitaire par logement couvre les frais de la gestion des infrastructures et des déchets recyclables. Une seconde taxe est instaurée pour financer l'élimination des déchets ménagers, elle est basée sur le principe de la taxe au sac. On peut acheter ces sacs de contenance variée – 17, 35, 60 et 110 litres – dans les bureaux de l'administration communale et les commerces locaux. Mais pour éviter que des personnes étrangères à la commune de Château-d'Oex ne déposent leurs ordures ménagères, chaque résident dispose d'une carte magnétique lui permettant d'ouvrir le hublot par lequel il glissera ses sacs dans la benne. Il est essentiel de noter qu'aucun mot de passe ou code d'accès n'est nécessaire et que ces cartes ne comportent aucune donnée personnelle, elles sont simplement offertes aux résidents contre dépôt. Conséquences ? L'économie d'abord du passage d'un camion sur tout le territoire de la commune. L'incitation ensuite à un tri sévère, il serait en effet inconséquent de la part des résidents de Château-d'Oex de remplir des sacs taxés de déchets lourds qui trouvent, sans bourse délier, leur place dans les centres de ramassage. Le système mis en place dans le Pays-d'en-haut a provoqué une baisse notable des quantités d'ordures ménagères, mais a conduit à une légère augmentation du tourisme des déchets. Les peines sont salées, les gens en effet qui déposent un sac de déchets ménagers non taxé dans la benne, ou un sac taxé hors la benne se voient condamnés à 1 jour de peine privative de liberté s'ils ne paient pas l'amende de 100 francs.
On avait décidé d'aller à pied jusqu'à Froideville, mais la pluie qui a repris de plus belle nous oblige à renoncer. Pas longtemps, une accalmie s'installe et nous partons, Sandra, Arthur, Oscar et moi. L'absence des filles depuis ce matin donne un sourire tout particulier à Arthur, lui l'aîné, redevenu fils unique une semaine durant. Et la laideur de la veille se métamorphose.
On boit un thé sous le couvert de Froideville, personne sur les chemins, la pluie revient, on rentre.
Bonheur ce soir d'un plat de lentilles, avec un ciel qui bout par endroit, on monte jusqu'à la Moille-au-Blanc, une pensée pour nos filles seules à Curtilles, ou plutôt sans nous et avec d'autres, difficile de s'y faire, c'est leur chance, c'est la nôtre.
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Grande boucle au réveil

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Grande boucle au réveil, sous la pluie. Sandra dans une veste bleue, moi avec un parapluie, le chien mouillé. Le vert des épicéas est assourdissant, les sorbiers saignent orange. Aucun oiseau dedans ce monde, à l'image de mon humeur, sans échappée, pris dans la boue et le froid, des idées lourdes et sombres.

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Les filles partent demain matin à Curtilles pour leur camp d'équitation, elles n'ont pour l'heure qu'une idée en tête, suivre à la télévision les épreuves de dressage et de saut de cheval qui se déroulent à Londres dans le cadre des Jeux olympiques. Reviens de mon côté tant bien que mal sur les notes rédigées à Casteljau, plutôt mal. Plie du linge, donne un coup de main à Sandra qui remet la maison d'aplomb, elle ne semble pas touchée par la déroute du climat, un peu plus par la mienne. On élague dedans et dehors, le pommier en espalier et ce qui tient lieu de salon, un vieux canapé, un coffre... Me réjouis d'arriver au bout de cette journée dont je n'aurais rien fait sinon extraire ces mots des essais de Montaigne lus pendant une accalmie :
... de même que ceux qui éteignent la lumière du jour par une lumière artificielle, nous avons éteint nos propres moyens par des moyens empruntés. Et il est aisé de voir que c'est la coutume qui rend impossible pour nous ce qui ne l'est pas...

Et puis, en guise de consolation, j'ai retrouvé dans un vieil album de papa quatre photographies du fond de l'Etivaz, datées de janvier 1946.

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Dans les forêts de Sibérie

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Je referme aujourd'hui le journal que Sylvain Tesson a rédigé pendant son bref séjour en Sibérie, dans des conditions difficiles mais en connaissance de cause. On sait donc dès les premières pages qu'il en reviendra vivant et les mains pleines, avec un livre, mais un livre qui annonce à chaque pas que le printemps est un leurre. Longue litanie sur l'hiver qui piétine, aux variations infimes que traque l'expression heureuse. Ici et là quelques pépites, des bris, des aphorismes, des souvenirs qui font apparaître nos vanités. Que reste-t-il à la fin ? Des bouteilles de vodka vides, l'amie chère qui s'en va, deux chiens qu'on abandonne. Mais aussi, toujours ou presque, cette volonté de continuer, indéfectible et fragile qui nous attend au saut du lit, des ombres et des taches de lumière, le sentiment tenace que tout est joué bien avant qu'on ne s'en rende compte, l'assurance que certains journaux de bord sont écrits avant même que le jour ne se lève. Comment se relève-t-on d'un telle expérience née d'un engagement qui aura été une prison ? Je voudrais lire le journal du retour.

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Le retour, c'est ce à quoi nous sommes invités aujourd'hui après les nettoyages et le chargement des voitures. Arrêt aux Mosses devant chez Madame Bellorini, j'y apprends par la nouvelle propriétaire que ses parents ont acheté le chalet en 1961 et qu'il est à son nom depuis 2006. Elle et son mari, qui habitent Saint-Légier, rentrent du bois pour l'hiver.
Un peu plus loin nos pieds froissent les herbes hautes et font trembler la tourbe, Louise prend dans ses mains une grenouille, moi un têtard, tout près d'un étang caché par des épilobes en rangs serrés, des reines des prés et des seigles noirs. Rhône ou Rhin, les eaux hésitent dans la roselière avant de se partager. On entend une kyrielle d'oiseaux, on en aperçoit certains derrière les persiennes, une mésange sautille – ou vole – de branche en branche.
On se sépare au col des Mosses, lieu ingrat s'il en est, quelques chalets qui vieillissent mal, une route surdimensionnée, des places de parc vides. Françoise, Lucie et Edouard s'en vont de leur côté, glissent dans la vallée de l'Eau froide puis dans celle du Rhône. Nous du nôtre, dans la vallée de la Torneresse puis dans celle de la Sarine.
Et pendant que Sandra et les enfants font des achats à la laiterie de l'Etivaz, je remonte la vallée jusqu'au fond, fais quelques photos du grand chalet des Henchoz, en me promettant d'en retrouver, photos du temps de papa, d'un temps que je ne peux m'empêcher de penser plus heureux. Au Pissot, la roche est rouge, je ne serai pas allé du côté des Voëttes, du Sernanty et de la Murée. Une autre fois peut-être.

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Il a plu

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Il a plu une bonne partie de la nuit, la route du col que j'aperçois de la fenêtre est détrempée, il est 6 heures, des nuages s'attardent sur le Pic Chaussy. J'hésite à réveiller Arthur, Lili et Lucie qui s'étaient annnoncés partants pour m'accompagner à la Pierreuse. Mais c'était hier soir. On ira voir les bouquetins et les chamois un autre jour. Je me rendors.

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On déjeune dehors, mais sans parasol. Diaspora ensuite : via ferrata du Rübli pour les uns, balade aux Chevreuils pour d'autres, piscine de Gstaad pour Lili, Louise et moi, on emprunte la route terminée en 2010 qui passe sous le cimetière de Saanen, plus de repos pour les morts.
Deux bonnes heures à goger dans l'eau tiède, les filles plongent du bord, des plots et de la planche ; elles se risquent même aux sauts périlleux, j'aime leur courage.
Le soleil s'est installé, Gstaad déroule sa grande rue à de vieilles rombières et de petits chiens qui nous snobent, on imagine les visages dévastés de Roger Moore ou de Johnny Halliday, on mange un carac sur un banc, le soleil est revenu, un soda, une glace et on repart récupérer les amateurs de grimpe à l'arrivée du téléphérique de la Videmanette.
Oscar a passé une partie de la journée seul au chalet, tout s'est bien passé et c'est de bonne augure pour les 15 ans qui viennent.
Je conduis Sandra, Oscar et Louise aux Mosses d'où elles souhaitent rentrer à pied, j'en profite pour boire un café. Federer affronte Del Potro à Londres, une vieille institutrice, visiblement amoureuse du tennisman helvétique se met dans un sale état devant la télévision, les yeux hagards, les cheveux en pétard. Je l'avertis des dangers qu'elle court. On reste fidèle, dit-elle, même quand ça va mal. Je m'en vais avant que ça ne se termine mal, je suis non seulement un peu lâche, mais l'idée de devoir pratiquer un massage cardiaque sur une telle personne m'indispose. D'autant plus que j'en suis incapable.

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Les orages de cette nuit

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Les orages de cette nuit ont malmené les moteurs du téléphérique de Pra Perron, cette panne nous oblige à monter en voiture. Télésiège ensuite jusqu'à la Braye où Edouard et Françoise nous quittent avec le projet de descendre à pied sur l'Etivaz. Tyrolienne pour Sandra et Arthur, Lili n'est pas mécontente de ne pas faire le poids, ce n'est pas le cas de Louise qui rage de ne pas avoir le coeur qui se soulève en se jetant dans le vide. Trente kilos sur les chevilles sont nécessaires pour ne pas se retrouver suspendu dans le vide au milieu du ciel.

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Joie ensuite, mitigée, le long d'un de ces sentiers didactiques qui ne font sourire que ceux qui les conçoivent, c'est le sentier des fourmis, un sentier pour occuper les familles, mais on n'en croise aucune. Les panneaux sont délavés, on devine pourtant des illustrations sorties tout droit de manuels scolaires des années 1960.
On accueille Lucie à la gare de Château-d'Oex, ses parents, Sandra, les enfants et moi, avant une de ces petites diasporas qui font tant de bien : les uns se baladent tandis que Francoise et Edouard font des courses, je cherche une terrasse agréable pour écrire ces notes. M'arrête finalement devant un bâtiment mis sous vide, ce n'est pas l'installation d'un épigone de Christo, mais l'hôtel Beau-Séjour, vide depuis des années. Il est démonté morceau par morceau : parmi les composants du crépi extérieur et de la colle des catelles qui revêtent les salles d'eau et les cuisines, on a trouvé de l'amiante.
Madame Paltenghi prépare le vernissage de demain, Piero Mosti, un peintre de Massa di Carrara expose ses huiles. Les tableaux sont en place : des cabanons abandonnés, des saignées de colzas, l'éclosion de coquelicots, des friches entre terre et mer, des lignes qui s'arrêtent, des sillons oubliés dans lesquels quelque chose pourtant se maintient. Germination. Que penser de cela ? Je ne pense pas, je passe, comme la collectionneuse et le peintre, vies minuscules, galeries vides, bonne volonté, et puis c'est tout. Mais pourquoi diable s'est-on rencontrés ?
Petite dépression sur le chemin du café de la Lécherette, la modeste chapelle du village affiche le numéro 7 sur la façade qui s'ouvre sur Jérusalem. J'espérais, naïf, qu'il restait des refuges de par le monde.

Jean Prod’hom


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On est tous les dix sur la placette

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On est tous les dix sur la placette du village de Rougemont, Elisabeth et Didier nous ont rejoints pour la journée, on attend.
Je crois utile de me renseigner auprès d'un vieil homme qui semble connaître le coin, il attend lui aussi. C'est un ancien journaliste de Paris Match, responsable des chroniques touristiques, il a fondé une petite entreprise, un journal dont j'ai oublié le nom et dont il s'est occupé jusqu'au moment de sa retraite. Il s'est créé un réseau dont il peut aujourd'hui profiter. Mais c'est à Rougemont qu'il revient toujours et où il passe chaque année quelques semaines. Il aime cet endroit à l'abri de l'agitation, dans un pays qui va son bonhomme de chemin, avec habileté. Il m'avertit pourtant qu'en rachetant massivement des euros pour maintenir son franc compétitif, la Suisse pourrait se mordre les doigts, la facture devenir toujours plus salée, il s'enflamme. Je ne sais pas trop bien ce que je peux faire dans l'immédiat pour régler les affaires du monde et le réconforter. Pour l'heure il me conseille de laisser tomber ces affaires et d'emprunter le chemin du bas, celui qui longe la Sarine, à l'ombre des érables, des foyards, des épicéas qui la bordent. Quoi qu'il en soit, conclut le Parisien avant qu'on ne se quitte, ce sont les femmes qui décident, je garde le sourire.
Je suis avec des gens qui aiment le grand air, on décide de prendre par le haut. La route qui traverse le village, un village cossu qui s'étend au nord-est, devient un chemin puis un sentier qui, après le goulet du Vanel et le lieu-dit des Allamans, s'élève trois cents mètres au-dessus de la Sarine, jusqu'au sommet du Mangelsquet. Inutile de se demander quelle langue on y parle, il n'y a personne. Pique-nique et parlote avant de plonger sur Saanen. On fait les morts dans la pelouse qui entoure l'église. J'en profite pour faire un petit saut dans le cimetière et faire mes emplettes, des arrosoirs dans tous les coins, j'en reviens les mains pleines.
Didier nous quittent à la fin de la soirée.

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LXV

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Lire et écrire ne sont pas des opérations de même rang, l'une est contenue dans l'autre et ce n'est pas celle que l'on croit.
On apprend certes à lire avant d'écrire, mais on ne se met véritablement à écrire que lorsqu'on s'avise qu'on ne sait pas lire, ou un peu, ou trop peu. Je voudrais, écrivant, apprendre à lire, mieux lire, enfin lire.

Jean Prod’hom

La maison en dur

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La maison en dur que m'avait indiquée l'autre jour le menuisier au fond de l'Etivaz appartient bel et bien aux Henchoz, mais n'est pas celle qu'a occupée tante Denise lorsqu'elle était enfant. Michel, rencontré ce matin au bistrot, me décrit une autre bâtisse, un grand chalet situé un peu plus haut et constitué de deux parties. C'est celle de droite qu'occupaient autrefois Denise et sa famille. Michel me raconte au passage les démêlés des deux familles, nés d'une décision – de qui ? je ne me souviens plus, mais qui s'en souvient ? – de ne plus faner un bout de terre mais d'y faire pâturer du bétail. On ne partage pas les mêmes misères.
On parle de choses et d'autres, Michel a bien connu Nunus, médecin l'hiver aux Mosses, que je croisais souvent lorsque j'habitais célibataire la rue de l'Ale. Il ne l'a pas revu depuis quelques temps, un sacré fêtard, je l'ai croisé il y a peu, sombre et voûté, il pleuvait.
On achète du pain et on remonte au chalet, déjeuner sur la terrasse. Je prépare le pique-nique pour notre expédition au Lac Lioson, plus de 400 mètres de dénivellation, deux bonnes heures depuis le col des Mosses, les enfants grimpent avec le sourire, taillent leur bâton de noisetier lorsqu'on fait une pause, y gravent leur prénom, pas de plainte, l'envie même de recommencer demain.
On en redemande aussi, juillet est encore là, des fleurs en pagaille, l'altitude, l'eau du lac dans lequel Arthur se baigne, des raiponces, un lys martagon, quelques gentianes, les derniers rhododendrons, aconits et linaigrettes. Édouard nous rejoint à Praz Cornet.
Grand soir, nos deux filles ont réhabilité les lentilles dont elles ne voulaient plus entendre parler, il faudra battre le fer.
La fin de la journée suit scrupuleusement le programme de la fête nationale annoncé : le feu dans la nuit, une animation de province, Jacqui Nicolier, Pascal Dromelet et ses fils, Stéphania et Mélissa, 4 flambeaux, un thé. A notre table un rasta parle de liberté à un musulman qui fait le ramadan, les autochtones se plaignent du peu d'enthousiasme des estivants, on en est. Et pour qu'ils ne soient pas déçus de leur jugement à l'emporte-pièce, on remonte se coucher sans avoir goûté au tartipiat.

Jean Prod’hom


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Les arpenteurs du monde

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Dès lors que l'on avait peur d'une chose, il était judicieux de la mesurer.

Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, Actes Sud, 2009

Édouard nous quitte tôt ce matin

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Édouard nous quitte tôt ce matin, le ciel est dégagé, il descend à Vevey remettre les clés de l'appartement dans lequel il a établi son cabinet. Il envoie un mail à Françoise dans la matinée, tout est en ordre, la gérance est satisfaite de l'état des lieux, la retraite peut commencer. Les enfants dorment encore lorsqu'on se rend à l'épicerie, une espèce de capharnaüm où l'on trouve de tout, mais à un seul exemplaire. C'est une chance que j'y trouve une brosse à dents. On ramène du pain.
Lecture du quotidien et de la documentation touristique sur la terrasse du café de la Lécherette. La Fête nationale, prévue le 31 au soir, dès 19 heures, sera animée par l'orchestre folklorique de Jacqui Nicolier, Pascal Dromelet et ses fils seront au cor de chasse, Stéphania et Mélissa au cor des Alpes, un feu, des feux d'artifice. Aucun discours n'est annoncé, dommage ! Une spécialité de la Lécherette sera servie, le tartipiat. Je demande au serveur qui souffre d'un grave emphysème s'il n'y a pas du piat de Michel de la Sia dans le tartipiat.
- Ah ! vous connaissez Michel ?
- C'est un cousin.
- Il est triste le Michel ce matin, il y a le C. qui est mort pendant la nuit, il habitait là, juste derrière, il ne voyait presque plus rien, 72 ans, mécano de la région, ses yeux bouffés par la soudure, il était à l'hôpital, ses poumons en triste état. La fête sera un peu triste demain.

Sandra, Françoise, Arthur et Louise partent pour Château-d'Oex, ils renoncent à l'itinéraire qui les aurait obligés à longer la Torneresse et ses bois sombres, passeront donc par les hauts avant de plonger sur les Moulins.
Je reste au chalet avec Lili, très concentrée, qui termine un bricolage. C'est un caméléon qu'elle réalise en laçant des fils de laine multicolores dessous et dessus une carte perforée. Elle joue ensuite aux échecs, sans prendre parti, c'est une guerre au cours de laquelle on ne meurt pas, on y fait des prisonniers. Elle réutilise certains principes du jeu, ainsi celui de la reine qui dispose de libertés que le roi n'a pas, c'est elle qui embrasse ceux des siens qui réussissent de bonnes prises. Les blancs semblent prendre le dessus.
- Pour le moment, précise Lili, mais ce n'est pas sûr que les choses durent.
Les reines soudain se font face, l'une est de trop, elles parlementent. Lili n'est pas décidée à appauvrir le monde, si bien qu'après une demi-heure, les prisonniers des blancs occupent le camp des noirs, et ceux des noirs occupent celui des blancs. Coup de théâtre, le roi blanc qu'on n'avait pas vu jusque-là délivre la reine et tous les siens. C'est le moment de leur offrir un vrai château, Lili retourne le plan du jeu, la boîte est à eux, ils sont au chaud. Les noirs restent dehors dans le froid, le temps passe. La reine et le roi des noirs décident un jour de frapper à la porte du château
- Laissez-nous entrer, on a froid, il pleut, on n'a rien, on va mourir. On a sommeil.
- Oui,
répond le roi des blancs. Mais demain vous débarrassez le plancher, dormez bien !
- Merci !

Lili ferme la boîte. C'est la nuit. Le jeu semble terminé. Mais au matin, cocorico, Lili ouvre la boîte.
- Vous devez partir !
- Ah oui ! on s'en va.
Les aventures se poursuivent, dedans puis dehors, dehors puis dedans, Lili est insatiable. Jusqu'à ce que que les enfants des noirs et des blancs, qui s'aiment d'un amour vrai malgré les interdictions des deux rois et des deux reines, montent dans la casquette d'Arthur pour un long voyage à travers la pièce. Tout se terminera par une grande fête organisée par les adultes réconciliés, dans la boîte à damiers que Lili plonge dans la nuit d'un coup sec.
Lili s'habille et on part rejoindre ceux qui nous ont quittés il y a deux heures. Le beau temps ouvre ses bras. Malgré les injonctions de Lili, je fais un détour par le fond de l'Etivaz et repère la maison natale de tante Denise. On retrouve Sandra et les autres au bord de la Sarine à la sortie des Moulins, Louise monte dans la voiture, Lili continue à pied. On file jusqu'à Château-d'Oex où Louise choisit dans un magasin de souvenirs le couteau de ses dix ans, c'est la paire de ciseaux incorporée au victorinox numéro 14 qui la décide.
La Galerie Paltenghi est fermée, j'aperçois par la fenêtre des lithographies d'Appel. Un homme me demande si je veux entrer, c'est Monsieur Paltenghi, un Tessinois qui a fait l'architecte dans la région, plusieurs décennies durant. Il peint, sa femme gère la galerie, présente ses collections, les peintures de son mari, organise des expositions. Belles lithographie de Bram van Velde et deux gravures de Sarto, sombres coups d'oeil au centre de la terre. La galerie accueillera dès samedi des huiles de Piero Mosti.
Vais lire avant le repas quelques pages du récit de Sylvain Tesson sur la terrasse du restaurant de la Lécherette, un vieil homme commande un second café glacé, il porte un teeshirt sur lequel je reconnais le visage d'un footballeur suisse connu qui tient un vieil homme par l'épaule. Dessous la fonction : guérisseur, et un numéro de téléphone. Je ne saurais donner de nom au footballeur, ni au guérisseur d'ailleurs, mais le guérisseur, c'est le vieil homme qui termine son second café glacé. J'hésite à lui demander de soigner mon épicondylite et mes autres petits bobos.
Beau tableau de fin de journée, gris argent du côté de la Gummfluh, vert et or du côté du Pic Chaussy. On décide de monter demain au Lac Lioson.
Lu chez Tesson: L'imprévu de l'ermite sont ses pensées. Elles seules rompent le cours des heures identiques. D'où vient mon amour des aphorismes, des saillies et des formules ? Et d'où vient ma préférence des particularismes aux ensembles, des individus aux groupes ? De mon nom ? Tesson, le fragment de quelque chose qui fut. Il conserve dans sa forme le souvenir de la bouteille. Le Tesson serait un être nostalgique de l'unité perdue, cherchant à renouer avec le Tout. ce que je fais ici, en me saoulant dans les bois.
Le silence me revient, l'immense silence qui n'est pas l'absence de bruit mais la disparition de tout interlocuteur.
Ces notes pour y regarder à deux fois.

Jean Prod’hom

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- Emporte avec toi l'énigme qui t'a conduit jusque-là !
- Et au delà ?
- Il n'est plus temps de t'en inquiéter.

Qui répondra de ces mots transcrits sur un bout de papier retrouvé froissé au fond d'une poche ?

Jean Prod’hom

Le parapluie

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Le parapluie dont je m'étais saisi au Riau, hier avant de partir, que j'hésite à prendre ce matin, nous sauve Sandra et moi lorsque le ciel laisse filer plusieurs averses sur la route de Solomont. On rentre le long des prés fauchés, à la recherche d'abris, les pirouettes et les autochargeuses sont restées dehors.
Les averses s'essoufflent après le déjeuner, on décide de sortir, avec le soleil qui va et qui vient, et Oscar. Lili grimpe comme une chèvre dans la pente, là où l'herbe est plus verte, les fraises plus rouges et plus grosses. Louise s'est confectionnée une trompette avec un roseau dans laquelle elle souffle à tue-tête, Arthur saute comme un cabri, les adultes marchent avec dignité. On emprunte un chemin tendu sur le flanc de la chaîne qui va du Mont-d'Or à Dorchaux par le Gros Van. On se retrouve une heure après au Col des Mosses où a été organisé un vide-grenier : des fonds de tiroir pour une clientèle rare.
C'est en faisant du stop pour récupérer la 807 que je fais la connaissance de Michel, un paysan des Monts-Chevreuils, propriétaire du domaine de la Sia et fabricant du piat. On se rend assez rapidement compte que nous sommes parents par ma tante Denise née au fond de l'Etivaz, soeur de P. qui a épousé une de ses tantes à lui, il y a encore une soeur dont il ne se souvient pas du nom.
- Faut dire que j'ai une de ces torchées, dit Michel, demande à mon père, il est en ce moment au café de la Lécherette, il a encore toute sa tête, et viens un de ces jours, on parlera de tout ça.
Au retour, je relève Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson ceci : Les cris ne servent à rien. Dans une perspective naturaliste, l'homme révolté est une chose inutile. La seule vertu, sous les latitudes forestières, c'est l'acceptation. Celle des stoïciens , des bêtes, mieux ! Des cailloux. La taïga n'a que deux choses à offrir : ses ressources, que nous ne nous privons pas d'arraisonner, et son indifférence. "Moins on parle et plus on vivra vieux", dit Youri. Je ne sais pourquoi mais je pense soudain à Jean-François Copé. Lui dire qu'il est en danger...
En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont.
Édouard et Françoise préparent à manger, les filles et Sandra bricolent, Arthur se plonge, avec Oscar sur les genoux, dans le premier des trois volumes d'Eragon, dont il s'étonne que je n'entreprenne pas la lecture, je ne lui réponds pas, il n'attendait d'ailleurs aucune réponse.
Un temps plus clément a régné au cours de la journée, mais une nappe de brouillard bleu descend au crépuscule pour mettre la main sur ce qu'on croyait nous appartenir.

Jean Prod’hom

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CV

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- C'est qui ?
- Ben c'ui qui fume des pétards avant d'aller à l'école !
- C'ui qu'sa mère est blonde ?

Jean Prod’hom

Il y a l'eau potable en libre accès

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Il y a l'eau potable en libre accès
les aires de repos
l'offre immobilière
il y a les bougies éteintes
le ciel que je regarde depuis la terre lointaine
les sélections sur dossier
il y a le ping-pong
les arbres solitaires
il y a la nuit lorsqu'elle fait pâlir le jour

Jean Prod’hom

Passe à midi en coup de vent

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Passe à midi en coup de vent chez les G. qui ont terminé leur repas, je leur amène quelques produits du sud pour les remercier de s'être occupés de Cacao, d'Edelweiss, de Fleur et des poules. Ils m'avouent que Fleur, qui n'apprécie guère Oscar, ne s'est guère montrée, malgré son absence.
Je manque du courage nécessaire pour reprendre les notes de la semaine passée en Ardèche, bois quelques cafés, fais un peu d'ordre dans la bibliothèque, libère un rayon pour les Journaux auxquels je m'intéresse depuis quelque temps, écoute la radio, finis par rejoindre Arthur et Louise dans les combles qui ont attrapé le virus des Jeux olympiques en regardant hier soir jusqu'à tard le spectacle d'ouverture à Londres ; pas grave, on part demain, l'air des cimes les soignera, moi aussi, je n'ai rien fait de cette journée.
Sandra trie les affaires d'école des trois petits et prépare les sacs pour la Lécherette. Un saut à la déchèterie sous la pluie, il ne fait pas plus de 18 degrés. Je retrouve les cartes au 25'000 qui couvrent les régions des Mosses, Montreux, Château-d'Oex, Zweisimmen et charge la voiture.
On quitte le Riau à cinq heures sous la pluie, le Léman et Lavaux sont gris, un peu de bleu sur Yvoire. La Dent de Jaman respire avec peine, toute la chaîne plonge à sa suite dans les limbes, jusqu'aux Muverans. Chavallon fait une tache blanche au-dessus du Rhône, le Catogne a disparu, plus rien ne boucle la vallée. Que deviendraient les choses si on ignorait leur nom et leur position dans ce grand théâtre ? Quelques chevaux anonymes paissent dans les prés lourds du bout du lac.
On sort de l'autoroute à Aigle, comme autrefois lorsque nous montions en famille au chalet de Madame Bellorini qu'elle mettait à notre disposition aux relâches ou à Pâques, la pluie tombe tant et plus, on laisse la Grande Eau à ses méandres pour s'élever par des lacets serrés sur la rive droite de la rivière qu'on devine tout au fond tandis que sur la rive gauche la ligne de chemins de fer des Diablerets fait une saignée dans la forêt. On distingue à peine la Forclaz et Vers-l'Eglise, ou on y songe. On prend un peu au-dessus du Sepey la route des Mosses. L'indication des Voëttes - et du Sernanty - peu avant le col, me ramène à la Murée, à maman, ses soeurs, Louis son père et Hortense sa mère qui tenaient une drôle de maison au bord de la route des Diablerets. Il y cultivaient des fruits et des légumes et gardaient deux ou trois vaches grises, hébergeaient quelques pensionnaires.
On montre notre bout de nez à la Lécherette à 17 heures 43, taches bleues dans le ciel, on ignore tout de l'emplacement du chalet, on téléphone, Françoise fait des signes, Edouard nous indique où parquer.
Nous reste la soirée pour détailler le profil de la longue chaîne du Pic Chaussy et, de l'autre côté le cirque blanc de la Gummfluh.

Jean Prod’hom

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Recaler sa vie

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Il s'agit pour chacun d'entre nous de recaler sa vie, pour une journée seulement puisqu'on monte demain à la Lécherette. La température s'est considérablement refroidie et cette chute va se poursuivre la semaine prochaine. Sandra et Louise sont descendues au CHUV ce matin, elles traînent en ville, c'est signe que tout va bien, les analyses doivent être bonnes. Arthur a repris sa trottinette et Lili prépare des cadeaux.

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Au jardin les prunes sont nombreuses, c'est la première fois. Mais très peu de raisinets, très peu de cassis. Quant au pommier en espalier, il ploie sous le poids des fruits, le bricolage de ces dernières années ne suffit plus.
Les feuilles du cognassier sont malades, mais quelques coings, petits encore, semblent intacts. Pour le reste le jardin peut continuer sans moi, l'herbe est courte. Reste la fontaine que j'ai eu la bonne idée de placer sous le tilleul, elle déborde, l'écoulement est bouché.
Je passe le reste de la journée devant l'ordinateur à trier les photos que j'ai réalisées dans la Drôme et dans l'Ardèche, transfère mes notes de l'IPad et en mets à jour la moitié. Je prépare à manger avant de reprendre la mise au net des billets rédigés à la va-vite la semaine passée. Est-il bien judicieux de prendre autant de temps pour cette entreprise ? Ne faudrait-il pas la recalibrer ?

Jean Prod’hom


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Souvent au réveil

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Souvent au réveil, la raison instille un doute sur la valeur de nos rêves, tourne au ridicule les aventures de nos nuits, sans qu'elle ne succombe jamais, elle-même, à cet autre rêve, le jour qui se lève, la rumeur, l'amitié. L'homme risque ainsi, chemin faisant, de passer à côté de la nuit, à côté du jour.

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Lorsque j'ouvre l'œil dans la chambre blanche, j'aperçois sur le bois du cadre de la fenêtre ouverte un grand oiseau silencieux, la plume gominée, immobile. Je fais un geste pour avertir Sandra de ce petit miracle qui s'envole.
Dernière balade ardéchoise, café à l'ombre de deux mûriers. Retour laisse tendue, me prends pour un dresseur de chien, fais un pas dans l'acceptation de cette bête qui confirme à chacun des siens la justesse des observations de Pavlov auquel il convient parfois de se rallier.
Un paysan sur son tracteur, les oreilles sous des pamirs, effeuille ses vignes. Un ouvrier comble une tranchée dans une cour, il nous parle des frasques de son Jack Russel. Des campeurs gras et gros moulinent leurs jambes épaisses, suent, on est loin du charme discret de la bourgeoisie.
On repart pour une série de 24 sandwiches, dernier pique-nique sur les rives du Chassezac. Un dernier bain, sans le bateau qui a fondu pendant la nuit, 37 degrés.
On rentre par la D579, une départementale sans caractère comme la plupart des routes départementales, Ruoms, Balazuc, Saint-Maurice d'Ardèche, puis Voguë sur l'Auzon et la D103, Saint-Germain, puis la N 102, une semi-autoroute qui longe l'Auzon presque à sec, puis s'enfonce dans un espace sacrifié, on laisse sur notre droite le lit creusé par l'Escoulay, on devine Alba-la-Romaine, j'aperçois dessus la route les necks basaltiques de Sautré, et puis Montélimar, Valence et Genève.
Il est vingt et une heures trente lorsqu'on arrive au Riau, les enfants donnent un coup de main avec le sourire pour vider la voiture, c'est nouveau. Un thé et au lit.

Jean Prod’hom

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Laisser l'éducation des enfants pour celle des chiens

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Promenade matinale à Tournayres. On est en mesure d'annoncer à nos hôtes une journée de toutes les chaleurs. Les garçons n'écoutent pas, ils rêvent sur le balcon, des haut-parleurs perchés sur une camionnette annoncent urbi et orbi la présence prochaine des monsters truck, les enfants n'ont saisi ni le jour ni le nom du village qui accueillera ces brigands, tant mieux, la question est donc réglée. Les filles défilent avec leur nouvelle robe ou leur nouveau pantalon achetés hier aux Vans, Jeremy est au pain.

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Oscar est dans son panier, il a croisé ce matin sa première voiture sans être tenu par une laisse, il va nous falloir le préparer encore à d'autres épreuves. Et si tout se passe bien, j'envisagerai sérieusement de laisser l'éducation des enfants pour celle des chiens.
Suzanne a réservé pour ce soir une table à Balazuc. Pour le reste mon épicondylite prend racine et je me réveille avec des courbatures, ah ! les beaux jours.
Lis en début d'après-midi les premières pages du Journal de Gide où je retrouve Pierre Louÿs, mais le poids du volume de la Pléiade est tel qu'il m'oblige à laisser tomber, je m'endors. On s'attelle, Jeremy et moi, à la confection des 24 sandwiches réglementaires qu'on emmène sur les bords du Chassezac, on y reste jusqu'au soir, Sandra et Suzanne s'essaient à la pêche sans grand succès.
On part pour Balazuc plus tard que prévu si bien qu'on mange, sous des micocouliers, à neuf heures passées. Le patron de la paillote est William Claveyrolat, frère de Thierry, suicidé quelques années après l'arrêt de sa carrière sportive. Un grand coureur, précisent les coupures de journaux intercalées dans le menu : maillot à pois rouges dans plusieurs Tours de France, surnommé l'aigle de Vizille, rival de Greg Lemond et de Sean Kelly, trahi par Laurent Fignon, disent les mauvaises langues, lors du championnat du monde 1989 à Chambéry.
On fait une balade dans le village éteint de partout. Personne. Si, un crapaud qui cherche un peu de fraîcheur près d'une bouche d'égout, mais aucune de nos filles ne veut l'embrasser. On entend bientôt une voix grave, celle d'une dame ou d'un monsieur qui nous parvient de l'église romane, on s'approche, c'est celle de Barbara Deschamps, on l'écoute sur le seuil, il fait chaud, la porte est ouverte. C'est la fin de son tour, elle passe aux aveux, elle chante depuis trois ans, a toujours voulu réaliser ce rêve, c'est fait, une dernière chanson, un dernier couplet : Fais ce que tu veux pour autant que tu ne déranges personne, mais fais-le, tu pourrais sinon le regretter. On applaudit, les spectateurs sortent, j'entre jeter un coup d'oeil.
Il est près de minuit, on boit un dernier thé, c'est que demain on s'en va.

Jean Prod’hom



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Les rameaux du grenadier tremblent à peine

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La cour est fraîche, mais les rameaux du grenadier tremblent à peine. On quitte le mas sur la pointe des pieds, comme hier, par le même chemin, entre vignes et arbres à pain. Oscar fait connaissance avec les vélocyclistes, les joggers et les joggeuses, les automobiles, les poules, les papillons et leurs ombres, les ronces. Et notre propension à paresser sur les terrasses va l'obliger à composer s'il veut être des nôtres.

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Je discute le coup avec la gérante du camping, peintre en bâtiments autrefois. Ils sont trois à s'occuper de l'affaire : près de 70 places – tente ou caravane –, la réception, le dépôt de pain, le restaurant, le nettoyage de la piscine. Un travail de fous avec des clients exigeants, malotrus souvent. Un mois encore et c'est fini, dit-elle, elle reprendra peut-être un jour un bar, mais sans camping, elle est détentrice de la patente 4, une patente qui lui permet de vendre de l'alcool, une patente qui s'achète aujourd'hui comme autrefois un quartier de noblesse.
En revenant on entend au loin une voix qui sort de haut-parleurs, le cirque Nock peut-être, ou la discothèque du Titanic qui aurait engagé d'autres moyens que l'affiche aperçue tout à l'heure, placardée contre un mur de pierres sèches pour annoncer la soirée mousse de demain. La voix se fait plus distincte.
- Bonjour, c'est la voix qui vous parle. Le soleil brille à Rouveyrolle. N'oubliez pas que la journée d'aujourd'hui est sous le signe du baby-foot. Passez à la réception pour vous inscrire par équipe de deux. N'hésitez pas, participez à cette grande fête. Vive la convivialité.
La même voix reprend lorsqu'on passe a proximité de cet autre camping.
- Chers campeurs, c'est à nouveau la voix qui vous parle. Il fait un temps splendide. Nous tenons à vous avertir qu'il reste encore quelques places pour le repas moules-frites de ce soir. Elles sont belles, elles sont bonnes, ne le regrettez pas demain. Passez à la réception avant qu'il ne soit trop tard.
On déjeune au retour dans la fraîcheur du couradou, puisque c'est ainsi qu'il faut le nommer, avant que chacun ne reprenne ses occupations. Je me suis attaché hier à la série des Ardèche Loisirs trouvés dans la bibliothèque. J'y apprends que les Parisiens, Jean Désert et Pierre Monneret, ont réalisé la première descente des gorges de l'Ardèche en 1902, près de 40 kilomètres sur un bateau en acajou ; plus de 200 000 embarcations ont franchi l'arche de Vallon en 2002 ; Privas est en 1790 le chef-lieu du département des Source de la Loire ; les premières traces des châtaigniers remontent à plus de 8 millions d'années ; le marronnier est originaire des Balkans, le châtaignier - castanea sativa - lui est indigène, on en cultive plusieurs variétés : comballe, bouche-rouge, aguyane, précoce des Vans, merle, rialouse, esclafarde, pourette du Tanargue, garinche, bouche de clos, sardonne... L'Ardèche est le premier producteur castanéicole, 40'000 tonnes en 1860, 5'000 tonnes aujourd'hui (40% de la production française, 50% du revenu de près de 1000 exploitations) ; le marron glacé figurait sur les tables de Versailles ; le châtaignier fournit deux à trois fois plus de calories à l'hectare que le blé. Les châtaignes sont entreposées dans des clèdes ; le ministère de l'Environnement a attribué le label "Paysage de reconquête" (oh !) à la châtaigneraie de Saint-Pierreville (mais aussi aux sucs - basaltiques - volcaniques de Mézenc, aux terrasses viticoles de Ribes et aux pêcheraies de la vallée d'Eyrieux).
Je termine en fin de matinée la lecture du journal 1887-1888 de Pierre Louÿs qui répète à l'envi qu'il est jeune, qu'il a dix-sept ans, qu'il est vierge et que ça ne peut pas durer comme ça. Ce n'est pas à soixante-dix ans que je retrouverai mes ardeurs d'aujourd'hui. En sacrifiant à de vains préjugés, je perds un temps  que je ne retrouverai plus et les plus beaux jours de la plus belle jeunesse. J'ai résisté au printemps de mes seize ans. Je ne résisterai pas à celui de mes dix-sept ans, et je jure Dieu que le mois de mai ne se passera pas sans que...
... Oh ! la première nuit et la première femme !

Eh ! bien, comme Pierre Louÿs le précise en note, le mois de mai s'est tout de même passé sans que...
Baignade ensuite dans le Chassezac. Les enfants emmènent un bateau gonflable, on ne les revoit plus avant la fin de l'après-midi.
Il est neuf heures lorsqu'on part pour les Vans, aucune page des Ardèche Loisirs ne présente l'histoire de cette ville. Un marché d'artisans s'y tient ce soir, guère plus intéressant que celui de Grignan. Mais on perçoit dans la nuit quelque chose de très ancien, sur les façades des maisons, dans le tracé des routes, la largeur des fenêtres, la découpe des volets, les murets. On perçoit dans l'ombre une nuit très ancienne.

Jean Prod’hom

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Ardèche loisirs

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On part, Sandra, Oscar et moi sur le chemin à ornières qui prolonge la route après le parking d'où l'on a rejoint le Chassezac hier en fin d'après-midi. Personne encore à la rivière. On longe une châtaigneraie dont un réseau de tuyauterie assure l'arrosage. Un treillis nous empêche de poursuivre, on se rabat vers l'intérieur à travers les vignes jusqu'au hameau de Tournayres. La buvette d'un camping est ouverte, on y boit un café. Les serres dénudés de l'autre côté de la rivière, les arbustes nains, les petites vignes, le mélange du labeur et des loisirs, des estivants et d'une paysannerie restée prise dans une mécanisation primitive, la caillasse, le silence, l'heure matinale et la chaleur qui se lève me font penser à d'autres lieux, il ne manque que les ânes pour nous transporter plus au sud, les Baléares, la Sicile, la Crête, ou Patmos.

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On passe la fin de la matinée à l'ombre, lecture des Ardèche loisirs 1999, 2000, 2003, 2005, 2006. J'y apprends que la grotte Chauvet a été découverte en 1994 par Jean-Marie Chauvet, Eliette Brune-Deschamps et Chtristian Hillaire. Petite pensée pour les deux derniers qui n'entreront pas dans la postérité. J'apprends que les datations des peintures murales ont été effectuées à Gif-sur-Yvette : 30'000 à 32'000 ans, plus vieilles que celles de Lascaux.
J'apprends en outre qu'au début du XXème siècle, l'Ardèche comptait 1347 alambics, il n'en restait qu'une vingtaine lorsqu'une ordonnance, celle du 30 août 1960, annule la transmission du privilège de distillation de père en fils.
Ce n'est pas tout, les femmes ardéchoises couvaient les oeufs des vers à soie placés dans un morceau de tissu qu'elles mettaient entre leurs seins ou sous leurs jupes, c'est l'éclosion au nouet ; on appelle les magnaneries les chambrées de vers, moulinier celui qui transforme un faisceau de brins en fil par torsion et assemblage, soie grège la soie en cocon; la pébrine décime les élevages de vers à soie au milieu du XIXème siècle, plus de 30 000 Ardéchois quittent le pays ; si on compte en 1874 45'200 sériciculteurs, on n'en compte plus que 19'000 en 1913, 5'000 en 1938, 1'000 en 1957; on produit au XIXème siècle jusqu'à 3'000 tonnes de kilos de cocons en Ardèche, 16 tonnes en 1961, 3 tonnes en 1967. En 1968, l'Etat supprime l'aide à la production ; on appelle béalière le canal amenant l'eau à la roue du moulinage, faïsses ou acciols les terrasses cultivées ; on appelle couradou ou fialage le balcon couvert ouvrant sur l'extérieur par de larges arcades, c'est précisément dans un couradou ou un filage que je rédige ces notes.
Après-midi sur la rive droite du Chassezac, au-dessous de hautes falaises desquelles les enfant plongent. On les surveille, l'eau jusqu'à la taille, sans jamais perdre pied, comme ces Italiens du sud qui ne savent pas nager. On lit tant bien que mal, avec la chaleur qui fait fondre nos vertus, les pierres qui roulent sous notre dos, on souffre en silence comme des fakirs.
Je lis la première partie du Journal de Pierre Louÿs, l'exposition de ses motifs en date du 24 juin 1887 est de bonne augure, le gaillard a 16 ans et ne manque pas d'ironie. Il admire Hugo et ne comprend pas la direction qu'a prise l'éducation, la séparation des sexes, la voie du dressage précoce. La suite est souvent moins gaie, il liste les livres lus, les concerts entendus, les pièces de théâtre auxquelles il a assisté. Vif portrait de Michel Bréal, une petite chouette avec des sourcils de hibou, un nez de faucon, une bouche de carpe, qui lui fait passer un examen en novembre, belle évocation de sa cousine T avec laquelle il polke et valse tout un été à Tréport, de Jules Ferry qui a donné aux Français à la fois la Tunisie et la gratuité de l'enseignement.

Jean Prod’hom


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Dans l'oxymoron, il y a l'esprit de la capitulation

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Je me réveille dans un drôle d'état, pas mécontent d'avoir pris la tangente, de ne pas être resté dans ce parking. Je viens de glisser le corps d'un inconnu dans le vide-poche, je trie accroupi des habits, dernière place côté de l'Ecole hôtelière, sous la station Agip, tente de regrouper l'essentiel. Surtout ne pas oublier le billet, de train ou d'avion, je ne me souviens pas, surtout ne pas laisser ce billet dans l'un des habits que je n'emporterai pas, je suis seul, conscient d'avoir commis l'irréparable, je ne connais pas l'identité de la victime, il y a des choses aussi importantes que son identité, mais quoi ? et pour aller où ? J'essaie de me rendormir pour en avoir le cœur net, sans succès. Me retrouve dans une humeur double, heureux de ne pas avoir commis l'irréparable, mais déçu de ne pas savoir ce qui me serait advenu, au risque de me réveiller du mauvais côté.

