L'atelier

Le Carnet de Dante (Poteaux d'angle)

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Cher Pierre,
Il pleut, pleut pleut sur le Riau, on en avait besoin, personne ne s’en plaint, on s’en réjouit plutôt, sous cape. Sandra – qui se rétablit lentement – est descendue avec Lili et Louise chez Marinette, sans Arthur : l’exécution des travaux que celui-ci devait entreprendre est différée.

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Je profite de lire bien au chaud le journal que Pascal Rebetez a tenu entre le 18 novembre 2013 et le 26 avril 2014, un recueil de notes intitulé Le Carnet de Dante, rédigées vraisemblablement pendant la préparation d’une exposition de sculptures (Jean-Pierre Gerber) et de peintures (Daniel Gaemperle) présentée en juillet de la même année dans les fours à chaux de Saint-Ursanne. Le Carnet de Dante, avec des photographies des deux artistes au travail, constituent le catalogue de cette exposition. Je m’y retrouve.
De rédiger quelque chose comme un journal, depuis plusieurs années, me conduit tout naturellement à prêter une oreille attentive à ce genre d’entreprise, dont la grosse affaire est bien entendu la réalité dont elle veut rendre compte – sans tout dire, comment y parviendrait-elle ? – choisir donc, taire, réduire mais aussi, et c’est l’autre versant, passionnant, couler le tout dans une syntaxe et un lexique préétablis, coller les morceaux bord à bord ou en usant de chevilles, c’est-à-dire se soumettre aux exigences du langage, de l’écriture et aux circonstances qui les entourent, invitant le diariste à éclairer des pans de son histoire qui seraient demeurés obscurs sans cela, et parfois, à donner vie à des événements qu’il a écartés.
Ecrire un journal c’est conjuguer deux temps, l’un révolu dont on croit pouvoir retenir quelque chose, l’autre qui fait advenir ce qui n’aurait pas été. Dante se trouve aux prises avec tout cela dans ses carnets, en tire parti, fait feu de tout bois, riant de ce qu’on lui fait dire et de ce qu’il ne dit pas, jouant des ellipses comme d’autres passent des ponts.

21 novembre 2013
La soirée fédérale s’est bien déroulée. Personne n’a tout compris mais on s’est bien entendus. L’Etat donne les sous, mais le libre marché – les éditeurs – n’en font qu’à leur tête. Le Bâlois Roger Monnerat est en train d’écrire un livre en allemand autour de la figure de Jean Cuttat. Dante prend aussitôt une option pour la traduction. Réflexe patriotique. Téléphone à Béatrice qui craint toujours les débordements dès qu’il boit. Le vin tessinois évite la gueule de bois !
Dante clame un passage de Walser sur la bataille de Sempach. Léo Tuor dit le même texte en romanche : personne n’a rien compris. Mais tout le monde est satisfait de la démonstration de nos variété authentiques et AOC.
Il neige.
A la gare, des torrents de voyageurs. Au bar, un noir sert un express,. Sinon, que du blanc dans la foule. Où sont les hordes barbares annoncées à la radio ce matin à huit heures.

29 décembre 2013
Dante part en raquettes du côté du Mont-Brûlé et de possibles avalanches.
En face, les voisins skient en meute mécanique ; il préfère repérer seul les traces des cervidés. Il croise pourtant un Belge avec un chien noir qui l’aboie. C’est un trou du cul d’extrême-droite qui pratique le Krav Maga, du combat rapproché israélien, un truc qui tue quand on le veut, pire que la connerie.

21 mars 2014
Le livre servait à caler un meublée dans le grenier. Dante ne l’a plus ouvert depuis son achat – ou vraisemblablement son vol –  en 1974. Il avait marqué quelques passages comme d’un livre de sagesse.
« Toujours garde en réserve de l’inadaptation », ou encore :
« Réalisation. Pas trop. Seulement ce qu’il faut pour qu’on te laisse en paix... » ou :
« Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin. »
Dante est troublé. Il avait oublié ses écrits de ce tout petit livre « Poteaux d’angle » signé Henri Michaux.

11 avril 2014
Réunion à Martigny. Quand le littéraire suppose des choix politiques. Dante s’y rend pour taper du poing sur, mettre les points sur, mettre au point. Or, nous sommes en Suisse. le repas est payé par l’association ; le vin est bon ; le café favorable au compromis.

Sandra et les filles rentrent à midi de chez Marinette, Louise part à vélo une heure plus tard, pour rejoindre les Balances à Montpreveyres où Justine soigne des chevaux. Je reviens un instant aux textes de Grignan, pesant ce qui me reste à faire : laisser le tout reposer deux ou trois jours ; tailler encore et encore, jusqu’aux poteaux d’angle ; les dire et les récrire aussi longtemps que ne se fera pas entendre le rythme qui habite chacun d’eux.

10. Il nous faut trop souvent consentir à renoncer à ce qui nous entoure et que nous chérissons ; il sera soudain trop tard, il ne nous restera que quelques regrets pour nous consoler, quelques images, quelques souvenirs. Car au fond il s'agit bien de cela, faire revenir quelques-uns des instants à côté desquels on passe, condamnés que nous sommes, pour vivre, à nous détacher de l’immédiat en taillant des marches au fil du temps, en nous promettant au dedans qu’on ne nous y reprendra pas et qu’on recomposera sur nos claviers, plus tard, ce qui était lorsqu’on n’y était pas, songeant au bonheur que ces instants auraient pu nous apporter et qu’ils nous apportent tandis que, écrivant musique et cadence, nous ne l’espérions plus.

Je prépare la voiture pour demain : un pneu-neige à l’avant pour remplacer le pneu crevé, sept casses d’imprimerie, le quarteron de 20 litres, la marmite des petitous, quelques livres, un sac de couchage ; je passe à laiterie, paie mon ardoise et embarque des pommes-de terre. Traverse le village, monte au Pré-du-Grelot qui tombe en ruine. On mange ce soir, à la véranda, il fait bon, des raclonnettes de Corcelles et un cadeau des dieux, des myrtilles.

Jean Prod’hom


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Sequitur quodlibet

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Cher Pierre,
Le ciel a ce matin le bleu de la forge ; celui qui, à neuf heures, n’aura pas derrière lui ce qu’il s’était promis de faire à huit le regrettera à dix. Sandra – mal fichue hier – et Louise sont descendues au marché, Lili plus sage termine la lecture de Plum, un amour de chat, un manga qui se lit à l’endroit, et poursuit celle de la série des kinragirls.

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Arthur est de retour à onze heures, il file au lit, sa nuit a vraisemblablement été courte ; je sors six casses d’imprimerie dans lesquelles je mets un peu d’ordre ; elles mériteraient un coup de balai. Je renvoie l’opération à la semaine prochaine, avec Françoise à Colonzelle, je me réjouis. Fais quelques photos avec l’aide de Lili.
Tandis que l’aventure éditoriale de Tessons est sur le point de se terminer, celle de Marges démarre. Toutes les deux vont se chevaucher à Grignan puisqu’une dizaine des quarante-cinq photos choisies par Yves et Anne-Hélène, et montrées dans la Drôme, figurent aussi dans Marges, non pas que je l’aie voulu, mais parce qu’il en va parfois ainsi, et qu’il est difficile dans ces conditions de ne pas résister aux idées que l’accord des êtres et des choses suit un plan auquel répond l’harmonie préétablie et que les miracles en font partie.

9. Frapper à la porte en espérant non pas qu'elle s'ouvre mais que refermée sur le silence qu'elle préserve elle rappelle au vivant que le chemin est encore long et qu'il aura besoin de toutes ses forces et de beaucoup de courage encore pour continuer là où les rencontres se raréfient, là où il n'y a rien, sinon d'autres portes closes, plus rares à mesure qu’il avance, qui rappellent ce peu qui fut dans nos maisons et hors d'elles et dont notre âme aura à se souvenir lorsqu'il n'y aura plus rien.

Louise regarde un James Bond dans les combles, Arthur somnole, Sandra fait des e-achats, Lili clique sur son i-pod ; je relis, avec une bière, la postface de François Bon. Ce soir nous abandonnons nos enfants, nous allons, Sandra et moi, manger dehors.

Jean Prod’hom


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Plutôt celle d’un paysage de bocage

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Cher Pierre,
Claude surnage au milieu de piles de bouquins, nous ne nous étions pas vus depuis quelques semaines, il est rentré de Crête la semaine dernière et a repris le boulot lundi. On évoque le vernissage : petite ou grande fête, invitations papier ou numérique, recours à des tiers ; je dédicace quelques livres, il prépare le service de presse. On termine à 10 heures, il a un rendez-vous, je vais rôder en ville.