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Dans l'oxymoron, il y a l'esprit de la capitulation. Comme d'ailleurs dans tout usage servile de ce que la rhétorique a inventorié. Il s'agit d'explorer aujourd'hui d'autres relations, à l'intérieur du mot, du groupe de mots, de la phrase, du paragraphe, du texte, ailleurs encore. En suis-je capable ? Evidemment non, mais j'en pressens la nécessité.
Les mauvaises herbes s'attaquent avec le même succès aux bords des routes, aux prés abandonnés, aux parents oubliés. La folle avoine entoure aussi bien les coquelicots que les fleurs artificielles dans les cimetières, les premiers chantent les fragiles renaissances, les secondes rappellent l'impossible résurrection. Le cimetière de Colonzelle mérite le détour, la mauvaise herbe y monte à l'assaut de la mémoire des vivants.
On quitte la Drôme pour l'Ardèche à 15 heures, aidés par le GPS qui nous propose Pierrelatte par Montségur-sur-Lauzon : le village est de cire, on le sait vivant, mais on en doute. On traverse un paysage de fin du monde, avec les toits bas comme à Dax, le désert autour et le réel qui ne réagit pas.
De Bourg-Saint-Andéol, on prend la direction de Vallon-Pont-d'Arc où l'on se mêle un instant à la foule. Suzanne est partie avec les enfants se baigner dans le Chassezac. Jeremy nous attend à Rouveyrolle, un hameau vide à cette heure. On décharge la 807 dans la cour intérieure de cette ancienne unité agricole, avec une lumière et une ombre qui l'isolent du monde. Une galerie met en relation l'ancienne magnanerie avec le corps de l'habitation recouverte de larges et lourdes dalles de basalte. Elle est comme le pont d'un navire, assez large pour qu'on y mange, assez en pente pour qu'elle produise un vertige. Un autre monde double le premier en prenant appui sur le puits d'ombre qui réorganise le dedans avec le dehors si bien qu'ils sont l'un dans l'autre et que l'étrange sensation d'être dedans et dehors ne nous lâche pas.
On rejoint les autres sur les bord du Chassezac. Après-midi au soleil, les pieds dans l'eau. Soirée à parloter tandis que les enfants organisent leur campement. On se couche à minuit. Lis les dernières pages d'Apprendre à finir, un sombre récit de Mauvignier. J'espérais que quelque chose viendrait illuminer le désastre qui en est l'origine. Rien en définitive, mais passage sur l'autre face d'une bande de moebius qui se referme sur quelque chose qui dure. Qui se referme et reprend, à peine décalé, ce qui ne finit pas.

Jean Prod’hom


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Non! Je n'ai pas l'air d'un brigand

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De la route qui fait tenir ensemble Colonzelle à Grillon, le Mont Ventoux n'a rien d'un géant. Ce matin le mistral souffle en rafale sur la place de la Bourgade dont l'accès en voiture est barré. Cinq ou six femmes et un homme ont dressé des planches devant leur 4L ou leur Diane, réparti des cagettes de fruits et légumes. L'une d'elles attend, bras croisés devant un tas de melons, elle a l'air d'une de ces personnes qui ne doutent pas de la valeur de leurs produits, qu'elles les vendent ou qu'ils leur restent sur les bras. Pas grand monde toutefois pour acheter ses melons, il est peut-être un peu tôt, elle me rappelle cette femme qui attendait dès l'aube un client devant son vieux bus Citroën sur la route d'Alès.

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Dernière saison pour les roses trémières dans les jardins oubliés, entourées toujours de plus près par la folle avoine. Sur le chemin de la coopérative, j'aperçois des gens intéressés par l'un des terrains viabilisés à vendre au bord de la route de Valréas, des gens comme vous et moi. Ils discutent à l'angle de la parcelle avec celui qui est vraisemblablement l'un des promoteurs du projet. La femme me regarde plein de soupçons, je l'ai croisée, elle et son mari, dans le village alors que je faisais des photos de la cour d'une maison fermée hiver comme été. Ils m'ont demandé si je photographiais la maison. Que non ! le banc de pierre. Ils n'ont pas paru satisfaits de cette réponse. Je n'ai pourtant pas la tête d'un brigand.
Balade au bord du Lez en famille, je me laisse décramponner pour observer le ballet des libellules, fais quelques photos. Ils reviennent une demi-heure après, Oscar court sans laisse et répond aux ordres de Sandra. Ce qui ne nous empêche pas, bien au contraire, de le laisser à la maison, seul, pendant qu'on fait un saut à la piscine de Valréas. Peu de baigneurs aujourd'hui, les aventuriers d'il y a deux jours sont absents. Le ramadam aurait-il à faire avec l'agitation de jeudi passé et expliquerait-il leur absence aujourd'hui ? C'est ce que semble sous-entendre l'un des médiateurs.
Arthur, Louise et Lili ont la piscine pour eux, sautent et plongent. Un encadrement maximum, les deux maîtres-nageurs, les deux médiateurs et, près de l'entrée deux policiers qui campent. Le mistral a raison de notre bonne volonté, malgré les conditions exceptionnelles des mesures de sécurité, on rentre.
Dernière sortie dans les dunes, longue boucle (91) avec Sandra, Louise et Oscar, tandis qu' Arthur et Lili regardent un film. On part demain pour Joyeuse. Le soleil se couche sur les collines derrière lesquelles on devine la vallée du Rhône, les éoliennes ont la dimension des fèves cachées dans les gâteaux des rois, la terre ocre flambe, les graminées poudrent d'argent la lavande, on croit qu'il neige à la cime des saules et au pied des chênes verts.
Un dernier passage dans la salle de bains avant de me coucher. Non! Je n'ai pas l'air d'un brigand.

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Jean Prod’hom

Il y a les chansons d'ivrogne

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Il y a les chansons d'ivrogne
les rectificatifs en bas de page
la rivalité de François Ier et de Charles-Quint
il y a Tartegnin le pays du bon vin
l'usure
les repas à la fortune du pot
la politique du livre
le regard sollicité par la pente
il y a la politique du pire

Jean Prod’hom

Un Matin de grand silence

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A la sortie de Colonzelle, dans l'angle du chantier d'où devrait un jour jaillir un lotissement, deux ouvriers suent ; l'un est perché sur une camionnette, il soulève une masse qu'il laisse retomber, sans rythme, l'autre guide le piquet sur lequel est fixé un panneau, on peut lire : A vendre, terrains viabilisés, 600 ou 800 m2. Le lotissement tarde à se mettre en place, on peu comprendre, de la terre remuée et un réseau discontinu de routes et de chemins, on dirait un petit aéroport oublié après de sévères bombardements.
Plus loin, dans le pré où pâturait ces années dernières un cheval blanc, plus de cheval blanc. Plus loin encore une jeune femme penchée sur des rames de haricots, elle travaille comme une mule.
Il y a foule sur la place de la Bourgade, devant Sainte-Agathe, près de la fontaine et au bar. On attend en papotant le corps de Ginette, une vieille dame de 82 ans. Ses obsèques auront lieu à dix heures, on s'inquiète, elle n'a pas d'avance. La famille est là, le prêtre est sur le perron, avec le missel des défunts qu'il serre sur sa poitrine, ils attendent, on fume une dernière cigarette, les cloches sonnent, toujours personne.
Le minibus Opel gris funèbre arrive enfin avec le corps de Ginette. Les proches se rapprochent, les curieux restent à l'ombre. Le chauffeur fait une marche arrière pour faciliter les manœuvres, l'un des quatre employés de l'entreprise des pompes funèbres valréassienne ouvre le coffre du bus, un volume appréciable qui permet de placer le cercueil dans une section indépendante, un coffre dans le coffre. Ce système a été imaginé à l'origine pour simplifier la vie des amateurs de sports d'hiver qui pouvaient ainsi glisser leurs skis dans un tel compartiment, presque invisible, placé dans l'axe du véhicule. Il n'en va pas de même pour l'aménagement de l'Opel, le compartiment est bien visible, il ressemble plutôt à la niche d'Oscar, ou à un coffre-fort. Il est recouvert d'une moquette sombre sur laquelle sont placés les bouquets de fleurs, les plaques de marbre gravées, les croix, bref tout le bric-à-brac sans lequel la mort ne ressemblerait pas à la mort. Ce dispositif permet en outre de glisser entre le box du mort et les parois du véhicule la petite table pliable et le napperon de velours qui la recouvre.
La table est mise, on y a déposé le livre dans lequel celui qui le veut peut témoigner de sa sympathie. Le prêtre s'approche du véhicule et ouvre son missel, dit quelques mots avant de faire le signe de croix. C'est le signal que les quatre croquemorts attendaient pour se saisir du cercueil et le transporter dans l'église, la foule suit. J'aurais bien voulu entendre ce qui s'est dit ce matin dans Sainte-Agathe, mais les enfants attendaient les ficelles et les baguettes.
On déjeune sur la terrasse. Sandra, les enfant et Oscar vont ensuite à la rivière, je vais à pied à la coopérative acheter quelques fruits. On monte à Grignan, je fais un saut à Terres d'Ecritures, discute le coup avec Christine Macé, lis le texte de Jean-Pierre Charcosset qui accompagne les lithographies de Kitty Sabatier.
Piscine ensuite, après celles de Nyons et de Valréas, celle de Grignan au pied du château. Une piscine d'une simplicite extrême qui n'offre rien d'autre que de l'eau fraîche, une piscine janséniste.
Lis avec Arthur avant et après le souper Un Matin de grand silence. Ce court récit écrit par Éric Pessan et publié aux éditions Chemin de fer m'emballe, c'est l'histoire d'un enfant qui s'avise qu'il ne vit pas sur la planète qu'il croyait, que tout y est différent de ce qui se dit, sans que quiconque n'ait voulu pourtant le tromper. Aucune place ne lui a été réservée, c'est sa chance, il suffit de se pencher pour ramasser la liberté. Il s'aperçoit un matin que, sous les bruits et les mots qui donnent sens à la communauté des vivants, un silence bouleversant pousse et déverrouille non seulement les choses, mais aussi le temps et l'espace qui les accueillent. Il prend conscience avec stupeur que rien n'est plus extraordinaire que le verso de nos vies. À la fin Arthur aurait voulu que ça se termine, qu'on en finisse une bonne fois et que les parents du héros rentrent enfin. Mais avec qui aurait-on parlé de tout cela, de ce rêve qui n'en est pas un et qui n'a pas de fin ?
On remonte à Grignan dans la soirée pour le marché nocturne, une centaine d'exposants déguisés en courtisans, vendeurs sans âme d'une camelote qu'on préfère voir chez son voisin que chez soi. Le système économique capitaliste produit aujourd'hui toujours plus de riches et toujours plus de pauvres, il semble de plus en plus difficile de vivre à l'écart de tout ce folklore sans être condamné à faire n'importe quoi.

Jean Prod’hom


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La piscine de Valréas

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Me retrouve à un peu plus de 8 heures sur la terrasse de Grillon, pour une grosse heure, sans mon IPad que j'ai oublié si bien que je n'écrirai pas ces notes comme je l'ai fait ces derniers matins... plus tard. Ce qui ne m'empêche pas de goûter à l'air qui circule tout autour, une circulation provoquée par d'innombrables ouvertures, celle du Restaurant de la Truffe devant lequel le patron balaie, celle de l'église – sans que personne n'y entre ou n'en sorte. Il y a aussi les pages du Provençal ou du Dauphiné que les clients tournent en hochant la tête, il y a les fenêtres de Cash ou Bingo que des femmes grattent en rêvant au million, il y a des morceaux de ciel bleu qui frissonnent avec les feuilles du platane, et l'eau qui goutte au goulot de la fontaine. Deux vieux s'arrêtent sur le seuil de l'église et consultent l'avis mortuaire qui invite les amis de Ginette à venir demain rejoindre ses proches parents, et sainte Agathe, pour lui rendre un dernier hommage. Le jour est sur ses rails.

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Termine après le déjeuner de désherber la terrasse ; les rosiers et le figuier ont pris résolument leur place, la sauge et la sarriette adossées au mur en manquent. Les deux arbres fruitiers, des abricotiers (?) sont tout jeunes, ça prendra encore quelques années mais ils ont le temps. Les lavandes sur lesquelles butinent des abeilles et le romarin auquel le liseron se mêle sont chez eux. J'espère ne pas avoir arraché de nouveaux-nés. Quant au mirobolan - je lis son nom sur une étiquette qui lui pend au cou -, il suit les indications du manuel déniché dans la bibliothèque, qui décrit ce prunier comme peu vigoureux et appréciant les sols très humides. C'est réussi, le tronc est sec de chez sec.
Si la piscine de Nyons accueille les gens du cru, les familles, les retraités, les estivants, des colonies d'enfants et d'amoureux, il n'en va pas de même avec celle de Valréas, on y était en fin d'après-midi. Elle est occupée essentiellement par des adolescents qui n'ont pas l'occasion de partir en vacances et que les parents n'ont pas le temps d'emmener sur les toboggans de Nyons. Ils font ensemble une petite équipe de joyeux drilles qui plongent, rient, sautent, crient tout autour des trois bassins. Ce sont des habitués qui ont la particularité de ne pas être les enfants les plus faciles de cette petite ville du Vaucluse touchée par le chômage. Pour les distraire, on a élevé des plongeoirs d'un, trois et cinq mètres. Pour le reste peu d'ombre, un petit coin d'herbe et du béton. Comme les esprits sont toujours prêts à s'échauffer, la commune a délégué des médiateurs pour garder un œil sur ces gamins. Ils fonctionnent en binômes, on m'a expliqué qu'ils jouaient le rôle de grands frères, ils sont six dans la commune et travaillent à plein temps. Pendant l'été ils secondent les maîtres-nageurs qui ne manquent pas de travail, c'est en effet à la piscine que ces gamins se retrouvent tous, ils ont 8, 10, 12 ou 16 ans.
Cet après-midi, ça a failli mal tourner, les gamins ont occupé le plongeoir interdit d'accès à cause de l'affluence. Les injonctions du maître-nageur n'ont pas suffi, deux policiers s'en sont mêlés, mais fort heureusement de loin, ils sont repartis rapidement alors que le maître-nageur insistait pour se faire entendre. La vingtaine de gamins ont flairé l'aubaine, le maître-nageur a voulu montrer qui commandait en bouchonnant l'un des enfants désobéissants. Ses copains ont plongé alors dans le grand bassin et entouré leur héros. J'ai craint le pire, Sandra a trouvé que c'était le moment de rentrer, je suis resté jusqu'à l'arrivée des deux responsables de l'association des jeunes de la ville, des gens respectés, les gamins se sont mis au garde-à-vous, ils sont tous partis.
Cette après-midi n'a pas été perdue, Arthur, Louise et Lili ont eu droit à leur première leçon de sociologie appliquée, ils n'en ont pas perdu une miette. J'aime bien la piscine de Valréas.
Je lis ce soir les trois dernières parties de la biographie de Nicolas de Staël écrite par Laurent Greilsamer, une lecture expresse pour le passage d'une étoile filante.

Jean Prod’hom



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Café de la Bourgade

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- ... de 2 à 3 tonnes, 45 hectares, 80 francs le litre, un camion et une pompe venaient charger la lavande, le courtier c'était Pèlerin de la Roche. Une année, elle est montée à 100 francs le litre, dans la région ils avaient tous acheté des tracteurs neufs. Moi je ne désherbais pas, les ailes passaient dessous, il fallait aller très peu par-dessous. Il y avait bien sûr les frais, les coupeurs, la distillerie. Moi je montais avec deux remorques sur la route de Taulignan, un crochet exprès pour les mettre ensemble, il y avait de sacrées ridelles, on arrangeait un peu les gerbes, et hop ! la vapeur. On n'était pas malheureux, mais il fallait travailler, batailler contre les mouches et les chenilles, on sulfatait, mais c'était pas dangereux. On travaillait parfois avec deux tracteurs, mon cousin prêtait le sien. À la mort de mon père, j'ai tout laissé, trop difficile, trop cher, avant avec mon père on partageait les frais.
- Je fais 150 mètres et je dois m'arrêter, je n'y vois rien de l'oeil gauche, l'autre à moitié, c'est pas beau. Si je regarde en-dessus c'est malheureux, mais si je regarde en-dessous... Faut se le dire, il y a plus malheureux ! Hé hé, je ne fume plus. Mais qu'est-ce que j'ai pu fumer, cigarettes, cigares, pipes, deux cafetières... J'en ai fini d'un coup avec la fumée, j'ai eu une piqûre au milieu du front, chez un homéopathe, c'était à l'Isle-sur-la-Sorgue, dégoûté à tout jamais. C'est en faisant le service militaire que j'ai appris à fumer. On était incorporés à Avignon. Avant à Grenoble, quand le machin d'Algérie, je me rappelle, de Gaulle avait dit aux Algériens qu'il les avait compris, le jour après il les massacre. Les journaux disent tout ce qui ne va pas, moi je me tais quand ça ne va pas et ça va mieux. Mais je ne joue plus aux cartes, je ne vois plus que les couleurs. J'ai de ferraille qu'il me faut jeter, faut que je trie d'abord. Je ne veux pas garder grand chose, je verrai, on verra.
- Mon neveu de Taulignan ramasse la ferraille, même les vieilles batteries. Il viendra, je lui dirai.

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Les enfants se plaignent de mon arrivée tardive, on déjeune, le mistral a laissé la place à une maigre brise si bien que la température s'est considérablement élevée. La 807 indique 36 degrés entre Valréas et Nyons où nous allons nous baigner.
M'arrête au retour sur la place, près d'un café qui propose habituellement un réseau wifi ouvert. Bientôt une semaine que je vis sans, et ne sens aucun manque ni frustration, mais je sais que ces notes n'ont de sens que si je m'en défais. Le café est fermé. C'est finalement dans un tea-room que j'accède au réseau des réseaux, m'y attarde un peu avant de retrouver ma tribu sous le monument aux morts de Nyons, avec tout en-haut la République en marche sur laquelle on a repassé une couche de rouge-blanc-bleu.
On fait le plein de fruits chez un agriculteur de Ventadour dont le domaine est attenant à la route. Le jeune qui nous sert est silencieux, dans l'abri qui le jouxte, un employé remplit le réservoir d'un antique tracteur. J'aperçois lorsqu'on s'en va, avec notre cagette sous le bras, les faysses d'une grande propriété, de lourds arbres fruitiers et une jeune femme, le jeune homme la salue familièrement, un enfant qui marche à peine la précède. Me demande alors comment on peut naître là, en dehors de tout, peine à l'imaginer avant que je ne m'avise qu'il en a été ainsi pour chacun d'entre nous, naître loin de tout avec l'idée que tout aurait pu en aller autrement, mystérieusement.
Lis au retour les deux premières parties du Nicolas de Staël de Greilsamer. Je crois bien que je n'avais jamais lu une biographie de ce genre, que j'aurais autrefois évitée comme la peste, à mi-chemin de tout. J'éprouve une sensation analogue à celle qui m'a habité il y a quelques semaines à Pompei. Cela ne m'empêche pas de me coucher à point d'heure.

Jean Prod’hom



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Rendez-vous ce matin avec Philippe Didion

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Rendez-vous ce matin avec Philippe Didion, loin de son aire, à Grillon où je me livre à mes premières et peut-être dernières observations d'une stèle levée en souvenir de la Grande Guerre, complétée par des inscriptions, provenant également de la seconde. Trente morts à l'occasion du premier grand charnier, trois à l'occasion du second. Je ne sais rien de l'histoire de ces édifices, ni de leur conception, mais j'imagine bien la tête de celui qui a trouvé le filon, un gars du format de ce loustic de Vieil, un pote de guerre à Blaise Cendrars qui s'était montré indispensable à l'arrière en mettant en ordre la collection d'un toubib à cinq galons, fourbissant des fusils, des casques, des écussons, des boutons d'uniforme, des plaques de ceinturon, munissant chaque objet d'une étiquette circonstanciée...

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Le monument aux morts de Grillon est constitué d'un obélisque dans les cartouches duquel sont gravés les noms des morts de la Première Guerre, sur trois faces. Se dresse dans la quatrième cartouche une représentation de la République, ailée, armée et casquée. Cet obélisque est fixé sur un socle à 4 faces, la première porte une dédicace aux enfants de Grillon morts pour la France 1914-1918, la seconde une dédicace aux enfants de Grillon morts pour la France 1939-1945, la troisième une dédicace aux Français d'Outre-Mer morts pour la patrie. La quatrième demeure obstinément vide, on réparera cette faute de goùt un de ces jours prochains, on a laissé d'ailleurs tout autour des fusées d'obus, des casques, des décorations, un canon, au cas où...
Ceci encore : le RF de la République française ressemble étrangement au RF de Roger Federer, mais je note qu'aucun dignitaire de la Ve République, à ma connaissance, ne s'en est plaint. Ni l'entourage du tennisman d'ailleurs.
N'arrive pas à me débarrasser ce matin de Philippe Didion que je retrouve en-haut de la Montée du Châteauvieux. Fais une photographie d'un salon de coiffure dont l'enseigne semble commémorer l'alliance pakistano-américaine.
Lu dans le Provençal ce matin : Les habitants d'Alba-la-Romaine peuvent être rassurés. Les nouvelles découvertes, révélées par des fouilles préventives, confortent la prestigieuse histoire de leur commune. Celle d'avoir été le chef-lieu du peuple des Helviens au début du millénaire, entre le Ier et le IVe siècle avant J.-C. Je ne peux m'empêcher de penser avec émotion à tous ces collégiens et lycéens, à tous ces enfants en vacances condamnés à écouter sagement les explications des bénévoles de l'association Mosaïques Archéologie et invités tout bientôt à visiter le nouveau musée d'archéologie qui verra le jour en 2013.
Deux jeunes hommes parlent sur la terrasse du Bar de la Bourgade de leurs belles heures, à deux pas. Un maigre et un gros, sans être en mesure de déterminer s'ils sont d'anciens prisonniers qui ont payé leur peine, des malfrats en cavale ou des gardiens de prison. Ils sont quoi qu'ils en soit admirables, ils se passent un pétard, s'échangent leurs souvenirs à voix basse. L'un boit une bière, l'autre un café. Quelques indications m'assurent qu'ils ont été un certain temps derrière les barreaux. L'un d'eux se lève enfin et va payer au bar, je penche alors pour d'anciens prisonniers qui ont purgé leur peine. Mais faut-il se fier aux apparences ? Je vérifie mon sac, rien n'a disparu.
On monte tous ensemble à Grignan, c'est jour de marché. Fais une visite à Terres d'Ecritures : une correspondance à l'étage, des sous-bois au rez. J'y passe une heure avant de rejoindre Sandra et les enfants, les petites mangent une glace, Arthur a commandé un citron pressé qu'il a rendu imbuvable en ajoutant le contenu d'une fiole d'eau sucrée. Achète à la librairie d'en-haut une biographie de Nicolas de Staël écrite par Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé et Une matin de grand silence d'Eric Pessan que j'offre à Arthur et que je me réjouis de lire avec lui.
Retour à pied par le Chemin de la Rochecourbière, le mistral baisse pavillon, le soleil prend possession de la terre rouge, des lavandes. Les maïs plantés en bordure du Lez ont pourtant du retard, seuls trois ou quatre soleils lèvent la tête dans un champ immense.
Après-midi à la rivière, barrages, gués, pêche, lecture et premier bain d'Oscar. On y reste jusqu'à plus de cinq heures. Je fais à manger. On se rend ensuite Arthur et moi à Valréas pour une séance de cinéma, Spiderman, un scénario que je n'aurais pas signé, même sous un pseudonyme, mais un air vieillot qui rafraîchit.

Jean Prod’hom


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Le ciel est d'acier ce matin

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Ma 16.12. 1980
...
Ce cahier parce que je sens que s'effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l'éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintées grossièrement dans la masse. J'aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d'avant - d'avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l'urgence, de la certitude de mourir. Mais c'est parce qu'elles m'étaient épargnées que je n'ai pas éprouvé le besoin de rien noter.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 1980-1990

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Ecrire ces notes, c'est aussi aménager un accès au temps qui fuit et renouer par-delà la conscience de soi et du monde avec l'immédiateté dont il a fallu s'extraire pour agir un tant soit peu. C'est aussi ne pas se livrer corps et âme aux mirages de la raison, se contenter d'attraper une ou deux des innombrables feuilles d'automne, les écorner. Fixer comme dans un herbier quelques-uns des instants de nos vies avant qu'ils ne disparaissent dans la nuit, leur donner une place sans pour autant vouloir faire la lumière sur quoi que ce soit, ni prétendre à la vérité. Taches de lumière plutôt, pâles, le combat est inégal, qui attestent que l'homme est bien celui qui vient sur le tard signer l'armistice, mais aussi celui qui tient dans sa main quelques miettes de cet incomparable festin.
Le ciel est d'acier ce matin, et le mistral pousse des coups de gueule. Trois équipes se sont formées dans la maisonnée : Louise et Sandra battent la campagne avec Oscar. Arthur et Lili, insouciants, font les marmottes. Je m'occupe de l'intendance, pain à Grillon, beurre, faisselles à la coopérative de Colonzelle. Je m'arrête dans la cour où le blé dur coule à flots, pesé puis moulu. Les agriculteurs de la région ont terminé l'orge, plus tard le maïs et le sorgo.
Je désherbe la courette devant la maison, on déjeune à l'intérieur, le mistral est trop fort, Sandra et les enfants partent chez Leclerc, Oscar dort, je bois un café en mettant ces notes à jour. J'extrais des heures passées à Gourchaud ce qu'il en reste, une ou deux choses autour desquelles puisse tourner ce qui n'est plus, bouées flottantes ancrées au fond de la mer, corps morts qui se soulèvent au gré des vagues et auxquelles on amarre les bateaux pour qu'ils ne se fracassent pas contre les digues. Lis le premier paragraphe de L'expulsé que Samuel Beckett fit paraître à la fin de la guerre, il faut penser aux choses qui nous tiennent à cœur, écrit-il, car à ne pas y penser on risque de les retrouver, dans sa mémoire, petit à petit. C'est-à-dire qu'il faut y penser pendant un moment, un bon moment, tous les jours et plusieurs fois par jour, jusqu'à ce que la boue les recouvre, d'une couche infranchissable.  
Sandra rentre des courses de chez Leclerc, le mistral n'a pas faibli si bien qu'on pique-nique à l'intérieur. Sieste ensuite pendant laquelle on ne veut ni voir nos enfants ni les entendre. On ne les verra pas mais on les entendra. Après quoi on décide d'aller marcher dans les dunes.
Je transmets aux enfants les règles de la scopa que le voyage à Naples m'a remis en mémoire. On joue mais la nuit tombe vite, en raison de la latitude mais aussi parce qu'on a, hélas, passé le solstice d'été. Je range la cuisine tandis que Sandra et les enfants descendent à la rivière, bois un café sur la terrasse, les hirondelles font des petites taches d'encre dans le ciel qu'on considérerait d'un assez mauvais oeil si ce n'était lui : pas un nuage, un dégradé sans accroc, du bleu violet au rose orangé, un effet qu'approche la peinture industrielle et qu'on retrouve dans les représentations qui décorent l'enfer quotidien des ménages catholiques revenus de Lourdes ou de Notre Dame de Lorette, avec sous le bras des chromos de rédemption.
J'entends des voix lointaines, les premières depuis le départ de mon petit monde, des cris et des rires. Ce sont eux qui passent le pont sur le Lez, ils écrivent une chanson dont ils me livrent en primeur un extrait.

Jean Prod’hom


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Il y a les points cardinaux



Il y a les points cardinaux
ce pas et le suivant
la maison rose
il y a la cécité d'Homère
la demeure des ombres
le chasseur à la manque
des rôtis brûlés et des gâteaux mal cuits
il y a les années folles
la fin du monde en avançant

Jean Prod’hom

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La source jaillit pure, mais elle creuse son sillon dans la boue.

Jean Prod’hom

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Entre la peur du rossignol et la mienne, il y a son chant.

Jean Prod’hom

Fondation Rosengart



L'un vouait une adoration sans borne pour Ulysse, l'autre préférait de beaucoup Pénélope.

Pablo Picasso et Paul Klee sont les hôtes permanents de la Pilatusstrasse 11 à Lucerne. Près de 300 travaux de l'Andalou et du Bernois ornent les murs d'une dizaine de pièces de l'ancienne Banque nationale suisse. Grands formats chez l'un, petits formats chez l'autre.

Si le premier me dissuade de peindre, le second m'y invite.













Jean Prod’hom

Edification morale



Dans la section Problèmes de récapitulation du Recueil pour le calcul écrit à l'usage des élèves du degré intermédiaire des écoles primaires, édité en 1904 par le Département de l'Instruction publique et des Cultes du Canton de Vaud, on peut lire ceci.

26. Dépenses inutiles.
a) Un fumeur dépense chaque jour 30 c. en cigares. A combien se monte sa dépense pour 4 semaines ?
b) Un homme entre au café 3 fois par jour et dépense chaque fois 40 c. Que dépense-t-il ainsi en une semaine ?
c) Un ouvrier a bu un jour un petit verre de 10 c., 1 absinthe de 15 c., un demi-litre de vin a 110 c. le l. et une chope de 20 c. Quelle serait sa dépense en une semaine, en supposant que le dimanche il boive double ration ?
d) Combien de demi-litres de lait, à 20 c. le l., cet ouvrier pourrait-il donner à ses enfants avec l'argent dépensé ainsi en une semaine ?

Il est naturellement difficile d'évaluer le succès de ces formes de sensibilisation aux grands maux du siècle passé. Je ne suis pas loin de penser cependant qu'il faudrait revenir à ces formes quasi objectives de dissuasion, intégrées aux domaines relevant strictement du quantitatif, malgré la violence retorse de l'implicite et des sous-entendus, d'autant plus que l'augmentation du prix des cigarettes, des cigares ou du café, le passage à l'euro, l'arrivée massive de drogues variées, l'augmentation générale des prix permettraient de rendre toujours plus attractifs des calculs qui contribueraient mine de rien et pour presque rien à l'édification morale de chacun.

Jean Prod’hom

On n'est jamais là lorsqu'il le faut



Pour Gaël

On n'est jamais là lorsqu'il le faut et la mort ne nous avertit pas de toutes ses visites. Sache que ce jour-là nous avons tous perdu un père, et certains pour la seconde fois.
Le vent soufflait du nord-ouest, nous étions à Herculanum – enfouie autrefois sous une pluie de cendres et une nuit de boue – , le soleil se déversait en un torrent de feu qui se mêlait au tuf jaune et à la lave noire. Nous nous levions de temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et étouffés sous son poids. Tu pourrais te vanter qu’au milieu de ce désastre il ne t’échappa ni une plainte ni une parole qui annonçât de la faiblesse. Enfin cette noire vapeur se dissipa un peu, comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil.
L'Espagne avait sorti le Portugal et allait sortir l'Italie qui nous accueillait en ses terres, il faisait un cagnard d'enfer, nous nous mîmes en route sur les flancs du Vésuve qui avait enlevé le 24 août 79 Pline l'Ancien à Pline le Jeune.
Ceux qui t'ont accompagné en Campanie, ceux qui sont restés au collège, nous tenons tous à te témoigner notre profonde sympathie, à toi et à ta famille. Nous sommes de tout cœur avec toi.

P.S.
Avertissement

Jean Prod’hom

Tout est si simple



Près de la tombe – que j'ai retrouvée avec tant de peine – un peuplier-tremble grésille dans le vent d'automne qui ramène sur un bref soleil les nuées jaunes et grises. Une croix de chrysanthèmes roses, couchée sur le gravier de marbre. J'ai cru qu'il y avait une abeille morte prise au coeur des pétales, mais touchée du doigt, c'est – vivante – une de ces fausses abeilles qui hantent les jardins d'octobre.
Pas une fleur à jeter là. Il y a peut-être des parents qui vivent encore... les rechercher, leur écrire – mais quoi ? Un homme se souvient ici, c'est tout.

Gustave Roud, Air de la solitude, 1945



Tandis que les élèves de l'Etablissement de Mézières font la fête, je cherche la tombe de Gustave Roud dans le cimetière de Carrouge, à quelques pas de la ferme qu'il habita près de 40 ans avec sa seule soeur. Sans succès, la tombe de Madeleine est bien visible à l'entrée, à droite du portail, pas trace de celle de Gustave.
Le patron du café du Raisin à qui je demande de m'aider ne peut pas m'informer, il m'envoie auprès de Desmeules qui est sur la terrasse. Cette tombe il ne l'a jamais vue lui non plus. Pourtant il se souvient, il avait une quinzaine d'années, c'était la dernière fois qu'on sortait le corbillard, on la remisé pour toujours, s'entend le corbillard, c'était un corbillard tiré par un cheval. A moins que le corbillard ait emmené le poète ailleurs, dit Desmeules, dans un autre village. Impossible, dit le patron, le corbillard ne pouvait pas sortir de la commune.
J'ouvre mon parapuie et retourne avec la nuit au cimetière, en rêvant que la tombe de Gustave Roud n'y est plus. Je finis par la trouver, la première en entrant tout près du banc, bien visible et proprette, quelques mètres à l'avant de celle de Madeleine. Elles n'on ni l'une ni l'autre aucun intérêt.
La pluie redouble, un petit bus scolaire s'arrête, y sont assis une dizaine de bambins de 6 ou 7 ans, immobiles. Devant la grande salle de Carrouge des maîtresses les saluent en souriant. Un homme se souvient ici, c'est tout.

Jean Prod’hom

Que l'anneau des forêts vienne enclore



Que l'anneau des forêts vienne enclore un espace de champs et de prairies, ce lieu tout aussitôt se met à vivre d'une vie singulière derrière sa haute muraille de frondaisons et de fûts. Séparé du monde, et sans nulle rupture cependant, il n'en reçoit plus que la rumeur, mais comme décantée : tous les bruits que le vent brasse au-dessus des campagnes infinies glissent au creux de cette conque d'herbages sans y prolonger leur confuse mêlée. Chacun d'eux, et jusqu'aux plus opaques, y retrouve sa saveur propre et ne résonne que pour soi. Le vent lui-même, partout ailleurs plainte nulle errant sans but d'un bord à l'autre de l'horizon, redécouvre sa voix perdue et chante à chaque feuille. Oui, tout ici rejoint son chant, mais un chant d'une transparence mystérieuse et qui, simple écho presque toujours, n'en livre pas moins le dessin musical d'une présence.

Gustave Roud, Le Repos du cavalier, 1958

Il y a ce qui rassure et dort au coeur de la chose



Il y a ce qui rassure et dort au coeur de la chose
les heures longues
les heures brèves
les poèmes de Jean Follain
il y a les chants qui ramènent la brise
la boucle du fleuve
le retard comblé
il y a l'été
ce vieil air innocentant le monde

Jean Prod’hom

Latences



Le temps de celui qui n'est plus bute contre la pierre sans se rompre. Le vivant le sait lorsqu'il revient sur cette durée, ce bout de vie qui aurait été tout autre si on n'avait pas tardé à l'avertir. Le voici troublé d'avoir été tenu dans l'ignorance, sur le point même d'en charger celui qui s'est tu, il attend que l'autre s'en explique. Rien ne vient, le mort a abandonné la partie. Au vivant de lui pardonner sa lâcheté.
La mort décidément – ou la conscience –  fausse le jeu et rend la vérité impossible, les croyances se superposent, il faut du courage pour vivre lorsqu'on est vivant.

Jean Prod’hom

Vésuve



Les nuits courtes ne me valent rien, à tel point que je me réveille sans m'être endormi, ou si peu. Des Allemands, attristés par l'échec de l'équipe de football pour laquelle ils ont chanté l'hymne national, debout la main sur le cœur, jouent les Roméo une partie de la nuit en racontant aux Juliette du Mont-sur-Lausanne leurs salades. Avec un succès mitigé puisque je ramène par la main l'un de ces héros qui allait un peu trop loin à une enseignante qui ne veut rien savoir. Suis à deux doigts de me fâcher. Il est 2 heures du matin.
On part à 7 heures pour Herculanum, une bonne heure de route à travers une ville tentaculaire, déserte, ni ville ni banlieue, un champ de ruines abandonnées ou un chantier oublié. A la hauteur de Pompéi, la titulaire de la classe 11 reçoit un coup de fil du secrétariat de l'école, le père d'un élève est accidentellement décédé la veille. Les collègues font le nécessaire dans l'un des bureaux du musée virtuel d'Herculanum, le soleil fait le reste. On rampe un instant du côté de l'ombre, l'incompréhensible se mêle aux larmes avant que chacun ne découvre dans l'os de son crâne une veine de vie et de courage. On se lève.



Si la ville excavée d'Herculanum est bien ce qu'on en dit et ce qu'on imaginait, elle est aussi ce qu'on ne dit pas et ce qu'on n'imaginait pas, c'est en cela qu'elle nous rapproche du réel. On apprend alors que l'ancien est à l'image de l'avenir qu'on enterre, fenêtres borgnes, rafistolages, étais de fortune et récits tronqués. Les 35 degrés qui nous tombent sur la tête ne sont pas pour rien dans cette affaire et la souffrance induite nous autorise à ne pas donner de raison à ce désordre qui vient de toutes parts et nous fait vaciller dedans.




On monte en procession au sommet du Vésuve en début d'après-midi. L'ancienne caldeira ne paie pas de mine, un peu de jaune, du gris, du vert, du gris qui paraît bleu, des lichens, la longue coulée de lave de 1944, et sur les flancs qui plongent sur Herculanum des genêts, des chênes verts, des aulnes, des châtaigniers, des acacias et d'autres feuillus nains. Silence au fond du cratère, accès interdit et fertilité nulle. Rien d'attachant. Il suffirait pourtant que le bouchon se détache, chacun sait la menace. Un peu de couleur en haut, quelques fleurs parmi lesquelles le rose de la valériane rouge domine.





J'aperçois du haut du volcan le dédale des ruines qui s'étendent de Naples à Sorrente. Au milieu une tache grise, c'est Pompéi. On y reconnaît le plan géométriques, petite île bien ordonnée qui se dresse dans la débâcle provoquée par les débordements architecturaux qui se multiplient sur les rives du Sarno, le fleuve le plus pollué d'Italie chargé jour et nuit des rejets des tanneries et des innombrables usines de conserve de tomates installées sur ses rives, immeubles jamais terminés conçus par des architectes et des promoteurs peu scrupuleux, ces ruines roulent dans une vallée à pente quasi nulle jusqu'à la mer Tyrrhénienne.
La mer s'est collée au ciel, les îles de Capri et d'Ischia, averties, demeurent à distance du désastre. Je ramasse 6 morceaux de lave pour les enfants.



On rentre avec les pendulaires jusqu'à Piana, on se trempe dans l'eau tiède de la piscine et on mange. Je descends ensuite une petite heure au port plongé dans l'obscurité à cause d'une panne d'électricité, m'assieds sans le sable gris. Cherche au retour des tessons à la lampe de poche. En trouve deux qui me font penser à ceux que j'ai rapportés il y a plus de dix ans de Palerme, choisis parmi les innombrables morceaux de terre cuite qui jonchent les bords de mer palermitains depuis les bombardements de 1943. Remonte au village de vacances, salue mes collègues et m'installe quelques minutes devant le bungalow pour respirer avant d'aller me coucher.

Jean Prod’hom

Naples



Pas sûr que le soleil qui baigne Sorrente, la côte amalfitaine et le littoral jusqu'à Naples soit le même soleil que celui qui baigne le Riau. On y vit autrement, l'austérité est d'une autre nature que celle qui règne sur les côtes de la Baltique.
On va ce matin, en versant notre écot, contribuer à l'exploitation culturelle de masse. On est scandalisé, aujourd'hui encore, par le trafic des indulgences organisé avec la bénédiction de Léon X pour la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre, on a su pourtant développer ce commerce pour écourter – ou prolonger c'est selon – nos heures de purgatoire : Castel Sant'Elmo, Certosa di Saint-Martino, Museo archeologico nazionale. Seigneur ! aidez-nous a sortir du four.



Chemin faisant des merveilles : le grand cloître de la Certosa di Saint-Martino, si peu italienne, lumineuse et tragique, abandonnée par les Chartreux, la mort y a trouvé refuge. A l'ouest de l'ancien monastère, sous nos pieds, les toits de Parthénope, dalles et tôles, gouache et pastel, pointe sèche, eau forte, une tapisserie aux coutures étroites, ruelles et escaliers du quartier espagnol, incisions des decumani dans le lit desquels coule sans dicontinuer la gentillesse des Napolitains.



Court passage au Museo archeologico nazionale dont la façade est en chantier. Des merveilles encore, on s'arrêtera devant les sculptures du rez et de la maison des Papiri qu'Ingrid Bergman découvre dans le Viaggio in Italia de Rossellini. Je fais quelques photos de ces hommes et de ces femmes de pierre que le sculpteur a animés, à peine un souffle qui réveille le vivant qui croise leur regard. Je peine à photographier ces visages de pierre qu grimacent dans l'appareil, le photographie est trop souvent un croquemort et la photographie une mise en bière.



Spaccanapoli : fureur et ferveur dans un temps mélangé, colonnes du temple des Dioscures qui soutiennent l'église Saint-Paul-Majeur, crèches et autels portatifs, ruines et restaurations, Maradona et Saint-Janvier. Sur la Piazza del Gesù, les membres du parti radical de Marco Panella collectent des signatures depuis ce matin. Ils se battent pour que le Parlement adopte la loi N.2641 pour la dépénalisation de la culture domestique des plantes desquelles peuvent être extraites des substances stupefacenti o psicotrope.



On traverse un ghetto où le temps s'est réfugié, ce sont les quartiers espagnols, des enfants, des vieux et des femmes dans la rue ou aux balcons. Les hommes ne sont pas loin, à l'arrière des boutiques obscures ou des sous-sols, sages artisans, menuisiers ou vitriers, garagistes, aubergistes, encadreurs, brocanteurs, ébénistes. Avec eux des femmes et des vieux, des cris et des enfants qui travaillent dur.
Jean-Claude dort. Sur la terrasse de notre bungalow de Piana di Sorrento j'écris ces notes, songe à cette épiphanie qui tarde encore à trouver sa forme, l'éternel retour du même, cette épreuve qui laisse passer l'éternité par la porte entrouverte et maintient à l'extérieur les arrière-mondes. Acceptation sans condition. Da capo.
Nous reviendrons à Naples.

Jean Prod’hom

Circumvesuviana



Le réveil que j'avais réglé sur 5 heures hier soir n'a pas le temps de sonner que je me rendors, me sens décidément incapable de me lever une heure avant l'heure. Mais le diapason est bientôt donné : réveil à 7 heures 30, déjeuner à 8, départ à 8 heures 45, il n'est pas temps de méditer, c'est un départ au pas de charge.
Nous nous rendons à pied en une petite demi-heure à la gare de Piana, prenons une rame du Circumvesuviana en direction de Pompéi S. Villa Misteri, à travers une banlieue qui s'étend, pieuvre, banlieue de banlieue sur le point de disparaître, fragile, résistante, neuve et en miettes. Il est impossible dans ces ruines d'imaginer une vie, mais il est tout aussi impossible d'y imaginer autre chose que la vie, celle de l'équilibre précaire, celle qui ne demande rien. Dans le train, les sourires de mes voisins semblent résignés, ils chantent des complaintes, belle langue, caressent de mots âpres les fleurs mauves qui colonisent les ronciers.



Deux millions de visiteurs, 22 millions de chiffre d'affaires, nous dit notre guide formé au latin et au grec à l'université de Naples. Luigi oeuvre à Pompéi depuis qu'il a démissionné de son poste d'enseignant de français dans un lycée, une démission, dit-il, justifiée par l'utilisation de la méthode globale. Je ne comprends pas mais je peine à me faire comprendre, il ne m'en dira pas plus.



Depuis 79, Pompéi est une ville qu'il faut traverser la nuit. Elle est en effet sujette en plein jour aux pires tourments, ceux du soleil d'abord – les impluvia sont désespérément vides, les toits en miettes, l'ombre rare –, ceux des politiques et des restaurateurs ensuite qui sont à l'origine d'un vilain mélange dû à leur volonté de préserver en l'état ce qui reste de ce qui fut, avec ce qui devait être pour que tout ressemble à ce qui n'est pas. Total, les fantômes se sont éclipsés, les moulages empoussiérés se sont momifiés. Pompéi est dans une impasse d'avoir cru pouvoir ménager une passe entre ne rien faire  – et accepter que Pompéi disparaisse une seconde fois –, et refaire Pompéi d'avant 79 : renforcer, colmater, cimenter, déplacer pour que les marchands s'y retrouvent. Une seconde vie a pris ici, artificielle. Je peine à respirer dans ce musée en plein air ouvert à la foule multicolore des visiteurs qui s'écoule en tourbillons dans des avenues de la ville morte. Il nécessite plus encore qu'autrefois de connaissances, non seulement les connaissances de ce qui a été, mais encore de ce qui s'y est fait.



S'il y a erreur sur la marchandise, ce qui a été demeure pourtant, mais là où on ne l'imaginait pas, dans cette banlieue qui occupe le littoral entre le Vésuve et la mer Tyrrhénienne, ruines qui n'en finissent pas de finir, désastre qui dure et où se sont réfugiés les fantômes de Pompéi.



Je rentre avec un petit groupe jusqu'à Sorrente, c'est leur vœu, j'en profite pour retourner au Vittoria avec le courage qui me manquait, me dirige sans demander quoi que ce soit à personne en direction de l'entrée de l'hôtel, traverse le hall, rejoins la terrasse et commande un café. Deux vieux Anglais nostalgiques lisent le journal le regard tourné vers la baie de Naples. Des bateaux reviennent de Capri bourrés jusqu'à la gueule.



C'est la nuit sur Piana di Sorrento, je remets le compteur des dépenses extraordinaires à zéro, le compteur des dépenses ordinaires, lui, continue à tourner tandis que je m'endors, avec le souvenir des brins d'herbe qui descellent les pierres et des coquelicots regroupés sur les marches de l'amphithéâtre.

Jean Prod’hom

Sorrente



Je n'aurai pas attendu la sonnerie du réveil, dis au revoir au petit monde que je quitte pour une petite semaine avant de descendre au Mont où je laisse la Yaris, derrière l'église, il pleuvigne. Attends le premier bus, le quartier est désert, solitude, le jour blanc, silence, j'y goûte une dernière fois.