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La chaleur est étouffante, les gens marchent au ralenti ; les grandes surfaces sont des refuges, il fait bon aux rayons de l’alimentation de la COOP de la rue Saint-Laurent, encore meilleur près des frigidaires, je bois une eau minérale, traîne dans les rayons ; je monte à Riant-Mont et m’assieds au fond du jardin, l'ombre est celle d'il y a 50 ans, les fenêtres à l'arrière des studios modernes laissent entendre les mêmes rumeurs, mêmes racines affleurantes du houx, ne manquent que ceux qui ont quitté les lieux.
On mange sur la terrasse du Petit Boeuf, à deux pas du gymnase de Beaulieu, immeuble raide, gros paquebot en rade. On parle de nos gamins, de nos aînés surtout qui ont terminé au début de l’été l’école obligatoire, de ce que la rentrée des classes leur prépare, des enseignants qui leur feront aimer ces matières qui rebutent parfois, leur semblent d’un autre temps, sans lien avec la bulle dans laquelle ils vivent.
J'emporte au Riau quelques exemplaires de Marges, avec le sentiment que tout va bien se passer – Claude semble confiant –, mais aussi la crainte que Lili soit fort désappointée et me fasse des misères lorsqu'elle constatera que la photo qu'elle avait, dans un premier temps, accepté de voir figurer dans ce livre, y figure malgré un refus de dernière minute. Trop tard. Je lui promets une contrepartie, elle s’en réjouit.
Même à 870 mètres, on a toutes les peines du monde à piéger le frais dans les maisons, Oscar lézarde, impossible de le faire sortir dans le jardin, la salle à manger est vide, pas de table, pas de chaise, tout juste une table ronde et deux fauteuils bas.

8. Sur le rebord de la fenêtre, des images se chevauchent, celle d’une pierre de Patmos, un ciel, des labours, le saint Augustin de Vittore Carpaccio, un caducée, des images de vieux crépis, une chouette et quelques tessons ; un moineau s’y invite parfois, sans titre, sans date, sans lieu. Ils constituent ensemble un petit autel qui se métamorphose avec le temps, m’oblige à regarder à nouveaux frais l’hétéroclite qui va et vient, me dissuadant de donner à la partie dans laquelle je suis engagé la forme d’un puzzle dont j’aurais à trouver la dernière pièce, mais plutôt celle d’un paysage de bocage dont j’aurais à lever le plan changeant. Le monde a lui aussi ses fenêtres et ses rebords, ses haies et ses talus, ses champs et ses clairières à l’abri du vent.

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Claire Le Baron

Je rattrape Arthur sur la route qui remonte de Villars-Mendraz à la croisée de Sottens, il pédale comme un forcené et me fait penser à un héros d’André Dhôtel ; les 36 degrés ne l’ont pas fait hésiter à avaler les 15 kilomètres qui le séparent de la fête. Lili et Louise ont passé une fois encore leur journée à Thierrens, offrant leurs petites forces à un projet qui a du souffle, participer à une telle aventure est sans prix.
Je reçois un gentil mot de Claire le Baron, une photographe dont j’ai fait la connaissance à Port-Joinville ; elle a reçu Tessons par la poste, elle est en train de le lire, mais de plus en plus doucement pour qu'il en reste. Je suis allé sur son site revoir les photographies exposées cet été au Musée de la Pêche et à La Fabrique, une association d’artisans-créateurs dont elle est l’une des animatrices ; ça vaut le détour, des images colorées, à son image. Et puis, j’aime beaucoup le texte dans lequel elle raconte comment elle a été amenée à faire des photos, sans prévoir, ni faire exprès, ni composer. Guetter du coin de l’œil trois fois rien qui change tout, la lumière qui dépose une robe de princesse sur une chose modeste, le beau milieu du banal.
J’ai cherché, mais en vain, les pichets du cimetière de Port-Joinville qu’elle a, elle aussi, photographiés.

Jean Prod’hom

Rapatrier l’obscurité

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Cher Pierre,
Curieuse impression ce matin, lorsque j’ai mis le point final à la première mouture du septième texte pour Grignan, c’est-à-dire le dernier, puisque les huitième, neuvième et dixième seront tirés de la fosse à bitume des marges.net. Je pensais en effet, avant de me jeter à l’eau, qu’il me suffirait de dérouler, pas à pas, le raccourci de ce que je croyais voir très clairement ; il m’a fallu au contraire, ou à l’inverse, rapatrier l’obscurité qui se tenait dans les plis de ce raccourci et lui donner non seulement une forme, un contour, mais aussi une teneur.

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7. On aperçoit parfois, marchant et levant la tête, des formes, des couleurs, des ombres qui dessinent alentour des visages éphémères, paysages-visages, visages-images d’un polyptyque sans fin : formes, couleurs, ombres que l’on voudrait serrer dans les ailes du plomb, un ourlet, un faufil ou un cadre doré à la feuille. Mais l’éphémère a une main de fer, les horizons ne l’arrêtent pas, il dure le temps de nos vanités. L’enfant solitaire se saisit parfois aux mauvais jours de quelques-unes de ces natures mortes qu’il écorne au hasard, y passe un fil qui donne à son ennui l’allure d’un récit, le semblant d’un mouvement, d’une pente et d’une direction.