Le train pour l'aéroport de Cointrin quitte la gare de Lausanne à 6 heures 45, tous les élèves dont nous aurons la charge cette semaine sont là, avec une grosse valise pleine d'histoires qu'ils vont se passer, tourner et retourner en tous sens jusqu'à leur retour. Surtout ne pas se perdre, pourquoi aller si loin ?
Passe à la douane sous les fourches caudines au prétexte qu'un bandit aurait pu se glisser parmi nous. Il est bien là mais désarmé. Il dépose ses quelques valeurs dans les bacs mis à sa disposition, ceinture, montre, téléphone, babioles et consorts clinquants.
Vol EZS 1553 pour Naples, Gate A3, 156 passagers dans cet Airbus A 319 de 156 places. Le lac et le ciel sont gris, mais on a encore en mémoire le bleu de Campanie. Les nuages qui sont sous nos pieds sont comme des restes de neige sur les Alpes. On en sort à l'instant où le soleil gagne la partie, c'est une plaine immense qui apparaît, au plan caché, illisible à cette hauteur, conçu de proche en proche. Tout ça tient pourtant sans l'aide de personne. Tiens le Pô, pas sûr, les choses s'éloignent si vite que rien n'est assuré, ou si, la côté ligure et la mer qui remonte jusqu'au au ciel au fond du tableau. J'imagine bientôt la Corse, j'imagine la mer, j'imagine le ciel, et les choses à l'envers. On vire au-dessus des terres, la Toscane, je cherche l'Arno, Pise peut-être, la Piazza dei Miracoli et son Campo Santo, les collines du Chianti, le Monte Amiata, est-ce le Lac de Trasimène ? Et puis Rome, le lac de Bracciano ? Aucune certitude, pas même le Monte Cassino. Trop tard, on descend sur l'aéroport de Naples, la Naples de Franceso Rosi née une seconde fois, mais en couleur cette fois : la folie n'a pas cessé, main basse sur la ville.



Ils sont une quinzaine au terminal de Naples, ils patientent en demi-cercle, lunettes noires et costume deux pièces, quelques-uns sont là pour récupérer des clients venus d'Olbia, de Trieste ou de Mostar, d'autres flairent le bon coup et proposent leurs lit, à la Villa Favorita ou au Miramare, au Flora de Capri, au Tritone de Positano, à l'Aragona d'Ischia. Je vais demander quelques plans de la ville au bureau d'information, ils n'en ont plus, plus un.
Un bus nous conduit à travers le quart monde jusqu'à Piano di Sorrente, au sud-ouest de Naples : Portici, Ercolano, Pompéi, Castellamare di Stabia, Vico Equense, villes en sursis qui s'étendent sur les flancs du Vésuve, immeubles en ruines avant même d'être terminés. On dépose nos bagages dans les bungalows de Costa Alta. Le même bus, avec le même chauffeur, nous emmène à la pointe de la presqu'île sorrentine, on devine la fertilité du pays, oranges, figues, citrons, abricots. Des filets et des toiles tendues entre les pilotis d'une architecture de fortune, protègent les vergers du soleil, il fait plus de 35 degrés. On devait rejoindre la côte amalfitaine, on n'en verra rien, ou si, Praiano au bénéfice d'une longue courbe, et Positano que le chauffeur nous demande d'imaginer derrière le pli des collines. On redescend vers la mer.



Le bus nous lâche à Sorrente. Une heure à notre disposition. Je repère l'hôtel Eden, l'ancienne pension Villa Rubinacci où Nietzsche passa l'année 1876 avec Malvida von Meysenbug et Paul Rée, en retrait des falaises qui dominent la mer. La réceptionniste de ce modeste hôtel m'accueille avec le sourire, me donne un papier qui rappelle la présence du philosophe, mais tout à changé, le pèlerinage est impossible, ce n'est pas plus mal. L'hôtel Vittoria dans lequel logeaient Wagner et Cosima cette même année n'est pas très loin, mais c'est un hôtel d'un autre standing, un hôtel gros de luxe qui n'a guère changé : du haut de la falaise il regarde la mer. Je tente d'y pénétrer, ne parviens pas à m'engager dans l'interminable allée qui y conduit, bordée de gardénias, de lauriers, de mimosas ; un homme à gilet d'or bloque l'entrée, je bégaie, fais marche arrière. Je ne suis pas de ce monde... ou plus simplement je manque de courage. Eden ou Vittoria, Gênes ou Bayreuth, c'est à Sorrente que Nietzsche et Wagner se rencontreront pour la dernière fois, la rupture est consommée. Nietzsche continue pour son compte l'esprit libre.



Je descends après le repas au port de Piana di Sorrento, avec une quinzaine d'élèves, sur un chemin pavé de piperne noir le long d'une falaise de tuf jaune. Un port qui est une île, lieu improbable où le temps ne passe pas, fait de l'accumulation de l'hétéroclite. Tout ici est déjà terminé, des enfants jouent au foot lorsque la nuit tombe, pieds nus comme dans un film de Vittorio de Sica, les vieux parlent à califourchon sur des chaises de fortune, deux femmes suivent la scène accoudées au fer forgé de leur balcon décati, je trouve un beau tesson, aucune plainte, pas d'aigreur, quelque chose comme un consentement, large, quelque chose qui se prolonge indéfiniment, un point d'orgue.

Jean Prod’hom

Il y a l'auberge de l'Onde



Il y a l'auberge de l'Onde
les mesures de prudence du castor
la tombe de mon père
il y a la la tombe de ma mère
le journalisme d'investigation
l'onagre
le poids des anciennes manières
les grandes surfaces
les épiphanies

Jean Prod’hom

Il y a l'éternel retour du même



Il y a l'éternel retour du même
les bottes de paille
l'école libre
les siestes coquines
la longue durée
les clous de tapissier
les affixes
les petits fours
le mohair
l'entrée des enfers

Jean Prod’hom

Le visage des maisons s'éclaire



Mardi 13 mars 2012

A six heures, le thermomètre indique un peu moins de 5°. Le feu a pris sur la chaîne des Vanils, le brouillard se tient à ses pieds, mais aussi de l'autre côté, à la lisière du bois, comme arrêté par le jour. Lili sort son lapin en répétant sa poésie sur l'escargot, ce matin c'est moi qui accompagne les petits à l'arrêt de bus, Marilyne s'est fait mal à l'épaule. Il en sera ainsi ces prochaines semaines Vais faire le plein sur la route de Berne, le prix de l'essence ne cesse de monter. (lire la suite)


Mercredi 14 mars 2012

C'est un un bruit de crécelle, précédé d'un sifflement, qui me réveille, un rouge-queue, le rouge-queue qui niche au-dessus de la porte d'entrée, peut-être. Je me suis réveillé à 5 heures, somnole jusqu'à 6, le jour se lève. Il faisait rose hier soir, il fait rose ce matin. Louise nous régale d'une valse de Bartolomé Calatuyud.
Panique avant de partir à la mine, je ne trouve ni mes clés ni mon sac, le sol s'entrouvre sur le vide : Arthur va rater le bus, je vais devoir le conduire jusqu'à Mézières,... Retrouve bientôt le tout et mes esprits.
Le soleil apparaît au-dessus des Préalpes, comme hier, comme tous les jours, mais aujourd'hui les maisons se tournent vers lui, leur visage s'éclaire, celui des hommes aussi. J'écoute la radio, une femme raconte : Il y a plus de choses que je ne savais pas que de choses que je savais, alors j'ai décidé d'apprendre. (lire la suite)

Jean Prod’hom

CIV



Jean-Rémy fait campagne.
Ce qui est intolérable, dit-il, ce n'est pas tant la pauvreté que la mendicité. Celle-ci serait même tout à fait acceptable si les mendiants avaient la décence de mendier ailleurs que sur la voie publique.

Jean Prod’hom



Il y a le taupier



Il y a le taupier
l'austérité
la faconde du postier
les interdictions générales de circuler
il y a les silences terreux
la terre amollie par la pluie
la petite fenêtre des toilettes
la course du lièvre
les caravanes abandonnées

Jean Prod’hom

61



C'est la mémoire qui offre à l'homme la possibilité d'avoir quelque chose devant lui lorsqu'il a le dos au mur.

Jean Prod’hom

Allégorie



Le jour des pains sans levain, où l'on devait immoler la Pâque, arriva, et Jésus envoya Pierre et Jean, en disant :
- Allez nous préparer la Pâque, afin que nous la mangions.
Ils lui dirent :
- Où veux-tu que nous la préparions ?
Il leur répondit :
- Voici, quand vous serez entrés dans la ville, vous rencontrerez un homme portant une cruche d'eau ; suivez-le dans la maison où il entrera, et vous direz au maître de la maison : Le maître te dit : Où est le lieu où je mangerai la Pâque avec mes disciples ? Et il vous montrera une grande chambre haute, meublée : c'est là que vous préparerez la Pâque.
Ils partirent, mais ne trouvèrent pas les choses comme il le leur avait dit. L'heure étant venue, Jésus dit à ses disciples :
- J'ai désiré vivement manger cette Pâque avec vous, mais je ne le ferai pas dans ces conditions. Voici, j'ai amené la dispersion.
Voyant que son idée n'emballait pas les disciples, Jésus crut bon d'ajouter :
- Remettez-en une couche comme je l'ai fait moi-même.



Jean Prod’hom


Respirer en eau libre



Me souviens de ce nageur de pointe qui disait sa terreur de la nage en eau libre, il en va de même de tous les vivants. Quelques-uns rêvent pourtant de vivre ainsi, la tête hors de l'eau, malgré dessous l'abîme qui les porte. Ni pause ni soupir, ni demi ni quart, sans biaise ni bémol, avec au fond la nappe de silence, sur laquelle le bruit et les beaux airs ont fait main basse, pour le meilleur et pour le pire. Ne tirons pas trop sur l'eau du puits.

Jean Prod’hom

Il y a les cousins éloignés



Il y a les cousins éloignés
les roses fanées
la bouillabaisse
les chants de Maldoror
il y a le jasmin
les auberges du hasard
les villages abandonnés
la pluie sur l'églantier
il y a la clandestinité

Jean Prod’hom

Ça le rapproche de lui-même



Le jeune homme est balaise, allonge le pas, tourne la tête en direction des longues baies vitrées qu'il longe, il suit l'affaire de près. Pas d'admiration excessive mais quand même, il envie l'homme décidé qui semble le précéder. Le voilà qui crache avant de disparaître. Le garçon repasse quelques minutes plus tard, même scène dans l'autre sens, tourne à nouveau la tête en direction de celui qu'il ne parvient pas à rattraper, il crache à nouveau. Encore raté, allonger le pas n'aura pas suffi, mais il réessaiera, c'est sûr.
Cracher, c'est le raccourci que les malaimés empruntent pour quitter l'imaginaire des foules.

Jean Prod’hom

60



C'est dans l'ombre que se mire le bleu du ciel.

Jean Prod’hom

Faire voir du pays



Est-il bien judicieux de vouloir faire voir du pays aux adolescents, dont l'arrimage identitaire tient essentiellement au refus obstiné de l'altériré, à la mise à distance continue de l'étranger, au refus panique de l'inhabituel, incapables qu'ils sont d'imaginer d'autres arrangements avec le monde que ceux qui les tiennent forclos dans l'immédiateté de leurs désirs ?
Il y a un prix à payer pour devenir quelqu'un, c'est-à-dire un autre. Mais comment faire accepter ce prix à ceux qui refusent de s'éloigner de leur passé, en les y obligeant sans qu'ils crient à l'injustice et qu'ils nous fassent voir trop de pays ?

Jean Prod’hom

Pierre Soulages

Enfant, de la fenêtre de la pièce où je faisais mes devoirs d'écolier, je pouvais voir sur le mur d'en face une tache de goudron. J'avais plaisir à la regarder : je l'aimais.
C'était, à un mètre cinquante du sol environ, une sorte d'énorme éclaboussure noire, trace laissée probablement par le balai d'un cantonnier qui avait goudronné la rue. Elle avait une partie unie, surface calme et lisse qui se liait à d'autres plus accidentées, marquées à la fois par les irrégularités de la matière et par une directivité qui dynamisait la forme ; le contour était d'un côté rebondi, et d'ailleurs présentait quelques excroissances à demi inexplicables et à demi possédant cette cohérence que la physique donne à l'aspect des taches de liquide projeté sur une surface. J'y lisais la viscosité du goudron, mais aussi la force de projection, les coulures dues à la verticalité du mur et à la pesanteur, liées aussi au grain de la pierre.

Pierre Soulages




Jean Prod’hom

Il y a les ex-voto



Il y a les ex-voto
les coccinelles
les sales gamins qui écrivent des poèmes
les zones piétonnes
les exégèses bibliques
les sardines
l'autodérision
les bittes d'amarrage
l'écriture algébrique

Jean Prod’hom

Cosmogonie

Tenir à bonne distance les feux de la terre, ses boues et ses laits bouillonnants. Limiter, organiser, distinguer, arracher un peu de jour à la nuit, séparer le liquide du solide, le feu, la veille, la lumière, la neige, l'ombre, le sommeil. Prévenir les déluges, éponger, essarter, aménager les berges du Lez, de la Broye, des Gardons. Rendre au plus vite les mondes étanches, calfater, pour avoir enfin nos pieds au sec. Chemin faisant, tracer, nommer, représenter, raconter. On n'en finit pas de parer au plus pressé, la mort guette, tous les récits en témoignent.
Je comprends mieux, c'est à notre insu que sont nées la géométrie et les clairières.




Jean Prod’hom

Isotosi VS 102-T

Noir-lumière sur béton maigre, film souple, couche épaisse,
outre-noir bitumineux, imputrescible sous radier, travail à froid




Jean Prod’hom


59



Il est bien plus difficile et délicat d'imaginer un passé différent de celui qu'on partage – et dont on croit tout savoir – qu'un avenir différent de celui qu'on prépare – et dont on feint de tout ignorer.
Le premier se présente en effet toujours comme un bouleversement des fonds et des combles, le second, à l'évidence, comme un modeste et vulgaire ravalement de façade.

Jean Prod’hom

Il y a la cambriole



Il y a la cambriole
les frasques des damnés
la couleur de la terre
il y a l'idolâtrie
les fioles d'ambre
les patrons de la grande industrie
les quodlibet
le petit crédit
le cambouis

Jean Prod’hom

A.22



Lorsqu'on songe à le stopper, le train va déjà trop vite, les conséquences vont pourtant bien au-delà de ce qu'on peut imaginer. A l'alternance des belles et des mauvaises saisons se substitue la succession des jours et des nuits ouvrables, bâti nouveau pour une société sans sommeil, le marché en a décidé.
Il ne sert à rien de s'agiter, trop tard. Le rêve, l'histoire et ses cauchemars, les étés et les hivers prennent le large, les enfants sont sur le quai, interminable exil, 4 heures du mat', insomnie crispée. Qui donc les réveillera, qui donc les bercera ?

Jean Prod’hom

Il y a les bois du lit



Il y a les bois du lit
les petites annonces
le mauvais goût
les forts en thème
les jours de fête
les baies du gui
le tripartisme
l'or des dunes
les prunes gringettes

Jean Prod’hom

Ce ne sont pas les livres que je regretterai



Ce ne sont pas les livres que je regretterai mais les bibliothèques, le réseau dense de leurs travées, l'absence de lignes de fuite, de perspective, l'ordre presque immuable des choses, la vulnérabilité des êtres que j'y rencontrais, les grandes baies vitrées, le temps qui ralentissait, la lumière qui s'attardait, les secrets qui mijotaient, l'ignorance et les songeries, le désoeuvrement, les innombrables chaises vides autour des tables nues et la promesse d'un silence que la nuit qui tombe ne ferait pas taire.

Jean Prod’hom

Ontologie



C'est une spécialiste de l'ontologie qui termine son gros ouvrage par un long post-scriptum dans lequel elle indique avec mille précautions qu'elle aurait pu dire la même chose tout à fait autrement, que ce n'était là qu'une des innombrables manières d'aborder la question de l'être. Elle voulait ainsi, je l'imagine, rassurer ceux de ses lecteurs – j'en suis – qui ne seraient parvenus à entendre ni son dit ni son dire, en les laissant supposer que le silence – ou l'un ou l'autre de ses avatars – aurait pu en faire tout autant. De tout cela elle aurait naturellement pu ne rien en dire.
Elle conclut son post-scriptum par une évocation saisissante, l'évocation d'une crainte, celle qu'elle éprouva soudain qu'on pût croire un instant qu'elle n'avait rien à dire.

Jean Prod’hom

J'entends par la fenêtre ouverte



J'entends par la fenêtre ouverte de Pra Massin le silence de la vieille, sortie sans éteindre le petit poste de radio qu'elle écoutait autrefois avec le vieux. Quand donc sont-ils partis ? Il n'y a rien de plus vide qu'une maison devant laquelle on passe et qui fait entendre la voix des disparus, le silence de ceux qui pourraient revenir.

Elle n'était jamais là où l'on croyait, jamais ici, quelquefois ailleurs, la plupart du temps entre ici et ailleurs. Mais où et comment la rejoindre ? Alors je restais à quelques pas de la fenêtre ouverte.

C'était souvent à l'instant même où je m'avisais qu'il n'y avait personne dans la maison qu'elle apparaissait sur le chemin des Tailles ou au coin de son potager. Alors elle ralentissait comme pour s'excuser d'avoir interrompu mon attente.

Jean Prod’hom

Il y a la soupe aux orties



Il y a la soupe aux orties
la face cachée de la lune
le poussin qui frappe à la paroi de l'oeuf
il y a le grès coquiller
mêlé à la pierre d'Hauterive
il y les piaillements de nos barbus d'Anvers
il y a pour tout avouer
ce qu'on ne dit pas
parce qu'on ne sait pas comment le dire

Jean Prod’hom

Notre identité la plus chère



Il définissait notre équilibre, notre identité la plus chère, par ce lieu qu'on ne cesse de quitter et vers lequel on revient toutes les fois qu'on ce croit ailleurs. Il appelait passion ce mouvement incessant qui nous mène vers ce qui nous rapproche de ce dont on est séparé en nous éloignant de ce dont on se croit proche. Sans qu'on y parvienne jamais. Comment cela se pourrait-il ? La succession de ces départs et de ces retours, avortés, écourtés, incomplets, nourrissent, prétendait-il, notre présence au monde en creusant toujours plus loin notre absence et celle des choses.

Si bien qu'il avançait parfois que nous sommes à la fois celui qu'on est devenu de n'avoir pas été et celui vers lequel ceux que nous avons cru pouvoir devenir nous ont ramené.

Je suis la cohorte de ceux vers lesquels mon absence me conduit, disait-il. Je suis en retour cette absence qui ne déborde pas. Et il souriait.

Le vase est vide, les fleurs fanées, le vent empêche les rideaux de baisser les bras, on entend des voix, celles d'un transistor. Près du poêle dans l'ombre noire, un vieil homme, personne ne le voit, silencieux, claquemuré dans sa cuisine, pour enfin ne pas y être sans être dérangé, pour être ailleurs sans avoir à aller trop loin.

Jean Prod’hom

Naples 1



Le Grecs sont à la recherche de terres nouvelles et étendent leur influence aux VIIIème et IXème siècles avant J.-C. sur le pourtour de la Méditerranée occidentale.
Des navigateurs venus vraisemblablement de Rhodes – établissent un comptoir sur l'îlot de Megaris. La colonie prend le nom de Parthénopé. C'est en effet sur cet îlot qu'aurait échoué Parthénopé, la sirène désespérée de n'avoir pu séduire Ulysse. Les Rhodiens lui dressent un tombeau. La colonie se développe ensuite, commercialement et militairement, le long de la côte.

PARTHENOPE
La République parthénopéenne est une république proclamée le 21 janvier 1799 à Naples par les troupes françaises commandées par le général Championnet qui se rend maître de la ville gouvernée jusque là par le roi Ferdinand IV qui prend la fuite sur un bateau britannique. Elle ne fera pas long feu, elle disparaît 6 mois plus tard.




Une autre colonie grecque s'établit à Cumes autour des années 750 avant J.-C., Cumes dont la Sibylle avait fourni à Enée le rameau d'or qui lui permit de descendre aux Enfers. Les ressortissants de cette colonie essaime et fonde la ville de Neapolis au VIème siècle, sur un plateau de roches volcaniques, l'ancien emplacement prendra le nom de Palaïopolis.
Les Romains conquéront plus tard les cités grecques de Campanie et, au IVème siècle, Neapolis et Palaïopolis ne feront plus qu'une seule ville. Mais Naples conservera son indépendance culturelle et continuera à parler grec.
Au IIIème siècle avant J.-C., Rome reconnaît par un traité, foedus neapolitanum, l'autonomie de la ville avec ses 30 000 habitants. Mieux, les Romains attirés par la culture grecque font de Naples et de la Campanie leurs lieux de villégiature : Auguste, Cicéron, César Néron,... Et bien sûr le général Lucullus, qui rapporte d'Iran les premiers cerisiers. Il s'établit dans une villa construite aux alentours de Megaris, occupe le Borgo marinario où se dresse le Château de l'Oeuf : il y installe de vastes viviers, un théâtre et une bibliothèque dans laquelle Virgile aurait rédigé l'Enéide.

CHÂTEAU DE L'OEUF
Jean-Noël Schifano raconte après d'autres qu'il existe un oeuf sacré dans l'une des caves du château. Il est plongé dans un récipient placé dans une cage suspendue à une poutre. Vie précaire. La légende veut que si l'oeuf venait à se briser, le château serait entraîné dans les flots et tout Naples à sa suite. Lorsque les avions américains bombardèrent Naples avant septembre 1943, on craignit le pire, les Allemands avaient placé leur DCA sur les toits du château de l'Oeuf.
Cet oeuf est appelé communément l'oeuf de Virgile. De l'oeuf à l'oeuvre il n'y a qu'un pas.





Traces de la Grèce et de Rome dans Naples
- Les trois artères orientées est-ouest : decumanus superior (vie Sapiens et Anticaglia), major (via Tribunali), inferior (Spaccanapoli - vie Forcella et dei Librai ).
- Place San Gaetano, sur le parvis de San Paolo, les restes du temple des Dioscures (Castor et Pollux, fils de Zeus et Léda, frères d'Hélène et de Clytemnestre).
- La silhouette du théâtre romain, entre la via Anticaglia, via San Paolo ai Tribunali e vico Giganti.

Jean Prod’hom

Dehors comme dedans, mais demain




Il n'y avait jamais eu personne dans cette maison. Au début, celui qui l'habitait avait attendu que l'averse cesse et il y était demeuré à défaut d'être ailleurs. Il avait oublié les circonstances de son arrivée, comme tant d'autres, si bien qu'il n'en ressortit jamais. Sans y être demeuré une seule fois.

Des voix sortaient d'un poste de radio et reposaient dans la pièce, comme de l'eau croupie. Il n'y avait personne, comme en été lorsqu'on passe à côté d'une fenêtre ouverte devant laquelle un rideau faseye.

On se mettait dedans, à l'abri, pour être ailleurs, par n'importe quel temps, dehors comme dedans, n'importe quand, une fois, un jour.

Jean Prod’hom

Il y a les armistices



Il y a les armistices
les souliers qu'on remise
le retour des beaux jours
il y a la ronde des tondeuses
les hirondelles
les fleurs autour desquelles les amis dansent
il y a le soir le jour qui s'attarde
le carrousel des chauves-souris
il y a l'énigme avec nous dedans

Jean Prod’hom

L'anniversaire



Jean Prod’hom

La bataille de Monte Cassino



C'est à l'aube que le coeur s'élargit sans mot dire, il s'élargit chaque jour davantage. A toi désormais de faire quelque chose, jusqu'au bout, sans forcer ta peine. Si tu entends cet appel, va au Monte Cassino. L'homme a construit là-bas sa maison sur le rocher, les fleuves ont débordé, le vent a soufflé, la maison est tombée.

Pseudo-saint Benoît



Les Grandes Batailles – la Bataille d'Italie

Le Monte Cassino domine les alentours, on le voit de partout, le jour, dans ses rêves, la nuit il obsède. Dans toutes les guerres il y a des montagnes. Mais aucune d'elles n'a été aussi méchante que le Monte Cassino.
Les généraux ont fait évacuer sur Rome les trésors les plus précieux de l'abbaye. Le Vatican a prévenu les deux camps. Le monastère est nu, n'y vivent que quelques moines et des réfugiés. L'ordre de bombarder l'abbaye est pourtant donné. On avertit ses locataires la veille en glissant des flyers dans des obus spéciaux, ils essaient de sortir, le soir même, avec un drapeau blanc. Les artilleurs ne les ratent pas.
Le 15 février 1944, à l'aube, des avions venus de Sicile et de Naples fondent sur le bâtiment qui ne représente aucun intérêt militaire, il est mis en miettes en moins de 3 heures.


Les Grandes Batailles – la Bataille d'Italie

Jean Prod’hom

Dire et redire



Dire et redire
dire dire et redire encore
redire autant de fois qu’il le faut
dire encore et encore redire
encore et encore
jusqu’à la fin
sans avoir le choix
n’ignorant pas que ce qu’on veut dire
– ce qui est à dire –
le manquant
en dépend.

Jean Prod’hom

Ciel rose et lisse sur la chaîne des Vanils



Ciel rose et lisse sur la chaîne des Vanils, pour la première fois cette saison des vaches viennent paître dans le pré sous le Chauderonnet. Je conduis Louise au bus avec un pique-nique, elle se rend à Lausanne avec sa classe s'initier à l'art des fossiles. Accompagne Lili un peu plus tôt chez Mylène pour passer à la poste avant huit heures et récupérer ainsi deux ouvrages sur Naples, l'un est de la main de Dominique Fernandez, l'autre de Schifano encore.
Rends les travaux aux élèves de la classe 9, des travaux faibles en général, un tiers semble avoir pris les choses en main, un deuxième tiers y songe, le troisième n'a véritablement aucune idée de ce qu'il fait là.
Je me rends compte qu'il manque un cahier au livre broché de Schifano. Envoie un mail à la maison d'édition qui me répond immédiatement qu'elle m'en fait parvenir un neuf dans 10 ou 20 jours.
La température s'est sérieusement élevée, il faut donc ouvrir les fenêtres, mais les bruits du chantier nous obligent à les fermer. Il en ira ainsi jusqu'à l'été.
Rencontre informelle avec des collègues autour du voyage à Naples, à midi, donne mon assentiment à chacune des propositions, vais pas m'emmêler, je crois, ou le moins possible. Quoi qu'on fasse, j'y retournerai au printemps prochain en famille.
Je demande aux élèves de la 6 d'extraire et de placer sur une carte de l'Europe quelques-unes des villes traversées par Thomas Platter entre 1515 et 1520, d'évaluer la distance parcourue par les bacchants et leurs béjaunes, parfois pieds nus : Berne, Zurich, Nuremberg, Munich, Passau, Ulm, Halle, Dresde. Lorsque je m'avise de l'état de leur travail, de la précision des localisations, de la qualité des traits, du coloriage, je décide de leur soumettre mon propre travail. Cette expérience porte ses fruits, une quinzaine d'élèves décident de recommencer.
L'herbe verdit, la dent-de-lion pousse, l'air tiédit. Nos enfants et ceux de Ropraz jouent dans le jardin, on croque une tranche de pizza avant de partir pour une initiation de grimpe dans une grange de Sottens. Je laisse ce joli monde à leurs exercices et m'en retourne par le Moulin de Sottens. Il y a plus de quinze ans que je n'étais par revenu dans le coin. Je longe la Menthue à sa source, puis l'un de ses affluents qui plonge dans le creux de Villars-Mendrars avant de la rejoindre au-dessus de Moudon. Le ruisselet serpente dans les prés, il est 20 heures. Il me reste une heure au moins pour rentrer jusqu'à Corcelles. Je m'arrête à Ropraz avec la nuit, je retrouve Sandra et les enfants, nous remontons tous les cinq au Riau.


Jean





Il y a ce matin de l'orange



Il y a ce matin de l'orange qui se mélange au vert du pré et du vieux verger, de l'orange qui se mélange au rose des murs de la ferme de la lisière. Le vent a décidé de pousser en une seule fois les nuages, si bien qu'à 6 heures le ciel est nettoyé. Rédige après le déjeuner une brève note sur l'un des mots les plus laids de la langue française, un mot qui fleure les égouts : le ressenti.
Pour le reste, grosse journée de travail qui ne m'a pas laissé beaucoup de temps pour regarder par la fenêtre et faire l'école buissonnière. La journée passe au galop, je suis très mauvais dans le commentaire de Thomas Platter, réussis mieux lors de la présentation du film sur les vies parallèles d'Hitler et Staline. J'évoque la disparition de l'URSS, et ce que je voudrais appeler la captation de l'altérité. L'homme peut-il en effet penser autre chose que le même dans un monde qui s'est affranchi de tout clivage idéologique réel ?
Je pars en quatrième vitesse à Vulliens récupérer les filles et leur camarade de Montpreveyres. Ils sont déjà dehors, au soleil, et sautent sur le trampoline avec les petits de Servion. La landrover qui vient les chercher est impressionnante.
Retour à la maison, Arthur qui avait trop de devoirs n'est pas allé à l'entraînement. On mange plus tôt que d'habitude, si bien que je peux encore transcrire en vitesse les résultats des ECR des élèves de la 9. En bas, Arthur a mis la mort au lit et l'a bordée.
Un coup d'oeil encore dehors, c'est comme si l'herbe avait poussé depuis ce matin, les pissenlits rivalisent sérieusement désormais avec les fleurs de colza.

Jean



A.21



La sagesse populaire a repéré les limites des bons sentiments, Nietzsche a dressé le tableau généalogique du ressentiment, voici l'ère du ressenti, vilain mot sorti de nos écuries. On y goûte la bile, l'aigre rumination, la mauvaise digestion.

Jean Prod’hom

Soleil rouge, orange sang



Soleil rouge, orange sang, des hauts de Charmey à la Cape aux Moines. Je fais le point par écrit sur l'état de la préparation du voyage à Naples. Arthur allume un feu dans le poêle que personne ne nourrira puisque Sandra descend à la HEP suivre un cours.
Belle matinée avec les grands de la 11 : une élève présente en effet l'histoire du ghetto de Varsovie, elle fait entendre en une petite demi-heure ce qui l'y a conduite. Elle fait entendre également que quelque chose d'impensable demeure à Varsovie qui mobilisera son esprit dans les années qui viennent, elle n'oubliera pas. Une autre élève présente la naissance de l'aviation et son évolution rapide à l'occasion des conflits du 20ème siècle.
Après la récréation, les élèves se mettent au travail dans un état d'esprit qui me réjouit. Si j'ai souvent perdu mes illusions, j'ai à coup sûr aidé certains adolescents en leur proposant des conditions de travail qui leur permettent de mener leurs affaires avec l'indépendance d'esprit qui convient pour devenir celui qu'on sera.
Je remonte en quatrième vitesse au Riau, le ciel s'est couvert, les enfants m'attendent. Je réchauffe à la hâte les restes des jours passés, on ne dispose que d'une demi-heure pour apaiser nos appétits, il nous faut en effet partir à 13 heures pour Lucens et Curtilles. Louise aimerait monter Spirit, Lili Haribo.
Leurs voeux sont exaucés, j'aide Lili à brosser son poney, Louise se débrouille avec Spirit. Je les accompagne jusque dans le manège. Elles apprennent à resserrer la sangle de leur monture assises sur leur dos.
Mets à jour ces notes au café du Poids de Lucens. Trois vieux causent, ils ont visiblement renoncé à faire tourner les tables et à voir dans l'avenir. Ils font la liste de ce qui a disparu ou ce dont ils ne se souviennent pas. L'un, ventru, a les cheveux blancs, il porte un gilet bleu ; le second, gros fumeur, un paletot défraîchi et une canne à ses côtés ; le troisième enfin, lunettes cerclées d'or, a l'allure d'un ancien instituteur. A l'autre bout du café, une femme lit le quotidien local.
Sitôt rentré je fais un feu, puis un double saut à Ropraz avant de plier la journée et de regarder dans les yeux les dernières braises du jour et du poêle.

Jean

Il y a tout bonnement



Il y a tout bonnement
le bout du monde avec dessus le ciel couleur de suie
il y a le ciel immense
avec dessous des saules et des chênes verts
il y a le Lez
un  bassin de grès
avec une roselière
il n'y a là rien qu'un chemin à double ornière
et moi dedans

Jean Prod’hom

Si les hommes politiques



Si les hommes politiques sont si cavalièrement interrompus dans leurs interventions à la radio, si l'idée même du débat s'est dénaturée, si celui-ci ressemble toujours plus à la coexistence de discours parallèles sans portes ni fenêtres, c'est parce que journalistes et politiques ont des pratiques de solitaires, jamais l'autre n'habite leur propre discours. On peut interrompre à n'importe quel moment le concert des marteaux.
Il a plu une grande partie de la nuit et le soleil peinera à nous visiter aujourd'hui. Il ne semble pas que l'anniversaire de Sandra lui fasse changer d'avis. Un feu pour accompagner nos premiers pas, prépare ensuite le pique-nique de Louise pour le dernier épisode de piscine de l'année. La radio annonce une douzaine de degrés, des rafales de vent, mais aussi quelques éclaircies. Le thermomètre indique 5 degrés et des fumées montent des vallées du pays de la Haute-Veveyse. Ce sont nos champs Phlégréens et c'est là-bas que se situe l'entrée de nos enfers.
Des travaux m'attendent, que je corrige sans arrière-pensée, ça aide. Avant de visionner la première partie de La Marseillaise de Jean Renoir, un film extraordinaire – de propagande ? – qui raconte la montée à Paris de Marseillais en 1792, c'est une commande du Front populaire, mais qui n'est sorti qu'en 1938.
Je ne coupe pas au carrousel du mardi après-midi, mais je tourne avec un certain plaisir. Je prépare en même temps la petite réception pour les 40 ans de Sandra. Suzanne passe en coup de vent à 6 heures, on boit du champagne et on mange des canapés maison.
La soirée se termine par une crise. Arthur souhaiterait ouvrir un compte Facebook, on pose des conditions, c'est stupide, on en reparlera. Sandra fait répéter ses livrets à Louise, Lili écoute et, à son insu, s'y familiarise.
Temps bouché à la fin du jour. On n'y peut rien, mais on voudrait tant que le mauvais temps n'influence pas nos humeurs.

Jean





Eloge des petites disparitions



BLANC SUR NOIR | NOIR SUR BLANC
Du 7 avril au 28 mai 2012
Grignan



KITTY SABATIER
DENISE LACH
CHRISTINE DEPUIDT
FANNY VIOLLET
CHRISTINE MACE
DANY JUNG
PAUL KALLOS
LAURENT REBENA
PASCAL CIRET



Fanny Viollet

La nuit tombe, il est temps de noter encore le temps qu'il fait, rappeler les circonstances, retirer du naufrage quelques-unes des choses dont on aperçoit la traîne, avant que la nuit ne les engloutisse. En faire une douzaine de motifs, les assembler bout à bout en usant des chevilles mises à notre disposition dans les ateliers du langage. Sauver ainsi quelque chose, dans une image, l'image de la déraison et les visages auxquels s'accrochent nos jours.

Je vous offre les pelotes du dérisoire.

Séquences coupées dans l'épaisseur de nos heures, elles s'enchaînent comme dans une odyssée, leurre encore. Petites morts serrées côte à côte dans un rituel de fer, je me rappelle ainsi jour après jour que l'énigme demeure et me traverse comme le furet.

Jean Prod’hom

Il pleut



Il pleut, il pleut, je fais du feu,... jusqu'à mercredi encore, les beaux jours ensuite, c'est la météo qui le dit.
Deux choses d'abord : j'ai manqué d'emboutir ce matin une belle limousine en coupant le virage sous la boulangerie de Coppoz et on ne constate que peu d'évolution sur le chantier des Danseuses
Pour le reste je n'ai pas le choix, il faut entrer dans la mine. Je présente le film qu'Arte a consacré à Hitler et Staline, La Diagonale de la Haine. Le 22 juin 1941, Hitler brise le pacte de non agression, en octobre les Allemands sont à quelques encablures de Moscou. Le film revient sur 1938 et l'Anschluss, 1939 et la capitulation française, 40 et l'occupation de la Pologne, son partage ensuite.
Je crains les premières journées de travail après les vacances, peut-être parce que trop souvent j'ai l'impression de nager à contre-courant des idées qui circulent, avec l'impression parfois que l'on met la charrue avant les bœufs, que l'on ne va pas à l'essentiel. Les années passent et je m'assieds toujours plus aux extrémités des tables, j'écoute avec toujours plus de distance les choses qui se disent et m'étonne de la crédulité de mes contemporains. Je lorgne du côté des portes de sortie.
Il est un peu moins de 17 heures lorsque je rentre. Tout s'est en définitive bien passé. J'ai cru même à certains moments pouvoir encore apporter quelque chose aux élèves dont j'ai la charge, pas tant dans tel ou tel domaine disciplinaire, mais dans la manière d'aborder les choses, quelles qu'elles soient, en honorant leur complexité, en n'hésitant pas à soulever les pages lisses des manuels sous lesquelles grouillent des vers.
Au Riau, Lil fait ses devoirs seule à la cuisine, elle a hâte de retrouver sa chambre où elle a établi son campement, son ranch et où paissent ses poneys, on va entendre sous peu des hennissements. Arthur est dans sa chambre porte fermée, il l'ouvre pour m'annoncer de bons résultats et retourne à son travail.
Je descends à Mézières avec Lili pour sa leçon de musique. J'avertis son enseignante qu'elle renonce à la flûte et qu'elle se rendra après l'été à Oron pour faire du piano. Je rentre et prépare à manger, puis Sandra revient avec Louise, Sandra avec un mal de tête, Louise souriante, la guitare sur le dos.

Jean

Enigme, effacer aussi ce mot




Ce qu'il y avait eu là non pas devant moi ou autour de moi, mais dans l'amalgame de moi et de ce morceau du monde, avait été peut-être la plus grande densité d'incompréhensible contre laquelle j'eusse jamais buté – avec presque de la jubilation.

Ou faut-il imaginer que l'incompréhensible était comme un ciment qui nous aurait liés ensemble quelques instants ?

Chemins imprégnés de la vie de ceux qui les avaient lentement tracés, chemins écrits par le temps sans aucune violence dans la terre, ainsi que l'eau ailleurs en creuse avec patience et sans blessures.

Ici et maintenant, dans l'épaisseur de l'énigme, dans sa chaleur, dans son silence : un vieil homme parfaitement et irrévocablement ignare, et qu'on voit donner congé aux fées, congé aux anges, congé aux Vingt-quatre Vieillards de saint Jean. Lui-même partie prenante de l'énigme dans sa plus grande densité et qui sait s'il ne devrait pas effacer aussi ce mot – afin de mieux recevoir cette bonté venue de la terre couleur de terre, couleur de soleil bientôt couché, couleur de feu très ancien.

Philippe Jaccottet, Couleur de terre, Fata Morgana, 2009



La pluie a chantonné contre les tuiles



La pluie a chantonné contre les tuiles ce matin, sans réussir à dissiper les rêvasseries dans lesquelles je suis emmêlé. Louise nous rejoint en réitérant fermement son opinion sur les mariages auxquels elle a assisté. Celui-ci a bel et bien été le meilleur. Me lève et fais du feu.
La vie scolaire va reprendre ses droits demain, elle prend ses marques aujourd'hui. Arthur prépare une page sur John Williams, le musicien attitré de Spielberg. L'enseignant a demandé aux élèves de ne pas utiliser les fonctions copier-coller mais d'utiliser leurs propres mots, sans aucune consigne supplémentaire, ni éclaircissement. J'essaie de me substituer à son maître, avec un succès mitigé, je ne suis en définitive que son père. Il décide de prendre l'affaire par l'autre bout. Je ne comprends pas ce qu'il veut dire, mais je le laisse faire et il le fait.
Louise s'attaque à ses devoirs après s'être mise dans une rage noire pour un crochet qu'elle ne retrouve pas et qu'elle doit rendre mardi. Un peu de guitare et le calme revient. De mon côté, je prépare le repas du soir. Et pendant qu'il mijote, je perce avec une barre à mine le fond des bacs de fer blanc que Sandra a achetés l'autre jour et qu'elle a garnis de fleurs. Lis ensuite le chapitre que Schifano à consacré à la Camorra dans son dictionnaire de Naples. Je regarde ensuite C'est arrivé à Naples, un film tourné par Vittorio de Sica, avec Clark Gable et Sophia Loren sur l'île de Capri.
Sandra et Lili vont en fin d'après-midi à Moudon écouter les airs de John Reutter qu'Edouard répétait à Colonzelle. Les ailes grises de plomb d'une corneille passe sous la fenêtre, la nuit tombe. Les scores de l'extrême droite montent tandis que les résultats tombent. Quoi qu'il advienne, le turbin reprend demain.

Jean



Le vent d'ouest chasse les nuages



Le vent d'ouest chasse les nuages, mais d'autres reviennent et le thermomètre continue à indiquer moins de dix degrés. Sandra et Arthur sont partis pour Ropraz s'entraîner, le second pour se tenir en équilibre, la seconde pour évaluer les performances des coureurs. Louise et Lili baptisent dans leur chambre les chevaux de leur écurie. Des poneys, rectifie Louise, il y en a vingt : Pomme, Chocolat, Framboise, Nuage, Fleur, Paillette, Horizon, Neige, Flèche, Volcan, Flamme, Indiana, Tino, Graphite, Diamant, Dragibus, Confetti, Feuille, Game-over, Barquette, Chupa-tchup, Haribo, Carambar, Bonbon, Tagada. Cinq sont encore de simples poneys, des poneys sans nom.
L'église est pleine, les alentours également. Les mariés sont aimés. Dans le choeur de l'édifice, des chanteurs de gospel, visages de grès gris de trois-quarts. L'officiant, vif, ne manque pas de nous rappeler que Dieu tombe toujours de haut, qu'il a un coeur gros. Dieu a des projets, Dieu compte sur nous, c'est Dieu qui nous équipe, Dieu joue aussi au volley, il est en bonne santé, il mange même parfois des bêtises de Cambray. Le pasteur conclut : Là-haut il n'y a pas de pénurie, pas de chômage. Au fond, le ciel c'est comme ici, mais en mieux.
Le repas de noces est servi dans des caves violettes. Les enfants mangent à l'étage, un hamburger géant, dans un immense salon dont ils occupent l'angle près de la cheminée qui crépite, sous les portraits de la famille, des huiles, ils ont froid. Dehors la roselière est fouettée par le vent et la pluie, on devine dans la nuit le lac, au bout de la pelouse qui y glisse en pente douce.
On se couche à plus de deux heures du matin.

Jean







Je téléphone à 8 heures



Je téléphone à 8 heures à l'entreprise auprès de laquelle j'ai signé un contrat de maintenance. Un réparateur passera dans la journée.
Il me faut continuer à composer avec mes incompétences, mais je parviens pourtant à télécharger un fichier de sous-titres compressé .rar que je réussis à décompresser. Je dispose désormais de Vaghe della stella de Visconti dans la version originale, sous-titrée.
En bas, Sandra tourne un film avec les enfants en utilisant le principe du cluedo. Les Kunz s'en vont en fin de matinée, le film est terminé. C'est Arthur qui le montera. De mon côté je poursuis mon voyage à Naples, dans la banlieue nord, en visionnant le film Gomorra tiré du livre de Saviano.
Françoise, Valentine et Lucie nous rejoignent pour donner un coup de main à Sandra qui a été chargée par Guillaume et Aurélie de faire les cornets de bonbons dont les invités arroseront les alentours à la sortie de l'église.
Stupeur quand Françoise est sur le point de s'en aller, je suis dans l'incapacité non seulement de retrouver mon portemonnaie avec la carte d'identité dont elle s'était proposée de me faire des photocopies en prévision de la sucession de l'oncle Denys, mais encore d'accéder à une image assez nette de l'endroit où j'aurais pu l'avoir vu pour la dernière fois.
Je me mets à monter et descendre les trois étages de la maison, plusieurs fois, à fouiller le vide-poche de la 807, plusieurs fois, le sac poubelle que je vide. Je me vois perdu : cartes bancaires, euros, carte d'assurance, carte d'identité, permis de conduire,... A quoi sert-il de vivre ?
Je le retrouve grâce à Sandra qui me suggère d'aller voir du côté du fauteuil sur lequel j'ai regardé mercredi soir le match de football entre Bayern de Munich et Real Madrid. Il est bien là, et avec lui la promesse du paradis. Il vaut la peine de vivre même si le ciel est gris et bas. Une ombre pourtant au bonheur retrouvé, un merle vient s'écraser contre la porte-fenêtre du salon, il reprend ses esprits dans l'herbe, sera-t-il en état de s'envoler ? Je crains que les chats ne le ratent pas. Il a laissé sur la vitre les vers de terre qu'il destinait à ses petits. Lorsque je repasse un peu plus tard, il n'est plus là. Je me retourne, les chats n'ont pas quitté le canapé de la cuisine, la vie continue.

Jean



58



La loi morale au-dessus de notre tête ou la loi morale sous nos pieds ? Comme un papillon que deux mains bienveillantes auraient déposé sur un tapis volant ou dans une marmite à vapeur avec le poids du ciel en guise de couvercle ? Sur assiette ou sous couvert ?

Jean Prod’hom

Grisaille et froid ce matin



Grisaille et froid ce matin – pas plus de 5 degrés. La chaudière fait un bruit qui annonce le pire. Pourvu qu'elle nous laisse en paix quelques jours.
Je passe ma journée devant l'ordinateur, regarde des images sur Naples – Sansevero, Santa Maria delle Anime del Purgatorio, Pio monte della misericordia – Herculanum, Pompéi – pendant que Nathan et Arthur tournent un film policier dans la maison. Sandra et les quatre filles font un cluedo.
Le vent d'ouest nettoie l'atmosphère et de gros nuages blancs et joufflus montent les uns sur les autres, gris puis noirs lorsque la nuit amène sa contribution. Je n'aurai pas vu grand chose de ce qui s'est passé de tout le jour.
Un événement me met dans tous mes états, la tache qui traînait sur l'optique de mon appareil de photos, que le marchand a renvoyé à l'usine il y a peu, est réapparue. Il me reste mon IPhone.
Erre sur la côte amalfitaine, cherche un itinéraire qui pourrait convenir à une quarantaine d'adolescents sur le Sentier des dieux, entre Praiano et Positano, sans vraiment trouver d'indications fiables.
Les malheurs vont par deux, à dix heures je pose ma main sur le radiateur de la bibliothèque, il est froid. Ce que je craignais et que j'ai tenté de conjurer ce matin est arrivé plus tôt que prévu. Je peste contre le monde, contre les vendeurs de mazout et les réparateurs de chaudières qui sont déjà venus deux fois cette année pour changer les gicleurs. Voilà résultat !