Claude m’envoie en début d’après-midi des images, ce sont les piles d’exemplaires de Marges, ils seront dans les bacs fin août ; je le rejoindrai demain matin pour rédiger quelques dédicaces. Je monte au triage, mets bout à bout quelques phrases d’introduction pour Grignan. Le soleil est lourd, même dans les bois.
Le jardin demande qu’on s’en occupe, Arthur accepte contre salaire de s’y coller ; on passe en revue les tâches et on fixe le salaire, ces relations marchandes ont du bon. A la condition qu’Arthur se rende à Ogens à vélo, j’accepte de co-financer les achats du repas canadien auquel il participe demain soir. On finit nos tractations commencées dans la douleur par des sourires.
Sandra va récupérer Lili et Louise qu’elle a emmenées ce matin à Thierrens, elles se font belles, c’est mon anniversaire, nous allons manger à Montheron.

Jean Prod’hom


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Marges déboule au quai 3 de l’Ecole de Commerce

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Cher Pierre,
Claude m’envoie un mot, des centaines d’exemplaires de Marges ont passé le col du Grand-Saint-Bernard et vont débouler ce mercredi vers 15 heures au quai 3 de l’Ecole de Commerce ; le dentiste avec lequel j’ai rendez-vous m’empêchera de leur faire la fête.

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J’emmène les filles à Thierrens, le ciel est lourdement chargé mais l’éthologie du cheval peut se pratiquer sous couvert. Je fais une halte à Saint-Cierges, bois un café et lis le journal.

6. Ce n’étaient que photographies de rien du tout au milieu d’objets sans importance, placés sur le damier sans bord de sa vie, sur le dessus d’un large buffet sculpté, très vieux, témoignant de ce quelque chose qui s’était maintenu à ses côtés, que la vieille de Pra Massin n’emmènerait pas, qu’elle était allée au contraire rejoindre au fond d’un carton tandis que la nuit se mêlait au jour. Les architectures sacrées sont en miettes, le tout qu’elles abritaient s’est dispersé, nous voici coupés des origines, tout juste bons à garder de ce côté-ci l’empreinte de ce qui s’est absenté de ce côté-là, grains de lumière et poussières entre chien et loup.


Sandra nettoie les vitres de la véranda, Arthur cueille des petits fruits. Je poursuis mes lectures autour de la photographie, la Petite histoire de la photographie (1931) de Walter Benjamin et la première version de L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1935). Je peine et la ligne de crête semble se perdre dans des zones trop pointues pour moi ; je finis par revenir sur mes pas avant d’avoir vu le bout.
C’est au tour de Sandra d’aller chercher les filles, je remplis une passoire de gros cassis. Arthur, qui est descendu à la Molleyre proposer ses services à Marinette, nous prépare des hamburgers, végétarien pour Louise. Les trois petits montent ensuite visionner un James Bond ; on va Sandra et moi faire le petit tour, une famille a dressé son camp à la Moille-au-Blanc : une roulotte, un chien, 4 ânes et 4 enfants. On babille, ils sont partis d’Yvonand il y a une semaine, ils y retournent dans dix jours. L’année prochaine, c’est Bordeaux.

Jean Prod’hom


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Comme les cartes orphelines d’un memory géant

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Cher Pierre,
Dans la chambre de séjour toute neuve, Sandra s’est réorganisée et a repris la rédaction du second volume d’Eurêka ; Arthur vit sa vie, en même temps à mille milles d’ici et tout près de nous, il va falloir faire le point. Louise et Lili participent aujourd’hui et demain à un stage d’éthologie à Thierrens, je les y conduis pour neuf heures. Griffonne au retour, sur mon ipad, un bout de texte pour Grignan.

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Françoise a rencontré Christine hier et part quelques jours avec Edouard dans le Piémont, je décide de les rejoindre à Colonzelle lundi prochain, avec les casses d’imprimerie. Ce sera l’occasion de rencontrer Christine une fois encore avant septembre et de régler quelques détails.
Ce sont finalement dix textes qui sortent de l’atelier, d’un peu plus de cinq cents caractères chacun. Il me faudra encore les menuiser de l’intérieur et creuser, de l’extérieur, les vides qui les séparent.

5. Nous naissons aveugles et le demeurons aussi longtemps que nous n’extrayons pas notre âme de la pâte dont nous sommes faits, en décollant manuellement nos paupières, puis en taillant les ouvertures par où elle aura tout loisir de s’étonner des paysages et des visages qui se tiennent désormais éloignés de nous et auxquels elle retournera lorsque le corps qu’elle habite l’obligera à quitter la partie. Pendant ce sursis, nous sommes invités à la fête, à faire jouer à tort et à travers la profondeur de nos yeux télescopiques : le disparate tient, miraculeusement, sans ciment, comme les cartes orphelines d’un memory géant.

Termine un peu vite La Littérature à l’estomac que Julien Gracq a publié en 1950. D’une étrange actualité, en usant d’une langue presque étrange, qui n’est précisément pas au diapason d’une actualité qui, à l’inverse, n’a guère changé. C’était un de ses livres préférés. Je monte avec Oscar au triage, lit sur mon iphone, couché sur un lit de terre et d’épines sèches un autre pamphlet du même acabit, celui que Baudelaire a écrit en 1859 : Le public moderne et la photographie. M’y retrouve pas, relis pour donner le change à non humeur les premières pages des Eaux droites.
A Thierrens, les filles sont radieuses, moins enjouées au retour ; on fait le point en famille après le repas, nous n’avons pas terminé l’éducation de nos enfants.

Jean Prod’hom




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Heinz de Laupen

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Cher Pierre,
Ce matin à huit heures, j’entends frapper à la porte, je l’avais oublié, c’est Heinz, la casquette vissée sur la tête, les mains au fond des poches comme souvent les artisans qui les ont habiles. Je l’ai entendu toute la semaine réciter comme un poème la succession des opérations qu’il avait à mener, pour qu’elles ne s’échappent pas d’une tête qu’il a dure. Une heure lui suffira pour que la fuite de la baignoire rende gorge et qu’il manifeste son contentement : Je suis heureux.

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Dans la maison, Heinz, tout le monde l’aime bien, avec ses yeux bleus qui deviennent transparents. Le bonhomme a retrouvé le sourire, on boit un café ; il vient de la région de Laupen, là où les Bernois (aidés par les Walstätten), sous le commandement de Robert de Erlach, ont repoussé en 1339 les troupes de Louis IV de Bavière (aidé par des seigneurs de la région romande) et où son père était ingénieur. Louise l’écoute. Il obtient successivement trois certificats fédéraux de capacité, de mécanicien d’abord, de sanitaire ensuite, chauffagiste enfin. Il y a vingt-cinq ans qu’il est en Suisse romande ; marié, il met son second pilier dans l’achat d’une ferme. Divorcé, tout se complique, l’homme travaille jour et nuit, le dos cassé par une hernie discale dont une rhabieuse le soulage pendant plusieurs années ; l’hernie est revenue avec son divorce, c’est une large ceinture qui le fait tenir droit.
Guillaume passe nous voir, fait quelques bricoles et repart avec une belle commande : bibliothèque, armoires, armoire à habits ; il nous en sait gré. Sandra, les enfants, les A, les K et les T descendent en ville faire un lasergame. Heinz s’en va de bonne humeur, fier je crois d’en avoir terminé avec un chantier qui lui aura donné du fil à retordre. Il repart avec ses outils pour Sullens ou Saint-Légier, Heinz est un ouvrier solitaire qui veut le rester.

2. Tout en maintenant en son centre un silence qui fait tache d’huile, l’instant déborde bien au-delà du territoire que la conscience lui octroie et, de proche en proche, offre du lopin de terre qui lui revient une image égarante de l’éternité, de même dimension que les innombrables éternités qui coexistent en chacun des points du monde et que d’invisibles gouffres infranchissables tiennent à l’abri, comme les douves d’un château-fort. Du chemin de ronde dont nous somme le centre, nous pouvons apercevoir au bout de nous-mêmes comment ombres, formes et lumières se mêlent nous invitant, lorsque nous en éprouvons le besoin, à saisir des petits morceaux d’éternité, à y passer le fil qui nous permettra d’habiller nos vies d’un semblant de mouvement, d’une pente et d’une direction.

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Visite d’un autre solitaire au milieu de l’après-midi, c’est un hérisson dodu contre lequel Oscar aboie de derrière la porte vitrée du salon, il s’attarde au pied des roses trémières, me regarde en fronçant les sourcils, je le laisse tandis qu’il longe la façade. Me régale de quelques pages que Gracq consacre, dans En lisant en écrivant, à ses lectures et à l’écriture, c’est admirable, drôle parfois, très drôle mais toujours bienveillant et assassin – à propos de Saint-John Perse :

J’en fais usage, à des intervalles éloignés, un peu comme d’un
chewing-gum d’où au début à chaque coup de dent gicle une saveur, mais le goût pour moi s’épuise en une douzaine de pages, à mon dépit. N’empêche que je le reprends : le nombre des poètes qu’on rouvre n’est pas si grand.