Jean



Peine à m'endormir



Peine à m'endormir, il y a longtemps que cela ne m'était pas arrivé, sans compter que j'ouvre les yeux deux fois pendant la nuit. Je termine au réveil Le Goût de l'éternel qu'Henri Thomas publie en 1989.
Je me lève pour aller acheter du pain, lorsque je passe devant la chambre des enfants, Arthur se redresse, il veut des ficelles. Mais je n'en trouve ni au centre du village ni au pied du vieux bourg. Bois successivement trois cafés sur la place de la Bourgade, deux de trop. Huit degrés seulement ce matin, mais j'aime ces moments sur la terrasse. Quatre femmes jouent au loto la cigarette aux lèvres, elles lèvent les yeux après avoir consciencieusement gratté leur carte, font le point. Aujourd'hui elles passent en revue leurs allergies, évoque le surpoids qui les menace et le sommeil qui lâche deux d'entre elles. J'achète le Provencal, le Canard et Libération pour les 6 heures de route qui nous attendent. Si je prolonge ce moment, c'est avec la sensation qu'il m'est difficile de m'arracher à la rumeur de cette place, au bruit de l'eau qui goutte sur le fond de la fontaine vidangée. On est loin de l'été, Grillon somnole, bien des choses se réveillent mais au pas, il est loin encore le temps où la région sera submergée par la vague des estivants.
Les quatre commères parlent de l'école. Je ne veux rien entendre, car de l'école je ne parle plus, je n'écoute pas. Les érables-planes de la place ont commencé à déplier leurs feuilles, c'est maintenant que se prépare l'ombre dont on aura tant besoin bientôt.
Sandra prend en main les nettoyages, je fais la vaisselle et charge la voiture. On part à un peu plus de 10 heures 30. On cherche un container pour nous débarrasser de la poubelle qui aurait dû attendre lundi prochain le passage du service des ordures, on en trouve un sur une aire de repos un peu après Valaurie.
Deux marcassins font le caniveau un peu avant l'entrée de l'autoroute de Montelimar. Ils répondent à la question que je me posais hier entre vignes et lavande. Je n'ai vu aucun mammifère en liberté, je les imaginais tapis dans les bartasses qui bordent le Lez ou fouissant sous les chênes verts. Je n'ai vu en définitive qu'un blaireau, celui qu'une 805 a failli faucher au débouché de la petite route qui conduit à la coopérative de Colonzelle.
Nous voici au Riau, la neige est descendue bas, il fait 11 degrés. Je relance le chauffage que j'avais imprudemment déconnecté avant de partir à Colonzelle. Sandra descend Arthur à Ropraz pour un entraînement et va récupérer Cacao et Mickey chez les Moinat. Suzanne raconte que la couveuse est tombée en panne, la première poignée d'oeufs n'a vraisemblablement pas survécu si bien qu'elle est allée chez Jean-Daniel en chercher une dizaine et chez un cousin une couveuse de remplacement. Je descends à Ropraz récupérer Arthur, le comité a trouvé preneur, le cabanon est vendu à un tenancier de camping, Dany le livre à l'instant avec l'aide de quelques membres du club.

Jean




Parquet, amitié et violences conjugales



AVIGNON Le vice-procureur de la République à Tarascon, ancien substitut du procureur de la République, s'est suicidé par pendaison. Le parquet est malgré tout sous le choc.

PARIS Un avocat, collectionneur d'armes, reçoit d'un ami une grenade par colis postal. Il la dégoupille en la croyant inoffensive. Erreur.

AVIGNON Les victimes de violences conjugales brisent la loi du silence dans le Vaucluse. En 2008, 470 plaintes ont été déposées ; 500 en 2009, 607 en en 2010, 668 en 2011. On est à l'évidence sur la bonne voie.

Jean Prod’hom

Réveil aux accents de John Reutter



Réveil aux accents de John Reutter, le ciel est dégagé mais le thermomètre de la 807 indique 8 degrés lorsqu'on monte tous les cinq au marché de Grignan. Françoise, Édouard et Valentine sont rentrés ce matin à Vevey.
Peu de monde sur la place, des fraises, du miel, des pélardons. Et un militant du Front de gauche qui se tient sous la fontaine à baldaquin. L'homme est timide, c'est un professeur de philosophie suppléant à Taulignan. Il fera tout pour que la gauche soit en tête dimanche prochain et prépare les législatives des 10 et 17 juin, le philosophe s'y présente.
Au bas de leur tract, quelques tags qui annoncent une mise à jour de la 5ème République et l'installation d'une version 6. Quelques autres mots, résistances, projet, alternatives, émancipation, revenu maximum, difficile de trouver l'intrus.
Au verso, les intentions des candidats du Front de gauche : combattre le système et le réinventer du Vercors aux Baronnies, le refondre loin du libéralisme, des privilèges, des privautés et de la marchandisation du vivant. Ils déclarent pour terminer ouvertement leur opposition à l'exploitation des gaz de schiste.  Il y a dans le front de gauche et chez Mélenchon un petit air de printemps continu. Mais l'invention quotidienne des institutions est une tâche épuisante, on a besoin de nuits et d'un hiver pour rêver et se remettre à inventer. Je bois un sirop d'orgeat au Grenier à sel, il est 11 heures et les couverts sont en place.
Avant de rentrer je m'arrête à la Collégiale, rien de bien intéressant sinon les signes d'un tour de passe-passe pas si lointain que cela, d'une fable qu'on a tenté d'éloigner sans vraiment s'en défaire, qu'on s'est efforcé de désactualiser sans parvenir à se donner de l'air, car finalement la question des fins n'est pas réglée par la laïcisation de l'espace public et les jours du néo-positivisme dans lequel nous a plongés le néolibéralisme économique sont comptés. En rejetant à l'extérieur de l'espace public, ou à l'intérieur de l'espace privé la question des fins, on n'a fait que différer son traitement. Comment agir désormais pour faire bon accueil à cette question alors qu'on a par trop raidi la frontière qui fait desde ces espaces des espaces étanches.
Rebelote, mais je suis un rebelle, Sandra veut m'emmener avec les enfants à Valréas. Cette fois ce n'est pas pour le Marsupilami mais pour Blanche-neige, je résiste, ce sera sans moi. Je lis un petit texte de Jaccottet écrit en 2009, Couleur de terre, qu'il me semble avoir lu ou écrit ce matin en-dessous de Bedarès, la choeur du chemin, le murmure de la rivière, même énigme. Mais est-ce bien une énigme ?

Jean




CIII



Louise et Lili sont méconnaissables, elles concluaitur le nez une paire de lunettes aux verres immenses, l'un rouge et l'autre vert, offertes hier soir à l'occasion d'une séance de cinéma à Oron. Elles écoutent en boucle une chanson sans grand relief qu'elles ont téléchargée sur leur Ipod et qu'elles lancent chacune leur tour, avec un léger décalage. Louise et Lili cherchent le juste retard pour entendre leur chanson en trois D.

Jean Prod’hom

La montagne de la Lance



La montagne de la Lance prise dans la ouate n'a pas bougé, mais le versant sud des collines au-dessus de Nyons se prépare à accueillir le soleil. Plus au sud, du côté d'Aix, le soleil a déjà pris la mesure de l'armée de nuages qui descendaient du nord.
Traverse le village de Grillon et ses logements sociaux, des enfants en sortent sac au dos et suivent comme des somnanbules le père ou la mère, les vacances pascales sont terminées.
Nous sommes 7 clients muets au café de la place avec la radio qui distille de la publicité. C'est la première fois cette année que je me trouve là. Des clients, au bar ou accoudés à une table lisent le journal du jour sans consommer. On entre, on sort, chaque matin c'est la même chose, les nouveaux arrivants saluent, ça va ? ça va ! puis lentement, très lentement quelque chose comme une conversation s'engage, sans queue ni tête, les maux de dos, les candidats à la présidentielle, le jardin, le voisin, les haricots, la pêche, le prix du pain.
Édouard répète dans la matinée des airs de John Rutter. Sandra, Valentine et les enfants font des courses à Valréas, Françoise est allée à la coopérative, je lis en-haut les nouvelles du Provençal.
Ce sera la première fois, mais cet après-midi je visite avec les filles le château de Grignan que je rejoins par mes propres moyens en franchissant le Lez au pied du pont de l'ancien chemin de fer. Le mistral noir souffle si violemment que je l'entends à peine.
On entre donc, Françoise, Valentine, les filles et moi dans la résidence de madame de Grignan, pillée à la Révolution, à l'abandon durant de longues années. Madame Marie Fontaine a commencé les travaux de restauration, le Département et la République ont poursuivi. Elle est aujourd'hui un majestueux garde-robe, tout y est vrai, mais rien n'est d'origine. La plus belle chose demeure la façade qu'a conçu Adhemar et la vue sur la plaine qui penche vers la mer.
On passe en coup de vent ramasser Arthur et Sandra pour une séance de cinéma à Valréas. Un film qui aura eu pour principal mérite de nous faire passer une heure et demie ensemble.
Ce soir, une fois encore on mange comme des rois.  

Jean





Il y a la mise à jour de ses scrupules



Il y a la mise à jour de ses scrupules
les bonnes affaires
la chaleur qui monte du chemin
il y a Jules
il y a Jim
il y a la désarcellisation des logements sociaux
l'indubitable insignifiance
les avertissements de seconde main
il y a les timidités de classe

Jean Prod’hom

La pluie encore



La pluie encore, on n'en voit pas la fin. Qu'à cela ne tienne, il y a du feu dans la cheminée et ce n'est pas moi qui l'ai fait. Un cluedo après le déjeuner, j'y ai joué autrefois dans les Cevennes. Le soleil fait quelques apparitions tout au long de la matinée et réitère ses essais l'après-midi.
Parlote à table, je me tais sans m'enfermer dans le mutisme pour honorer ma décision de la veille et ne déranger personne. Curieuse impression d'entendre dans la bouche des autres ce que j'aurais pu dire ou ce que je n'aurais jamais dit.
Descends à la rivière avec les filles, entends au passage sur la nouvelle place du complexe scolaire le langage brutal des copains qu'Arthur s'est faits, et n'apprècie guère leur air de chien battu. Mais il faut bien qu'Arthur se déniaise.
Tout a pris la couleur des saules, le vert tendre et le jaune presque gris des fresques de Giotto : les bosquets, les aulnes, les peupliers et la terre du chemin côtier, sous un ciel à multiples couches de gris qui filent chacune à sa vitesse vers le sud, sans influencer la trajectoire et les teintes de l'autre. Les roseaux, pâles comme l'orge quand il est mûr s'apparient avec l'eau du Lez qui lance des gouttes d'or en forme de dragée. Je suis le miroitement de l'eau et le vent qui rabat soudain les couleurs les unes sur les autres. On doute soudain du haut et du bas, on est prêt à admettre que la terre tourne et qu'elle nous a déposé sur sur cette rive. Les filles ont ménagé un gué qu'elles franchissent pieds nus avec leur trottinette sous le bras. C'est sur la rive droite que nous rejoindrons le village. Les arbres fruitiers plantés au printemps passé ont été vendus sur les places de marché de la région.
Corrige exactement 10 travaux pendant que Sandra et les filles se rendent à Poët Laval avec Françoise et Édouard.
Valentine qui a passé quelques jours à Paris vient se reposer deux jours avec nous avant de repartir à Londres. Les copains qu'Arthur s'est faits viennent le chercher. Le jour tombe derrière la tour de Chamaret, avec un peu de pluie, il est dix heures, une faible lueur de braise résiste au-dessus d'épaisses cendres, le gris de fer chauffé à blanc se confond avec la nuit qui monte. Arthur a trouvé une martingale au jeu du solitaire.

Jean





Un marteau-piqueur



Un marteau-piqueur, des aboiements, le souffle rauque du mistral, mais aussi les voix enchantées de Françoise, Sandra et les enfants qui jouent au cluedo, c'est comme un lendemain de fête, la matinée rampe jusqu'à midi. Par la fenêtre les feuilles argentées des saules balaient le ciel, puis tout redevient immobile et silencieux, un bref instant, avant que le manège ne reprenne. Je crains que la journée me passe sous le nez, il est temps de se ressaisir.
Françoise et Sandra, Arthur, Louise et Lili partent pour Grillon, à pied et en trotinette. Edouard prépare le repas de ce soir et moi le voyage à Naples.
Je rejoins l'équipée à Grillon d'où je rentre à pied, avec Lili et Arthur qui veulent reprendre une conversation avec une jument noire et son poulain qu'ils ont commencée à l'aller. L'eau coule à flots dans le canal, mais tout est très sec autour, un vieux bêche un lopin, sa vieille attend des plantons à la main.
J'écoute une émission à la radio sur la république de Salò, au cours de laquelle Le Jardin des Finzi-Contini, un film que Vittorio de Sica réalisa en 1971, est évoqué. L'ajoute à ma longue liste des choses à lire, à entendre, à voir,...  
Monte à Grignan en fin d'après-midi, puis traverse Chamaret, tourne à l'entrée de Montségur, fais une halte à Richerenches où je bois une verveine. Lis le journal qui m'apprend que le Président sortant est à Ajaccio pour se pencher sur la sécurité, il réclame un meilleur contrôle des armes. Il finit son voyage dans une usine qui produit de la confiture de clémentine, il y demande un peu de l'aide, celle dont il a tant besoin pour rester aux commandes d'une affaire qui pourrait prendre l'eau.
C'est ce soir, après une longue discussion inutile, que je décide de ne plus parler de cette école qui me désespère. C'est dit.

Jean





Les enfants se réveillent



Les enfants se réveillent les uns après les autres et les conversations prennent du volume minute après minute, Édouard est assis sur un fauteuil à côté de la cheminée et lit, Françoise dort encore. Le ciel est bleu, mais très vite des nuages recouvrent la plaine du Rhône. J'entends Sandra raconter en bas la destruction de ses quatre colonies d'abeilles, expliquer le fonctionnement des ruches, la fonction des reines, le rôle des ouvrières. Je les rejoins, puis descends à la coopérative avec les enfants sur leur trottinette : pas d'asperge, mais il y en aura dans l'après-midi. Les iris sont en fleurs sur la butte qui longe le chantier du futur lottissement, dans une zone inondable, prétendent les mauvaises langues, dix centimètres de terre végétale sur le rocher, pas plus.
Dans le village un vacancier repeint le portail de son garage, il a choisi la couleur des glycines. Je considère avec circonspection l'extension du complexe scolaire et le bétonnage des alentours : on viendra de loin pour apprendre ici à prêcher dans le désert.
Je monte à pied à Grignan avec Françoise et Arthur. Le mousse taille un roseau, François me raconte de quoi sont faites ses journées, je lui raconte les miennes, on imagine l'allure qu'elles pourraient avoir si on s'y prenait autrement. Les jeunes pousses des lavandes ont écarté les anciennes aux teintes bleues. Midi, Grignan somnole, des voix la réveillent par à-coups.
Terres d'écriture rassemblent jusqu'à fin mai les travaux autour du noir et du blanc. Je retiens celui de Fanny Viollet qui met en pelote quotidiennement les déchets de ses travaux de couture, qu'elle accompagne d'une petite étiquette sur laquelle sont inscrits les coordonnées temporelles de leur confection.
Nous prenons un café au pied l'immortelle Madame de Sévigné, avec Sandra et les filles qui nous ont rejoints en voiture.
Je profite de l'occasion qui m'est donnée de prolonger ma vie en plein air, je redescends à Colonzelle à pied, sectionne avec mon opinel un vieux fil à sept brins de cuivre qui pend à un poteau électrique, un peu après le petit autel consacré à la vierge, je croise ces sept brins jusqu'au vieux pont, ramasse un vilain tesson sur la rive droite du Lez que je franchis par le le gué.
On reste autour de la table jusqu'à 22 heures.

Jean




On ouvre les yeux un peu avant huit heures



On ouvre les yeux un peu avant huit heures, Louise et Sandra descendent au CHUV pour des ultra-sons. Je termine les valises que je place dans la 807. Il pleuvigne et il fait moins de 10 degrés. J'ajoute au chargement les trotinettes et les casques, les sacs se couchage pour les enfants.
Je pensais apercevoir avant de partir les deux bergeronnettes qui squattent depuis quelques jours notre ancien potager. Remplis les abreuvoirs des poules et leur mangeoire. Les œufs de têtards font de belles grappes dans l'étang mais je ne vois aucune trace de la salamandre que les enfants ont ramenée le week-end passé.
File au village déposer à la poste les papiers que Raymond me demande pour la succession de l'oncle Denys. On quitte le Riau à 11 heures, s'arrête au Chalet-à-Gobet pour faire le plein et ajouter un litre d'huile. Le ciel se couvre à l'ouest, il lâche des vapeurs blanches par poignées sur les crêtes du Jura.
Sandra qui souffre à chaque fois que je conduis me laisse à mes occupations. Je ne peux m'empêcher de lui demander de garder les distances avec les véhicules qui la précèdent, elle n'aime pas, il y a pourtant du monde sur l'autoroute et ça roule vite, trop vite. On n'entend plus les enfants qui jouent à l'arrière.
Dans les forêts qui entourent Chambéry et le lac d'Aiguebelette, les fleurs des merisiers s'imposent les premières, au milieu des frênes et des bouleaux qui commencent à faire leurs feuilles, et des chênes. Les noyers au tronc nu et glâbre, eux, ne semblent pas décidés à se tourner vers le printemps. On sort aux Abrets.
Comme il y a une année, je ne parviens pas à faire une photo satisfaisante de la belle peupleraie au vert tendre, vert à l'état naissant, qui occcupe un monticule peu avant Valence où on fait une halte. Il fait 18 degrés, mais le mistral nous oblige à laisser notre veste.
À Montélimar, les feuilles des vignes se déplient sur la crête des ceps dont les bras, entremêlés à des fils de fer, semblent n'en faire qu'un. Les genets et les champs de colza préparent leurs feux. Les oliviers et les chênes verts demeurent fidèles. On franchit le Lez à 15 heures 30.
Après-midi de parlotes, il fait cru lorsque le soleil se cache derrière les nuages, avant que tout ne s'entrouvre à l'ouest, et c'est une boule de feu qui plonge derrière le Château de Chamaret, en nous laissant après sa lente disparition la compagnie de la nuit.

Jean

A.20



L'œuf ou la poule ? J'ai opté pour les œufs, mon voisin le renard pour les poules. Seules les gallinacées s'en plaignent, et deux fois plutôt qu'une.
Au poulailler on ne s'y rend que lorsque chacun de nous est assuré que l'autre n'y est pas. On est arrivé à cette solution sans avoir négocié. Et lorsqu'on se croise la nuit, loin de nos tanières où l'on va retourner sous peu, on feint de s'ignorer.
C'est clair, malgré nos options philosophiques opposées, on se respecte.

Jean Prod’hom

Fouille jusqu'au milieu de l'après-midi



Fouille jusqu'au milieu de l'après-midi dans les archives de la TSR et visionne quelques émissions sur Naples, de belles et tristes choses. Souhaite emporter à Colonzelle le Dictionnaire amoureux de Naples de Jean-Noël Schifano. Impossible de descendre en ville, sans compter que les librairies ne l'ont pas à coup sûr en stock. Passe chez Amazon.fr qui me dirige vers Amazon.com. Il m'est demandé de faire un compte kindle, ce que je fais en moins de deux. Deux cliques et voilà le Dictionnaire amoureux de Naples sur mon Ipad. C'est pas beau ça  ?
Les enfants sont rentrés de Servion, on mange dans la véranda. Les filles lavent les cages de Cacao et de Mickey. je donne un coup de main à Lili. Remplis ensuite les trous d'où j'ai tiré il y a quelques jours les groseillers pour les repiquer en bordure de l'ancien potager. La neige est tombée jusqu'au bas du Niremont, il fait cru. Rod, l'apiculteur nous a a soufflé à l'oreille ce matin qu'il ne faut pas rêver, on ne voit un bel avril qu'une fois dans sa vie. Sandra charge Cacao, Mickey, les oeufs et la couveuse qu'elle dépose chez les Moinat. Elle se rend ensuite avec les enfants jusqu'à Froideville où elle lavera les cheveux de sa mère.
De mon côté je passe au Mont consulter la collection des Geo que j'ai récupérés il y a quelques années. Ne trouve pas grand chose, passe à la banque acheter des euros, bois un thé au Chalet-des-enfants, le regard dans le vide. Un vieux fait de même en face de moi.
Remonte au Riau, Sandra et les enfants rentrent un peu plus tard, Louise se plaint d'une épaule. Les enfants se baignent les uns après les autres. On part demain pour Colonzelle.

Jean



CII



Depuis une semaine j'enrage, plus aucun rouleau de papier essuie-tout dans les rayons de la section ménage de notre petite ville. Mais tout s'est éclairé hier soir au collège, Lili et ses camarades du cycle initial nous ont présenté un merveilleux spectacle de danses bigoudennes.

Jean Prod’hom

Il y a les poires pochées au vin rouge



Il y a les poires pochées au vin rouge
les cosses de petits pois
la grâce efficace
la grâce suffisante
les faiblesses naturelles
les grands jours de printemps
les assiettes à filet d'or
il y a les serments
il y a le lait des pissenlits

Jean Prod’hom

Le bleu pâlit



Le bleu pâlit tout au long de la matinée, il fait gris à midi. Sandra rentre des courses, elle a déposé les enfants à Mézières. Ils vont visiter la chocolaterie de Broc avec Valérie qui les garde pour la nuit.
Je termine le visionnemnt de L'Or de Naples de Vittorio de Sica et apprends les vertus du pernacchio dans un dernier sketch de la même fraîcheur que les premiers. Naples a la naïveté mystérieuse.
Après avoir survolé 3 des 42 copies qu'il me faut corriger d'ici la fin des vacances, nous descendons en ville, Sandra et moi. Me glisse chez Payot et lit bien câlé dans un fauteuil L'Urgence et la patience de Toussaint. M'arrête à la page 38, sur la fascination qu'a exercée sur lui l'immixtion limite, ponctuelle, du futur dans le présent. Je ne trouve aucun livre satisfaisant sur Naples, pas plus chez Payot qu'à la Fnac où on se rend ensuite. On s'attable sur une une terrasse couverte de la Rue de l'Ale et on regarde passer les Lausannois. On a l'impression d'être des indiens dans une ville squattées par des tard venus, sans élégance, pressés, affairés. La pluie redouble lorsqu'on se lève, on marche un peu avant de revenir par la Rue de la Tour où les salons de coiffure se succèdent. Projection à 18 heures dans le cinéma du Maupas Des Nouveaux Chiens de garde, une analyse du fonctionnement des médias, des liens étroits qu'ils tissent avec les pouvoirs politiques et économique. Le marxisme n'est pas mort, et tant mieux, on étouffait. Et voilà qu'ici et ailleurs des voix se font entendre et indiquent qu'en dehors des systèmes verrouillés du pouvoir il y a de la place pour autre chose.
On mange à Montheron.

Jean


57



Si les phrases ne tiennent pas debout du premier coup, c'est parce qu'elles ont besoin d'aide,... jusqu'à un certain point. Constatant en effet que nous sommes incapables d'en être dignes, elles vont leur chemin. On voudrait alors les suivre, on se dresse pour voir où elles vont.
Sans elles on ne tiendrait pas debout.

Jean Prod’hom

Les filles



Les filles passent la fin de la matinée à ranger leur chambre, moi à mettre la main sur une émission d'Arte autour de Naples, Naples, ville ouverte, qui raconte comment la Camorra a repris pied dans la ville après la capitulation. Sans succès. Que de temps perdu avec ces machines, et d'espoirs déçus.
Descends au village par la Molleyre, tourmenté par rien, tourmenté peut-être de ne l'être pas. Le marbre blanc qui trône dans l'allée qui traverse le jardin du Château ne me raccomode pas avec l'art, des primevères fanent. Remonte derrière la laiterie, le colza fait ses premières fleurs, dans le ciel planent des buses et passe un piper. Je traîne depuis le matin une mauvaise humeur, un rien me fâche. Je ne suis pas le seul, deux jeunes adultes grognent sur la route des Chênes contre leur mère – ou belle-mère – qui peine, les deux mains accrochée à son déambulateur, leurs deux chiens aboient et montrent les dents.
Deux taches rouge avancent dans le pâturage en contrebas du chemin des Tailles, à la hauteur de l'arbre où un jeune paysan, il y a peu, s'est ôté la vie, ce ne sont pas des morilles – j'y songe un instant  – mais de la dent-de-lion qu'ils ramassent.
Rien n'y fait, impossible de me débarrasser de mon humeur, je sais pourtant, et l'attends, qu'il suffira d'une ouverture dans le fouillis des mots sans queue ni tête qui gravitent aurour de ce qui me reste de raison pour que tout s'éclaire, au moins un instant, un instant qui suffira à me remettre d'aplomb.
Je rencontre Mirko à la Moille-au-Blanc. Plus de 40 ans qu'on ne s'était pas revus, une femme et deux enfants, il habite à la Mellette depuis près de 10 ans. Yves nous rejoint à 17 heures. Il nous parle de Tonwnbly et de ce qui le préoccupe, de la mémoire. On va faire le petit tour.

Jean



Vous ne changerez rien



Vous ne changerez rien, absolument rien si vous attendez que le changement vienne d'en-haut. D'accord Monsieur Mélenchon, il viendra donc d'en-bas.
Suzanne et Jeremy reviennent de leur week-end et mangent avec nous. Ils repartent avec leurs enfants au milieu de l'après-midi pour aller fêter Pâques. On part, Arthur, Louise et moi faire un tour a vélo. Il neigeote. Louise rebrousse chemin après le tilleul. On continue jusqu'aux Censières avec Arthur, avant de redescendre sur la Moille Saugeon. On rejoint le chemin qui mène à Froideville qu'on emprunte jusqu'à la Moille-aux-Frênes. On se sépare à l'ancien réservoir, Arthur va tout droit par la Mussilly, je fais un détour par la Moille-au-Blanc. Ainsi un jour le père et le fils.
Je regarde les deux premiers sketchs de L'Or de Naples de Vittorio de Sica, le premier autour d'une vendeuse de pizza frivole interprétée par Sophia Loren. Naples grouille comme dans un film néo-réaliste italien.
Lorsque je redescends, Sandra et Louise lisent en silence près du poêle, Arthur au salon, avec la couveuse – et ses cinq oeufs – qui clignote, Lili dessine. Je fais à manger. On regarde après le repas Trafic de Tati. Il est 9 heures 30 lorsqu'on disparaît chacun de notre côté, avec sa nuit.

Jean




On cesse de douter



On cesse de douter de la parenté du feu et de l'eau lorsque celle-ci crépite sur le vélux. Elle arrosera les alentours toute la matinée si bien que les 6 enfants dont on a la garde aujourd'hui resteront dedans. Je fais du feu, on déjeune. Sandra part faire des courses à Mézières pendant que les petits construisent un château, ou une ville, ou quelque chose d'approchant au salon, avec des box pour Edelweiss, Mickey et Cacao. Je surveille depuis la bibliothèque qu'ils ne ramènent pas les poules.
Sandra les emmène en début d'après-midi au Musée d'art et d'histoire pour un conte. En profite pour mettre à jour ces notes jusqu'à fin février. J'apprends aussi que la Cinémathèque suisse consacre les mois d'avril et de mai au cinéma napolitain. Me demande comment je pourrais tirer parti de cette manifestation pour préparer notre voyage à Naples. Je ne trouve finalement aucune solution. Trouve par contre comment disposer de L'Or de Naples, le film de Vittorio de Sica.
On est en panne de petit bois. Vais à la Branche en chercher deux sacs, par la Goille et Savigny. Je n'y suis jamais allé, demande mon chemin à une dame qui se prépare à un footing. Cette fondation se trouve bien après le terrain de foot, à l'entrée de Moille-Margot. Trouve enfin, à l'extrémité d'un chemin, près d'un vaste bûcher, le local devant lequel sont empilés des sacs de bois. En profite pour acheter quelques avocats, inscris dans le classeur la liste de ces achats.
Ce petit village est aux mains des anthroposophes qui accueillent depuis 1961 plus de cent personnes souffrant d'handicap, externes ou résidents dans des logements indépendants. Il est samedi, j'aperçois derrière une baie vitrée un groupe d'adultes en séance. Voudrais bien savoir ce qui se dit. La cafétéria plus loin est fermée. Une dame, chargée de deux gros sacs pleins de nourriture, remonte de l'arrêt de bus. Elle pourrait être une de ces employées de la fondation, logée dans l'une ou l'aure des petites maisons qui parsèment dans le village.
Passe par les Cullayes pour rentrer. Il a cessé de pleuvoir mais il fait trop humide pour proposer aux enfants de faire un tour à vélo. Je jette un coup d'oeil sur le site de l'association de la Branche, ils cherchent un adjoint de direction, deux éducatrices, une logopédiste.

Jean

Cher Pierre

On se réveille à point d'heure



On se réveille à point d'heure, en dépit de notre volonté clairement exprimée la veille de ne pas brûler les heures qui nous restent lorsqu'on a accompli le nécessaire. Nous sommes en vacances pour 15 jours, et la première matinée sera embrumée autant dedans que dehors. Jeremy nous amène ses trois enfants qui resteront avec nous jusqu'à dimanche matin. On se retrouve à près de midi pour un déjeuner qui devrait les faire tenir tranquilles jusqu'au soir.
Balade à vélo jusqu'aux Censières avec Louise et les trois petits de Ropraz. Des familles y terminent un repas de fête, elles n'ont pas tout à fait quitté les Balkans, on boit au goulot de la fontaine. On continue dans la boue, à côté de nos vélos, des têtards essaient de trouver une issue dans les flaques qui se sont formées sur les chemins. On aperçoit Arthur et Dylan qui nous rejoignent et prennent les devants de la colonne. Dans l'un des affluents de la Corcelette, en-dessous du Chauderonnet, j'aperçois des oeufs de grenouille.
Ni une ni deux, je m'attaque au nettoyage de l'étang, je retire deux brouettes d'algues, de boue et de feuilles mortes. Odeur de pourriture. On dérive l'eau de la fontaine pour remplir cette gouille qui tient le coup depuis une dizaine d'années. J'indique aux enfants l'endroit où j'ai aperçu des oeufs de grenouille. Je ne les revois plus pendant deux heures, ils reviennent avec une salamandre.
Tandis que Sandra et les 6 enfants regardent les Intouchables sur le beamer, je vais faire le petit tour. L'herbe a soudain verdi et trois chevreuils se hasardent dans le pré de Jean-Paul, je redescends par la Mussilly. Les foyards, à l'avant des sapins et avec derrière le rougeoiement du soleil, prennent une teinte violette.
Je complète la déclaration d'impôts 2012, rapidement à ma grande surprise. Pas de déductions spéciales, pas de travaux dans la maison. La déduction forfaitaire n'aura bien sûr pas de bons effets sur la facture finale mais aura raccourci fortement l'opération que je termine avant 11 heures.
Visionne Le Mani sulla città que Francesco Rosi a réalisé à Naples en 1963, pour dénoncer la collusion des politiques et des promoteurs immobiliers. Belle démonstration traitée à la manière d'un polar américain, des plans extraordinaires : l'effondrement de l'immeuble du vicolo Sant'Andrea, les carrières de tuf, les quartiers nord de la ville vus d'avion, et le charme du noir et blanc de ces années-là.

Jean


56



Voler comme un oiseau, d'accord, mais nullement avec l'intention de voir les choses d'en haut. Pour s'alléger plutôt, et ne garder que l'essentiel, c'est-à-dire rien. Et pour cela, pas besoin d'être un oiseau. Arrête-toi, vide tes poches et mets y les mains.

Jean Prod’hom

Il fait un peu plus de 5 degrés



Il fait un peu plus de 5 degrés lorsque je descends faire du feu. On se retrouve un bref instant en famille avant la diaspora des jours ouvrables. Arthur se prépare un pique-nique, il descend à midi en ville avec deux amies, c'est la première fois, il s'éloigne chaque jour un peu plus, dans la tête et dans la ville, il s'est mis à avancer pour son compte, sans avertir, avec devant lui ce qui ne m'appartient pas.
Au bout de la route du Riau m'attend un brouillard, épais, qui met au secret ce qui vient après. Cette ignorance est toutefois sans commune mesure avec une autre née dans la clarté, l'horizon grand ouvert.
Lorsqu'il pleut, le chantier va au ralenti, à 11 heures un ouvrier consulte un plan dans la cabine de son petit engin de creuse, un second ajuste les bords de la couche de béton maigre. Avec les vacances, la marche de ce chantier va m'échapper.
Je demande dans l'après-midi aux élèves de réécrire un texte qu'ils ont écrit il y a quelques jours, tous ne comprennent pas l'opération qui les oblige à prendre de la hauteur et à viser l'essentiel.
Retrouve Raul dans la salle d'info, la question se pose : laisser Rapidweaver et passer à Joomla ? Je remonte au Riau et fais à manger. Il n'est pas 21 heures mais il me tarde de dormir.

Jean


Un rideau de pluie



Un rideau de pluie a été tiré pendant la nuit. Je n'y coupe pas, l'humidité et le froid m'obligent à faire du feu dans le poêle. Conduis ensuite Arthur à la croisée, la route est mouillée, les gens roulent prudemment. Entre le golfe et la Marjolatte, des ouvriers ont dégrappé les bordures de la route et installé des guide-âne. Ça roule vite et on croise à peine. Me demande bien quand la commune de Lausanne renoncera aux travaux d'entretien, qui durent depuis des années, pour une mise à neuf de ce tronçon essentiel aux Vaudois, qui fait communiquer la haute vallée du Flon à celle de la Louve.
Discute avec le mécanicien aux commandes de la grosse pelle du chantier, il vient de Bulle et travaille dans une entreprise sur le déclin, plus de 800 ouvriers en 1990, ils sont moins de 400 aujourd'hui. Certains ont été licenciés puis réengagés à la baisse. Ils sont ici pour la creuse, la pose du bidime, celle du gravier et du plastique, pour le coulage du béton maigre. C'est eux encore qui réaliseront le caisson étanche – au sous-sol du sous-sol – nécessaire au fonctionnement de l'ascenseur. Ils laisseront alors le chantier à une autre entreprise.
Lui, il ira dans le nord-vaudois ou à Genève. Il n'aime pas Genève, c'est trop loin de Bulle et l'autoroute est vite saturée. Il faut partir bien avant l'aube pour arriver à 7 heures sur le chantier. Et le soir, avec les bouchons on n'est jamais rentrés.
Je remonte au Riau à 14 heures, on ne voit pas l'horizon. La fumée sort de la cheminée, on croirait l'automne. Silence dans la maison, Arthur est chez Dylan, Lili chez Ines, Sandra et Louise sont en bas près du poêle, la première travaille tandis que la seconde dessine.
Par la fenêtre de la bibliothèque, de gros nuages filent en fin d'après-midi vers le nord-est, ils ne sont pas assez nombreux pour empêcher le soleil de se glisser par des trous tout bleus et remettre les saisons d'aplomb. En bas Louise fait une pizza, j'y descends pour laver des radis, éplucher des concombres et couper des pommes en quartiers.
Avant d'aller se coucher, Lili regarde par-dessus mon épaule la première moitié d'Une Partie de campagne que Jean Renoir a réalisé avant de partir en Amérique : les congés payés, les vacances, les bords de Seine, mais aussi et surtout une certaine manière de filmer les dimanches, l'aube et le crépuscule, la lumière, une lumière qu'on ne voit plus : le soleil suit comme le cinéma les méandres de la Seine, mais aussi ceux de l'histoire.

Jean

Il y a les chapeaux de paille à large bord



Il y a les chapeaux de paille à large bord
les oeufs mollets
les monastères cisterciens
les ombellifères
il y a la lumière qui se fait derrière les paupières
les lingots d'or
les télescopes rétractables
il y a le mètre au cou du tailleur
nos vies de somnambule

Jean Prod’hom

Une nègre-soie a disparu



Une nègre-soie a disparu, des plumes jonchent le sol à l'entrée du poulailler. J'annonce la mauvaise nouvelle à Louise qui est réconfortée lorsque je lui annonce que c'est Flèche qui s'est fait emmener par le renard. Pâquerette, très ébranlée, semble s'être défendue. Il est probable que le renard ait fait son premier passage peu avant le mien et que je l'ai empêché de terminer ses oeuvres. A quoi un destin et le soulagement d'une enfant tiennent-ils donc ?
Je descends Arthur et Dylan au bus, le ciel est couvert, c'est la première fois depuis la neige du 8 mars et la petite averse du 18. Mais pas de pluie au réveil. Le soleil nettoiera le tout au milieu de la matinée.
Sandra emmène Louise, à moi de terminer le carrousel quotidien, mais le retard pris je ne sais où ni pourquoi m'oblige à conduire Lili et Mylène directement jusqu'à Montpreveyres, ce sera la même chose l'après-midi après le repas que nous prenons tous les trois à la véranda. J'aurai travaillé toute la matinée sans ordinateur en raison du remplacement des poteaux électriques dans le coin. L'incident m'aura apporté la preuve qui me manquait que je peux le faire sans difficultés si on m'y force, comme me passer de cafés pendant plus de trois heures : plus difficile pourtant.
Je relis l'épreuve de français qu'une collègue veut soumettre en juin aux élèves de 9e, m'avise que c'est une recopie du certificat proposé dans un établissement en 2009, non pas dans son contenu, mais dans sa forme, ses approximations et ses imprécisions. La tradition est parfois une vraie catastrophe.
Je reçois un mail de Sandra qui m'annonce que les élèves de l'option mathématiques-physique de 9ème année a gagné le concours organisé par Mathématiques sans frontières. Ils touchent le gros lot. Sandra songe à un petit voyage au Technorama de Winterthur et me propose de l'accompagner.
Il pleuvigne en début de soirée. Visionne Nuit et Brouillard de Resnais, vais chercher Louise et Lili, puis Arthur, visionne le soir une émission sur les destins parallèles d'Hitler et de Staline diffusé il y a quelques années sur Arte. Arthur travaille avec sa mère sur Dark jusqu'à plus de 10 heures.

Jean

A.19



Certaines mauvaises langues prétendent qu'après la reconnaissance du génocide arménien, la résolution du problème chypriote, il faudra encore, avant que l'Union européenne n'entre sérieusement en matière avec les héritiers de l'Empire ottoman, régler la délicate question des toilettes turques.

Jean Prod’hom

Pas de feu malgré le froid



Pas de feu malgré le froid, même si on frôle le zéro ce matin. Arthur marche comme un vieux mais il ne se plaint pas. Je saisis à la volée un morceau de fromage, une tranche de pain, une pomme et un yoghourt. C'est la dernière semaine d'école, mais il faut songer aux cinq semaines qui suivront, au voyage à Tenero, au certificat, puis au voyage à Naples.
Retrouve les fauteuils rouges et m'y assieds une demi-heure. On annonce beau temps jusqu'à demain. Les pies vont par paires dans ce qui reste de la pelouse, les moineaux sont très agités, ils se déplacent par petits tas dans le roncier qui a pris possession de la partie ouest du préau. Tout va très vite, les pruneliers et les forsythias sont en fleur.
Travail coopératif des élèves de la classe 6 cette après-midi, sur le modèle de l'offre et de la demande. C'est l'utilisation de la virgule qui a le plus gros succès, les accents ensuite. Tout se passe dans une ambiance qui ne manque pas de sérieux.
Sandra descend au CHUV avec Louise, tout va bien, guitare ensuite mais pas de solfège, Louise a mal à la tête. Le pouce de Lili est inutilisable, la leçon de flûte est annulée. Arthur est sur skype avec son copain de Montpreveyres, ils mettent au point un travail sur le château fort : guère utile du point de vue du traitement de l'information, mais efficace du point de vue de l'utilisation des nouvelles technologies. Et ils s'amusent ; ces deux-là sauraient-ils le faire sans leurs Itouch ? Pas sûr, ils ne se verraient même pas. C'est dire que ces machines ont la vertu de rapprocher les gens qui habitent un pays de loups, et le Riau en est un.
Je donne un coup de main à Arthur qui s'est attelé au plan de sa présentation de Dark. On finit plus tard que prévu et cela n'aura pas été simple, des frictions même, car le mousse n'a pas toujours conscience des conditions à remplir pour satisfaire les exigences de l'école qui, comme on le sait, ne dit pas tout.

Jean

55



Les moineaux font des petits tas, les pies vont par deux, les villas sont des chambres froides. Petit cimetière par-ci petit crématoire par-là, on entend la chaufferie. Les prunelliers flambent, tout tient, les nuages dans le ciel, les tuiles sur les toits, le lierre au tronc du pin.

Jean Prod’hom

Ni vu ni fait grand chose de la matinée



Ni vu ni fait grand chose de la matinée. Termine après le déjeuner la lecture de Dark, le polar qu'Arthur a choisi et qu'il présentera bientôt à ses camarades. Je parcours ensuite avec le même, assis sur le banc rose placé devant le hangar, les notes sur le climat qu'il doit mémoriser pour la semaine prochaine. Doute toujours de la valeur de ce qu'on demande de faire à nos enfants, mais ne doute pas une seconde de la chance qui leur est donnée de se pencher sur tout et sur n'importe quoi.
Sandra donne un coup de main aux filles qui repeignent leur trottinette. Je vais faire ensuite un tour à vélo avec Louise, le même que la veille.
Dans la plate-bande devant la véranda, des tulipes, quelques narcisses ; les pivoines ont fait leurs feuilles, nous sommes à une semaine de Colonzelle, je m'en réjouis. Arthur a rédigé un billet plein d'esprit sur sa visite à l'Hôpital de l'Enfance, il va mieux, sans compter qu'il est invité par Swiss Cycling à faire un stage avec l'équipe de la relève suisse à Macolin. Dedans la maison il fait encore cru, mais tout le monde sait que nous glissons désormais sur le versant de la belle saison.
Fais le petit tour après le souper. Le bouvier bernois des C. tourne dans le pré au-dessus de la Moille-au-Blanc, la nuit tombe, rien ne bouge, un paysage sans raison. Trois chevreuils s'enfuient sous la Mussilly, Daniel y a fait poser un nouveau banc. Dans le ciel la lune se tient droite comme tenue par une barre rigide que je tiendrais dans la main, elle avance sans me quitter des yeux.

Jean

Sandra descend à Ropraz



Sandra descend à Ropraz faire quelques exercices pour juger juste les concours de trial de la saison. Arthur lui se soigne, repos pendant 3 semaines. Je pars avec Louise aux Censières, elle sur son nouveau vélo et moi sur celui d'Arthur, le ciel est bleu écarlate.
A notre retour Lili va chez Mylène pour son anniversaire. Je poursuis mon équipée à vélo jusqu'à à Ropraz, la tête à la fête et la fête aux lilas. Fais une pause sur la terrasse de l'Estrée, une autre sur celle des Corthésy que Valérie balaie, elle prépare l'été.
Sandra et les enfants nous rejoignent, on passe la fin de l'après-midi ensemble, arrosée, la fête se prolonge. Passage par la laiterie de Corcelles, on y achète du fromage et des pommes de terre ; passage par la cave du Riau, on en revient avec du vin. Au total il est plus de 22 heures lorsqu'on rentre, le ciel est noir et je retrouve ces mots couchés sur un bout de papier :

Je suis poète,
j'aime les oiseaux
et les quarante tonnes
qui traversent le village à 80
ton visage me fait penser à Ostende
tu vas voir
je ne suis pas ronchon

Jean

En revenant de l'arrêt de bus



En revenant de l'arrêt de bus où j'ai déposé Lili, je croise une pie qui transporte du matériel pour le gros œuvre de son nid, elle remonte en direction de la Moille-au-Blanc je descends au Mont.
Une idée passe, y pense tout en conduisant, suis une ou deux de ses avenues, tente de l'organiser pour m'en souvenir. Elle m'échappe, j'hésite alors à m'arrêter sur le bord de la route pour la noter, trop tard, tente de m'accrocher aux dernière traces de son organisation qui s'effacent elles aussi. L'idée s'évapore avec tout ce que je lui avais prêté, me voici les mains vides avec le sentiment d'une perte irrémédiable et la sensation d'avoir perdu pied.
Le collège est presque vide le vendredi après-midi, il fait meilleur travailler dans ces conditions, il y a un air de vacances.
Remonte à 16 heures. Sandra et Louise partent à Lucens chercher le nouveau vélo. Sandra emmène ensuite Arthur à l'hopital de l'Enfance, sa hanche ne va pas mieux. Lili joue dehors jusqu'à la nuit, Louise roule, je prépare le repas. Mais Sandra et Arthur ne sont toujours pas rentrés à 20 heures, il y a du monde, et des cas plus graves que celui du mousse.