Julien Gracq fait partie de ces écrivains qui réussissent à prolonger la voie dans des régions où nous ne voyions que d’inextricables ronciers, à les écarter et à en tirer ce dont on avait rétrospectivement le pressentiment, sans y toucher, avec la facilité de ceux qui écartent les eaux de la Mer rouge. Et puis il fait partie de ces rares écrivains qui, au XXème siècle, n’ont pas laissé tomber le point-virgule. A lui aussi je lui en sais gré.
Ce soir Lili et Louise se baignent pour la première fois, le bateau est à sec ; quant à Arthur il est monté à Froideville faire du volley ball avec la Jeunesse de Ropraz, on ne le reverra vraisemblablement que demain, le bosco paie ses galons. Sandra qui est allée promener Oscar prépare un risotto. La scoumoune fait sont retour alors qu’on la croyait définitivement écartée, avec l’eau qui goutte sur le plan de travail.

Jean Prod’hom


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Dieux Lares

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Cher Pierre,
Sandra et les enfants sont allés faire quelques courses, de quoi charger le frigo et assurer que demain chaque chose retrouve sa place ; je suis de permanence à la maison, accueille les maîtres d’état qui se succèdent. Guillaume rabote la porte d’entrée et son frère pose les poignées de la salle de bains, de la bibliothèque et de la chambre d’Arthur ; trois peintres rafraîchissent le hall, deux carreleurs posent des joints de silicone à la salle de bains, de ciment à l’entrée.

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L’eau qui est apparue à deux reprises sur le plan de travail de la cuisine, contrairement à ce que j’ai cru hier, n’est pas le résultat d’une maladresse de l’un de nos enfants, mais d’une fuite dans l’écoulement de la baignoire ; l’appareilleur dépêché en urgence et qui reviendra demain, repart avec le sourire, satisfait d’avoir mis le doigt sur le problème et dissipé notre inquiétude : il est donc fort probable que nous démarrions notre nouvelle vie au sec.
Tout ce monde, bienveillant, courageux, grossier parfois, raconte tout en travaillant la vie de chantier, les collègues absents, les métiers, les femmes, les vacances. Je regrette de n’avoir pas assez prêté l’oreille, mais je brouillonnais quelques idées, timorées, hésitantes, espérant au fond de moi, comme toujours, que tout se fasse à mon insu et que je n’aurai qu’à me réjouir du temps qu’il fait lorsqu’il me faudra me jeter à l’eau.

1. Notre regard est aimanté par ce quelque chose avec lequel nous ne faisons qu'un, que nous croyons pouvoir précéder, que nous surprenons parfois lorsque nous viennent le courage et la force de ralentir, que nous voudrions retenir en en fixant l'empreinte avant qu'il ne soit trop tard, jusqu’à ce que nous nous avisions que ce qui devait être une rampe d'accès nous lâche, devient précisément la porte dérobée par laquelle ce qu'on avait cru pouvoir rejoindre prend la poudre d'escampette. Comme une phrase longue et sinueuse qui commence et se ferme, métamorphosant le manque en secret.

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Ce soir, c’est à moi que revient l’honneur d’utiliser la cuisine pour la première fois, je prépare des pâtes au pesto et une salade. Nous descendons ensuite une bibliothèque du bureau dans laquelle Sandra range ses livres, Arthur me donne un coup de main pour monter la petite armoire que mon père a fabriquée en 1951 pour l’obtention de sa maîtrise fédérale ; j’y loge dedans et dessus mes dieux lares : une aquarelle de tante Augusta, un mobile de Daniel Schlaepfer, quelques rebuts, une boîte à crayons du grand-père d’Epalinges, un vase de Christine Macé, une photographie de Geoffrey et de Romain, quelques livres, une chouette que Sandra m’a offerte, un album de photographies colorisées, un galet de Patmos, un cairn de Louise, le cygne que j’ai sculpté à la naissance de Lili. Il est minuit passé lorsque nous allons nous coucher.

Jean Prod’hom


Julien Gracq envie les peintres et les sculpteurs

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Cher Pierre,
Je me penche ce matin sur les 9 ensembles de 5 photographies qu’Yves et Anne-Hélène m’ont fait parvenir hier, sans méthode et en craignant le pire. Seule méthode dont je tire parfois quelque chose, lorsque je me sens démuni et que ma tâche demeure imprécise, séparée de mes forces.

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Je m’avise pourtant, chemin faisant, qu’hésitant sur le tour à donner à ce que je me suis promis d’écrire, un carrefour se présente ; chacun des neuf textes pourrait en effet commander – dans leur langage – les cinq images en leur fournissant l’équivalent d’une légende ; ou se faire l’allié de l’une d’elles et ramener les autres à son aune ; mais ce serait dans les deux cas renoncer aux pouvoirs de l’écriture, succomber à la fascination des images et à leur manie rétrospective.
Ces photographies n’ont au premier regard rien à faire les unes avec les autres, ou de très loin. Elles sont cependant toutes des images cueillies sur le bord du chemin, taillées pour qu’elles entrent dans des cadres, séparées par ce qui se révèle être des gouffres qu’il serait vain de vouloir combler.
Bien au contraire, à moi donc de souligner les mondes invisibles qui tout à la fois les séparent et les unissent, en empruntant à chacune d’elles un peu de ce qui les déborde, les porte et ainsi prospecter en direction de leur lointain, c’est-à-dire de l’autre côté de la taille.

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On passe l’après-midi aux Vieilles, un peu dans l’eau et beaucoup sur le sable. Nous faisons à manger avec Zoé, cinq kilos de moules marinées dans des échalotes, du persil et du vin blanc. On reste entre adultes dans le jardin alors que la nuit tombe et que les enfants font une expédition chez Tatie Bichon. Je reçois un message qui me réjouit, Claire nous invite au vernissage de son exposition à l’étage du Musée de la Pêche ; mais il faudra voir, nous partons pour le continent samedi matin, tôt.
Julien Gracq envie les peintres et les sculpteurs ; ce qu’il leur envie, c’est le miracle d’économie, le feed back de la touche et du coup de ciseau qui dans un seul mouvement à la fois crée, fixe et corrige ; c’est le circuit de bout en bout animé et sensible unissant chez eux le cerveau qui conçoit et enjoint à la main qui non seulement réalise et fixe, mais en retour et indivisiblement rectifie, nuance et suggère – circulation sans temps mort aucun, tantôt artérielle, tantôt veineuse, qui semble véhiculer chaque instant comme un esprit de la matière vers le cerveau et une matérialité de la pensée vers la main. Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’avec le numérique l’écriture, pour qui le veut, peut devenir peinture ou sculpture : je crée, fixe et corrige en un seul geste, tandis que ce qui apparaît à l’écran me permet de rectifier immédiatement, de nuancer et me suggère touches et coups de ciseau.
Je reçois en soirée un mail d’Alain Chanéac, le responsable de faire part, cette revue ardéchoise dont le siège est situé à 40 kilomètres de Vals-les-Bains où nous avons passé quinze beaux jours en 2014. C’est Jean Gabriel Cosculluela qui est à l’origine de ma participation à ce numéro. Alain Chanéac me renvoie, bellement mis en pages, les douze proses que je lui ai envoyées.

Jean Prod’hom


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Le monde entier les avait abandonnées

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Cher Pierre,
Le texte que j’ai commis ne précède ni n’annonce quoi que ce soit, il est plutôt un supplément dont le corps principal pourrait volontiers se passer. La préface deviendra une postface, et c’est bien ainsi.

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Quatrième jour de catamaran, le vent a forci sur la plage de la Pipe et les enfants prennent du plaisir ; il bascule au milieu de l’après-midi et cinq d’entre eux chavirent : Lili et May se retrouvent soudain en haut de la coque bâbord, se jettent courageusement à l’eau avant de prendre pied sur la coque tribord qui devient leur refuge ; je fais des photos de leur naufrage, dix-sept interminables secondes pour ces gamines de 11 ans, et leurs parents qui, malgré leurs sourires, n’en mènent pas large ; Benjamin file à leur rescousse, leur donne un coup de main pour redresser l’embarcation. Quant aux trois grands, ils tournent leur catamaran à deux reprises, la première fois parce qu’ils n’ont rien vu venir ; la seconde lorsque l’un d’entre eux se suspend au trapèze face au vent et, plutôt que de contrebalancer la gîte du bateau précipite tout l’équipage à l’eau.
Deux heures donc à ne rien faire, sinon à les regarder évoluer du haut de la Pointe du Pè-de-Coulon, avec une inquiétude qui croît lorsque le bateau de Lili et de May, à la cape, dérive comme une coque de noix en direction de l'Amérique. Benjamin, qui est au four et au moulin, les rejoint 10 minutes plus tard alors qu'elles et leur bateau ne sont qu'un point évanescent, ils les remorque derrière son zodiaque. Elles nous raconteront plus tard, lorsqu’elles auront mis pied à terre, qu’elles avaient eu assez de temps, seules, pour se convaincre l'une l'autre que le monde entier les avait abandonnées.
J’ai rendez-vous au salon de Léa à 17 heures, son employée a du retard ; j’en sors à 17 heures avec une coupe à la Steve Warson. Je fais quelques courses en remontant, les filles ont préparé des pizzas et un tiramisu de fraises.
Il y a de la fatigue dans l’air, chez les enfants et chez les parents. Les plus optimistes promettent à ceux qui le sont moins que tout le monde sera au lit à 22 heures ; à 23 heures, rien n’est encore fait.