Jean

L'écriture d'après le livre



Je conçois assez volontiers que la littérature et la peinture s'ajoutent au monde, j'imagine même assez précisément leur point de tangence – près du châssis du peintre ou dans la forme du livre.
Il n'en va pas de même avec la musique qui se déploie tout entière de l'autre côté, sans jamais venir jusqu'à moi autrement qu'en secret, et c'est cela qui me touche jusqu'aux larmes. Je n'ai pas été invité, j'écoute derrière la porte, tends l'oreille vers ce qui se déploie à deux pas hors de toute portée, et que je surprends par mégarde, qui ne finit pas et s'éloigne. Elle est, comme le livre, une chose de plus ajoutée au monde, mais entre elle et lui, l'impensable : nul point de tangence.
Peut-être que l'écriture d'après le livre se déploiera tout entière de l'autre côté, chaconne ou passacaille.

Jean Prod’hom

Ceci encore



Ceci encore : nous avons fait un feu, hier soir, avec les couenneaux qui bordaient l'ancien potager, ce n'est plus qu'un souvenir, on grille des cervelas.
Revois au réveil les fondamentaux du dauphin, avec Lili qui s'inquiète. Elle a raison, compliqué le système d'écholocation, quant à la variété des poissons qu'il mange – maquereaux, anchois, crevettes et calamars – elle doit être en mesure de la lister aujourd'hui. Par ordre alphabétique, Monsieur ?
Écoute une chaconne en descendant au Mont, un air d'ailleurs, de l'autre côté de chez moi et qui en rapporte l'écho, quelque chose que je suis incapable d'imaginer, quelque chose qui me laisse dehors, quelque chose qui passe, qui passe très loin de moi, la réalité d'un rêve.
Les marronniers près de l'église font leurs feuilles, le chantier avance, la creuse se poursuit avec quelques précautions, il faut en effet que le tractopelle ne soit pas prisonnier de la fouille qu'il est sur le point de terminer. Le mille-feuille – bidime, gravier, plastique, béton maigre – dont la fabrication précède les opération d'étanchéité sera prêt la semaine prochaine.
Passe un moment à la salle des maîtres, sur l'un des fauteuils rouges si souvent inoccupés. Des voix me parviennent, elles me rappellent la fragilité des institutions aujourd'hui, l'obsession que chacun a de ne faire que ce qu'il doit et ce qu'il est en droit de faire.
J'enchaîne 8 périodes. S'il me faut en garder une en mémoire, c'est celle pendant laquelle je visionne avec les élèves de la 11 le Continents sans visa consacré à juin 68, séduit par les intervention de Michel Bosquet (alias André Gorz) d'une rhétorique glaciale ; les étudiants jouent aux apprentis sorciers ; des ouvriers de chez Renault, usés, avouent sans rhétorique aucune préférer à la révoltion permanente quelques heures de travail en moins chaque semaine et une retraite à 60 ans, ils sont loin du débat sur les institutions et font apparaître les étudiants d'alors comme les dignes successeurs des enfants de choeur. Je souhaiterais pourtant que les élèves dont nous avons la charge leur ressemblent parfois un peu plus.
Je récupère les filles à la poterie avant de récupérer Arthur. Il est tombé et boîte bas, très bas.

Jean

Me prépare



Me prépare pour les 5 périodes du mercredi matin, peu d'entrain, mais je ne les vois finalement pas passer. Me sens incapable de déterminer en quoi j'ai pu être utile aux élèves. Peut-être lorsque nous avons parlé M. et moi de Maupassant, de la fabrication, par la littérature, du monde dans lequel nous vivons.
Passe une heure à relire avec une collègue les futures épreuves du certificat avant de rentrer au Riau. Personne. Sandra a conduit le mousse et Lili à la séance de la Lanterne magique, elle s'est rendue ensuite à Vevey rendre les skis, la saison est terminée. S'est arrêtée un instant chez Françoise avant de conduire Louise chez l'orthodontiste. Je file à Oron récupérer Arthur et Lil. On se retrouve tous les cinq vers 17 heures.
Lis dans le jardin, avec une bergeronnette qui tourne autour du potager abandonné, les moineaux vont et viennent du pommier des moissons à la haie vive près de l'étang. Louise fait de la trottinette, Sandra rempote. Les enfants Moinat montent de Ropraz passer avec nous la fin de l'après-midi. Le jardin est devenu une immense oiselière, Cacao s'est joint et la bande et les filles serrent dans leur bras les nègre-soie. On mange avec Suzanne, Jeremy et leurs enfants, la soirée se proplonge un peu. C'est la belle saison.
Françoise m'apprend que Denys, le frère de papa est mort ce soir.

Jean

Il y a les annotations manuscrites



Il y a les annotations manuscrites
les patissons
les mises au point
il y a les pupitres de commande
les relations qu'entretiennent le monde des questions et le monde des réponses
les deux foyers de l'ellipse
ton corps brûlant
il y a les épiceries ouvertes le dimanche
il y a les polochons

Jean Prod’hom

Au temps où nous n'étions pas là



L'impuissance de l'homme à faire tenir les choses ensemble le pousse à prêter l'hostilité des lieux qui le mettent en porte-à-faux à un plan que l'architecte aurait oublié d'appliquer, si bien que l'homme avide de beauté les fuirait, les abandonnerait à leur sort, celui plus mystérieux encore de n'en avoir aucun. Gustave Roud écrit : "Cela ressemble au tumulte sonore des instruments d'orchestre avant le chef à son pupitre."
Leur disqualification est ce qu'il nous reste. Ce sont à eux qu'il nous est donné de nous mesurer, morceau par morceau, jusqu'à ce que l'averse de nos poussières mélange ses doigts à ceux de ces lieux en perdition. Tout devient alors plus clair, aussi clair que la lumière au temps où nous n'étions pas là. Et nous devenons l'hôte d'un instant avant d'en être expulsé comme il se doit.
Les musiciens et le chef ont déserté la partie, le monde n'est plus à l'image de l'Orphée ou du Phocion de Poussin. Sans prix, hors de prix.

Jean Prod’hom

L'anticyclone nous assure de beaux jours



L'anticyclone nous assure de beaux jours et le mardi me procure de belles heures lorsque les taches administratives et scolaires ne l'encombrent pas. Visionne le film réalisé par Alain Tanner et Jean-Pierre Goretta dans le cadre de l'émisssion Continents sans visa consacré aux événements de mai 68 à Paris, une merveille tournée en juin 68, floraison de naïvetés mêlées à d'âpres morceaux de doctrine.
Relis dans le jardin le Haut-Jorat de Gustave Roud (1949).
Ecoute la radio en faisant à manger, pas longtemps, le ton des journaliste m'exaspère. Plutôt que de démonter les discours, ils tentent par tous les moyens de démonter les hommes qu'ils ont invités, lesquels n'ont eu d'autres solutions que de se former à l'art du contrôle de soi pour que ces entretiens ne se terminent pas en échauffourées, comme dans les cours d'école.
On mange, Arthur, Lili et moi à la véranda, Louise est à la piscine. Un bout d'après-midi à ma disposition, je rédige et publie sur lesmarges.net le billet du jour. Sandra nettoie les ruches vides depuis cet hiver.
Mézières est fermée aux voitures qui viennent de Peney et vont à Oron, il faut passer par Carrouge pour entrer dans le village. C'est ce que je fais et vais lire les 50 premières pages de Dark, le roman policier de Claude Merle qu'Arthur se propose de présenter à ses camarades.
On se retrouve tous à table après l'entraînement du mousse, j'ai hâte de me coucher. On a certes repoussé la nuit d'une heure, mais la mienne vient toujours un peu plus tôt et me donne l'impression que les jours n'ont pas été taillés à ma mesure.

Jean

Retour de la nuit au réveil



Retour de la nuit au réveil, avec les lampadaires publics et l'éclairage domestique dedans et tout autour, c'est le prix de l'horaire d'été, ce non-sens. Les filles dorment encore lorsque j'emmène Arthur au bus. Je continue jusqu'au Mont en essayant de chasser les réticences qui m'assiègent depuis quelque temps lorsque je me rends à l'école, fatigué des dysfonctionnements et des aveuglements qui minent cette institution. Elle me fait penser à un gigantesque vaisseau, plein à craquer, qui glisserait sans pilote sur une mer illimitée, sans obstacle pour l'arrêter. M'assieds dans la pénombre de la classe pour anticiper les questions qui vont se présenter ce matin. Je leur donne un nom, et ce qui me pesait s'allège. Le jour se lève.
Tente de régler une embrouille qui aurait pu infecter dans l'immédiat des relations entre adultes en proposant mes services pour accompagner des élèves au Tessin, assuré que ce coup de main se retournera plus tard jour contre moi. Quatre périodes ensuite, au cours desquelles j'essaie de ferrer le désir et la curiosité des élèves, c'est en définitive le gros et l'essentiel du travail de l'enseignant. Je ferme les yeux à midi, les rouvre à 13 heures, des élèves ont besoin de mon aide pour publier sur cocktail le billet de la semaine. Aimerait les refermer ensuite.
Je taille le pommier en espalier avant d'accompagner Lili à Mézières où j'annonce à sa maîtresse qu'elle ne fera plus de flûte à la rentrée scolaire, mais du piano à Oron. S'il n'y avait eu ces mots, cette journée n'aurait, je crois, pas existé. Mais ces mots ne la chargent d'aucune valeur, ils m'auront permis simplement de fixer les contours de ce qui fut et de ne plus rien en attendre, sinon le jour qui va suivre.

Jean

C'est de l'être presque pur



Les traits épars de la beauté sur terre en sont les principaux obstacles. En ce sens le printemps, avec la raison qui emmagasine les merveilles, est un leurre et la poésie une comptine.
C'est épuisé, vidé que des signes nous viennent du paradis et qu'une bouffée - c'est de l'être presque pur - nous avertit d'une présence. Les feuilles du décompte sont à terre, les mots se mêlent aux nuages, nos mains sont nues. L'invisible remue traversé par une transparence sans écho.
On est de la même subsance, pré ouvert à tous vents ou égaré dans le Haut-Jorat, dispersé avec tout le reste, sans opulence ni débordement, lâché sur terre, complice du rien qui s'étale, à peine une brise et l'ombre d'un abeille qui butine, pas un rêve mais le réel mis à niveau.

Jean Prod’hom

Pas de pause dans la succession des beaux jours



Pas de pause dans la succession des beaux jours, on déjeune à la véranda, les nouvelles pousses du cognassier et celle du prunier montent tout droit. Les filles se préparent, bombe, bottes et casaque, pour le concours de Curtilles que Laurence a préparé.
On roule entre Moudon et Lucens sur la route cantonale, avec la voie de chemin de fer à ses côtés, puis la Broye, le talus, le chemin côtier, la succession des bouleaux, tout droit jusqu'à ce qu'un peu avant Lucens la longue courbe de la Broye endiguée entraîne avec elle vers l'ouest le reste du paysage.
Les enfant brossent leur poney, l'harnachent et attendent leur tour en face du château. C'est le tour de Lili et de Louise, elles se régalent, se jouent des obstacles, réussissent même à monter sur le dos de leur bête sans se servir des étriers.
On revient avant midi, il fait plus de 20 degrés, les enfants commencent leurs devoirs, à contre-cœur. Pour faire passer la pilule, je me rends à Mézières acheter trois caraques, un millefeuille et un vermicelle. Me décide à tailler le cognassier, dans la foulée je transplante les groseillers au sud de l'ancien potager, sous le soleil ; ils crachotaient jusque-là, dans l'ombre du tilleul, de maigres baies. C'est peut-être un peu tard, on verra.
On repart à Curtilles en fin d'après-midi pour la proclamation des résultats, les filles sont contentes de recevoir une plaque et un flo. On rentre à 18 heures, les filles se baignent, Arthur rédige le second billet de la semaine.
Je mets du temps à m'extraire de la mine le vendredi, du temps pour y rentrer le dimanche soir, ceci exlique cela : je sors du week-end fatigué. On a passé cette nuit à l'horaire d'été, Lili peine à s'endormir.

Jean

Ravi dès le réveil par le ciel bleu



Ravi dès le réveil par le ciel bleu. J'ouvre aux poules, convaincu que le renard sait que nous sommes sur nos gardes. François nous rejoint à un peu plus de 9 heures. On boit un café dans le jardin et, tandis que Sandra part pour Ropraz avec Arthur pour son premier stage pratique de juge, on file à l'ouest avec la voiture de François qu'on laisse à l'entrée d'Echallens, près du tennis. Des cadavres de grenouilles jonchent le parking. On remonte le canal de dérivation sur la rive droite du Talent, d'autres grenouilles, bien vivantes y copulent. On continue jusqu'à la route de Malapalud. On parle de choses et d'autres, de la retraite à laquelle François a droit depuis une année, du travail qui continue pour moi. Il fait un temps à aller au bout du monde.
Les abeilles se sont mises au travail, les papillons se réveillent, un pique-épeiche, des pies s'agitent. On fait une halte dans la chapelle de Bottens. Quelqu'un a souligné au crayon les six doigts de pied du Christ de Rivier. Une fissure traverse son torse et une tache d'humidité est apparue sur le bustier de Marie. 
Dehors de belles cavalières vont et viennent sur leurs chevaux. On mange sur la terrasse de l'auberge de Bottens avant de repartir pour Froideville où la famille de l'un de nos anciens élèves nous offre une glace : un ou deux mots, le soleil, pas beaucoup plus. On continue par le refuge de Corcelles.
On boit un thé au jardin où Sandra et les enfants nous rejoignent. Le pommier fait ses premières fleurs. Les étourneaux et les corneilles s'activent dans le ciel en fin d'après-midi. 
Ce soir, nous regardons, Arthur et moi, une émission de la TSR sur la sélection des hôtesses pour animer les stands Maserati, Mazda, Peugeot au salon de l'automobile à Genève. Sans importance mais un peu inquiétant tout de même.

Jean

Un feu avant la diane



Un feu avant la diane, m'occupe ensuite des filles à qui j'annonce qu'elle rentreront à pied cette après-midi de l'arrêt de bus. Il fait beau, Lili s'en réjouit, il n'en va pas de même pour Louise. Dans la haie vive qui borde l'étang au fond du jardin, les crocus sont en fleur. 
De la cour que je traverse, j'aperçois derrière les vitres des classes des visages d'enfants désœuvrés, quelques-uns à la tâche. Me dis qu'il y a du gâchis. Ils vivent dans leur tête comme dans une garderie. Un verre d'eau pour fixer les choses, dans l'un des fauteuils rouges de la salle des maîtres, avec le bruit du chantier qui rappelle que les choses se font très bien sans nous. C'est réconfortant. Une collègue commande sur internet sa garde-robe de printemps, une autre débarrasse la machine à laver la vaisselle. Sonnerie, rejoins la classe 9, corrige des travaux pendant qu'ils en font d'autres. 
Dure journée avec quelques élèves, je durcis le ton. Serait-ce la seule solution ? leur faire entendre qu'un orage, une tempête gronde ? Suis désormais un vieux fondamentaliste, bien plus intéressé par la question de la connaissance que par celle de l'encyclopédie, m'en suis rendu compte lors d'une séance avec le chef de file de géographie. Remonte à 5 heures, croise les filles. Elles vont dormir chez les Moinat.
Ai oublié le Tupperware du repas de midi, m'en veux, passerai ce week-end. Envoie un mail à François pour lui donner le programme de samedi : d'Echallens à Malapalud par les bords du Talent, Bottens. Halte à l'auberge. Puis Froideville, François semble ravi. Michel passe reprendre son appareil auditif qu'il a oublié à midi. Lucette rentrera à la maison vraisemblablement lundi. 
Ce soir nous allons, Sandra et moi, au cinéma d'Echallens où l'on projette Cheval de guerre de S. Spielberg. Aurai surtout apprécié la glace à l'entracte et les réminiscences d'autres films. Arthur est resté à la maison pour voir Sherlock Holmes 2. On revient par Poliez-le-Grand et Bottens, l'église catholique est éclairée, l'autre pas. Arthur dort, avec la lumière. J'éteins.

Jean

54



Une succession de fragments ne fera jamais voir l’étendue du désastre.

Jean Prod’hom

Le feu dans le poêle ne durera pas



Le feu dans le poêle ne durera pas, le soleil occupe déjà la véranda. Descends au bus Arthur et Dylan qui s'est fracturé l'annulaire. Sandra suit avec Louise, je termine avec Lili. La maison sera déserte jusqu'à midi. Michel viendra faire à manger aux enfants, seul, puisque les médecins, qui lui ont posé un plâtre, gardent Lucette à l'hôpital pour la semaine. La bande de neige à l'orée du bois a presque disparu.
J'écoute la radio en descendant au Mont, la voix des journalistes, leur suffisance, leur arrogance, leur bonne humeur m'exaspèrent. Ne regarde rien de la route, m'en veux.
Des camions versent du gros gravier sur les toiles de bidime étendues à l'ouest, à même la terre. Des barrières de sécurité ont été placées tout autour des palplanches pour sécuriser le chantier.
Corrige les travaux que j'ai préparés et que je donnerai à faire ces prochains jours aux élèves. Les mets en page pendant une heure de surveillance dans la petite salle de sciences, au pied du premier bâtiment dont la construction a bien avancé. En levant la tête, on aperçoit les armatures des grandes ouvertures vitrées fixées contre la coque de béton. Les standards ont bien changé, les économies d'énergie y sont pour quelque chose.
Le soleil annonce le printemps depuis plusieurs semaines. On n'y croit pas encore vraiment, et quand il sera là, on sera déjà en été, quelques beaux jours, une paire de mois, trop court. Un temps où l'esprit succombe pourtant à l'école buissonnière, qu'on le veuille ou non. On croit moins aux choses de l'intérieur, aux bibliothèques, on se détache de la raison.
Est-ce une libellule ? un oiseau inconnu ? un hélicoptère ? Non, c'est un drone dont j'aperçois le pilote caché derrière une butte. Les brebis et leurs petits sont dehors en face de la Marjolate. Dans le jardin au Riau, le nid des corneilles fait une tache noire, un noeud sombre dans les branches du foyard. On ne le verra bientôt plus mais on entendra les cris de leurs propriétaires, étouffés derrière leur lourde frondaison.

Jean

Grandes traînées de tulle ce matin



Grandes traînées de tulle ce matin, qui se plissent du nord au sud et qui bordent le ciel à l'est et à l'ouest comme des rideaux. Le bleu au centre ne parvient pas à les écarter, les rideaux retombent et tout est à recommencer. Deux degrés au dessus de zéro, je fais du feu.
La maison somnole lorsque je m'en vais, les filles sont au lit. N'entends pas l'oiseau de la veille. Arthur a congé il descendra plus tard à Ouchy faire de le trottinette pendant que Sandra fera des courses. A Sainte-Catherine, une bergeronnette bat la queue sur les glissières de sécurité. Le soleil réapparaît. Me demande où sont les chardonnerets qui donnaient à nos campagnes, il y a quelques années encore, un air si exotique.
Les travaux au collège n'ont pas beaucoup avancé depuis lundi. Je demande au contre-maître la raison du béton maigre sur le chemin de ronde. Ça ne sert à rien, me dit-il, mais on doit le faire. La grande grue devrait arriver dans la troisième semaine d'avril, l'excavation est loin d'être terminée. Il faudra encore recouvrir le fond de la creuse, de bidime, de gros gravier et de 10 centimètres de béton maigre avant d'entamer les opérations d'étanchéité.
Mets à la disposition des élèves certains de mes fichiers pour leurs travaux de fin d'année. Réitère mes avertissements pour qu'aucun d'eux ne tombe dans le piège de Wikipédia. Posent les bouées qui devraient les obliger à se mettre à l'eau sans trop de crainte. Me surprends chaque fois de leur faculté de passer à côté des problèmes et des difficultés. J'étais la même chose.
Les Préalpes sont à nouveau, là-bas, recouvertes de neige jusqu'à leur collet. Ici les buses prennent du bon temps, les haies un peu de couleur. Les muscaris sont en fleur.
Sandra et les filles mangent dans le jardin, sous le parasol sorti pour l'occasion, c'est la première fois. Je jette un coup d'oeil aux rosiers avant de me mettre à table, il semble qu'aucun d'eux n'ait été définitivement victime du gel.  
À Curtilles, une dizaine de cavaliers s'éloignent pour une balade, je lis sur un banc.

Jean

Il y a l'instabilité des conditions initiales



Il y a l'instabilité des conditions initiales
les raisonnements à l'emporte-pièce
les ronds de fumée
il y a les ronds de serviette
les ronds de jambe
il y a le sans-gêne des objets inanimés
les quincailleries
l'arrière des granges
il y a sa funeste destinée

Jean Prod’hom

Premier jour de printemps



Premier jour de printemps, ou presque, et tout est à nouveau blanc. Arthur a fait un feu ce matin, qu'il a oublié de nourrir. Me retrouve de service, doublement puisque c'est mon jour de congé et parce que les filles restent ce matin à la maison, leurs enseignantes ont une journée de formation. Lili dort jusqu'à 8 heures 30. Elles font leurs devoirs après le petit déjeuner, la liberté ensuite.
J'ai du travail mais m'y mets tard. Des évaluations à préparer, des travaux à corriger. Ça fait ensemble un tas dans lequel il me faut mettre un peu d'ordre, je m'en réfère aux Horaces et aux Curiaces, mets le tout en colonne, coche mes premières victimes. Dehors le brouillard est descendu à ras-de-terre, n'a laissé aucune ouverture, mais il rampe si bas qu'on voit en levant les yeux le soleil se préparer dans les couches supérieures. Il fait son entrée en fin de la matinée. Louise prend alors son vélo et nous allons faire le petit tour sous le soleil. Elle a les mains nues, se plaint du froid. Un milan tournoie dans les airs lorsqu'on redescend sur la Moille Cherry, je le lui montre. Un bref coup d'oeil et ce commentaire lapidaire :
- Ça ne sert à rien de tourner en rond, mais il ne le sait pas. Il ne parviendra jamais en Italie.
Arrivé près de la ferme du château, je veux en avoir le coeur net, je lui demande si elle sait où se trouve Milan. Sa réponse négative ne me fait pas avancer. Ma question était idiote, je laisse tomber.
De retour à la maison, Lili nous signale, fière, qu'elle a terminé ses devoirs. Un léger voile nous coupe du ciel. Bientôt midi, Louise revoit ses vocabulaires à la véranda. Je prépare à manger.
Les filles partent pour l'école, l'après-midi est pour moi, je prépare une tarte aux pruneaux. Presse l'heure dont je dispose comme un citron pour terminer le travail que je m'étais promis de faire. Accompagne ensuite Arthur au trial. Sandra et Louise reviennent du CHUV, les examens sont bons, tout va bien. La maman de Sandra aussi, son opération s'est bien déroulée. Je ferme aux poules avant de descendre à Ropraz.

Jean


53



Si je me suis mis à rédiger de brèves sentences, c'est tout simplement parce qu'il est plus facile de laisser filer ce qui nous échappe que de l'emprisonner dans les mailles d'un filet, les chasseurs de papillons le savent bien. Il suffit d'une seule personne pour ouvrir la cage d'un fauve, il est nécessaire de mobiliser une armée pour remettre la main dessus, mort ou vif.

Jean Prod’hom

Le brouillard manoeuvre



Le brouillard manoeuvre dicrètement ce matin, se glisse dans certains vallons, en épargne d'autres, il étend son règne sans esprit de système. On entend depuis la véranda le chant d'un oiseau, les haies vives au nord du jardin sont nues, la terre noire à leur pied. Il fait deux degrés au dessus de zéro lorsque j'entre dans la voiture et que je descends Arthur à l'arrêt de bus.
Une pompe aspire l'eau des futurs sous-sols du nouveau bâtiment scolaire, la conduit dans une benne qui la déverse dans un regard. Les poseurs de palplanches auront terminé cette semaine. Le chemin de ronde mesure à peine un mètre de large et deux ouvriers font des mesures. Au fond de l'excavation, un engin déplace avec un gros godet la terre alourdie par la pluie. Toujours peu de monde sur le chantier, bientôt de la boue et plus personne.
Présente le Sonderbund aux élèves de la 6, et 1848. Parle trop. Mais me demande bien comment faire autrement pour rendre intelligibles des histoires qui ne sont pas toujours très traisonnables.
Retour au Riau à 16 heures, le brouillard a pris de la hauteur, la pluie est noire. Lili fait un peu de flûte avant son cours. Sandra a emmené Louise à la guitare et au solfège. Arthur qui a vendu quelques billets de tombola au village est resté chez Dylan, permission de 17 heures. Les jeux vidéo sont décidément une vraie terreur.

Jean

A.18



Chasseur et cueilleur autrefois, agriculteur et éleveur hier, pendulaire aujourd'hui.

Jean Prod’hom

Voici un dimanche



Voici un dimanche différent des autres, parce que Sandra quitte la maison avant qu'on ne se lève. Elle s'est engagée à suivre les cours de juge pour les courses de trial. Elle m'étonne chaque jour, capable d'alterner des activités si différentes avec le même entrain, la même bienveillance, le même sourire. On déjeune orphelins.
Arthur, qui a oublié ses affaires en classe, prépare la semaine prochaine avec l'à-peu-près qui sied aux pré-adolescents. On n'y peut rien sinon lui laisser assez de place pour qu'il puisse faire ses expériences sans qu'il lui en coûte trop demain. Je supervise les devoirs de Louise qui les commence avec le sourire. Mais la répétition fastidieuse de la tâche la fait douter sur leur bien-fondé, elle ralentit puis câle. Elle terminera avec toutes les peines du monde.
Le froid est revenu, tout est blanc à trois heures lorsque je raccompagne Suzanne et ses enfants à Ropraz. On les a accueillis pour un thé, surpris qu'ils ont été par la pluie et la neige. Ils laissent leur vélo au garage. Ils les reprendront la semaine prochaine.  
Je prépare une ou deux choses à dire demain à propos de la Réforme aux élèves de la clase 6. Arthur, Louise et Lili regardent une vidéo avant qu'on ne se décide à descendre au P'tit Théâtre. Il est 16 heures 15, c'est jour blanc, on descend alors que le brouillard a étendu son empire et se tient sans bouger à une vingtaine de mètres au-dessus du sol. J'ai l'impression de regarder le monde de l'intérieur à travers l'ouverture d'une boîte à lettres. Petite pièce de Jean-Claude Grumberg pour grands enfants. Ne me fais pas embarquer, Arthur non plus. Pour Lili, il manquait quelque chose, mais elle ne sait pas quoi. Louise est enchantée.
Il fait encore jour lorsqu'on sort, on passe derrière le chevet de la cathédrale, les cloches sonnent, le pavé est mouillé. Rentre et ferme les poules.
Sandra est là, on mange les restes de la veille que je réchauffe. Les enfants après s'être succèdé dans la baignoire, même eau, vont se coucher, même nuit.

Jean

Mars a tiré un rideau blanc



Mars a tiré un rideau blanc, le temps est chaud mais de petite humeur. Deux jonquilles sont en fleur dans la plate-bande, à côté des rosiers, trois d'entre eux semblent avoir gelé. C'est l'ancienne propriétaire qui les avait mis en terre ici. J'aperçois pourtant quelque chose comme une repousse sous le bois sec. A suivre.
Il fait assez chaud pour que je ne fasse pas de feu et que l'on déjeune à la véranda. Sandra et Arthur descendent à l'EPFL pour l'une des demi-finales du 24e Championnat international des jeux mathématiques et logiques. Je reste avec les filles dont je me serais volontiers débarrassé après une dizaine de minutes, une affaire de livres qui les conduit à s'invectiver, à hurler, menaces et rétorsions. Je n'en peux plus, sors de mes gonds, leur intime l'ordre d'aller dans leur chambre, portes fermées. Je vais prendre un bain.
Aurai réussi ensuite, après plusieurs manipulations à configurer sur l'Itouch qu'Arthur a vendu à Louise une nouvelle adresse mail. Quartiers libres jusqu'à trois heures, les filles vont jouer dehors, amènagent le toit du hangar. On descend ensuite sous le soleil au Musée de l'Elysée qui consacre son exposition à l'histoire du photomaton. Elles font le tour rapidement et vont jouer dans le parc. Lorsque je sors une heure après, Lucie est avec elles. On achète du pain et du chocolat dans une épicerie qu'on croque dans la foule d'Ouchy avant de remonter au Riau.
Lucie et les filles dessinent, je termine le repas que Sandra a préparé et qui rentre à 19 heures. Bel après-midi à l'EPFL.
Je vais chercher Arthur à la Ferme des Troncs à 22 heures. Françoise et Edouard passent en coup de vent reprendre Lucie.

Jean

La lune incise le ciel bombé



La lune incise le ciel bombé comme un vase, bleu plomb, puis bleu beurre, beau fixe enfin. Les enfants sourient au réveil. Température douce d'or tout le jour. Fais un feu pourtant. Tout ça me réjouit, sans compter que Louise égrène quelques notes du Printemps. Elle me demande de la conseiller pour son audition, ce que je fais, la descends au bus, elle a, contrairement à la veille, de l'énergie à revendre.
Lili coiffe ses longs cheveux qu'elle noue en queue de cheval, je lui laisse le volant de la voiture jusqu'au carrefour. Sur la route du collège, les pare-neige sont en tas, l'ombre des piquets dressés comme des gnomons s'est raccourcie. Photocopie les 5 premières scènes du Malade imaginaire.
Un élève présente les 6 artistes que la Banque nationale a choisis pour faire bonne figure sur les billets de banque : Charles Ferdinand Ramuz, Alberto Giacometti, Arthur Honegger, Sophie Taeuber-Arp, Le Corbusier. Et Jacob Burckhardt. Belle alliance contre nature de l'équivalent général et du sans prix.
Ne sais pas trop bien ce qu'on peut faire avec les élèves de la 9, aux limites de l'infans, grands pourtant, solides. Je prie un élève de descendre aux travaux manuels pour bricoler sa ceinture et le libérer de l'inquiétude continue qu'il semble avoir de perdre ses pantalons ou sa raison. Il y consent. Suis fatigué, le leur dit, leur remonte les bretelles, le camp polysportif branle au manche, ça fait un certain effet. Me voilà tranquille jusqu'à la fin de la matinée.
M'arrête au Chalet des Enfants, bois une camomille sur la terrasse, avec d'un côté l'eau de la fontaine qui coule en abondance malgré la sécheresse, de l'autre celui de huit retraités qui poursuivent les conversations commencées sur les banc d'école, en plus disciplinés. Les groupes lorsqu'ils ne visent pas l'efficacité sont des plaies, ils sont des monstres lorsqu'ils la visent.
Le vent d'ouest fait du bien. Un tracteur herse la prairie qui descend jusqu'au bois. Je ferme aux poules avant de me rendre à Moudon pour l'Assemblée générale du Trial. Sandra et les enfant vont à Ropraz manger chez les Moinat.

Jean

C'est un un bruit de crécelle



Il y a des voix qui sonnent juste, celle par exemple du conseiller national Christian van Singer rencontré ce matin dans la salle de commission numéro 3 du Palais fédéral, un militant vert honnête, indépendant, phrases courtes, propos sans ambiguïté apparente, sans exagération ni pathos. Avec ce petit air désespéré qui donne un peu de lest aux discours si souvent creux des politiciens, sourcils à la voûte surbaissée, un homme d'un certain âge qui n'a au fond plus rien à perdre, qui ne tient pas à gagner des majorités. De ces gens qu'on imagine ailleurs que dans l'arène politique, sans grande efficacité - ou souterraine - dont la rencontre ne produit pas d'autre effet que le rappel qu'ils existent.
Malgré le froid, cinq degrés au-dessous de zéro, on vit à l'intérieur de soi un temps de primevères, c'est à cause du ciel et de l'étrangeté des lieux, perceptible tout autant derrière le vitrage du café de l'Arena que sur l'esplanade du Palais fédéral. Mais aucune fleur ne se fait voir, on les attend, ce sont des mouchoirs en papier froissés qui traînent dans les jardinets qui s'étendent au pied du mur de soutènement de l'esplanade. Je cherche encore, pas de jonquilles, elles auraient déjà dû apparaître si les choses suivaient le cours de nos désirs.
H. a oublié le cadeau qu'elle a acheté pour Christian van Singer, je retourne au bâtiment de la Zivilschutzanlage pour le récupérer. Je surprends ce lieu qui ne s'attendait pas à mon retour, je ne devrais pas être là, profite sans modération du plaisir qui m'est donné de voir ce que je n'aurais pas dû voir, voir les choses telles qu'elles sont quand je n'y suis pas, c'est-à-dire un peu comme la première fois, ou à revers. On peut, je crois, être dedans et dehors, à certaines conditions que je commence à apprivoiser.
Dans le tram 9 qui me ramène au Palais, une vieille dame me sourit, elle cherche à lire ce qui est écrit sur mon badge. Je lui souris mais hésite pourtant à lui faire voir distinctement ce qui l'intrigue, inquiet de ne pouvoir lui répondre si elle m'adresse la parole. Elle a la peau sur le visage, fine et presque bleue, un ours doré à la feuille épinglé sur le col de son manteau de laine, vert militaire. On voit les os de son crâne, ses mâchoires animales, les orbites de ses yeux. J'aperçois l'objet vers lequelle elle tend. La mort qui rôde n'empêche pas qu'on se sourie.
J'entre dans le Palais avec mon appareil de photos, interdit dans le saint des saints politiques, pour faire quelques photos de la salle de commissions, des élèves avec Christian van Singer.
On se donne rendez-vous à la Zivilschutzanlage, je m'écarte alors du chemin qu'empruntent les élèves en me laissant dériver à l'arrière, fais une photo du Kornplatz aperçu ce matin, dans le soleil et sous les arcades, juste après le pont qu'emprunte le tram numéro 9 pour franchir l'Aar.
Toute l'après-midi et le soir à aider les élèves à rédiger les interventions de demain, j'en sors défait. Puise toutefois encore, dans le peu qui me reste, ce qui me manque pour écrire ces notes.

Jean



Le ciel est dégagé



Le ciel est dégagé, prés et lisières d'or, longues ombres qui s'échappent par manque d'attention, on détourne les yeux et tout redevient comme la veille. On fait faux, il faudrait persévérer dans les hésitations et les nuances de ce qui commence à peine, ce dans quoi on est immergé lorsqu'on sort de la nuit, ne pas renoncer et ne pas fermer les yeux, ne pas entrer dans ces filières qui ne mènent nulle part sinon au regret. Impossible pourtant de reprendre et commencer juste, notre condition l'interdit, y penser nous réconforte parfois.
Préparer le feu pour commencer, la table ensuite que Sandra garnit, c'est l'anniversaire de la grand-maman des enfants qui viendra à midi, avec Michel, comme tous les jeudis – et les vendredis – , leur faire à manger. Lili a perdu une nouvelle dent hier et se demande s'il est bien nécessaire de laver celles qui restent.
Une dernière plaque de neige, longue langue qui longe le bois derrière le Chauderonnet. Des colonnes de fumées s'élancent, tordues, au-dessus des haies et des palissades de l'Escargotière. Là-bas, du feu, ils en font presque toute l'année.
La creuse se poursuit au Mont, on entend les craquements de la souche du marronnier tronçonné il y a quelques semains et qui faisait des grappes de fleurs blanches et roses. Les camions se succèdent avant de disparaître avec leur chargement je ne sais où.
Pour le reste, j'enchaîne 8 périodes, avec une maigre pose à midi. Essaie de faire voir aux élèves de la classe 11 que la grammaire ne conduit pas exclusivement à accorder correctement le verbe avec le sujet, mais aussi à mieux comprendre la puissance générative de la langue, à nous en proposer une représentation dont il est nécessaire de disposer pour qu'elle ne nous abuse pas et qu'on la considère non plus seulement comme un véhicule, mais encore comme cette singularité relevant du monde des choses dont elle est issue, et située à la source du miracle dont elle fournit une image. J'essaie de leur montrer également la nature particulière du verbe être, des verbes paraître, rester ou devenir, si essentiels à leur vie d'adolescents, des verbes avec lesquels il faut faire pour devenir celui qu'on est et approcher la ribambelle de fantômes qui nous habitent, dans une société qui ne nous attendait pas. Ça fait beaucoup.
Je leur raconte ensuite le rêve qui a mobilisé près de la moitié de la population européenne de 1917 à 1991, la succession des dérives qui ont conduit Gorbatchev a entrouvrir, dès 1985, les portes de la fin. Le 25 décembre 1991, le monde se réveille, la bouche pleine, pluralisme et économie de marché, c'est la fin d'un rêve. Gorbatchev regrette aujourd'hui, il aurait fallu des réformes, plus de réformes et plus vite. Les oligarques feront le reste.
Arthur m'attend à la maison, je le dépose à Ropraz avant de partir pour Vulliens. C'est partout le printemps d'avant le printemps, vieilles herbes jaune filasse, vert tendre, sans brillance. M'arrête pour la premiere fois cette année sur le banc de l'épicerie de Carrouge, au soleil, mange un pain de poire et bois une eau minérale.
Reviens de la poterie avec les filles par Montpreveyres. Louise est fatiguée, mal à l'épaule, aux chevilles, au cuisses, partout. Les nouveaux poteaux téléphoniques entre le village et le Riau sont dressés.  

Jean

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La littérature n'est constituée, au fond, que de romans de gare. Il y a en effet toujours un moment où il faut se résoudre à monter dans le train.

Jean Prod’hom

Il y a ce qui ne vieillit pas



Il y a ce qui ne vieillit pas
l'écriture des jours qui passent
les tussilages
il y a ce qui ne va pas
ce qui pourrait aller mieux
ce qui nous reste
il y a l'opalescence
l'enfant que la musique remue
le renard qui rôde

Jean Prod’hom

A six heures



A six heures, le thermomètre indique un peu moins de 5°. Le feu a pris sur la chaîne des Vanils, le brouillard se tient à ses pieds, mais aussi de l'autre côté, à la lisière du bois, comme arrêté par le jour. Lili sort son lapin en répétant sa poésie sur l'escargot, ce matin c'est moi qui accompagne les petits à l'arrêt de bus, Marilyne s'est fait mal à l'épaule. Il en sera ainsi ces prochaines semaines Vais faire le plein sur la route de Berne, le prix de l'essence ne cesse de monter.
Je fais le ménage à la bibliothèque, mets à la poubelle des CDs qui n'ont servi à rien, aimerais bien ne pas avoir à travailler et sortir, suivre les traces du soleil dans le brouillard. Ai la sensation parfois d'avancer dans une impasse, dedans, peine à réévaluer ce qui est en jeu, dégager l'essentiel, retrouver le calme. Des tâches administratives m'attendent, elles ne pèsent rien mais encombrent mes heures.
Ébauche les consignes de l'examen de français avant de descendre à la cuisine sortir la tarte que j'ai mis au four à 8 heures. Remonte sauvegarder les travaux des jours passés en écoutant Gélinet évoquer avec son invité 1991, la disparition de l'URSS. Ecoute ensuite Gorbatchev qui raconte ses tentatives de sauver l'entreprise soviétique, le rôle ambigu d'Eltsine. Descends préparer le repas, Lili claque la porte, puis c'est au tour d'Arthur. Je mets la table.
J'enchaîne tout l'après-midi des petits travaux sans jamais avoir l'impression salvatrice de pouvoir en venir à bout. Récupère au bus Lili et Louise, avant d'avoir fait quoi que se soit, puis Arthur à 16 heures 30 que je descends à Ropraz. Passe une heure sous le portrait du général Guisan à l'auberge communale de Mézières. Deux tables derrière moi, des retraités passent en revue les problèmes du jour, prostate, veuvage, lessive, brandons, enterrement, croisières, ivresse, voisinage, étrangers. Il fait 16 degrés lorsque je vais récupérer le mousse, une lumière pâle rampe dans les prés, la ligne sombre du Jorat luit au dessus.

Jean

Campo Santo




Si l'on fossoie les jardinets aux pelouses maigres, si l'on rejointoie les murets de pierres sèches derrière lesquels ruminent les hypostases du temps, si l'on déséquilibre nos vies en coupant la branche sur laquelle sifflent nos morts, nous rejoindrons enfin les traînées des gros-porteurs qui s'effilochent dans le ciel.

... et tout le passé se diluera en une masse informe, non identifiable et muette. Et issus d'un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d'un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester, ne serait-ce qu'un instant, ou de revenir à l'occasion. (W. G. Sebald)

La durée était rivée au tombeau, à la demeure des passants qui ne remuent plus les lèvres, aux visages sépia des messagers du cimetière de Biasca, aux noms des défunts. Le tombeau était la clef.
Nous sommes arrivés peut-être au dernier acte d'une vieille mythologie. De la mort, il n'y aura plus trace bientôt, du temps non plus, ni des souvenirs ni de l'histoire. Au seuil d'une mythologie dont je ne sais rien, que je devine ma foi et que je crains.

La mort ? Un vestige d'outre-tombe.

Jean Prod’hom

Le brouillard est dense



Le brouillard est dense mais la bise a faibli. Fends les trois morceaux de sapin qui suffiront à faire partir le feu, qu'on abandonnera à ses cendres lorsque le soleil sera haut dans le ciel. Ce sera le régime de mars et d'avril, deux feux par jour, certains jours, l'un avant de partir, l'autre à mon retour.
Vais réveiller Arthur qui reporte avec bonne volonté quelques mots dans son carnet, comme il en avait été convenu la veille. La brouille épaisse s'écarte à l'entrée de Sainte-Catherine, le soleil s'y glisse et repousse sur les hauteurs les fantômes qui partent en fumée, un conducteur d'un gros 4x4 jette son mégot par la fenêtre.
Dans la cour du collège, deux camions attendent leur tour, une pelle est sur le point d'entamer la creuse au pied de la façade nord du futur bâtiment, personne encore au vibrofonceur. Les enseignants travailleraient-ils davantage que les travailleurs du bâtiment ? Ce n'est pas le reflet du soleil qui brille sur le plateau, ici et là, c'est l'éclairage public, il fait pourtant grand jour et le Conseil fédéral a décidé, il y a quelques mois, de faire sortir la Suisse du nucléaire d'ici 2034.
Je note la curieuse remarque d'un élève qui raconte l'histoire du Cristo redentor de Rio de Janeiro, il renonce en effet à montrer à ses camarades la position de Rio de Janeiro sur une carte murale, parce que, dit-il, un gros carton cache le Brésil. Le carton est vide, je lui propose de le déplacer. Il le déplace et l'Amérique du sud apparaît comme par enchantement.
Visionne avec les élèves de la 11 un temps présent de 96 qui raconte la saga d'une famille vivant à Pripiat : des morts, de la tristesse, un passé qui ne passe pas. Un voile descend jusqu'au Jura avant de se lever.
Lance cet après-midi les élèves sur un échanges de connaissances. Sandra m'envoie un mail que je ne comprends pas immédiatement : Renard-Prod'hom 4-3. Je finis par saisir : lorsque j'ai passé hier soir au fond du jardin, trois poules étaient à l'intérieur, mais quatre sont demeurées à l'extérieur. Le renard ne s'en est pas privé. C'est vraisemblablement la bise qui a refermé la porte du poulailler, Louise est particulièrement triste, il y en avait une qu'elle chérissait tout particulièrement, la cochin : elle se console avec un air de guitare. Lili et Arthur accusent le coup comme des enfants de la campagne. Ne nous restent plus que deux nègre-soie et une poule de gouttière.

Jean

51



C'est l'assurance d'avoir les pieds sur terre qui procure à celui qui avance la tête dans les nuages cette hardiesse si noble et discrète.

Jean Prod’hom

Il fait beau



Il fait beau, mais un film transparent traversé de nervures blanchâtres et grasses colle au ciel. D'innombrables mouches jonchent le sol des combles. Relis au réveil les dernières pages de Colomba, texte sur lequel un élève prépare son travail de certificat. J'en aurai bientôt fini avec ces lectures : Une vie, Le Parfum, Si c'est un homme, Le Voyage au centre de la terre, L'Ecume des jours. On déjeune à la véranda et on goûte à la mousse de framboise que j'ai préparée la veille avec Louise. On se régale et on se promet d'en refaire une un de ces jours prochains avec les fruits qui restent dans le congélateur.
Louise nettoie la cage de Mickey, Lili celle de Cacao. J'envoie un mot à François pour fixer la date à laquelle nous irons faire une balade, ce sera fin mars. Le printemps est encore loin, on tire depuis ce matin à la quatrième citerne de mazout.
Je pars pour une promenade, mais m'assieds bien vite sur une souche qui borde le sentier qui mène à l'étang. Les restes de l'automne ont été comme passés à l'eau de javel, la bise qui forcit dans les épicéas souffle le chaud et le froid.
Ne sais pas pourquoi mais y pense, à Sebald qui écrit quelque part qu'il y a désormais sur terre assez de vivants pour qu'on n'ait plus à garder nos morts qui, bientôt, ne nous visiteront plus. Ils disparaissent ainsi deux fois. Mais c'est aussi du passé qu'on se coupe, et des lieux, du passé des inconnus de Biasca, de Vienne ou de Berne.
A l'étang, les bouleaux muent et sous leur pellicule blanche, plus fine que de l'ostie, apparaît leur nouvelle peau, rose ou orange avec des reflets bleus. L'herbe sèche ne se relèvera pas. Je cherche sans succès le couple de canards qui vivaient le printemps passé dans les parages.
La bise donne le vertige, elle gronde par moment, comme l'océan. Plus loin, les lignes à haute tension au pied desquelles trottinent des pies la fait siffler. Sur le rebord de fenêtre d'un atelier, des corps en terre cuite n'ont pas résisté à l'hiver, l'eau les a rongés et ils se désagrègent comme du pain sec détrempé.
Arthur a préparé avec Dylan une mixture pour savonner une rampe sur laquelle il comptent faire glisser leur trottinette, Louise les rejoint au tilleul. Bizarre, la porte du poulailler est fermée lorsque je veux la fermer.
Cette après-midi, Lili a perdu une incisive.

Jean

Réveil tardif



Réveil tardif, taquiné par les courbatures qui me donnent rendez-vous le matin, elles s'installent chaque année davantage, toujours plus décidées, en voilà qui ne me quitteront plus. On finit par s'y faire, c'est ainsi qu'on repousse la conscience du vieillissement.
Ciel bleu sur l'écran des combles. Arthur descend à vélo à Ropraz pour 10 heures, Lili et Louise jouent après avoir épuisé le temps mis à leur disposition hebdomadairement pour jouer avec leur machine numérique. Lili invoque sa méconnaissance des heures pour expliquer son dépassement. Elles jouent ensuite les mains vides avec presque rien. Je vais de mon côté arracher les couenneaux qui délimitent le jardin potager, trop grand désormais : on ne gardera que la serre et le châssis de bois à couvertures de verre que nous a fournies Michel il y a quelques années. Ça c'est dehors, dedans un peu de tristesse traîne, née d'une ou deux choses qui n'ont pas été dites, ou qui ont été oubliées.
Dans l'après-midi, Sandra va faire des courses à Epalinges tandis que je vais me trouver un fauteuil qui devrait remplacer avantageusement celui qui traînait dans les caves du collège et que m'avaient remis les concierges. Il y a du soleil jusqu'Aubonne, les filets sont encore enroulés au-dessus des rangées des arbres fruitiers. Ils remplacent les corbeaux que les maraîchers clouaient autrefois sur des montants de bois.
Traverse Interio sans m'arrêter, personne pour me faire l'article, me convaincre dans un domaine où je me sais incapable de choisir. Passe de l'autre côté, chez Pfister, pique sur une dame bien mise qui me conduit devant le fauteuil qu'il me faut lorsque je lui dis mon mal de dos. Je suis un client facile, j'achète, elle m'offre un café et un verre d'eau, que je vide assis sur la bécane que je ne vais que peu quitter dans les années qui viennent, je fais le derviche, tire les manettes. Deviens par cet achat également l'heureux possesseur de la carte de fidélité, 3% de remise, à la condition que je lui communique mon lieu d'origine, mon âge, mon revenu. Lui demande s'il s'agit de mon revenu brut, net, ou après déduction. C'est égal, c'est comme je le désire. Quel monde étrange ! La donzelle m'entraîne à la caisse, me serre la main en me félicitant de l'achat dont ma colonne vertébrale peut se réjouir : la carte épinglée sur sa poitrine m'apprend que j'ai eu la chance de traiter avec Madame Lombaire. Passe à l'arrière du bâtiment charger mon fauteuil.
M'arrête au retour chez un fleuriste établi dans un vieux garage abandonné, petite âme au milieu des grandes surfaces qui occupent la zone comprise entre Morges et Aubonne. Emporte une azalée rouge passion pour me faire pardonner mes oublis, mes lenteurs, ma paresse,... M'arrête sur la terrasse du restaurant de la Plage de Préverenges où je note ces quelque mots avant de lire les premières pages du Goût de l'éternel d'Henri Thomas.
Au retour, m'assieds sur la bête, pas longtemps, il me faut passer à la déchèterie et déposer mes bulletins de vote dans la boîte aux lettres de l'administration communale.
Fais à manger pendant que Sandra se repose. A 19 heures Arthur part à Vulliens pour une boum. je vais le rechercher à 23 heures. A la lisière des bois, les fermes foraines sont éclairées comme des châteaux.

Jean

Nous approcher de quelque chose qui s'éloigne



On ne sait pas dire nos vies dans leur première partie, parce que celle-ci est ouverte au vent, à l'appel qui transgresse toute limite et auquel ne répond nul écho  : l'horizon s'éloigne sans fin. Alors on ne dit rien, car il n'y a rien à dire. On ne l'identifie comme première que bien plus tard, lorsqu'on n'y est plus, lorsqu'on la sait objectivement derrière nous, c'est-à-dire objectivement devant. On est alors dans la seconde, la finitude à laquelle on ne croyait pas n'est plus un mot et on se met à avancer à reculons, les yeux rivés sur l'horizon, pas celui qu'on a été amené à laisser derrière nous, mais celui d'où l'on vient.

Lorsqu'on a le pied dans la seconde, on pourrait dire quelque chose de la première, mais à quoi bon revenir sur l'ignorance dont elle fut le siège. Alors on ne dit rien, mais d'une autre manière. On ne saurait rien ajouter au demi-rêve qui s'est achevé.

On marche à reculons pour entrer dans la nuit promise, plus besoin de s'en cacher, de la craindre, on peut faire autre chose, fixer les yeux sur la nuit oubliée, celle d'où l'on provient.

L’ignorance dans laquelle nous sommes plongés dans la première partie de nos existences se prolonge aussi longtemps qu'on y demeure. On sait enfin qu'on y fut lorsqu'on se sait engagé dans la seconde, lorsqu'on prend conscience qu'on avance à reculons. Les progrès de la lumière ont desserré les bords de la nuit, on imagine le monde sans nous et hors de nous. Et les deux parties qu'on a jouées simultanément se referment l'une contre l'autre, comme une huître sur le mystère qu'elle a conçu, tenant tout autour d'elle l'océan qu'elle n'a jamais quitté.

Nos vies se déroulent simultanément dans les deux sens, depuis le début et depuis la fin. On n'en sait pas plus ni de l'un ni de l'autre. C'est ce double mouvement qui nous apporte un peu de conscience. Mais il faut attendre pour se donner la chance d'y comprendre quelque chose.

Parfois, lorsque un paysage apparaît dans une échancrure, un bout d'horizon dans un resserrement du champ de la vision, et qu'on s'en approche, l'étrange sentiment de nous approcher de quelque chose qui s'éloigne saisit nos sens, délice et vertige, et les deux parties de nos vies que nous avons été condamnés à mener successivement se recollent un bref instant.

Jean Prod’hom

Passe la fin de la nuit



Passe la fin de la nuit dans les alpes grisonnes, en songe. De rendez-vous manqués en rendez-vous manqués, il est une heure l'aprės midi lorsque je me rends compte qu'il est trop tard, impossible désormais de rejoindre la cabane prévue. Avec qui ? je ne sais pas exactement. Qui sont donc ces gens qui me sont si familiers ?
Fine pellicule de neige ce matin, à nouveau, il est 6 heures et le thermomètre indique moins de 5 degrés sous zéro. Quand l'aurore aux doigts de roses paraît un peu plus tard, c'est un monde bleu qui se lève, bleu dragée, de la couleur des bracelets qu'on met aux poignets des garçons dans les maternités. Sur le plat de Sainte-Catherine, la lumière prend une teinte violette.
Ça grogne au Mont, les vibrations dérangent certains enseignants dans leur travail, leur parler de Fuskushima n'apaise pas leur colère. J'enchaine six périodes d'enseignement dont je ressors curieusement en bon état, les élèves de la 9 ont lu leurs textes libres du mois. Suis surpris par la vivacitė de certains d'entre eux.
Les ouvriers quittent le chantier en même temps que les enseignants, il est un peu plus de 16 heures, mais les deux groupes ne se mélangent pas. Je reste à la salle des maîtres, discute le coup avec D. des manuels scolaires, de notre présent d'où découle l'histoire. Je reste encore un instant sur l'un des fauteuils rouges, l'oeil fixé sur la butte couverte d'herbe rase, semblable à celle que laissent les moutons de l'Asclier. Les voitures sur la route de la Blécherette mêlent leurs bruits à ceux des souffleries des ordinateurs, j'entends quelques pas précipités dans les couloirs. Soleil partout. La salle des maîtres est laissée à elle-même, un peu lasse, les murs presque nus.
Il est 17 heures 30 lorsque je me décide à rentrer, prépare une tarte aux pommes, sors les poules qui sont très agitées, remplis leur abreuvoir. Récupère 12 oeufs, on en mangera 6 ce soir. Louise est fatiguée, Sandra s'occupe du rallye de mathémathique transalpin, Arthur fait de la trottinette. On relit le texte qu'il a rédigé pour son blog. On se rend ensuite tous les deux au cinéma de Carrouge, on y projette un Sherlock Holmes auquel je ne comprends pas grand chose. Je suis fatigué.

Jean

L'hiver s'est réinstallé



L'hiver s'est réinstallé durant la nuit, ce matin une fine couche de neige recouvre les prés. Fais un feu et prépare le pique-nique d'Arthur ; c'est que cet après-midi il descend pour la première fois en ville avec des copains, il emporte trois petits sacs à dos : son pique-nique, ses affaires de gymnastique, celles de l'école, et sa trottinette, il a fier allure le mousse, un Tati des temps modernes. Ramasse son copain D qui s'est coupé les cheveux et les emmène tous les deux à l'arrêt de bus.
Plus de neige à la Marjolatte, trouve une place de parc derrière l'église, les travaux ont interdit pour plusieurs mois l'accès au parking. La même équipe de trois ouvriers s'affairent sur le chantier, ancrent une nouvelle série de palplanches. Le contremaître va et vient sans qu'on sache exactement à quelle tâche il se livre.
On ne me trouve aucune occupation, aucun collègue absent, si bien que je passe cette seconde période du jeudi matin assis dans l'un des fauteuils rouges du fond de la salle des maitres à écouter une version audio du K de Buzati. Je retrouve un peu de goût à être là, avant de retrouver les élèves de la 9 auxquels je parle du casque blanc du contremaître, des idées reçues, de l'idée de trait distinctif.
Aux ouvriers aperçus la veille s'ajoutent deux nouveaux venus, coiffés chacun d'un bonnet de fourrure, ils occupent le jardin qui jouxte le chantier, l'un d'eux, gros pic au plumage orange, est monté sur le poteau de fortune qu'ils viennent de dresser et et y fixe un épais fil noir. J'apprendrai plus tard qu'ils répondent aux dégâts collatéraux de la creuse : des lignes téléphoniques ont été sectionnées. Ils ne l'ont su qu'aujourd'hui, n'ayant pas reçu, comme il se doit, le coup de téléphone qui aurait pu les avertir. La classe 9 est aux premières loges, un élève veut en savoir plus, je l'autorise à aller s'informer, mais il revient vite, bredouille. Les préposés aux télécommunications parlent une langue qu'il ne comprend pas.
Repas éclair avant de retourner à la salle d'informatique où une éleve cherche une solution élégante à la question des discours rapportés directs, lorsque trois interlocuteurs, un père et ses deux filles, veulent se faire entendre. On discute de l'ambiguïté et de ses ressorts, du monde nouveau qu'elle fait entrevoir. Me rejoignent ensuite trois rêveurs qui croient qu'il est possible de d'improviser, vite fait bien fait, quelque chose qui tiendra en haleine le premier venu.
Je discute à 6 heures avec l'un des responsables du vibrofonceur : c'est 19 tonnes de fonte qui fournissent une poussée de 40 tonnes sur les palplanches. Sais pas trop comment entendre tout cela d'autant plus que d'autres personnes m'ont expliqué l'affaire différemment la veille.
Pose Arthur à Ropraz, tout s'est bien passé lors de son après-midi à Ouchy. M'arrête au café de Vucherens en allant chercher les filles à la poterie. Cinq hommes sont autour d'une bouteille de blanc, ils s'entretiennent : de la femme, de la guerre, de leur commune, de motos, de la vie nocturne dans le quartier du Flon à Lausannne, de l'Armée du Salut, de tout ce qu'il faudrait raser, de tout ce qui est pourri. A Vulliens, Louise a façonné une belle poule de terre.
Passe à la maison avant de retourner à Ropraz où je passe une vingtaine de minutes en compagnie des parents de coureurs dans l'ambiance tiède du grand mobilhomme que le comité du club a fait placer au fond du hangar. Fait froid dehors.
Ce soir la lune n'est pas dans le ciel à l'endroit où on l'attendait et les nuages s'enfuient comme des voleurs.

Jean

On frôle le zéro à six heures



On frôle le zéro à six heures, il faut gratter un coin de ciel sur le pare-brise, le soleil fait le reste.
Je fais voir aux élèves de la 11, en début de la matinée, le reportage d'une douzaine de minutes que la TSR a consacré aux voyages organisés en Ukraine, près du réacteur de Tchernobyl numéro 4 et dans la ville abandonnée de Pripiat. Quelques amateurs prennent un singulier plaisir à s'approcher du centre invisible de diffusion du danger, s'y font photographier, avec le sourire, et rêvent d'un voyage à Fukushima dans 25 ans. En dehors de la sottise immédiate, ce reportage fait voir l'image saisissante du monde tel qu'il sera lorsque l'espèce humaine aura disparu.
Je prends goût depuis quelque temps à la surveillance de la récréation, le chantier est installé, les camions attendent sagement leur tour, une douzaine de godets suffisent pour les charger d'une terre grasse. A l'autre bout du chantier, une grue décharge des dizaines de palplanches en acier. Peu de monde, des gestes comptés, pas de brusquerie, comme nos réveils.
Termine la matinée en écoutant chacun des élèves présenter quelques-unes des pistes qu'ils ont dégagées de la lecture des romans qu'ils ont choisis pour le certificat. Une élève a ouvert un beau chantier, celui de la fabrication des parfums, à cause de Süskind, elle est allée faire un stage chez un parfumeur de la place, a consulté le site des parfumeurs de Grasse, a lu,... J'espère que ses camarades vont profiter de la saignée qu'elle a réalisée. Même chose avec Vian, un garçon lève la piste Sartre, celle du jazz, des années de l'après-guerre. Il évoque la petite torsion que l'écrivain fait subir à la réalité.
M'assieds à midi sur les nouveaux fauteuils rouges de la salle des maîtres, nichés derrière des plantes vertes qui ressuscitent dans ma mémoire le gommier de Riant-Mont. Deux enseignants parlent en mangeant un yoghourt, de choses et d'autres, sans plainte, avec le sourire. Ce n'est pas toujours ainsi. Le collège est presque vide, les derniers enseignants sortent au compte-gouttes, et puis c'est le tour des concierges qui s'assurent que tout est en ordre.
Dehors il y a un tremblement de terre, la pose des palplanches fait un bruit de fin du monde. Il est 15 heures, m'accroche au grillage qui circonscrit et isole le chantier comme une scène de théâtre, toujours peu de monde. Les ouvriers ont dégrappé la surface de la cour qui accueillera le nouveau bâtiment, creusé une tranchée dans laquelle le vibrofonceur pousse les premières palplanches. La terre est belle, ça entre dans l'argile comme dans du beurre, faut dire qu'il y a un morceau de fonte de plusieurs tonnes qui pèsent sur leur dos. Quelles sont leur fonction ? Retenir la terre et les bâtiments alentours ? étanchéifier la zone ? Trois hommes suffisent pour mener l'opération, l'un d'eux aux manettes du bras de la machine et du groupe électrogène, un second qui place à la perpendiculaire chacune des palplanches, le troisième vérifie les niveaux. La pose des deux premières pièces est déterminante, puisque les suivantes ne feront que s'encastrer dans le profil de leur voisine. Plus loin, une pelle termine le creusement de la tranchée en déposant délicatement la terre sur le pont des camions qui se suivent. Un homme se distingue des autres, il porte un casque blanc. Je lui demande les raisons lorsqu'il s'approche, c'est le chef du chantier J'assiste à la pose complète de trois planches de fonte puis m'éclipse.
Personne à la maison, les filles sont sur leur poney à Curtilles, Arthur les a accompagnées pour ne pas rester seul. J'irai rechercher la petite bande à 17 heures à Oron, après la séance de cinéma. Un trajet jusqu'à Ropaz pour l'entraînement du mousse : le nouveau vélo d'Arthur est commandé, c'est fait, la correction de quelques travaux à l'auberge en l'attendant. On rentre juste assez tôt pour embrasser les filles.

Jean

Il y a la fraîcheur des vents doux de l'été



Il y a la fraîcheur des vents doux de l'été
les marrons
l'universalité
il y a les arbres qu'on taille aux premiers beaux jours
il y a le jeu de l'oie
le journal intime du temps
la confiture aux oranges amères
l'école libre
il y a la bruyère

Jean Prod’hom

50



Taquiner le goujon, c'est courir le risque de tomber sur du gros, du très gros, du si gros qu'on ne saurait espérer à la fin autre chose : que le fil casse. Mais c'est aussi courir le risque inverse, celui de ramener sur la rive du fretin, menu, si menu qu'on ne saurait envisager autre satisfaction que celle ambiguë de le remettre à l'eau. Que nous reste-t-il donc ? La possibilité miraculeuse de nous en aller chaque matin sur le chemin de halage, sans l'aide de personne, et nous réjouir d'en revenir bredouille, ni victime ni bourreau. Mais est-ce bien raisonnable ?

Jean Prod’hom

L'eau a gelé chez les poules



L'eau a gelé chez les poules et elles n'ont plus de grain. Fais deux sandwiches pour le pique-nique de Louise que Sandra accompagne au bus avant de passer sa journée au Mont d'où elle m'envoie deux mails : on passera peut-être 6 ou 7 jours cet été à Château-d'Oex. Elle m'informe en outre qu'Arthur fera partie cette année de la Nationalkader Nachwuchs.
Je rédige l'un des sujets du certificat de juin et m'occupe de Tchernobyl le reste de la matinée. Il aura fallu plus de 20 ans pour que je m'avise de cette catastrophe et d'une folie qui n'a pas ménagé ses effets. A deux encablures, une longue langue de neige borde la route, ce sont les restes du passage de l'hiver et du chasse-neige, ils rappellent qu'on n'est pas tout à fait dehors la mauvaise saison. Pourtant on dresse aux alentours les échelles, on taille, on brûle.
La bise a forci, la porte claque, c'est Lili qui rentre de l'école, j'aime ce bruit, Arthur nous rejoint. Une pomme pour chacun, une carotte et un hot-dog feront l'affaire. Louise n'est pas là, elle est à la piscine. Arthur évoque brièvement les Epreuves cantonales de référence de français qui lui ont été soumises ce matin et dont il ne dira à peu près rien. La nouvelle de la swisstrial lui fait davantage d'effet.
Avant de repartir à l'école, Lili m'offre un petit livre illustré confectionné dans ses ateliers, couverture vert fluo et brochage bleu ciel. Il s'intitule Poney et raconte en quatre pages, format boîte d'alumettes, l'essentiel de la vie de l'animal. Descends Lili et ses camarades à l'arrêt de bus dont je n'attends pas le passage. C'est ainsi que les petits grandissent.
Prends l'heure et demie mise à ma disposition, mais n'en tire, comme toujours, bien moins que je ne l'espérais. C'est ainsi que je vais jusqu'au soir, de service en service, avec au milieu des minutes volées.
Pendant qu'Arthur s'entraîne, je corrige un sixième des textes argumentatifs rédigés par les élèves de la 11 avant notre voyage à Berne. Deux autres semaines me seront nécessaires pour en finir. L'auberge de Mézières a fermé son entrée côté-cour, il faut y pénétrer côté-jardin, j'en sortirai côté-nuit.

Jean

49



On ne taille jamais assez les rosiers, il en va de même pour les projets. Il convient parfois de les tailler à ras la terre, ainsi quelques espèces de framboisiers. Ou de leur couper l'herbe sous les pieds.

Jean Prod’hom

La sonnerie du réveil



La sonnerie du réveil me rappelle aux dures lois des jours ouvrables. Difficile de désobéir aujourd'hui, trop avancé dans l'existence, en rendrais certains malheureux.
Il fait encore nuit. Je commence par faire du feu, trois morceaux de petite taille de chez les anthroposophes, trois moyens de chez François, un gros de chez Francis, une page du quotidien de la veille, une allumette et le tour est joué. Lorsque le pain est dégelé, il est 6 heures 30 et il fait moins de 5 degrés.
Arthur sitôt arrivé en bas se couche sur le canapé et s'enroule dans une couverture. La partie n'est visiblement pas gagnée. Sandra qui nous a rejoints se tient debout, dos au poêle. Je remets un morceau de bois.
Je n'aurai pas vu les filles lorsque je conduis Arthur à l'arrêt de bus. Le jour cette fois pointe son nez, je découvre le pare-brise recouvert de neige. Ce retour de l'hiver a des effets sur la route de Berne, on avance au pas. Les nuages sont chargés à l'ouest, ils ont la consistance de la crème fouettée.
Bien décidé à montrer aux élèves de la 11 les 20 minutes que Raphaël Van Singer a consacré à Tchernobyl lors d'un voyage qu'il a effectué en Ukraine avec quelques parlementaires – parmi lesquels son père – à l'occasion du 25ème anniversaire de la catastrophe. C'est de là que je me propose d'aborder la guerre froide ces prochaines semaines. Les élèves regardent silencieusement ces images qui semblent dater de 1986 mais qui ont été tournées en 2011. A moins que rien – ou peu – n'ait changé là-bas depuis 1986.
Passe le reste de la journée à reprendre avec les autres classes le travail fait en mon absence.
Le soleil a fait une nouvelle apparition dans la classe 6. On ouvre les fenêtres, on en profite pour faire l'état des lieux, les travaux de démolition des portacabines sont terminés. (Un élève m'annoncera fièrement que c'est à son papa que la Commune a demandé d'exécuter ces travaux.) Les pelles mécaniques se sont mises à creuser. On aura ce bruit et bien d'autres pendant les mois qui viennent, il faudra s'y faire. Il faudrait, c'est une autre affaire, de courage encore, tout abandonner et suivre avec les élèves le détail de ces travaux.
Retrouve le Riau, Sandra et Louise sont de retour du CHUV, la petite fait de l'humour noir, mais tout va bien, Arthur est content de son contrôle de vocabulaire d'allemand, quant à Lili, je ne la vois pas mais l'entends s'entretenir à l'étage avec ses compagnons imaginaires et fidèles. Je l'emmène à 5 heures et demie pour sa demi-heure de flûte. La ronde des transports reprend, elle me donne un peu le vertige. Bois un renversé au Central. Sandra est à Oron, elle fait des courses pendant que Louise a son cours de guitare, contente qu'il ne soit pas suivi aujourd'hui de celui de solfège. Je feuillète le journal, une jeune célibataire a mis au monde des jumeaux, elle a 66 ans et vit en Ukraine près de Tchernobyl. Voilà une mère qui ne pourra pas déduire les frais de garde de ses bambins. Et si les enfants tardent à quitter le giron, l'âge de la mère leur promet la maison pour eux tout seuls.
Louise nous raconte à table, avec quelques sous-entendus, que son maître de guitare lui a confié que si elle continuait à progresser de la sorte, elle pourrait, plus grande, avoir comme lui un diplôme. Et jouer avec d'autres. Ça la réjouit.

Jean


Me suis rendormi à 4 heures 30



Me suis rendormi à 4 heures 30, jusqu'à l'aube, et puis un peu au-delà. Termine ensuite le Parfum de Süskind que quelques élèves souhaitent présenter aux examens de juin, puis somnole avec la rumeur des enfants qui jouent en bas, sans élever la voix, en traînant derrière moi des lambeaux de pensée que je suis incapable de mettre bout à bout mais dont je ne parviens pas non plus à me défaire.
Je descends finalement dans le jardin, il y a une odeur que je connais bien et qui me ramène à d'autres printemps. Je l'identifie mieux qu'autrefois, presque à même de lui donner un nom, mais elle m'échappe soudain, sans avertir, je la sais encore là qui veille. Cherche un sécateur que je finirai par trouver au garage. M'attaque sous le soleil aux rosiers de la plate-bande, l'un semble avoir gelé. A voir. J'ouvre aux poules qui vont explorer les alentours, jusqu'à la pelouse des voisins d'où je les chasse avant leur coup de téléphone. On déjeune dans la véranda, malgré un léger voile tendu sous le ciel, on ne fera du feu qu'en fin d'après-midi.
Sandra enregistre les résultats du concours de mathématiques dont elle est la cheville ouvrière, elle engage les trois petits lorsque les deux filles ont terminé leurs devoirs et qu'Arthur a réécrit les engagements qu'il a pris pour les mois qui viennent. Ils ont peu changé.
De mon côté je taille dans ce que je projetais de faire au collège jusqu'à l'été, et ce recalibrage de mes intentions lié aux circonstances dont j'avais fait jusque-là l'économie rend moins inquiétante la reprise des cours demain.
Je sors et monte jusqu'à l'étang encore partiellement gelé, la bruyėre a jauni. Passe près des ruches abandonnées dont je fais une photo. Il n'y a guėre d'autres couleurs à cette saison. L'horizon est bouché à la Moille au Blanc, mais la fontaine ne déborde plus. Le petit chien qu'hébergent les nouveaux propriétaires de la ferme aux bouleaux se fait menaçant à mon passage, le propriétaire laisse faire. Plus bas les taupes ont laissé d'étranges messages dans les prés.
Je fais à manger pendant que les petites regardent les Indestructibles et Arthur une série américaine. Avant d'aller se coucher, les enfants reçoivent leur salaire dont Sandra retire ce qu'ils nous ont emprunté, dur apprentissage, surtout pour le mousse qui accepte mal le prix des bonbons de Charmey. On regarde cependant tous les deux les nouvelles sur une chaîne française. Un peu d'inquiétude, l'école reprend demain, pour tous les cinq.

Jean

Lève un oeil à 8 heures



Lève un oeil à 8 heures, un second à 8 heures 30, puis plus rien jusqu'à 10. J'en connais qui auraient vivement brandi un carton jaune, convaincus que ces heures perdues le matin sont des pertes sèches. Les poules, elles, sont déjà dehors, la porte du nichoir n'a pas été fermée, ce sont les petites qui ont joué hier et qui n'ont pas pensé au goupil. On se réjouit qu'il n'en ait pas été informé, on répète aux enfants les conséquences de tels oublis, sans y croire vraiment, persuadés que la meilleure leçon est donnée par les crocs du renard. Les crocus bleu pâle sont ouverts ; une fine pellicule transparente, veinée, colle au ciel. Cacao passera la journée dans son parc.
On charge la voiture et on file en direction de la Veveyse. Dans les champs, en bas, la terre humide des labours d'automne brille, il fait une dizaine de degrés. Plus haut, les herbes jaunies et sèches des pâturages poussent les restes de neige qui font comme des chapeaux.
De la neige il y en a un peu plus à Rathvel. Les raquettes aux pieds, j'aperçois Sandra en bleu, Lili et Arthur aussi, en rouge Louise, disparaître dans la petite foule qui attend au bas des installations, puis réapparaître sur le téléski. M'en vais derrière l'épaule du Niremont jusqu'à ce qu'on devine dans la brume le Léman, grimpe ensuite jusqu'au sommet, m'adosse au chalet en haut de l'arbalète, rejoint par des randonneurs puis par les miens. On pique-nique. En face, les coulées de neige ont sali les pentes de Teysachaux et de la Dent de Lys, mais les randonneurs s'y aventurent quand même.
On se sépare encore une fois et je plonge sur Semsales dans la neige lourde et grasse, saoulé par le soleil. Y suis comme convenu entre 15 heures 30 et 16 heures. Bois un thé dans un café qui accueille cet après-midi une poignée de vieux et de vieilles, babillards à l'excès et mauvaise langue. N'y reste pas. Je devine que la chaleur a incité les petits et Sandra à prolonger l'après-midi sur les pistes. Je lis en les attendant le Journal de Paul Klee sur le muret qui borde la place de l'église. Il se rend en 1890 de Berne à Soleure de nuit, pour gravir à l'aube le Weissenstein avant de se retrouver à 15 heures 30 dans une brasserie de Soleure, harassé par 13 heures de marche. Il repart pour Berne en train. Il a 21 ans.
On se retrouve à un peu plus de 17 heures devant l'église de Semsales, les portes grandes ouvertes, heureux d'avoir prolongé cet après-midi, les derniers sur les pistes. Retour au Riau avec des chants, ceux de Louise et Lili, et des plaintes, celles d'Arthur qui a mal à la tête.
Ce soir, parce qu'on veut faire de nos enfant des enfants de notre temps, on projette sur le beamer les Intouchables, un film qui ne fait pas de mal, qui nous rappelle à l'envi que les handicaps sont bien plus supportables lorsqu'on ne manque de rien, lorsqu'on dispose d'une maison, d'argent et d'assistance.

Jean



Les crapahutées de ces derniers jours



Les crapahutées de ces derniers jours dans le Val d'Entremont, alors que je n'en ai plus l'habitude, m'ont laissé une grosse fatigue. Sommeil ce matin. Quant aux enfants, ils ont retrouvé leurs jeux en-bas et s'occupent silencieusement. On ne fait pas de feu aujourd'hui, pour la première fois cette année et on déjeune sous le soleil à la véranda. C'est un crocus bleu qui a poussé près des rosiers, et une primevère dans l'angle de la maison. Sandra part en ville faire des courses avec les enfants.
Il fait 17 degrés lorsque je vais à Moudon me faire soigner une dent. Peine à identifier le moment du jour, je reprends le décompte depuis mon réveil, cherche un repère, puis un autre et, de fil en aiguille me voici parmi les vivants. A Moudon, les cloches sonnent, c'est Blanche qu'on enterre. Je jette un coup d'oeil dans la nef occupée par de vieilles personnes, une cinquantaine, la mort rampe, l'église semble petite et triste.
Je passe près d'une heure sur le fauteuil du docteur N, tendu comme une corde, devant d'exécrables gravures présentant des poncifs de Venise. Je comprends vite, à sa voix basse et à celle de son assistante, qu'il me faudra revenir. Dans une dizaine de jours.
Comme chaque fois lorsque je parviens sur le seuil de l'immeuble qui abrite le cabinet, j'ai l'impression délicieuse qu'une grâce m'a été délivrée en haut lieu. Et je me retrouve comme un sou neuf à l'air libre. Il fait 18 degrés lorsque je sors de la pharamacie, passe acheter du café à Vers-chez-les-Blanc avant de rentrer. On se retrouve tous dans le jardin, Lili nettoie l'abri près de l'étang, Louise a sorti le pousse-pouse dans lequel elle a installé une poule qui ne s'y plaît guère, puis Edelweiss qui y prend goût. Je brûle les branchettes qui sont tombées du tilleul pendant l'hiver. Sandra taille les arbustes et la lavande des plates-bandes, rempote des primevères.

Jean



Cher Pierre



Sandra me demande au réveil ce qu'il en était de la situation des Provinces-Unies, de l'Angleterre, de l'Espagne et de la France entre 1650 et 1750, c'est qu'elle lit un livre sur Newton. Je bégaie les Jacques et les Charles, Cromwell, les querelles religieuses, le catholicisme d'un des Jacques, mais lequel ? le second vraisemblablement, Marie et Guillaume d'Orange...
Qu'ai-je donc fait à l'école ? Regrette un instant de ne pas avoir assez étudié, assez souvent quitté le monde des vivants pour l'hiver du papier. S'enfermer dans un réduit, est-ce donc la seule manière de faire un peu de lumière avant que l'obscurité ne recouvre tout ?
Tandis que Sandra quitte la maison avec Arthur qu'elle va déposer au bus avant de filer au Mont, Louise égrène les notes du Printemps qui s'ajoutent à celles de la valse de Daniel Fortea. C'est bon. Il fait moins de 5 degrés sous zéro lorsque je la conduis au bus, je remonte, vérifie le vocabulaire que Lili vient d'écrire avec une application réjouissante. Elle enfile alors sa combinaison, brasse la neige jusqu'à ce qu'il soit temps de retrouver M. et descendre à l'école.
L'histoire me tiendra toute la journée. Je visionne en effet la seconde partie de La Prise de pouvoir par Louis XIV, une merveille réalisée par Roberto Rossellini en 1966. Je crois même que les élèves de la classe 9 n'y sont pas insensibles.
Je passe à la salle des maîtres où une espèce d'incompréhension règne, toujours la même ritournelle. Nous souhaitons faire le bien des récalcitrants, on leur donne des lecons de morale. Ou on les punit. Alors qu'en toute bonne logique il faudrait alléger leur tâche, les libérer de tout ce qui pourrait faire obstacle à une manière différente d'entrevoir les choses. Pour qu'ils disposent, légers, d'un peu plus de lumière. De cela nous ne voulons pas, Alors on rabâche. Ces discussions ne servent à rien, pas assez de hauteur, de détachement. M'en vais avec la certitude qu'il convient de désencombrer la chemin de celui qui a renoncé, d'en retirer les objets contre lesquels il va buter et dont il va se servir pour édifier une barricade toujours plus haute.
S'il y avait de l'huître dans le paysage d'hier, il y a de la cassata aujourd'hui, du froid mêlé à de la douceur, air vanillé et soleil confit, il y a eu du ménage dans le ciel, les flaques recueillent le solde et l'herbe fait son trou. Rien à manger à midi, un morceau de pain et un verre d'eau.
Drôle d'épisode pour terminer la semaine, un élève d'une quinzaine d'années est penché sur un livre emprunté à la bibliothèque, un bel ouvrage illustré, papier glacé. C'est vendredi après-midi, l'adolescent est fatigué, il interrompt sa lecture et rabat le coin supérieur de la page de droite, le lisse soigneusement et ferme son livre. Je le regarde stupéfait. Il m'explique le plus sérieusement du monde que c'est une technique pour retrouver plus facilement la page. Ne trouve pas de réponse. Me voyant bouche bée, il m'explique que ça ne le dérangerait pas qu'on fasse comme lui, mais il comprend aussi que cela puisse déranger. Je le conduis à la bibliothèque pour qu'il en discute avec l'une de nos deux professionnelles.
En fin d'après-midi, on va faire le petit tour sous le soleil, Louise, Sandra et moi. Lili reste seule à la maison. 
J'apprend ce soir que François Bon s'est fait remettre à l'ordre à cause de sa traduction du Vieil homme et la mer. Gallimard aurait encore des droits sur ce texte et ses traductions. On voit bien les motifs commerciaux, on voit mal les raisons littéraires de cette grande maison. Retenir les choses dans son giron ? Interdire qu'on aille de l'avant sans elle ?

Jean


Je quitte ce matin la Tzavannes



Je quitte ce matin la Tzavannes tandis que Sandra, Valérie et les autres terminent les rangements. Me sens à nouveau un peu coupable. Chausse mes raquettes pour retrouver les traces de mon expédition de dimanche passé, passe le torrent de l'A disparu dans la neige. Puis tire au sud, peu avant le Roc de Cornet, sur un chemin qui rejoint par les bois le Tomeley, au bout de l'arête, l'entrée de la Combe, avec à l'ouest la Tour de Bavon. J'aurai gagné près de 400 mètres d'altitude et une belle fatigue. Le coup d'oeil vaut la peine et nous inviterait à poursuivre. Le danger est trop important, des coulées de neige ont fini leur course dans le lit du torrent. Ne m'y attarde pas. Longe le bisse de la Tour, invisible à cette époque de l'année, je croise deux vieilles personnes fluorescentes qui se rendent au Tomeley. J'avance péniblement, les raquettes dans cette neige ramollie suffisent à peine, je décide de rejoindre le télésiège qui me conduit au Bar des neiges. Il y a du monde, on y sent l'excitation des foules exigeantes, chacun se croit plus important que son voisin. On mange tous ensemble une dernière fois avant de se séparer.
Peu de trafic sur les routes, j'essaie de remettre à leur place les montagnes qu'on laisse derrière nous. Esquisse dans la tête la carte vivante de mes balades.
Coup d'oeil en arrivant, les crocus jaunes sont au rendez-vous devant la véranda. J'en compte quatre, les photographie. L'eau coule à la fontaine, il y a un air de printemps. Sandra part pour Moudon avec Louise pour faire de la physio. Lili reste à la maison pendant que je vais récupérer Arthur à Ropraz. Son camp s'est bien passé, ils sont allés voir la mer à Marseille. Le mousse a pris quelques centimètres supplémentaires. Il boîte, mais l'orteil qu'une marche d'escalier a maltraité, ne l'a pas empêché de faire du vélo.

Jean



Jacques Dupin à André du Bouchet



Deux mélodies soudain flambent
deux pas encore
il se retourne
ne voit que leurs cendres
.

C'est ce qu'aurait dit Jacques Dupin à André du Bouchet, un matin, de mémoire. Lequel n'aurait rien ajouté. De cela personne ne s'est avisé, la mer non plus.

Jean Prod’hom

48.1



Une passerelle par-dessus le torrent. En haut la montagne en bas la plaine. Un aveugle sur le chemin de halage, avec le fleuve, le vent et le soleil qui fait fondre la fausse monnaie.

Jean Prod’hom

Même dispositif que la veille



Même dispositif que la veille, tout le monde sur l'Alpe. Quant à moi, je descends avec mes raquettes sur Dranse, par le Roc de Cornet. Fais une halte Chez Petit. Il y a foule devant le chalet-d’en-bas, une foule qui se disperse, les uns vont à Liddes, d'autres à Bourg-Saint-Pierre ou Martigny. Je parle un peu avec J.-L. qui reste seul, il est à l'AI. Il me raconte que lui et ses frères et soeurs ont laissé aller le domaine depuis 2007, lorsque ses parents sont décédés. Aujourd'hui il ne fait rien, il marche parfois jusqu'au contour, c'est sa promenade. A midi et le soir il va manger chez sa soeur à Liddes. L'idiot est désarmant de tranquillité, si attachant que je ne sais comment demeurer un instant encore avec lui. Je lui demande s'il sait apprivoiser les chevreuils ou les chamois. Tu vois, qu'il me dit, le jour ils ne sont pas là, ils sont craintifs, ils se cachent dans la forêt. Et la nuit on ne les voit pas. Je ne sais pas pourquoi j'aime tant les idiots, ces assistés qui ne seraient rien sans nous. Mais que serions-nous sans eux, sans cette tranquillité, cette paix qu'ils mettent dans tout et qui ne les touche pas ?
Je rejoins le lit de la Dranse après le terrain de foot et la déchèterie, Marche deux bonnes heures sur un sentier qui la longe. Ne rencontrerai qu'une dame de Bourg-Saint-Pierre et une fille qui ne lui ressemble pas. Elle y a vécu toute sa vie, mais il y a quelques mois, elle et son mari ont décidé de partir, en deux étapes. C'est pas simple de quitter son pays. Ils ont vendu leur maison d'en-haut et ont emménagé à Liddes. Avant de trouver un appartement dans la plaine à Martigny. Elle a le visage triste des gens qui sont nés dans le regret, qui ont vécu dans une immense solitude, avec à fleur de peau une gentillesse que les autres n'ont pas.
Un rapace quitte le nid d'aigle situé sur une falaise du côté d'Azenin, il plane en piquant droit sur la Combe de l'A. C'est un aigle.
Bois un café à Bourg-Saint-Pierre, m'informe d'un bus, rien avant une heure. Je rejoins la route que descend du col et demande à un inconnu qui sort d'un bistrot de me ramener à Liddes. La cinquantaine, satisfait de ce qu'il est, de Bex où il vit. Mais il ne comprend pas pourquoi certains vont à pied, dans la neige, montent au sommet des montagnes pour finalement en redescendre. Renonce à lui répondre.
Sandra vient me chercher à Liddes, on boit un verre de vin blanc avant de remonter à Vichères. Tout le monde est là. La vie communautaire reprend.

Jean



Le ciel est tout entier dégagé



Le ciel est tout entier dégagé. Descends à Liddes chercher le pain commandé hier à l’épicerie d’en-haut, je bois un café à l'Hôtel de la Channe. Le patron aux allures d’Hells Angels et son employée qui vient des Antilles remettent de l'ordre dans le café laissé dans un sale état hier soir, on y sent la fumée froide. Le patron aimerait tendre un tissu à motifs sur l'un des murs de la grande salle, quelque chose de bien, quelque chose de beau, un tissu avec des têtes de cerfs, de chamois et de chevreuils. Ou quelque chose qui rappellerait le Brésil, la plage, le soleil, les femmes. Je reviendrai voir l'année prochaine, en attendant je regarde de l’autre côté la route qui monte à Bourg-Saint-Pierre, des enfants jouent dans la cour. Les petits Valaisans n'ont pas de vacances.
On part tous en fin de matinée pour les Bains de Saillon. Je goge deux heures devant le Grand Muveran, la Dent Favre et les Dents de Morcles. Avec au premier plan la passerelle qu'aurait emprunté Farinet, le généreux faux-monnayeur, pour aller se cacher dans les plis des gorges qui descendent du sommet de la montagne.
On partage pain et chocolat sur une place de jeux, sous le soleil, Il fait une douzaine de degrés. Je guette, toujours pas de fleurs, mais les rosiers sont partout taillés. Quelques vignerons s’affairent au pied des ceps de leur vigne. On monte sur la colline de Saillon d’où l'on aperçoit quelques restes des fortifications médiévales, et la plaine du Rhône qui n’est, lorsqu'on la traverse, qu’un chantier en désordre, à l’abandon, friches industrielles ou serres abandonnées, mais qui se révèle, vue d'en haut, vaste pays de cocagne couvert de vergers, abricotiers, poiriers, pommiers, pruniers,...
On fait une halte à Martigny. Sandra y achète des verres de protection, le soleil est vif et la neige fait le reste. Après le repas, vautrés sur des matelas, on regarde Vacances romaines, le film de William Wyler.
J'ai bien regardé aujourd'hui, pas de crocus, – on est pourtant à deux pas des Folaterres et de son climat d’après Valence –, ni primevères ni jonquilles.

Jean



Il y a la généralisation de la priorité à droite



Il y a la généralisation de la priorité de droite
les narcisses
les mésanges
il y a les raccourcis
la fonte des neiges
le bruit de la clé dans la serrure
il y a le revers de ce qu’on croyait savoir
il y a les points d’orgue

Jean Prod’hom

Le soleil se glisse par la petite fenêtre



Le soleil se glisse par la petite fenêtre serrée à l’angle de la charpente. Un oeil et une oreille pour constater que les enfants ne nous ont pas attendus pour démarrer leurs grands travaux. Il fait 4 degrés en-dessus de zéro lorsque Sandra et les autres montent skier au pied de Bavon. Il est près de 11 heures 30 lorsque je me saisis de ma seconde paire de chaussures et de mes raquettes.
Départ devant le chalet, à 1400 mètres, arrivée à Plan Monnay à 2100 mètres, en contournant la croupe qui retombe sur Orsières, dans les sapins et les mélèzes. Mais il reste beaucoup de place encore pour les chevreuils et les chamois dont on voit les traces se croiser en tous sens. on marche dans une succession d’ouvertures. Les Alpes ont un petit air de Jura à cette altitude. Les branches des épicéas chargées de lourdes grappes de pives touchent du bout des doigts la neige abondante encore. Ailleurs des mélèzes soufflés par le vent s’appuient les uns contre les autres et tiennent en équilibre comme un mikado géant. On entend les mésanges, puis on les aperçoit avec du soleil sur les ailes.
Le chemin débouche face au Catogne. On devine le Rhône, son coude sous Morcles, le début du val de Bagnes, les Dents du Midi à l’ouest. Au nord-est l’extrêmité du domaine skiable de Verbier avec un voile de couleur douteuse. Je n'entends par moments que le frottement des raquettes sur la neige dure, c’est comme le bruit d’un papier de verre 80 sur du bois tendre. Je longe par l’est les rochers du Grand Paray d’où les yeux plongent sur le Val Ferret, Praz de Fort et Issert. On devine la Fouly au bout de la route rectiligne qui se perd dans les bois que traverse l’autre Dranse que surplombe de l’autre côté le Mont Dolent, les Planereuses, la Petite Pointe, la Grande, le Clocher. Derrière le dédale des petits cols, la cabane de Saleina, son glacier, sa fenêtre par laquelle on rejoint le Plateau de Trient où je n’irai plus. De l’autre côté le fond de la coquille du Grand Combin. Le vent du nord a brodé d’est en ouest, à même le ciel, une longue bande de laine blanche dont les mailles filent. Ma journée est faite.
Descends en une petite demi-heure sur le domaine skiable, y retrouve les filles au bas du téléski. M’installe sur un transat pendant que les uns et les autres, en petit nombre, montent et descendent.
Il me faudra moins d’une heure pour rejoindre Vichères, en partie sur le postérieur, dans une semoule printannière, lourde et froide.
Puis la vie collective reprend ses droits.

Jean



Il sonne deux coups à l’église de Liddes



Deux chaises récupérées à la déchèterie, bancales, marron et vis apparentes encadrent une table de fer au pied forgé, rongée par la rouille, couches successives d’antirouille et de vernis turquoise. Je m’assieds sur celle de droite, lui manquent deux traverses, dépose ma veste par-dessus un cendrier rempli de mégots détrempés. Derrière, la vitrine d’une épicerie fermée depuis midi. Tout autour le soleil qui fait fondre l’hiver dans un décor de village oublié. La terre apparaît par endroit, une odeur de renouveau sans jonquille ni primevère. Des confettis macèrent dans le bassin. L’eau de la fonte est partout, mousse sous les roues des véhicules en contrebas, glougloute dans les descentes de chenaux, cuivre percé, tôles acides, glisse sur les lauzes, conduits obstrués par les épines des mélèzes, on entend le travail en-dessous des regards de fonte, l'eau coule épaisse au goulot des fontaines.
Me trouve dans une boucle, personne, dedans un lac, l’eau fait le reste, verse vers l’aval dans le lit de la Dranse, Orsières, Sembrancher, Martigny et le Rhône. Ne cède pas à la pente naturelle, mais remonte à contre-courant, sans effort, repassant par d’autres stations jusqu’à ce lac d’altitude en quoi consiste l'enfance. Pas de retenue, un carnaval silencieux, il sonne deux coups à l’église de Liddes.

Jean Prod’hom

Le bruit des petirs



Le bruit des petits, tantôt ici tantôt là, colonise les dortoirs avant de nous parvenir étouffé d'en bas. Une tête apparaît de temps en temps entre deux des poutres de la lourde charpente pour s’assurer que nous sommes bien là. Sandra a reçu un message d’Arthur, peu de mots, ils s’amusent, ils sont 4 dans la chambre, ceux avec lesquels il souhaitait passer cette semaine.
Le bleu s’est établi au-dessus de nos têtes et ne va plus nous quitter de la journée. Il est 11 heures lorsque Sandra, les filles et tous les autres quittent la Tzavannes pour les pistes. Je mets à jour ces notes et vais de mon côté.
A l’aveugle en direction du Petit Vichères, dans un peu de neige, dure, sans les raquettes dont j’ai fait l’acquisition hier. A quoi bon, je fais le pari idiot que le chemin que j'avais emprunté cet automne est un chemin également très utilisé en hiver. Prends conscience rapidement que je me suis trompé. M’enfonce toujours plus, mais avec la certitude qu’en rejoignant le chemin qui vient de l'entrée de la Combe de l’A, tout va s’arranger. Et bien non, j’enfonce un peu plus encore, jusqu’au genou lorsque j’arrive au Roc de Cornet. M’inquiète mais prends conscience rapidement que Dieu a bien fait les choses, deux jambes pour avancer et un entrejambe pour ne pas disparaître au centre de la terre.
Le hameau de Chez Petit paraît bien lointain, je prends alors le parti de me glisser sur le postérieur jusqu’à la route. J’y parviens après une demi-heure de reptation pénible, mouillé jusqu’à l’os, soulagé de mettre le pied sur le bitume noire sans avoir perdu quoi que ce soit. Me promène dans le village de Dranse avant de remonter jusqu’à Liddes. La patronne de l’épicerie du bas a fermé son magasin, il y a peu de passage. Vais voir les morts qui sortent la tête de la neige, au-dessus du cimetière le clocher de pierre entre comme un pic à glace dans le ciel bleu.
En redescendant à Dranse, croise trois vieux qui se promènent, un peu las, ils finissent leur vie dans un des chalets silencieux qui serrent les coudes sur la rive gauche de la Dranse, dans l’ombre. Leurs enfants vivent à Genève ou Martigny, eux sans voiture, une demi-heure à pied pour aller faire des courses, mais sans rancune, sans arrière-pensée, sans plainte.
Je remonte dans l’ombre de la Tour de Bavon, avant de retrouver une coulée de soleil couchant dans le virage qui précède Vichères. Songe aux vignes au-dessous de Ravoire, on les retrouve là, dans l’allure des vieux mélèzes moussus et barbus, vert de pierre, gris lichen. Mais on aperçoit au-dessus des vieilles branches du bas les nouvelles pousses fines, jeunes, presque transparentes, innombrables bourgeons prêts à faire éclater leurs épines vert d'or.
Sitôt arrivé je jette mes chaussures de marche, vieilles et détrempées, irrécupérables. Je me promets de prendre désormais mes raquettes.
Après le repas, notre amie pédiatre parle des héritages familiaux, on discute, on dresse la carte des blessures. Avant de m'endormir, je me souviens d'un ouvrage de Serge Tisseron qui se déplace depuis plusieurs années d’un rayon à l’autre de la bibliothèque et qui me fait signe.

Jean



Ce matin



Ce matin, Sandra a accompagné Arthur à Ropraz et l'a remis aux mains de René et Jean-Daniel, ceux qui nous relaient chaque semaine pour faire grandir le mousse loin de nous. Ils emmènent ce matin les trialistes de Passepartout dans un petit bus pour un camp d’entraînement d’une semaine près de Marseille. Je ne l’aurai pas vu lorsqu'il part, affairé au fond du lit à éponger la fatigue accumulée la semaine passée à Berne.
Lorsque je descends, Sandra prépare la bolognese, pour ce soir à Vichères, et les sacs. Me sens coupable de ne pas en faire assez dans la maison. On déjeune debout.
Les poules sont agressives, leur enclos est étroit. Elles voudraient sortir, élargir leur espace vital. Il faudra qu’elles attendent la semaine prochaine. Je remplis leur mangeoire et l’abreuvoir, ramasse un oeuf, rince l’arrosoir au goulot généreux de la fontaine. Je charge dans la 807 les skis et les souliers, les bâtons, les sacs de couchage.
Lucette et Michel passent en coup de vent. Lucette a besoin d’une signature de Sandra pour des travaux touchant l’immeuble dans lequel elle et son mari ont fait la boulangère et le boulanger. On passe avant de partir à la déchetterie.
Ai décidé de ne pas skier cette année, en sont responsables mon dos et une envie réduite de m'adonner à cette activité qui me laisse toujours plus sur ma faim. Louise dort dans la voiture. On s’arrête à Martigny où je me procure des raquettes, c’est la fin de la saison, elles sont à moitié prix. Il est 14 heures, on s’arrête dans un tea-room pour croquer dans des canapés et les filles salivent devant des tartelettes aux framboises. Et bien n'hésitons pas.
Les vignes en-dessous de Ravoire ont la couleur de la pierre. On imagine difficilement que quelque chose puisse sortir de là, tant l'alignement des plans, la scansion des échalas et le gris des murets des parcelles semblent étrangers à toute idée de fertilité. La proposition d’aller jeter un coup d’oeil à l’exposition de Bieler ne trouve aucun preneur, c'est l’avant-dernier jour. On passe sur les hauts d’Orsières et, du dessus des toits de lauze d’où sort la tête du clocher de l'église, il me semble impossible de vivre. Je sais pourtant qu'il suffirait que je me glisse dans les ruelles pour penser exactement le contraire.
On achète quelques salades dans l’épicerie de Liddes avant de rejoindre Vichères de l’autre côté de la Dranse. Nous sommes parmi les premiers à la Tzavannes. Quelques mots avec le propriétaire qui nous avertit que le temps n’est pas propice pour remonter la Combe de l’A, les avalanches pourraient descendre de la Tour de Bavon, mais surtout de la Crêta de Vella. Le temps s’est couvert. Nous sommes bientôt tous réunis autour d'un plat de pâtes.

Jean



Dernière journée à Berne



Dernière journée à Berne. Les élèves sont aux mains de la liberté, ils la méritent. Je leur ai fait les recommandations d'usage et vais me promener dans la direction opposée. Prends le bus 12 à la Zytglogge jusqu’au terminus, mais le Centre Paul Klee n'ouvre ses portes qu'à 10 heures. Je me promène autour des collines d'acier et de verre, avec le soleil, puis traverse le cimetière. Il règne un sain désordre dans le quartier des enfants, plastiques tapageurs, peluches et babioles, pierres et bouts de bois. Immobiles, vieillis. On devine les plaintes des parents qui en appellent au bon sens, mettez un peu d'ordre dans vos affaires ! ils finissent par élever la voix, les enfants ne les entendent pas, bien loin déjà, dehors avec ceux qui ne sont plus là.
Traverse le parc de sculptures, fers et bronzes raides dans la verdure, elles sont presque de trop entre la saignée de l'autoroute et la barrière des Alpes qui ferment l'accès au sud.
Je bâille à trois reprises, de plaisir d'abord, sur un banc au centre de la salle Müller, avec des images devant, la tête dans les mains. M'endors. Quelques minutes peut-être. Vais faire un tour, passe à la boutique où je fais l'acquisition du Journal de Paul Klee que Klossowski a traduit. En lis quelques pages sur le banc abandonné il y a un instant, un peu de déception, liée peut-être à la fatigue qui m'oblige à fermer les yeux pour la seconde fois, avec des peintures tout autour que je devine et visite comme si elles n'étaient pas là. Je rêve ou me souviens de ce qui s'est peut-être passé avant qu'il y ait quelque chose, et la décision de le montrer, de le faire advenir pour s'assurer qu'il ne pouvait en aller autrement.
M'arrête au retour à la Bärenplatz. Berne, c'est Fribourg en un peu plus grand, l'Aar et la Sarine se copient. J'hésite puis renonce à descendre prospecter sur la grève intérieure de la courbe du bout de la ville, un endroit propice à la récolte des restes de la vaisselle du monde.
Le carnaval se prépare, les hommes sont parés, fardés, déguisés. Mais quelque chose cloche. Je m'en rends compte plus haut dans la ville : les gens ne sont pas ivres.
Dans la cathédrale on entre désormais par la boutique obligeant le visiteur à capitaliser les souvenirs des mystères avant de s'en approcher. Demain, il nous faudra payer pour prier.
Près du choeur, les départs des voûtes d’arête sont appuyés sur des culots ornés de sculptures colorées, où je retrouve les Bernois de carnaval, mais grimaçants, souriants, ivres. Une Déposition dans le bas-côté gauche de 1870, oeuvre d'un admirateur du Bernin, fait voir sur ses flancs la double blessure : celle du corps, celle du marbre.
On se retrouve devant l'Arena mais les modifications du réseau des transports publics imposées par le carnaval du week-end ne nous facilitent pas la tâche. On manque de rater le train, la chance en a voulu autrement, tant mieux. Les visages sont fatigués, je somnole entre Fribourg et Chexbres, m'étonne comme toujours lorsque la vue embrasse le lac. On se sépare dans le grand-hall. Je récupère la voiture de Sandra derrière le cimetière qu’a ramenée Michel, hier ou avant-hier, après les réparations.

Jean



CI



En brûlant les livres de la bibliothèque de son salon, Jean-Rémy crut pouvoir supprimer son ignorance. Il y parvint.

Jean Prod’hom

Gaël



Gaël, dont je n'ai pas vu le travail hier soir, se réveille plus tôt ce matin. Il me soumet son intervention rédigée la veille, un peu gauche mais excellente. Nadia, notre accompagnatrice nous rejoint sur son vélo, emmitouflée, le nez rouge, grosse couverture nuageuse et froid. On part pour le centre-ville, le tram numéro 9 d'abord, le bus 11 ensuite jusqu'au quartier des ambassades, au sud-est de la boucle de l'Aar. Petit bonheur loin des abris, le jour, l'air libre.
Le quartier des représentations ne paie pas de mine, sans caractère, villas cossues et modestes immeubles résidentiels. Devant l'ambassade de Turquie une famille attend, patiente derrière un grillage édredon et sacs de voyage à la main. A côté des militaires armés, devant le portail central une voiture de police. La petite porte voisine s'ouvre à notre demande et le premier conseiller de l'ambassade nous accueille, nous introduit dans le hall, le dispositif de sécurité doit être en panne. Il improvise un discours, évoque à voix basse sa fonction et celle de ses collègues, sous le portrait de Mustafa Kemal Atatürk qui surveille les entrées et les sorties. Notre guide parle à voix basse, comme s'il n'avait pas remarqué que nous étions là, comme s'il se parlait à lui-même ou à la postérité, il remercie naturellement la Suisse et ses bons offices, nous rappelle que Lausanne a accueilli une conférence en 1923 au cours de laquelle les signataires abandonneront le traité de Sèvres qui avait décidé du sort de l'Empire ottoman à la fin de la Grande Guerre et reconnaîtront les frontières encore actuelles de la Turquie. Il vante les charmes de Montreux où, en 1936, la Turquie rétablit sa souveraineté sur le Bosphore et les Dardanelles, commente les accords de Zurich qui réévaluent, à la baisse, le rôle des Britanniques dans le dossier de Chypre. C'était en 1959.
Il nous conduit ensuite le long des couloirs de la section consulaire, on y passe en coup de vent. Les employés y arrivent au compte-gouttes, les mains vides, dans cette bâtisse un peu poussiéreuse que l'on quitte bientôt pour la résidence de l'ambassadeur, de l'autre côté d'une pelouse amaigrie par l'hiver.
Mobilier en chêne, grande table chargée de victuailles. Le conseiller, en bout de table, interroge les élèves sur la vison qu'ils ont de la Turquie, ils n'en ont pas véritablement une. C'est beaucoup trop le demander. En ai-je une ? Mais je devine l'entreprise du bonhomme, il a envie de nous dire que la Turquie n'est pas celle que l'on croit, souhaite redresser nos images d'Epinal. Je le lui accorde bien et le regrette, mais je n'y puis rien : le Turc est fort comme un turc, c'est ainsi, l'école n'a pas été inventée pour se défaire de nos fantômes mais pour les faire renaître. Alors je lui raconte, un peu par provocation, que les élèves helvétiques ne croisent que très peu l'histoire de la Turquie et de l'Empire ottoman. Il y a bien sûr Troie, mais Troie c'est l'Asie mineure, et l'Asie mineure c'est le miracle grec. Il y a les croisades, la prise de Constantinople en 1453, les Ottomans à la porte de Vienne en 1683. Bref une histoire qui ne leur fait pas la part belle. Le temps passe en parlotes tandis que les gosses goûtent sans perdre une miette aux plats que le cuisinier de l'ambassade a préparés.
Passe l'ambassadeur, un bref instant, pour nous faire voir qu'un conseiller d'ambassade peut être obséquieux. C'est au tour du fils en vacances en Suisse, il fait ce qu'il faut faire pour déguerpir au plus vite mais avec les manières. La femme enfin, en poste diplomatique à Ankara, qui profite de notre attention pour vanter les merveilles de la Turquie, le soleil et la plage. Venez ! venez l'été prochain ! vous êtes tous les bienvenus sur les plages de l'Anatolie.
Pour l'instant il nous faut filer sur la place fédérale ou Samuel Schmidt, les responsables du nouveau sponsor, La Mobilière, ceux de l'association Ecoles à Berne nous attendent pour des interviews et des photos. Une journaliste des radios romandes interrogent quelques élèves. 
Au moment où il nous faut entrer dans le Palais fédéral, H. et M. sont absentes, on les recupère grace à nos portables. Plusieurs parents sont arrivés, le directeur et S. sont également là. Beau débat, parfois convenu mais belle tenue de chacun, fierté des parents.
Sur le mur contre lequel est adossé le bureau du Conseil, la fresque de Charles Giron : le lac des Quatre-Cantons, les pâturages, l'allégorie de la paix confondue dans les nuages qui surplombent Schwytz, le chemin jusqu'à Brunnen, emprunté lors de ma balade juqu'à Sils Maria. Cachée derrière les Mythen l'abbaye d'Einsiedeln et le chant des Bénédictins qui m'avait tant boulversé.
Je suis assis devant le pupitre 188 du Conseil national, fermé à clef, j'entends pourtant les mandibules d'un animal qui ronge le bois. M'inquiète. On m'apprend qu'il s'agit du bruit d'un appareil électronique oublié par le Conseiller national dont j'occupe la place.
Retour avec le tram 9. Repas de cantine, discours de clôture. Épuisé. Enfin au lit.

Jean



C



Fanfan a voulu donner son corps à la science. Mais la Faculté n'a rien trouvé de bon chez le bonhomme. Coup de téléphone à la veuve :
– Si vous voulez bien le récupérer ...

Jean Prod’hom

Il y a des voix qui sonnent juste



Il y a des voix qui sonnent juste, celle par exemple du conseiller national Christian van Singer rencontré ce matin dans la salle de commission numéro 3 du Palais fédéral, un militant vert honnête, indépendant, phrases courtes, propos sans ambiguïté apparente, sans exagération ni pathos. Avec ce petit air désespéré qui donne un peu de lest aux discours si souvent creux des politiciens, sourcils à la voûte surbaissée, un homme d'un certain âge qui n'a au fond plus rien à perdre, qui ne tient pas à gagner des majorités. De ces gens qu'on imagine ailleurs que dans l'arène politique, sans grande efficacité - ou souterraine - dont la rencontre ne produit pas d'autre effet que le rappel qu'ils existent.
Malgré le froid, cinq degrés au-dessous de zéro, on vit à l'intérieur de soi un temps de primevères, c'est à cause du ciel et de l'étrangeté des lieux, perceptible tout autant derrière le vitrage du café de l'Arena que sur l'esplanade du Palais fédéral. Mais aucune fleur ne se fait voir, on les attend, ce sont des mouchoirs en papier froissés qui traînent dans les jardinets qui s'étendent au pied du mur de soutènement de l'esplanade. Je cherche encore, pas de jonquilles, elles auraient déjà dû apparaître si les choses suivaient le cours de nos désirs.
H. a oublié le cadeau qu'elle a acheté pour Christian van Singer, je retourne au bâtiment de la Zivilschutzanlage pour le récupérer. Je surprends ce lieu qui ne s'attendait pas à mon retour, je ne devrais pas être là, profite sans modération du plaisir qui m'est donné de voir ce que je n'aurais pas dû voir, voir les choses telles qu'elles sont quand je n'y suis pas, c'est-à-dire un peu comme la première fois, ou à revers. On peut, je crois, être dedans et dehors, à certaines conditions que je commence à apprivoiser.
Dans le tram 9 qui me ramène au Palais, une vieille dame me sourit, elle cherche à lire ce qui est écrit sur mon badge. Je lui souris mais hésite pourtant à lui faire voir distinctement ce qui l'intrigue, inquiet de ne pouvoir lui répondre si elle m'adresse la parole. Elle a la peau sur le visage, fine et presque bleue, un ours doré à la feuille épinglé sur le col de son manteau de laine, vert militaire. On voit les os de son crâne, ses mâchoires animales, les orbites de ses yeux. J'aperçois l'objet vers lequelle elle tend. La mort qui rôde n'empêche pas qu'on se sourie.
J'entre dans le Palais avec mon appareil de photos, interdit dans le saint des saints politiques, pour faire quelques photos de la salle de commissions, des élèves avec Christian van Singer.
On se donne rendez-vous à la Zivilschutzanlage, je m'écarte alors du chemin qu'empruntent les élèves en me laissant dériver à l'arrière, fais une photo du Kornplatz aperçu ce matin, dans le soleil et sous les arcades, juste après le pont qu'emprunte le tram numéro 9 pour franchir l'Aar.
Toute l'après-midi et le soir à aider les élèves à rédiger les interventions de demain, j'en sors défait. Puise toutefois encore, dans le peu qui me reste, ce qui me manque pour écrire ces notes.

Jean



A.17



Une constitution fournit à l'homme des idées régulatrices, si bien que les principes qui la constituent n'ont pas force de loi. Leurs pouvoirs sont ceux de la poésie, ils obligent à ouvrir le compas de notre esprit. Leur empan est comparable à celui des énigmes.

Jean Prod’hom

Il y a les passions souveraines



Il y a les passions souveraines
les petits déjeuners
les bréviaires
il y a les rêveries du promeneur solitaire
les couteaux de poche
les échanges bilatéraux
les idées de portée générale
le regard éloigné
le causse Méjean

Jean Prod’hom

Dans le bus



Dans le bus qui me conduit du Mont - où j'ai laissé la Yaris - à la gare, un homme revenu de tout, des vagues immobiles sur son front plissé, un visage fait de plaques se chevauchant ici, se repoussant là, me renvoie à la tristesse des zoos, la solitude des pachydermes. Il descend du bus avec une grosse serviette noire, lourde de papiers qui le tiennent en équilibre, ils font corps tous les deux, c'est un homme honnête bâti par le travail.
Quelques degrés sous zéro, le ciel indécis. Je croise quelques anciens élèves dans le bus, ils vont au gymnase, ça va au pas, les gestes mesurés, l'enthousiasme en berne.
Des clients fument adossés à la grande baie vitrée du Buffet de la gare, c'est la loi. Assis dedans j'apprends dans le 20 Minutes que le Traquet moteux fait plus de 30'000 mille kilomètres chaque année. Ne sais pas bien pourquoi, mais cette nouvelle me réconcilie avec la ville. Les fumeurs rentrent refroidis, avoir cessé de fumer est peut-être la seule chose que j'aie faite en connaissance de cause et que je conduirai peut-être jusqu'au bout, un acte libre.
A l'angle formé par l'avenue Ruchonnet et l'avenue William-Fraisse, le soleil éclaire soudain la proue d'un vaisseau immense qui fend l'extrémité de la Place de la Gare. On est tous là, les élèves silencieux mais les formalités m'auront volé le voyage en train.
Coup de solel sur la Guisanplatz à Berne, les travaux de notre session parlementaire peuvent commencer. Mais je sens que la fatigue me gagne déjà. Pas le temps de prendre un peu de temps dans la vieille ville. On passe l'après-midi dans une caserne pour l'élection de la présidente et de la vice-présidente du Conseil, la fraction du Mont rate de peu la présidence, mais emporte de haute lutte la vice-présidence.
Sandra m'a laissé un message, la 807 est en panne, je l'appelle, elle a pu récupérer la Yaris au Mont. Pour le reste tout va bien. Des travaux ce soir encore avec les présidents des fractions et les présidents des commissions. L'impression pourtant de n'avoir rien pu entrependre librement me pèse avant de me coucher, sous terre, dans l'un des innombrables dormitoirs du réduit national.

Jean


48



Les grognements du sanglier, les cris de la fouine, les grincements de la chauve-souris couvraient autrefois le bruit sauvage que faisait entendre sur le parchemin la plume saturée de fiel des poètes. Ce sont les coups de becs du pic contre l'arbre mort qui couvrent aujourd'hui les activités illicites des poètes, leurs doigts gourds martelant sur leurs machines une étrange litanie, celle des tweets désespérés.

Jean Prod’hom

Arthur est réveillé



Arthur est réveillé lorsque je me lève à 6 heures et demie, le ciel est dégagé, on part à 8. Petite halte à la COOP de Charmey où le mousse ajoute à son casse-croûte un paquet de bonbons qui n'était pas prévu. Lui retiens la somme sur le salaire que lui vaudra le ravitaillement en bois du mois prochain. Son forfait ne me fait pourtant pas hésiter, je le confie aux amis du club de trial. Il fait grand soleil.
Sors de Charmey par le chemin de la Petite Fin, passe sous le parc à biches, les clôtures ont été déposées. D'en haut on voit le gâchis de la police des constructions. Aucun propriétaire ne s'en cache, chacun en fait à sa tête, veut s'émanciper des idées que la pratique du lego lui a imposées, il y a choisi une construction aux normes minergie, aux formes originales, à l'orientation originale, si originale que toutes ces bâtisses se ressemblent ou ne ressemblent à rien, un chantier où tout semble en sursis. Tout indique que rien ne durera, resteront des ruines trop jeunes pour être crédibles.
La neige fond, fait la place à l'odeur de la terre, quelque chose de la pourriture sur les bas-côtés, la sève aussi, le souvenir du trèfle alpin, l'odeur de résine surchauffée, quelque chose qui rôtit. Plus loin un bassin à l'eau généreuse où je fais le plein, des pains de glace tout autour.
Entame alors 400 mètres de montée dans la neige de printemps, sans rien à me mettre sous les pieds, j'enfonce, brasse la neige, il en est tombé là bien plus qu'au Riau. Me faut-il accélérer l'allure et transpirer, m'alléger ainsi en espérant que le manteau neigeux tiendra ? Des sportifs correctement chaussés, raquettes ou peaux de phoque me dépassent allégrement. Songe à acquérir dès demain une paire de raquettes.
Il me faudra deux bonnes heures avant de parvenir à Vounetz, sur les boulevards offerts à ceux qui n'ont pas d'ailes. Sandra et les filles ont rejoint les skieurs. Je leur envoie un message depuis le téléphone que j'emporte pour la première fois. Ça marche, on se retrouve tous pour le repas de midi, il est une heure.
Décide de redescendre par le même chemin, R. et son frère m'accompagnent. Le premier a des raquettes, je l'observe, ma décision est prise.
A Montminard, entre Vounetz et Charmey, on retrouve la fontaine, le soleil a fait fondre les pains de glace. Victor attend sur un billot d'épicéa la Saint-Joseph. On discute, il a travaillé une grosse partie de sa vie à la scierie, il n'aime pas l'hiver, c'est pour cela qu'il est là, il attend le 19 mars. Il aime les longues marches, partir de nuit, thermos et viande séchée. Je lui demande si je peux faire une photo, oui mais ça coûte de faire le mannequin. Je lui propose un verre à Charmey, ah ! moi les bistrots, faire le mannequin, à 73 ans, tant qu'on peut en rire, le soleil ne coûte rien.
J'ai transporté dans mon petit sac à dos ton Carnet de notes 2001-2010, un petit kilo. Je pensais en lire quelques pages chez Dudu ou à la Vounetz. Pas eu le temps, juste le temps d'avancer, marcher, et ça m'a fait du bien.
Arthur va skier encore un peu, c'est la maman de L. qui le ramènera. La COOP de Charmey où on devait se retrouver pour faire quelques courses est fermée, Sandra et les filles rentrent pour leur compte. A Broc on prépare le carnaval. Je les rejoins au Riau peu après.
Ceci encore : deux mésanges charbonnières. L'une à l'aller, l'autre au retour, toutes les deux le soleil sur le ventre, leur chant dans le ciel.

Jean





Me demande sitôt réveillé



Me demande sitôt réveillé comment je ferai la semaine prochaine à Berne pour tenir ma petite entreprise. Décide de différer jusqu'au soir cette inquiétude pour ne pas assombrir une journée qui ne le demande pas.
Par le velux, un convoi de nuages venant de l'ouest, des lambeaux plutôt, mêlés à de la cendre, étagés, sans qu'on sache vraiment s'il fuient ou vont de l'avant, eux ne se posent pas la question, commandés par l'unique désir d'être la où ils sont avec les autres, c'est en cela qu'ils sont mystérieux. On aperçoit parfois au milieu de cette agitation, derrière le rideau qui s'entrouvre, des morceaux de ciel bleu. Je remue les doigts, puis les bras, mon dos fort pris à parti hier entre Charmey et Vounetz répond à contretemps.
Quelques degrés se sont ajoutés à ceux d'hier dans la maison. On hésite à répéter aux filles, une dernière fois, de mettre une jaquette et des chaussettes au saut du lit. Quelques mouches se réveillent. Je me rendors avec le pressentiment que je ne verrai rien de cette matinée. Les filles nous appellent pour le déjeuner qu'elles ont préparé.
Les enfants travaillent une partie de l'après-midi pour l'école, Sandra avec les filles en-bas, Arthur seul dans sa chambre. Je crois bien qu'ils ne savent pas toujours ce qu'ils font et pourquoi ils le font. On aimerait bien parfois que ceux qui sont à l'origine de ces travaux réfléchissent avec eux.
Grande boucle dans la neige, par le sentier d'en-haut et le refuge de Corcelles. Dans le verger du Chauderonnet, un vieux pommier a versé. Je croise au retour Ch. qui me raconte : c'est la bise et la neige, le vieil arbre n'a pas supporté. Mais les vaches sont un peu responsables aussi, elles viennent pâturer à la belle saison et y frottent leurs flancs, ce sont des pommiers que le grand-père a plantés, ou l'arrière-grand-père. Le plus faible, recouvert de mousse et de lichen, a laissé ses racines dans la terre. Ils vont en planter un nouveau, mais il devront interdire aux vaches de pâturer. Ch. m'apprend qu'il va commencer une école en Valais dans laquelle on apprend les métiers de la terre.
Le temps s'est refermé sur le monde, temps d'huître encore, et pour confirmer cette image, le soleil apparaît pâle comme une perle derrière les nuages.
Je ramasse 4 oeufs au poulailler. A l'ouest, tout à l'ouest, les restes d'un immense incendie, braises lentement noircies par des fumées âcres. Il est temps de préparer ma semaine à Berne.

Jean



Moins de 15 degrés sous zéro



Moins de 15 degrés sous zéro avant le lever du jour, mais la bise ne siffle plus, les tuiles ont cessé de trembler, la charpente se repose désormais. Je fais du feu dans le poêle en écoutant les nouvelles, ici les politiques ne lâcheront plus la langue de bois jusqu'à mars. Il fait encore nuit lorsque je pars au Mont, dans le ciel la lune décroît, elle regarde ailleurs, se détourne de nos affaires – son autre vie – s'impose à d'autres, comme le soleil d'été à l'aurore, lorsque la montagne ne parvient pas à le contenir derrière l'horizon.
Les préparatifs pour Berne vont bon train et quelques élèves de la classe 11 font voir un enthousiasme solide, ils ont compris, ceux-là, que ce qui donne de l'assise à ce qu'ils disent, c'est aussi ce qui les élève. Ainsi H. qui disait sa crainte abyssale de parler en public ne lâche plus désormais la parole lorsqu'on la lui donne, s'en saisit même, convaincue que son propos fera avancer les choses. Et les choses avancent. Pour le reste, bien des aspects de cette semaine que nous allons passer à Berne m'inquiètent un peu. Seront-ils à la hauteur ? Et moi assez détaché pour ne pas les encombrer de ma présence ?
De la classe 9 on n'aperçoit qu'à peine les crêtes du Jura dont d'épaisses poussières ont fait disparaître les contreforts. Le gris du ciel s'est glissé derrière, un timide pinceau d'aquarelle a passé un peu de bleu pour indiquer l'horizon, trait timide mais large qui ondule, plein d'eau et de rondeurs. Rien ne bouge. Certains élèves attendent, ils font ce qui leur est demandé puisqu'il le faut bien, à moins qu'ils parviennent à l'éviter, ils ne se risquent pas à sortir la tête loin de leurs épaules, ils veillent, intègres.
Lance les élèves de la 6 sur l'écriture en creux de cinq événements, – correspondant chacun à l'un des jours qu'ils ont passés à Crans-Montana –, qu'ils auront à taire, ou à représenter comme une empreinte fait voir ce qui n'est plus. Ils disposeront à cet effet d'une subordonnée, d'un groupe prépositionnel et d'un groupe nominal. Pas plus pas moins étant admis qu'ils pourront désobéir.
Le soleil est entré dans la Yaris lorsque je quitte le collège et je le remonte jusqu'au Riau. Ça fait une éternité qu'on ne l'avait pas vu. Les enfant ont le sourire, Arthur part avec Sandra sur Moudon pour s'informer de la voie qu'il pourrait emprunter dès la fin de l'été prochain. Il me semble que les choses sont déjà bien avancées et qu'il se dirige dans la direction qui fut celle de sa mère. Je n'en suis pas mécontent.
Lili me confie, tandis que je l'accompagne à Mézières pour sa leçon de flûte, qu'elle se réjouit de jeudi, à cause de la poterie et de M. qu'elle se réjouit de revoir ; de mercredi et des poneys aussi quand bien même elle n'est pas sûre que le sol du manège soit assez tendre. Pour le reste elle dessine des coeurs, épelle les noms de ses prétendants, demain c'est la Saint-Valentin. Je trouve un peu de temps pour lire quelques pages de ton Carnet, au Central devant un thé. La demi-heure passe sans que je puisse la ralentir.
On se rend à Oron récupérer Louise. On passe d'abord à la boulangerie et on grignote deux pièces sèches percées d'un coeur sur les escaliers du bâtiment dans lequel Louise prend ses cours de guitare et de solfège, on y croise G. et sa fille qui attendent comme nous, Louise sort enfin, enchantée. Elle croque sa pièce sèche. Sitôt rentrée elle joue en boucle une valse de Daniel Fortea qu'elle travaille depuis la semaine passée. Je passe la soirée à la bibliothèque, me couche à plus de minuit. Je crois bien que toutes nos vies se ressemblent, qu'on ne le sait pas toujours, ou seulement tard dans la nuit.

Jean



Un air glacé



Un air glacé m'accueille au bas des escaliers, la porte d'entrée est en effet restée entrouverte toute la nuit. La mauvaise humeur me gagne, incapable de la raisonner : le dernier qui est allé se coucher n'a pas pris la peine de tirer le loquet de la vieille porte qui s'ouvre au moindre coup de vent, je le sais, tout le monde le sait. Qui est donc monté se coucher en dernier ? Pas moi. A quoi bon tous ces efforts pour tenir le froid hors de la maison,... J'ai bien conscience que je file le mauvais coton mais la connaissance de cette vilaine habitude ne suffit pas à m'attendrir, le feu tousse, je m'agite, inquiet que le bus parte sans les garçons, précipitation, je m'en veux. Mes premiers pas dans la journée sont bien aigres.
Petite rédemption au retour. Louise joue en boucle une valse de Daniel Fortea. M'assieds près d'elle, submergé par la douceur de cet air simple, les égards que Louise lui porte, le soin qu'elle y met. Lili s'exerce aux majuscules. L'avenir est à nouveau possible. Tout est beau d'un coup, la route blanche jusqu'au château, noire de pluie au Torel. Je passe à la Goille régler la livraison des deux stères que F. nous a livrées il y a quelques semaines. La valse et le grand air assurent ma guérison.
Prépare avec les élèves le travail de la semaine prochaine, les persuade qu'il y a une vie en mon absence, qu'ils ont toutes les qualités pour ne pas chasser les questions qui tardent à trouver une réponse. La panne de courant au milieu de la matinée réjouit un bref instant les collaborateurs du collège, tout le monde stoppe ses activités, tous, comme si ces petites catastrophes redonnaient un peu de jeu à ce qui n'en a plus guère. Et ce qu'on a perdu de vue revient, on salue cette sensation de vacances qui nous rapproche, à la dérobée, de quelque chose qui fait partie de notre secret. On regarde avec le sourire ceux qui sourient. On rêve que cette panne dure, sème son joli poison plus loin.
Par la fenêtre on aperçoit le Jura desserrer l'étau mou des nuages, le soleil en profite pour s'engouffrer dans la Vallée de Joux, puis c'est au tour des fumées du quartier de briller bleues au-dessus des cheminées. Quelques minutes dans la classe vide, le temps passe, personne, ce n'est pas désagréable de ne pas être là, avec la trotteuse qui court dans le vide et hausse les battements de son coeur. Me lance dans l'air tiède de cette fin d'après-midi, satisfait d'en avoir fini, pressé de retrouver le Riau. On a gagné plus de vingt degrés en deux jours, la pluie a déglacé les alentours, le froid retrouve un nom, la neige colle, le noir se mélange au gris, on se réveille soudain dans le coeur d'une huître.

Jean



(FP) Faire subir aux choses d'infimes variations de langage



Plutôt que de vouloir saisir l'essence immobile des choses, tenter d'en dégager la vérité et le passé qui les vertèbre, sans lesquels elles n'auraient pas reçu de nom, il m'avait confié qu'il souhaitait plus modestement s'en approcher, en tenant compte de ce qui advient d'elles lorsqu'on fait subir, en leur voisinage, d'infimes variations de langage, et qu'on les confronte sans les raidir à la diversité de nos humeurs, à la lenteur des jours qui passent, au temps qu'il fait, à l'horizon, au hasard.
C'est là peut-être que la littérature a tout son sens, parce que c'est elle qui, multipliant les chemins, détours ou raccourcis, nous affranchit de celui qu'on emprunte jusqu'à plus soif, nous détourne de ce qu'on ne cesse de voir, en nous invitant à répéter après elle les formules avec lesquelles elle se confond pour nous orienter autrement hors d'elle. Sans cela le paysage ne serait qu'un visage fini et ton visage une promesse passée.
Si on n'usait de nos forces que pour lever les obstacles qui se présentent et contre lesquels on se bat sans compter jusqu'à l'épuisement, si on ne contournait pas par ruse ce qui jour après jour nous laisse insatisfaits, si on ne mélangeait pas un peu les mots et les choses, dans quelle disposition serions-nous ? Et quel temps nous resterait-il pour aimer ? (P)

Jean Prod’hom

Ici la colonne de mercure



Ici la colonne de mercure remonte vers le zéro, mais la fine couche de neige tombée la veille s'est maintenue, la pluie va se mêler à l'affaire et répandre la grisaille dans les mailles du suaire. Pas trop envie d'aller travailler, c'est ma gorge qui le dit, elle se resserre et tient mon appétit à distance. Le Conseiller d'Etat Pierre-Yves Maillard n'en manque pas. Invité au milieu du déjeuner, il démontre en peu de mots et avec le ton qui convient que l'engagement politique, lorsqu'on a les épaules larges et une modestie bien trempée, n'est pas mort.
Je dépose Arthur et D. au bus et file au Mont pour apporter ma contribution à l'état inquiétant des affaires du monde, goûter peut-être à ces moments de grâce qui voient l'intelligence se lever avec le sourire. Ils ont appris, ceux-là, tant qu'à faire et qu'ils sont là, à se prêter au jeu qu'on a cru bon leur proposer, découvrir en y séjournant ce que d'autres ont été, un peu d'autrefois, un peu d'ailleurs.
Remonte au Riau, ramasse Arthur que je dépose à 13 heures dans un café de Moudon pendant que je passe sur le fauteuil de l'hygiéniste dentaire. Elle est depuis peu la mère d'un petit Alexandre né il y a 4 mois. Tout va bien, la routine déjà, un 40%, les parents pas loin lorsqu'on en a besoin. Il faudra que je repasse dans 15 jours. Arthur a fait ses devoirs devant un chocolat chaud.
On poursuit jusqu'à Lucens pour qu'il remette en ordre son vélo sous l'oeil avisé de D. A moi d'attendre. En profite pour aller jeter un coup d'oeil aux berges de la Broye qu'on avait dit gelée. La révision du vélo ne suffira pas, on est condamné à en acheter un nouveau, D. nous propose un vélo japonais, dont l'importateur est implanté à Zurich. Cette proposition ravit Arthur, elle me rendra aussi la tâche plus facile, incapable que je suis de toute réparation.
Le mousse est venu me rechercher au café du Poids, occupé à lire quelques pages de ton Carnet devant un thé. Difficile. Neuf dames dans la soixantaine assises autour d'une table ronde font tourner les potins de la semaine. S'arrêtent longuement sur le fait que la plupart de leurs petits enfants ne veulent pas faire leur confirmation. Elles font comparaître ensuite chacune des personnes rencontrées dans la région, palabrent avant de décider ce qu'il faudra en dire. Il est 18 heures lorsqu'on rentre. Deux allers et retours encore jusqu'à Ropraz, pour l'entraînement, sur une route à nouveau enneigée, blanc béton.
Eprouve des difficultés avec ma tablette. Elles me rendent de sale humeur et aveugle. Malheureusement je suis obstiné, je n'aurai embrassé avant la nuit ni Sandra ni les enfants. M'en veux.

Jean



Il y a l'avenir qui s'ouvre comme un vase



Il y a l'avenir qui s'ouvre comme un vase
le soleil dehors
le soleil dedans
il y a la pâte qu'on étend
à midi la porte qui claque
il y a les lasagnes qu'on glisse au four
les cris des enfants qui s'éloignent
le petit tour
les débuts d'après-midi mains libres

Jean Prod’hom

C'est un un bruit de crécelle



C'est un un bruit de crécelle, précédé d'un sifflement, qui me réveille, un rouge-queue, le rouge-queue qui niche au-dessus de la porte d'entrée, peut-être. Je me suis réveillé à 5 heures, somnole jusqu'à 6, le jour se lève. Il faisait rose hier soir, il fait rose ce matin. Louise nous régale d'une valse de Bartolomé Calatuyud.
Panique avant de partir à la mine, je ne trouve ni mes clés ni mon sac, le sol s'entrouvre sur le vide : Arthur va rater le bus, je vais devoir le conduire jusqu'à Mézières,... Retrouve bientôt le tout et mes esprits.
Le soleil apparaît au-dessus des Préalpes, comme hier, comme tous les jours, mais aujourd'hui les maisons se tournent vers lui, leur visage s'éclaire, celui des hommes aussi. J'écoute la radio, une femme raconte : Il y a plus de choses que je ne savais pas que de choses que je savais, alors j'ai décidé d'apprendre.
Constate que plus de la moitié des palplanches sont placées au Mottier. M'assieds dans l'un des 6 fauteuils rouges de la salle des maîtres, silence et voix basses, puis la sonnerie annonce la débâcle, la salle se vide, reste la stupeur d'un espace rendu à lui-même. C'est seulement alors que je rejoins les élèves. Leur soumets l'énoncé suivant : la phrase est à la langue ce que le mètre est au système métrique. On se penche ensuite sur le verbe être, son isolement dans le système, son comportement grammatical, sa puissance.
Je pars à 10 heures pour Moudon, avec une sensation de liberté, comme chaque fois que je vais ailleurs, là où je ne devrais pas être. Personne sur la route, ni à Syens, personne non plus dans les autres villages. Le centre de Moudon est désert, la circulation est interdite au pied du chevet de Saint-Etienne : deux ouvriers retirent d'une fouille une vieille ligne téléphonique.
Au cabinet dentaire il y a au contraire du trafic. Mais j'y entre avec la sensation d'être en vacances, une sensation qui s'étend et qui me conduit à penser que tout le monde l'est. Et cette pensée a pour effet d'alléger la vie de chacun, la mienne, la leur, le vide se conjugue avec la brise et les sourires, et j'avance sans rien déranger sur les pavés. Sors pourtant de chez le dentiste avec l'assurance d'y avoir laissé quelque chose : une dent. En échange, l'acceptation du temps qui passe. Le soleil est haut dans le ciel, il est midi.
Sandra et les enfant sont à la véranda, je mange un yoghourt. Elle a trouvé des billets d'avion pour Berlin, puis a déniché un hôtel. On sort la petite table verte et les chaises qui avaient passé l'été dans la serre. Quelque chose a changé dans le jardin, ce sont les couenneaux qui entouraient la demi-douzaine de carreaux dont on peinait à s'occuper. Je les ai retirés dimanche, j'espère secrètement que les cosmos et la rhubarbe reviendront.
Dans les prés, l'herbe nouvelle chasse la vieille filasse sèche. Je lâche Arthur en haut de Ropraz pour qu'il puisse chauffer les freins de son nouveau vélo. Il sonne six coups à l'église de Mézières, bois une camomille à l'auberge en corrigeant les derniers travaux rédigés par les élèves avant la semaine à Berne. Globalement du bon, du très bon travail. Ils sont loin encore pourtant de l'idée qu'une bonne charpente est celle qu'on ne voit pas. Ils ont tendance encore à travailler de proche en proche, ils ajoutent à leur construction qui ne tient pas des contreforts, étendent une nouvelle couche de dispersion par-dessus le salpêtre.
Le tilleul que le voisin a taillé il y a quelques jours donne l'impression d'avoir perdu la tête.

Jean

On a gagné une dizaine de degrés



On a gagné une dizaine de degrés ce matin mais il n'y paraît pas. Edelweiss boit à la fontaine, il fait encore nuit. Lorsque j'accompagne Lili à la patte d'oie, les corneilles se font entendre avec un bel entrain, pour la première fois cette année et une demi-douzaine de moineaux s'ébroue près de l'étang. La couverture nuageuse s'est déchirée à l'est sur la chaîne des Vanils qu'on peine à deviner derrière la bande de stratus. C'est que nous, ici au Riau, on est comme entre ciel et terre. Au retour je vois cette brèche s'élargir et faire sauter le verrou au-dessus de la Mussilly. La neige a pris des teintes bleues, le fût des hêtres aussi.
Tente de régler les problèmes de la chaudière. Monsieur K, l'installateur, soupçonne que les tiges en caoutchouc qui plongent dans les citernes sont poreuses, l'air et la saleté remuée lors du remplissage des cuves remonteraient jusqu'au brûleur. Le fournisseur de mazout ne sait pas trop quoi me dire, je prends conscience que son travail consiste à vendre, rien de plus. Monsieur K passera l'un de ces prochains jours pour voir ce qu'il peut faire. Je prépare une tarte aux pommes pour midi.
Il fait trop froid encore pour s'installer dans la véranda, malgré le soleil qui a dégivré les vitres, Cacao le lapin n'en profite pas non plus, il se terre dans les copeaux. Fleur a pris les devants, va et vient entre les repousses dégarnies du gros tilleul qui se dressent dans le ciel. Enfoncé dans le canapé, sous des couvertures, je poursuis une bonne heure la lecture de ton Carnet – 2007, les heures sombres.
Ce midi, Louise pique-nique à la piscine, Lili mange comme un moineau, tout entière à la Saint-Valentin, Arthur me parle de Charlemagne sur lequel son interrogation d'histoire a porté. Il faut faire vite, on vit ici dans l'urgence, à mi-chemin de l'horaire continu et de la pause dodue dont on disposait il y a quelques décennies entre midi et deux. Une situation qui affecte les affaires des habitants des maisons foraines trop éloignées des centres, on nous a oubliés. Il faut que tu saches que les horaires de nos trois petits sont tous différents si bien que nous faisons chaque jour 12 allers et retours jusqu'au village. En nous organisant avec les parents des enfants du coin, on a divisé cette folie par trois.
Personne ne peut lever les yeux continuellement vers le ciel, il n'y a pas d'autres explications à mon étonnement lorsque je m'aperçois en début d'après-midi que le ciel a blanchi à l'ouest et qu'une fine gaze s'est déposée sur les pavés de la cour. C'est pourtant ce à quoi il faudrait s'astreindre pour comprendre à la fin pourquoi il y a plusieurs jours dans le même jour.
Me décide à faire le petit tour, je m'avise bien vite que la tête ne suit pas le corps, elle traîne en arrière. Je tente sans succès de la remettre à sa place. Vais ainsi jusqu'à la Moille au Blanc en essayant de ruser avec le bruit qui l'agite. C'est seulement lorsque je m'appuierai au dossier du banc détrempé, à côté de la fontaine recouverte de glace, qu'elle me rejoint en se calant tout naturellement sur mes épaules, comme un chien dans sa niche. Il ne faudra rien leur demander jusqu'au retour, ni à l'un ni à l'autre.
Sandra remonte du Mont lorsque je pars récupérer Louise qui crochète un bracelet de coton en m'attendant, assise au fond de l'abri, le bus orange dépose Lili un peu plus tard, un trajet encore pour remonter le mousse et nous voilà tous les cinq autour du poêle comme des grenouilles autour de la mare. Pas longtemps. La nuit tombe et, pendant qu'Arthur s'entraîne à Ropraz, je lis au café de la Croix-d'Or quelques pages de ton Carnet, au pas de course. Aux couples qui font leur entrée, le patron offre une flûte de champagne, c'est la Saint-Valentin.

Jean



Chaumont



Le désert
gesticulations de la maréchaussée

l'homme immobile
horizon terminus


Jean Prod’hom

Dimanche 12 février 2012


Ve. 24.3.2006

Que de choses j'avais oubliées ! Elles seraient comme si elles n'avaient jamais eu lieu, sans les notes que j'ai prises au jour le jour. La vie se perd à mesure. C'est l'artifice de l'écriture qui permet, seul, de tenir l'oubli qui nous talonne en respect, de sauver quelque chose de ce qui s'est passé. Ça effraie.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010

La bise n'a pas faibli et dans les combles où l'on dort il fait moins de dix degrés ce matin à l'aube. Les filles jouent déjà, chacune à son bureau, on entend leurs rires, Arthur de son côté ne perd pas espoir avec le Rubik's cube. Descends courageusement faire du feu dans le poêle, bois un café avant de reprendre sous une double couette la lecture du Carnet de notes 2001-2010 de Pierre Bergounioux. Je ne dois pas être le seul, quoi qu'on en pense, quoi qu'on en dise, ces notes sont là. La fatigue me ramène à une demi-inconscience et lorsque j'ouvre les yeux bien décidé à me lever, le soleil a passé la couverture nuageuse et se glisse par la lucarne jusqu'à nous, sans rien chauffer, mais c'est agréable et on se reprend à espérer.



La voiture part au quart de tour, la batterie changée la semaine passée me soulage d'un souci supplémentaire. Dépose à la déchetterie des sacs d'ordures et de vieux jouets que Sandra et les filles ont triés ces derniers jours. Personne sur les routes. Je retrouve au Relais du Grand-Mont les élèves laissés l'été passé. Constamment tournés vers le pupitre trois ans durant, ils se sont désormais engagés sur d'autres chemins qui les réjouissent. Et s'ils nous réjouissent aujourd'hui, nous aussi, ce n'est pas tant parce qu'ils ont eu la délicatesse de nous dire en passant et en souriant que notre travail n'a pas été complètement inutile, c'est parce que ces enfants dont on a eu la charge jour après jour et qui ne le sont déjà plus tout à fait, sont heureux de continuer, débordants d'énergie, ils croquent à pleines dents une pizza (F. une entrecôte, pommes frites et salade) en nous racontant ce qu'ils ont vu après avoir quitté le giron de l'école du Mont, trop proches encore pour le dire objectivement ou disposer des mots susceptibles de circonscrire les terres nouvelles qu'ils abordent.



M'arrête au retour au Chalet-à-Gobet où je poursuis ma lecture du Carnet. Des courageux viennent s'y réchauffer en buvant une tasse de thé. J'y goutte la cadence sur laquelle l'écrivain règle les intempéries du ciel, celles de l'âme, les tâches de la raison et celles du quotidien, en les maintenant à même hauteur, sans que l'une devienne le prétexte de l'autre, se juxtaposant, alternant leur modestes pouvoirs pour dessiner la partition d'une vie en raccourci.

Ainsi la fin de cette note du 15 février 2006 :
Pourquoi ne pas anticiper d'un jour, alors, le service de presse du Carnet de notes ? J'appelle Colette. C'est d'accord. Le moment est déjà venu d'éplucher les légumes.

ou celle-ci, du 27 février 2006 :
Je passe dans le même studio où j'avais dit quelques mots, voilà une dizaine d'années, déjà, et rentre. La lumière n'a pas tenu. De sombres nuages, qu'on sent gros de neige, ont envahi le ciel.



Et surgit une idée digne de me réconforter, une idée qui diminuerait ma tâche sans entamer cette nécessité dans laquelle nous sommes de retenir une ou deux choses de ce qui a été. A voir. A la maison Lili n'a pas ôté son bonnet de la journée, la nuit tombe. Je relis le billet d'Arthur, tente de lui faire toucher les énigmatiques pouvoir du zeugme, on rit. J'ai l'impression ce soir qu'on est de l'autre côté, l'inquiétude que nous ont procurée les pannes de chauffage successives n'est pas étouffée, il y en aura peut-être d'autres, mais le froid va devoir laisser sa place au printemps, c'est sûr, ou à ses promesses.
Tandis que les filles gogent dans un bain chaud, – Lili sans bonnet de laine –, je choisis quelques photos, des couleurs, la neige soufflée, le froid, les bras nus des haies dans le bleu du ciel, le blanc sec et poudreux dont le sel a recouvert la ligne droite de Sainte-Catherine.

Jean Prod’hom

Personne ne les verra pas même ceux qui les ont vus



Les couloirs du collège sont déserts, la bibliothèque aussi, toutes les portes fermées à double tour jusqu'à lundi. Mais ces adolescents-là ne montent pas tous au chalet le week-end, à Villars ou aux Diablerets, il est 17 heures, la bise redouble.
Les politiques locaux n'ont jamais estimé qu'un centre de loisirs fût nécessaire, le tea-room dépasse leurs moyens et le silence dedans l'église les effraie. Je les aperçois alors qui entrent et sortent des toilettes publiques qui jouxtent la salle paroissiale. Ils tardent à rentrer chez eux, mais une maison en ont-ils seulement une ? et quelqu'un les attend-il ? J'y pénètre pour assurer ma conscience que ne s'y déroule pas un drame. Pourquoi pas, ne sommes-nous pas dedans cette fois ? Ils sont trois, je les reconnais, il y a une jeune poète, un enfant placé dans une institution et un pierrot lunaire qui revient d'un pays d'où l'on arrive jamais, tous les trois embonnettés, perdus dans des odeurs de tabac, avec cet air que prennent les repentis et les enfants de choeur dans les lieux exigus. Ils me reconnaissent, le pierrot lunaire tire la fermeture éclair de son petit sac à dos qui se referme sur un énigmatique trésor. Je ne demande rien, eux non plus, ils n'attendent qu'une seule chose, que je me tire, je suis de l'autre côté.
Avant de leur tourner le dos, pourtant, je les encourage, – ne peux pas m'en empêcher –, les encourage à sortir, dire tout haut ce qu'ils ont à dire, je bégaie, me rétracte, me tais, ce ne sont pas des velléitaires, ils ne veulent qu'un peu d'espace pour fourbir les inoffensives armes qui les protégeront des ennemis invisibles qui les assaillent, des mots qui les ont blessés et le doute qui les ronge, ils se réjouissent aujourd'hui, simplement, de ne pas être seuls, ils imaginent qu'ils respirent l'air frais d'une poche qui aurait été oubliée, parlent sans écouter, un peu seulement et chacun son tour, ils ont la révolte disciplinée.
Ce sont eux qui font vivre les dessous des banlieues riches, sans rien demander, pas de place au-dessus, ni grange abandonnée ni réduit de tôles, pas de bouzigues entre les haies et les maisons mitoyennes, on a brûlé les baraque des bûcherons depuis qu'elles ne servent plus, les bois ont fui l'avancée des zones constructibles. Restent les chiottes.
Les damnés fument tout bas, appuyés contre des catelles de faïence bleue, bleu ciel, joints étanches, chauffage au sol, il fait bon dans les chiottes de la commune qu'ils squattent sans pancarte en bordure des trompeuses richesses et à l'abri des assauts de la bise, persuadés que personne ne les verra, pas même ceux qui les ont vus.

Jean Prod’hom

47



Si, avant de s'éloigner du rivage, les ombres te le demandent, laisse-leur ta barque. Et ne bouge pas.

Jean Prod’hom

Il y a ce que tu sais



Il y a ce que tu sais
ce que tu crois savoir
il y a ce que je veux ignorer
et que tu voudrais connaître
il y a ce que tu oublies
ce que j'oublie
il y a ce dont nous nous souvenons à chaque instant
le temps qui manque
la terre qui s'ouvre sous nos pas

Jean Prod’hom

Dimanche 5 février 2012



L'essentiel sur lequel se greffent nos actions, les grands froids le ramènent d'un coup : rester vivant quoi qu'il en soi, on payera le prix, et veiller à ce qu'on dispose d'un filet d'eau, de pain et de bois secs pour assurer l'avenir de notre progéniture et la pérennité de l'espèce, guère plus. Notre aventure est fragile, on la sent à la merci d'un tremblement qui se prolongerait. C'est sur le terreau du sursis que fleurit le rire de nos enfants.
Ils sont au lit la tête hors-gel, des récits les font patienter tandis que la bise siffle, ils lisent l'autre vie, celle qui se développe dans la chaleur ouatée du leurre, lèvent les paupières par instant et regardent absents par la fenêtre le temps qui bute et qui se prend les pieds dans la glace. Les chenaux sont de pierre, le sable fait masse, les oiseaux voltigent entre les pinces du froid. Je peine à réchauffer quelques idées qui s'égouttent avant de filer au caniveau, puisse le tout tenir jusqu'au printemps.




Jean Prod’hom

Des Forêts et Bergounioux levés de bonne heure


Me 28. 11. 2001


Levé à six heures. Je prends congé de Cathy, qui se rend au laboratoire et descendra demain à Poitiers. Nous ne serons pas très loin l'un de l'autre. Je couvre deux pages sur le Limousin puis fais mon bagage et me rends à la gare Montparnasse. Je passe au guichet faire modifier mon billet pour Rouen. Départ à trois heures moins le quart. J'avais réservé une place en wagon fumeurs et le regrette. Mon voisin m'asphyxie, avec sa Gitane. J'ai repris Ostinato, entamé il y a quelques années, et délaissé. Décidément réfractaire à ce langage scolaire, aux abstractions («orgueil», «lâcheté», «outil ébréché du langage»), à cette casuistique datée, ébréchée, pour le coup. Un grand bourgeois qui n'a jamais connu de difficultés que génériques et dont les réflexions, le «style», pourtant, sont génériques. J'ai emporté d'autres livres mais j'hésite à les ouvrir de peur d'être fatigué, en soirée, pour parler.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes 2001-2010


Levé de bonne heure, il ne fait que réitérer la question laissée en souffrance la veille au soir, après quoi, faute de trouver à y répondre, il l'écarte avec dépit pour se remettre à l'ouvrage, mais comment y parvenir tant qu'elle n'aura pas été résolue ? Il se prend alors le front entre les mains, et c'est dans cette posture apparemment réfléchie qu'il commence une journée qui déjà s'annonce aussi ardue que la précédente, comme il en ira sans doute de toutes celles à venir, sauf à passer outre en affectant de tenir la question pour négligeable, et au demeurant rien ne dit qu'elle ne le soit pas.

Quiconque remplit honnêtement sa besogne quotidienne ne gaspille pas son temps à s'interroger sur la manière de s'en acquitter au mieux, il lui suffit, le soir venu, d'éprouver la satisfaction de l'avoir tant bien que mal accomplie, il n'en demande pas davantage, et c'est ainsi qu'il vit en paix avec lui-même, l'heureux homme, qu'on se gardera toutefois de prendre pour modèle, ce qui reviendrait à préférer le réconfort sans risque ni péril au plaisir de la recherche aventureuse.

Louis-René des Forêts, Pas à pas jusqu'au dernier, Mercure de France, 2001

Voyage au centre de la terre



La réussite d'une expédition au centre de la terre nécessite en amont de longues et difficiles études, l'aide aussi de ceux qui en savent plus que vous, une préparation soignée, de lourds sacrifices, un peu de hasard, le dos solide et le coeur bien accroché. Axel Lidenbrock et son oncle Otto en savent quelque chose, le chemin est long de la Köningstrasse à Hambourg jusqu'aux contreforts du Sneffels près de Reykjavik. Plus d'un tiers du récit de Jules Verne – publié en 1867 – en témoigne, c'est alors seulement que la descente dans les entrailles de la terre peut commencer : entrés sur les traces d'Arne Saknussemm dans un volcan situé aux confins du monde, dans la région des neiges éternelles, les aventuriers en ressortent sous le ciel de Sicile par la cheminée d'un volcan entouré de verdure infinie : le Stromboli. Des pêcheurs les recueillent, ils ont côtoyé la préhistoire, découvert des trésors, confirmé des hypothèses et frôlé la mort. Un seul regret chez Otto Lidenbrock, celui de ce que les circonstances, plus fortes que sa volonté, ne lui ont pas permis de suivre jusqu'au centre de la terre les traces du voyageur islandais qui l'avait précédé.


Voyage au centre de la terre | Eric Brevig

Si l'adaptation cinématographique qu'Henry Levin fait du récit de Jules Verne en 1960 vaut aujourd'hui pour le vieillissement prématuré des trucages et des incrustations, celle qu'en propose Eric Brevig en 2008 constitue une illustration saisissante de la mutation de nos façons de saisir le monde et du virage épistémologique que vit notre époque : pas besoin de matériel ni de préparatifs pour descendre dans les entrailles de la terre, un petit sac à dos fait l'affaire. Se laisser tomber ensuite dans le puits, se laisser glisser dans la nuit, jouissances et vertiges. La connaissance c'est comme une fête foraine, on y accède sans y toucher, en gardant sa bonne humeur et en variant les attractions : train fantôme et grand huit, chute libre et marelle. Nous y voici, les luminaires ne manquent pas au Luna Park. Il faut le dire, la vérité c'est d'abord une émotion. Trevor, le héros du film l'avoue à plusieurs reprises, ce qu'il déteste par-dessus tout ce sont les sorties pédagogiques. Un bémol pourtant dans cette aventure, un regret, un seul, celui de Sean, le neveu et assistant du savant qui avoue soudain n'avoir jamais lu le récit de Jules Verne.

Jean Prod’hom

A table



Louise :
- Maman, tu sais quoi ! j'ai vu une dame en string sur internet. Je comprends vraiment pas, je cherchais des images de cochons d'Inde.

Arthur
- Ouais, sur internet, tu finis toujours par tomber sur une dame en string.

Sandra :
- Ou sur un cochon d'Inde...

Lili
- Même si tu tapes pompon ?

Jean Prod’hom

Mais cette fois c'est nous qui sommes dedans



En installant ses quartiers à l'arrière, à l'arrière de son for intérieur, en y déambulant durablement et raisonnablement, l'homme laisse s'installer toujours davantage l'idée suivant laquelle le dehors n'est qu'une des humbles annexes du dedans, abandonnant la bride à la raison qui se lance alors à l'assaut de ses marches, sans discontinuer, étendant son chiffre à de nouvelles provinces, dessinant la courbe de sa croissance, affinant sa découpe, dressant la carte de son empire, pointant les connexions et soulignant les subordinations.



On peut certes vivre dedans avec des images du dehors au fond de soi sans jamais en sortir. Jusqu'au jour où les circonstances vous arrachent, sans vous avertir, vous obligent à douter un instant, vous maintiennent incrédule, le temps de passer le seuil, le temps d'un rêve ou d'un réveil, en équilibre, avant de vous déposer dehors, il faut faire vite, le temps d'une bascule. Car ce ne sont pas des images, il faut y croire, cette fois c'est vous qui êtes dedans, nu et neuf. Le temps presse, et si vous voulez vivre encore, vous devez réduire sur le champ la voilure de l'incrédulité qui vous habite, ne pas tenter de fuir, donner votre assentiment à ce dans quoi vous avez été précipités, ce à quoi vous ne songiez même pas parce que vous le mainteniez forclos dans l'imaginaire. Il faut alors vous déposséder de ce que vous étiez autrefois en l'affublant d'une image à laquelle d'autres images viendront s'agréger, batailler ferme depuis un dedans insensé, réinventer le dehors et ses annexes, recommencer.
Mais le réel reste toujours derrière la porte, il neige, sortir si l'on peut, résolument, pour rêver une fois encore qu'il est possible d'éclairer du dehors l'exiguïté du dedans.

Jean Prod’hom


Il y a le début depuis la fin



Il y a le début depuis la fin
les points d'équilibre
les choses mises bout à bout
il y a les bains thermaux
le gâteau des rois
il y a le crabe
il y a le lierre
les ruisseaux de laves
le corps qui mollit

Jean Prod’hom

Dimanche 29 janvier 2012



Avec la précision absurde à laquelle nous devions plus tard nous habituer, les Allemands firent l'appel. A la fin, l'officier demanda : « Wieviel Stück ?» ; et le caporal répondit en claquant les talons que les « pièces » étaient au nombre de six cent cinquante et que tout était en ordre. On nous fit alors monter dans des autocars qui nous conduisirent à la gare de Carpi. C'est là que nous attendaient le train et l'escorte qui devait nous accompagner durant le voyage. C'est là que nous reçûmes les premiers coups : et la chose fut si inattendue, si insensée, que nous n'éprouvâmes nulle douleur ni dans le corps ni dans l'âme, mais seulement une profonde stupeur : comment pouvait-on frapper un homme sans colère ?
Il y avait douze wagons pour six cent cinquante personnes. Dans le mien nous n'étions que quarante-cinq, mais parce que le wagon était petit. Pas de doute, ce que nous avions sous les yeux, ce que nous sentions sous nos pieds, c'était un de ces fameux convois allemands, de ceux qui ne reviennent pas, et dont nous avions si souvent entendu parler, en tremblant, et vaguement incrédules. C'était bien cela, très exactement : des wagons de marchandises, fermés de l'extérieur, et dedans, entassés sans pitié comme un chargement en gros, hommes, femmes et enfants, en route pour le néant, la chute, le fond. Mais cette fois c'est nous qui sommes dedans.

Primo Levi, Si c'est un homme, 1947 (Julliard 2003, 17-18)

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Mais qui donc se charge de l'éducation de celui qui n’a pas d’enfant ?

Jean Prod’hom

Temps des grâces



On a jeté ce matin de vieux almanachs à la benne, d'anciens traités agricoles. Triste nouvelle, mais l'abandon des chemins de dévestiture et le remembrement parcellaire ont tissé un piège d'une tout autre envergure. On cède, fidèles à nous-mêmes, aux bons rapports sous tous les angles. Pour être d'équerre, il faut un certain niveau et des gardes-barrières : la stabulation libre tient notre imagination en captivité et je vois des treillis dans le ciel.
Un peu d'ordre, on ne mélange pas le colza et les coquelicots, le triticale et les bleuets, le piécé s'est retiré dans la mémoire de quelques survivants, c'est là que s'empilent les derniers paysages en demi-teintes, sans dette, les horizons qui s'ouvrent et se ferment, tandis que dehors s'accélère l'irréparable, la généralisation des rapports marchands. Nous ne savons pas vers quoi nous allons, les habitudes pavillonnaires ont recouvert de soucis les pâtures. Qu'il est difficile de démêler ce qu'on a perdu, ce qu'on a oublié, ce qu'on a abandonné, ce dont on s'est affranchi : les tourbières, les raiponces, les bouchures et les chemins creux, le temps des grâces.
Ici c'est sinistré, tous les jours. Il n'y a personne dans les lotissements, la bascule est derrière nous. Qui songe encore à glisser un fil de soie dans le chas d'une l'aiguille ? Qui portera au jour ce qui le rabat et fera voir ses pépites dans des caissons étanches ?
J'ai croisé hier un boulanger ivre, un expert comptable. La vieille de Pra Massin regardait par la fenêtre, souriante, désespérée avant son tour, assise en son centre avec une tasse de thé.
- On ne mourra pas de faim, disait mon père, disait la vieille, mais d'espérances prodigieuses. Je sais le progrès derrière nous, il ne nous restera qu'à apprivoiser les caniches et à remonter de la cave les géraniums, à saccager les dernières odeurs de la terre, à dévaliser ce qu'on n'a pas à deux pas de l'inusable bleuet et de son voisin le coquelicot.

Jean Prod’hom

Dimanche 22 janvier 2012



Ramené cette après-midi une impuissance sans fin, avec des grimaces derrière le front. Perdues de vue les alliances, le couvert et les Censières, le goulot de la fontaine, les bêtes du bois Vuacoz; décapitée la borne au carrefour, disjoints les esses de la Corbassière.



A vouloir quand même extraire de ce gâchis une consolation, je me suis mis sens dessus-dessous et le reste en lambeaux, j'ai pataugé dans le bois mort, le bois mouillé, le froid. Rien ramené, seulement ramé dans les ornières, pesté contre la boue et l'inhospitalité des bois. Pire, me suis mis à jalouser les corneilles, à envier la neige fondante, à me faire l'allié des résineux et des courbes courbes.
Pas beau, balade de forçat, appuyé sur un forceps et accroché à l'idée que ça passera. Il faudra la nuit pour me remettre debout et recoller les morceaux, des béquilles aujourd'hui pour avoir bonne façon.

Jean Prod’hom

Il y a les batailles de corneilles à l'aube



Il y a les batailles de corneilles à l'aube
la poussière sur le marteau
la poussière sur l'enclume
il y a la côte bretonne
les portails électriques
les sauterelles
il y a la télécommande sur la table du salon
les pêches de vigne
il y a la pomme des moissons

Jean Prod’hom

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... mais peut-être aussi – et seulement ceci – l'assurance que les choses se sont bien passées ainsi, sans savoir exactement ni comment ni pourquoi, avec la certitude cependant qu'il ne pouvait en aller autrement, à la place près : toi à la mienne et moi à la tienne, ou qu'importe, tout autrement, mais avec l'espérance immobile que rien ne viendra interrompre la poussée du silence, pas même la mort.

Jean Prod’hom

Vert bocage



Patrick Charbonneau, le traducteur de l' Austerlitz de Sebald, use à deux reprises de l'expression vert bocage pour caractériser ce vert auquel je pense si souvent, si commun que je désespérais d'en trouver une désignation, ce vert un peu las, maigre, cousin de celui dont on se sert pour dissimuler les ouvrages militaires dans les prés déserts, qui m'émeut tant lorsqu'il est séparé du bas du ciel par le noir des haies de décembre, lorsqu'il offre sa nudité, une dernière fois, avant que la neige ne tombe.

Jean Prod’hom

Bailly | Sebald



Poursuivant la lecture d' Austerlitz, je me souviens d'un mot de Didier da Silva sur Twitter qui évoquait le 28 janvier dernier un couple.



Je ne peux m'empêcher d'extraire le morceau suivant.

Nous tous, même ceux qui pensent avoir pris en considération les détails les plus infimes, nous ne faisons qu'utiliser des éléments de décor que d'autres avant nous ont déjà plus d'une fois disposés ici ou là sur la scène. Nous essayons de rendre la réalité mais plus nous nous y efforçons, plus s'impose à nous ce qui de tous temps a meublé le théâtre de l'histoire : le tambour tombé, le fantassin en embrochant un autre, l'oeil du cheval qui se ternit, l'empereur invulnérable entouré de ses généraux, au milieu de la mêlée figée des combattants. Faire de l'histoire, telle était la thèse de Hilary, ce n'était que s'intéresser à des images préétablies, ancrées à l'intérieur de nos têtes, sur lesquelles nous gardons le regard fixé tandis que la vérité se trouve ailleurs, quelque part à l'écart, en un lieu que personne n'a encore découvert.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 101-102


Et plus loin :



Comme le cortège funèbre se dirigeait vers le cimetière de Cutiau, le soleil perça les voiles de brouillard flottant sur le Mawddach et une brise vint caresser ses rives. Les quelques silhouettes sombres, le groupe de peupliers, l'embellie au-dessus du cours d'eau, le massif du Cader Idris de l'autre côté constituaient le décor d'une scène d'adieu qu'étrangement, il y a quelques semaines, j'ai retrouvée dans l'une de ces esquisses à l'aquarelle où Turner notait souvent ce qui se présentait à ses yeux, soit sur le vif, soit plus tard, en revenant sur l'événement passé. Cette image presque sans substance, qui porte en légende Funeral at Lausanne, date de 1841, époque à laquelle Turner, ne pouvant presque plus voyager, était de plus en plus hanté par l'idée de sa mort. Aussi tentait-il, pour cette raison peut-être, dès qu'une scène telle que ce petit cortège funèbre de Lausanne se présentait à sa mémoire, d'en fixer à la hâte, de quelques coups de pinceau, les visions éphémères. Mais, dit Austerlitz, c'est moins la similitude entre enterrement de Lausanne et celui de Cutiau qui attira mon attention sur cette aquarelle, que le souvenir qu'elle raviva en moi de la dernière promenade effectuée en compagnie de Gerald au début de l'été 1966, dans les vignes sur les hauteurs de Morges, au bord du lac Léman. Continuant d'étudier la vie et les carnets d'esquisses de Turner, je découvris, détail insignifiant mais qui ne laissa pas de faire vibrer en moi une corde sensible, qu'en 1798, traversant le pays de Galles, il avait visité l'embouchure du Mawddach et, surtout, qu'au moment de l'enterrement de Lausanne il avait le même âge que moi à celui de Cutiau.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 153-154


Il y a bel et bien du Sebald chez Bailly ?
Jusqu'à ce que des voix à peine perceptibles parviennent aux oreilles d'Austerlitz, dans le magasin de livres et de gravures anciennes de Penelope Peacefull, les voix de deux femmes qui racontent à la radio dans quelles conditions elles ont été envoyées par transport spécial en Angleterre. Austerlitz en oublie les feuilles étalées devant lui et entreprend sur le champ des recherches sur ses origines, par-delà l'instance qui l'a préservé de leur secret. A la lumière du récit que Vera en fait et dont le corps d'Austerlitz éprouve la souvenance, le narrateur fait voir ce qui advient de celui qui en est privé. Le récit des origines prend alors la couleur indécise de la provenance et rejoint les pièces d'un puzzle sans bord ni centre. J'en suis là du sortilège.

Jean Prod’hom

Dimanche 15 janvier 2012



Le temps, dit-il dans le cabinet aux étoiles de Greenwich, le temps était de toutes nos inventions de loin la plus artificielle... si Newton a réellement pensé que le temps s'écoule comme le courant de la Tamise, où est alors son origine et dans quelle mer finit-il par se jeter ? Tout cours d'eau, nous le savons, est nécessairement bordé des deux côtés. Mais quelles seraient, à ce compte, les rives du temps ? Quelles seraient ses propriétés spécifiques correspondant approximativement à celles de l'eau, laquelle est liquide, assez lourde et transparente ? En quoi les choses plongées dans le temps se distinguent-elles de celles qui n'ont jamais été en contact avec lui ? Que signifie que nous représentions les heures diurnes et les heures nocturnes sur un même cercle ? Pourquoi, en un lieu, le temps reste-t-il éternellement immobile tandis qu'en un autre il se précipite en une fuite éperdue ? Ne pourrait-on point dire que le temps lui-même, au fil des siècles, au fil des millénaires, n'a pas été synchrone ?

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 141-142




Une bonne partie de la journée donc dans l' Austerlitz de Sebald : de la maison au village par la Moille Cheiry, tête baissée et vent debout, puis au chaud avec les attardés de l'Auberge communale et vent arrière du village à la maison par la Moille Cucuz, au café de l'Evêché enfin entre 5 et 7. Après les voyages de Bailly, me voilà donc embarqué en Sebaldie, sans malentendu, dans un récit – mais est-ce bien le mot qui convient ? – qui en contient une légion, et une foule d'autres choses en équilibre sur le fil invisible d'une pelote dans laquelle les secrets ont fait leur nid. Avec pour seule ressource un fonds d'images et de souvenirs – des images encore – qu'il s'agit de faire tenir ensemble, instantanés frémissant sous la peau d'un monde qu'on traverse les mains toujours plus nues. Instantanés de même nature que ces photographies qu'Austerlitz étalait...

... face en bas comme pour une réussite, et qu'ensuite, chaque fois étonné par ce qu'il découvrait, il les retournait une à une, tantôt les déplaçait, les superposait selon un ordre dicté par leur air de famille, tantôt les retirait du jeu jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la surface grise de la table ou bien qu'il soit contraint, épuisé par son travail de réflexion et de mémoire, de s'allonger sur l'ottomane. Il n'est pas rare que j'y reste jusqu'au soir et je sens le temps se replier en moi, dit Austerlitz en passant dans l'une des deux pièces arrière du rez-de-chaussée.

W. G. Sebald, Austerlitz, Folio, 2010, 166


Austerlitz est la consignation du provisoire né de l'alliance, contre nature, de la nécessité et de l'improvisation, les efforts que son héros déploie pour rassembler les pièces éparses d'un puzzle sans bord le conduisent à un abîme à pente quasi-nulle, à la répulsion et au dégoût tant de l'écriture que de la lecture. Austerlitz jette un soir au fond de son jardin tout ce qu'il a écrit sous un tas de compost et de feuilles mortes. Allégé enfin, mais un court instant, car le poids de l'existence dont il a voulu ainsi se soulager guette. Sebald raconte ce cortège d'ombres, l'histoire de ce qui ne s'est pas fait et qui, ce faisant, s'est fait. Il n'y aura rien de plus, c'est beaucoup, beaucoup, beaucoup, j'en suis là du sortilège.

Jean Prod’hom

Il y a la parité des conventions



Il y a la parité des conventions
le silence des portes fermées
celui des portes ouvertes
il y a les déserteurs
le houx quand il n'y a vraiment plus rien
la compagnie des escrocs
le sauvetage en mer
l'entrain des chiffonniers
il y a la démesure

Jean Prod’hom

44



Avec ou sans, pour ou contre, à côté, à notre insu ou à nos dépens, c'est ce à quoi le langage prépose chacun d'entre nous, en cadastrant la confusion sur laquelle il a fondu et en rendant toujours plus étrange le commencement qui recommence sans nous.

Jean Prod’hom

Kodak | Blaise Cendrars



Du campement nous entendons des éléphants dans la forêt
Je garde un homme avec moi pour porter le grand kodak
A douze mètres je distingue mal une grande bête
A côté d'elle il me semble voir un petit
Ils sont dans l'eau marécageuse
Littéralement je les entends se gargariser
Le soleil éclaire en plein la tête et le poitrail de la grande femelle maintenant irritée
Quelle photo intéressante a pu prendre l'homme de sang-froid qui se tenait à côté de moi

Blaise Cendrars, Chasse à l'éléphant (IV) , Kodak-Document, Stock,1924


Nous entendons un troupeau
Il est dans une clairière
Les herbes et les broussailles y atteignent cinq à six mètres de haut
Il s'y trouve aussi des espaces restreints dénudés
Je fais rester mes trois hommes sur place chacun braquant son Bell-Howel
Et je m'avance seul avec mon petit kodak
Il n'y a rien d'aussi drôle que de voir s'élever s'abaisser se relever encore
Se contourner en tous sens
Les troupes d'éléphants
Dont la tête et tout le corps immense demeurent cachés

Blaise Cendrars, Chasse à l'éléphant (VIII) , Kodak-Document, Stock, 1924



Au moment de mettre sous presse le présent volume, nous recevons des Editions Stock une lettre dont nous extrayons le passage suivant.
Paris, le 25, mars 1943... A la parution de
Kodak de Blaise Cendrars nous avons reçu un "papier timbré" de la maison américaine "Kodak C°" qui nous expliquait que nous avions sans droit pris comme titre d'un de nos ouvrages le nom de sa firme. Sur notre objection que ce nom était celui d'un objet courant dans le commerce, que d'ailleurs cela ne pouvait lui faire que de la publicité, elle nous a répondu par une consultation d'après laquelle elle est propriétaire du nom "Kodak" et que l'emploi à tort et à travers de ce mot, loin de lui servir de publicité, lui nuisait au contraire en l'écartant des emplois précis de produits vendus par sa firme.
"Il n'y avait qu'à s'incliner mais la "Kodak C°" a été assez aimable pour ne pas exiger le retrait du livre en librairie. Elle nous a demandé seulement l'engagement qu'en cas de réimpression le titre serait changé. Nous en faisons donc une condition expresse de notre cession. Vous pourrez, bien entendu, mentionner le titre Kodak à titre bibliographique, comme nous vous le demandons ci-dessus, mais le titre général des morceaux publiés par vous dans votre volume devra être changé."

A la réception de cette lettre j'avais bien pensé débaptiser mes poèmes et intituler "Kodak" par exemple "Pathé-Baby", mais j'ai craint que la puissante "Kodak C° Ltd", au capital de je ne sais combien de millions de dollars, m'accuse cette fois-ci de concurrence déloyale. Pauvres poètes, travaillons. Qu'importe un titre. La poésie n'est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes, que j'ai conçus comme des photographies verbales, forment un documentaire, je les intitulerai dorénavant
Documentaires. Leur ancien sous-titre. C'est peut-être aujourd'hui un genre nouveau.

Blaise Cendrars, Poésies complètes, Document, Denoël, 1944



Dans la journée c'était un paysage lunaire avec des entonnoirs de mines qui se chevauchaient , sa raffinerie de sucre qui qui avait été soufflée, son calvaire dont le Christ pendait la tête en bas, raccroché par un pied à sa croix, ce qui me valut, à moi, trente jours de prison, non pas pour y être allé voir en plein jour, mais pour en avoir fait une photo. (Certes, les sergents étaient jaloux de mon ascendant sur les hommes. J'avais le droit d'avoir un Kodak, mais il m'en était interdit de m'en servir. Et lieutenant, capitaine, commandant, colonel confirmèrent cette interprétation pour totaliser autant de jours de prison. la prison, on ne la faisait pas tant qu'on était en première ligne. Mais l'on était mal noté et, quelque part à l'arrière, bien au chaud dans un bureau, un scribouillard portait le motif dans un registre. La connerie de tout ça ! D'autant que cela ne m'a pas empêché de tirer des photos jusqu'au dernier jour.

Blaise Cendrars, La Main coupée, Denoël, 1946



A moins de trouver un moyen de financement dans les toutes prochaines semaines, l’entreprise Kodak pourrait être contrainte de déposer le bilan selon le Wall Street Journal après plus de 130 années d’existence. En effet, l’entreprise américaine doit trouver 1 milliard de dollars très rapidement afin de se refinancer sans quoi elle devra fermer ses portes et licencier près de 19 000 employés à travers le monde. En 1960, elle employait près de 80 000 personnes.

Le Monde numérique, 6 janvier 2012





La fin de la merveilleuse aventure
d'une entreprise américaine


L'avenir pique du nez
Kodak icône
Kodak fleuron
Kodak faillite
faillite faillite au tournant du millénaire

Kodak a raté le train
19.000 personnes à Rochester
sous le chapitre 11 de la loi
effondrement
plongeon
adieu Dow Jones
New York Stock Exchange
Meeschaert Capital Markets
Wall Street
salut les clubs
faillite faillite faillite

fin de l'histoire boursière
ils n'y croyaient plus
devancés par des fabricants de grille-pains
à court de liquidités
rattrapés par le déclin
sans imagerie pour survivre
vendeurs de tapis
l'adieu aux profits
sans propriété intellectuelle
Moody's baisse la note
solvabilité Caa3
niveau le plus bas
en-deça de la survie

quand une société vend sa propriété intellectuelle
on sait que sa fin est proche
proche très proche


Jean Prod’hom


Il y a la seconde vie des roulottes



Il y a la seconde vie des roulottes
les tables rondes
le tuilage
il y a les paragraphes justifiés de l'enfer
la transition démographique
les rebibes du rabot
il y a ce qui fait tenir debout
la vérité qui se dérobe
il y a la cuillère restée dans la tasse

Jean Prod’hom

Laver cette coulée de boue



Bien peu d'humeurs résistent aux noces visqueuses du noir et du blanc. Elles y succombent pourtant lorsqu'elles entendent le bruit étouffé du bâton dans les cendres, en prenant un air pâle, tandis que les glaires du brouillard et les grands corbeaux vont à lents coups d'ailes semer leur poison ailleurs. Puits et tombes profanés, entonnoirs sans mémoire, c'est une peau morte qui double le ciel et tapisse nos palais, blanche et froide comme une tripe. Tout, il manque soudain tout, et d'un coup. Où est celui qui lavera cette coulée de boue et nous convaincra qu'un suaire ça s'égoutte et qu'une poche déchirée ça se ravale ?




Aux margelles des fourrés brûlés, les merles ont assuré la permanence et sifflent les mesures d'urgence. Les corps laiteux des bouleaux s'étirent hors du bitume. Une silhouette suivie d'une ombre indécise passe la lisière de cette veillée funèbre. Revient l'heure des pâmoisons : les idées sèchent, on s'amollit au feu profond. Oh ça oui, et sans aller jusqu'en Corse. Il est temps encore de prendre le chemin en marche, de suivre les signes qui tombent du ciel, le jaune des citrons, l'orange des sorbiers, le vin sur la treille, le lierre, le gui, les mousses dans la rivière et la rouille du hêtre. Les fruits se hâtent de remonter sur l'arbre, la vieille de Pra Massin fait une lessive, les poules rattrapent le temps perdu, Au printemps on repeindra les volets. N'est-ce pas ? Et tu réponds : peut-être.






Jean Prod’hom


Qui administrera l'onction au dernier des prêtres ?



Le déclin brutal et accéléré du nombre de prêtres incardinés dans les évêchés suisses n'est plus une prédiction. Leur nombre a diminué de près de la moitié en 30 ans et leur âge moyen se situe à 65 ans, celui des prêtres en activité à 57. C'est ce que nous révèle l’Institut suisse de sociologie pastorale (SPI).
Les nouvelles ordinations ne compensent plus en effet les décès, les prêtres qui meurent sont trois fois plus nombreux que ceux qui sont ordonnés. Pas de renouvellement naturel donc, et le manque de vocations n’incitent guère à l’optimisme. Au cours des 10 dernières années, seules 143 ordinations ont été enregistrées contre 500 décès. Rien à espérer décidément de ce côté-ci.
Pour répondre à cette pénurie, des solutions ont été mises en place, on a recruté des prêtres étrangers, des assistants au bénéfice d’une formation, complète ou sommaire, des auxiliaires sans formation, avec les problèmes d'adaptation qui s'ensuivent. Rien n'y a fait, le nombre d’étudiants en théologie et de collaborateurs de fortune continue de diminuer. Il n'y aura pas de miracle.
Cette situation ne semblait pourtant pas inéluctable, à preuve le chiffre de la vitalité étonnante des prêtres. En 2010, on signale en effet 146 cas d'abus sexuels, commis par 125 agents pastoraux dans les six diocèses suisses ; on compte également, mais c'est moins officiel, plus de 150 enfants de prêtres non-reconnus. Selon des sources fiables, 20 à 30% des prêtres ont aujourd'hui une vie amoureuse en Europe, 50% en Amérique latine et jusqu’à 80 à 90% en Afrique !
Tant que Rome s'évertuera à condamner les prêtres au célibat, elle contribuera sans doute à cette baisse effrayante des effectifs sans bénéficier des héritages symboliques qui ont conduit tant de fils à devenir des pères, tant d'enfants de riches à s'enrichir et d'enfants pauvres à désespérer. Plus de 30 papes n'ont-ils pas été les dignes rejetons de papes ou de prêtres ? Quant à l'innombrable progéniture naturelle des évêques et des curés, on a renoncé à en faire le compte exact.
Quel beau métier ! Mais qui administrera l'extrême onction au dernier des prêtres ? Un homme travaillant au noir ? Un prêtre défroqué ?

Jean Prod’hom

Dimanche 8 janvier 2012



Il se tient en retrait, bien à l'arrière des haies, passe lointain derrière l'horizon, se coupe du vent pour mieux s'imposer massif et entier. Il gonfle, s'élargit avant de se défaire, cela ne dure pas, c'est un autre, entre force et douceur. Le céleste ne se livre pas autrement, il passe éloigné, ne se dit pas, il est cette nécessité qui va et vient, et revient. Que d'échappées encore pour en être. Le monde est à l'envers, le céleste est bel et bien la règle, cette énigme qui passe sur nos têtes, lavé des fantômes, avec des mots qui, le soir, se font et se défont comme des nuages.


Jean Prod’hom

On l'aura compris



On l'aura compris : ce que je cherche à faire surgir, tant avec l'espace all over des trajectoires animales qu'avec celui, rhizomatique, des déploiements, c'est de fournir des contre-exemples aux logiques de filiation et d'enracinement, c'est de dire, en quelque sorte, que le pays se dépayse de lui-même et que c'est ainsi, mystérieusement, qu'il devient ressemblant.

Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Seuil, 2011




Lignes d'errance



Ce livre dont l'auteur a eu l'idée il y a 30 ans et qu'il a rédigé du printemps 2008 à l'automne 2010, ce livre lu ici en une vingtaine de jours, il est temps de l'éloigner sous une pile ou dans une bibliothèque, de l'oublier un peu pour le reprendre un jour délivré de la passion. Plus tard.
Il n'en demeure pas moins et pour l'instant que ce que le lecteur a eu en vue – et qui habite certainement, il ne peut s'empêcher de le croire, les pages de ce livre miraculeux –, n'a pas cessé de le désorienter en l'obligeant à confondre comme jamais faits et circonstances, amples et fortuites, à en balayer l'atmosphère, à différer l'intégration des choses qui ne furent jusque-là que les locataires de zones aux contours indistincts, imméritantes, silencieuses.
Ni l'auteur ni le lecteur n'en ont voulu la fin, une fin qu'ils ont placée pour s'en protéger bien au-delà de toute fin. C'est elle désormais qui les tire ailleurs, sans qu'ils sachent exactement où, sur un autre versant et dans la constellation d'éléments qui affleurent continûment sous leurs pas.
Ce livre, à l'image de ces deux ou trois livres qu'on aurait souhaité écrire, donne l'assurance que les choses comme les êtres trouvent leur sens au carrefour des lignes d'errance – belle alternative aux lignes de désir et aux lignes de fuite – à condition que celui qui veut bien les filer s'extirpe hors de chez lui, hors la fosse où il s'enlise, s'ébroue afin de décoller les adhérences convenues de ce qui se dit à voix haute et qui enfouissent des secrets, en tendant l'oreille aux bruissements de ce qui pointe son nez sous la rumeur et auquel on ne croit pas vraiment, avatar d'une volonté de vivre à laquelle on veut pouvoir prêter ses mots, réalité qui n'est encore qu'un rêve, celui d'un avenir gros de somnolences étranges et d'explorations aventureuses.

Jean Prod’hom

Il y a les autres façons d'habiter la terre



Il y a les autres façons d'habiter la terre
les intermèdes
les croisements prometteurs
il y a l'énigme de sa propre disparition
les chevreuils la nuit
le rebord des falaises
il y a la petite aiguille des horloges
le mur d'enceinte des cimetières
les profits tirés de la réclusion

Jean Prod’hom

Le bruit de la pluie bien serrée qui pianote



On traversait le gros des jours sans y toucher, à l'abri derrière de lourdes pierres et une porte de châtaignier à laquelle pendaient de vieux manteaux dépareillés et des parapluies hors d'usage, des fichus de feutre usé et des casquettes à la visière baissée. Les eaux du Vidourle ne cessaient de gonfler, on le savait, mais ne nous parvenait de l'extérieur que le bruit de la pluie bien serrée qui pianotait sur les tuiles. Quant aux brouillards inoffensifs ils se mêlaient aux fumées du poêle et de l'âtre. On ne se demandait plus si le ciel allait pouvoir sauver sa peau, on avait assez de bois, assez à boire, ça pouvait continuer ainsi. Et à mesure que les jours passaient, il nous semblait toujours plus enivrant de vivre en fond de cale, insouciants derrière les murs crépis de ces vieilles magnaneries dont la haute charpente n'a jamais obligé quiconque à courber l'échine. On se faisait à l'idée que le soleil ne reviendrait pas, prêts à tout, mais désireux surtout de goûter à ce peu qui était sous la main, pain, livres, vin et miettes.
On entendait claquer parfois le fermoir de la porte d'entrée ou celui de la porte du jardin, on apercevait en passant sur la table de la cuisine les restes de passages récents : une grappe de raisin, un couteau beurré, des châtaignes, une arrière odeur de café ou un fond de thé tiède, un stylo à côté du mot fléché de la dernière page du Midi-libre, le dos d'un livre oublié. Nul ne savait comment les choses en étaient arrivées là, on se croisait parfois, avec les égards qu'on a les uns envers les autres sur les embarcations de fortune, sans qu'aucune question ne se pose, chacun étant à ses affaires, sur le point de retourner sous un de ces vieux sacs de couchage qui voisinaient sur nos paillasses avec de vieilles couvertures trouées. Chacun reprenait sa lecture avec la pluie sur les tuiles, qui ne s'arrêtait pas, avant que les paupières ne vacillent et que la rêverie ne nous éloigne un instant de ce qui traînait en largeur et en longueur tout au long de ces semaines-là.
Pas grand chose, surtout pas, excepté le feu que l'un de nous réveillait dans l'âtre à l'aube ou le chêne vert qu'un autre allait chercher au bûcher, à voix basse, au cas où quelqu'un dormirait. Mais personne ne dormait vraiment, quand bien même il n'a jamais fait tout à fait jour ces semaines-là, si bien que les lampes dans les chambres et les suspensions ne s'éteignaient pas. C'étaient des journées du creux de l'an, de ces journées qui s'étendent lorsque tout est terminé et que rien ne veut recommencer, nous étions au début de nos vies, dans un pot au noir lâche nichant au voisinage de l'insouciance, avec des chats qui levaient la tête lorsque le vent fouettait le toit. Mais l'averse reprenait et émiettait le temps comme une herse.
Ce bonheur nonchalant aurait pu essaimer en toutes saisons si nous l'avions voulu, il n'en a pas été ainsi. Je me souviens du dernier jour avant qu'on ne se quitte pour toujours : celui que personne n'avait vu sortir était revenu le soir trempé jusqu'à l'os avec un panier d'oronges.
Tout ce qui sert aujourd'hui a servi hier et servira demain, c'est dans les recoins des saisons que chacun d'entre nous grandit en traversant le gros du jour sans y toucher. J'écoute aujourd'hui, sous la couette, le bruit de la pluie bien serrée qui pianote sur les tuiles.

Jean Prod’hom


Dimanche 1 janvier 2012



On entend à l'arrière d'un local trois hommes ivres, trois femmes qui sourient, debout, c'est déjà ça de pris. Sur le chemin qui monte au réservoir, une fillette façonne dans ses mains nues une boule de neige, il fait froid. Elle s'éloigne avec une femme qui lui prend la main. Dans la maison un adolescent médite sur son lit, il pense aux pages qu'il lui faudra copier encore. C'est un casse-tête, l'eau coule à vide dans le bassin de granite rose. L'instant dure un plus que de coutume et s'étend sur les haies et le ciel, d'où s'échappe soudain un pic vert qui disparaît dans le vieux verger avec une résolution dans le bec.

Jean Prod’hom