Jean Prod’hom

Les préfaciers devraient écrire des postfaces

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Cher Pierre,
C’est à mon tour de tirer la charrette jusqu’au marché de Port-Joinville où Sandra me rejoint à pied autour de 9 heures avec Arthur, Louise et Oscar. Reprends sur la terrasse de l’Equateur, en les attendant, la préface à laquelle je n’ai pas touché depuis deux jours ; j’aperçois en transparence le fil directeur qui la traverse. J’ai travaillé dur, comme pour Tessons, par gros tas, petits tas et modelage ; ça prend du temps, mais je ne vois pas, en l’état, d’autres manières d’écrire.

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Je remonte à pied avec Louise et Sandra, par la citadelle, en essayant de résilier un abonnement qu’une femme-araignée m’a vendu pour l’utilisation de mon natel depuis l’étranger, c’est un attrape-nigauds. S’il lui a été facile de me convaincre de rejoindre sa toile et sa glu, – il a suffi d’un clic –, ce sera assurément une autre histoire de m’en défaire ; les mouches le savent bien.
On déjeune une nouvelle fois dans le jardin, mais toujours plus tardivement : c’était 10 heures le premier matin, c’est 11 heures passées aujourd’hui.
Tandis que les enfants, Sandra, Martin et Valérie se rendent au Centre de voile, je reste avec Oscar à Ker Borny. Il me faudra quatre heures et demie pour arriver à bout de ce texte, en doutant franchement que l’auteur y trouve son compte. Je décide donc de le lui envoyer avant d’aller dans le détail. Avec le sentiment pourtant que quelque chose se libère, et la conviction que je ne pouvais pas écrire autre chose, mais également que ne pouvais pas écrire cette même chose autrement. Il est temps que je passe à autre chose, mais cette autre chose c’est Grignan, et Grignan, c’est encore un peu la même chose.
On se rend à 23 heures sur la prairie de la Citadelle où l’on projette La Chèvre, un film de Francis Veber ; on en revient refroidis. Je reçois un mail de l’auteur du livre dont j’ai été chargé d’écrire la préface ; certains éléments du texte que je lui ai fait parvenir sont, dit-il, trop complexes pour le public à qui il destine son livre, il est en outre un peu trop long. L’auteur me fait parvenir une introduction en fichier attaché, nos textes font double emploi ; me voilà fort emprunté, mais la situation intéressante. Une réflexion assez sommaire, face à l’océan, sur les relations problématiques des auteurs avec leur préfacier m’amène, yeux mi-clos, à conclure ceci : les préfaciers devraient écrire des postfaces.

Jean Prod’hom

Ces artistes-là avancent par à-coups

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Les choses vont leur chemin, j’ai vu hier Yves et Anne-Hélène, je m’y fais bien ; ces artistes-là avancent par à-coups, s’enflamment, refroidissent, bondissent, se raidissent, bifurquent ; c’est ainsi, semble-t-il, qu’ils trouvent des équilibres.

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On se quitte d’accord sur les points suivants : dans la salle du fond, quatre ou cinq casses d’imprimerie (65 x 52) posées sur des chevalets, avec quatre ou cinq textes tirés de Tessons, grand format, sur les murs.
A l’entrée, des ensembles de cinq photos choisies par Yves et Anne-Hélène (format carte postale) avec, pour les accompagner cinq textes écrits pendant l’été, le tout installé sur cinq panneaux posés sur des chevalets. Aux murs, les tessons des hauts de casse fixés avec des « gommettes » ; un texte, grand format, au statut à définir ; et peut-être un ou deux extraits de Marges (le livre ou le site).
Seront mis en vente, à des prix raisonnables, les vingt-cinq photos et les cinq textes écrits pendant l'été, glissés dans une boîte fabriquée ad hoc, série limitée.
Ma tâche consistera donc, dans les jours qui viennent, à choisir les extraits de Tessons pour la salle du fond, ceux de Marges pour l’entrée ; à rédiger, d’ici fin août, les cinq textes qui accompagneront les cinq ensembles de cinq photos que m’enverront Anne-Hélène et Yves vendredi prochain ; et puis choisir les textes qui seront lus à Grignan.

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C’est finalement à 9 heures seulement que je conduis Louise à Thierrens, les participants au camp déjeunent à l’ombre d’un tilleul. Je fais une halte au retour sur une terrasse ; à la table voisine, trois paysans boivent un café, l’un s’en va mais un autre aussitôt le remplace ; ils parlent, parce qu’ils ne peuvent pas y croire, du suicide de l’un des leurs ; ils bégaient des questions, cherchent une explication, évoquent la lourdeur de leur tâche, les paiements directs, les sautes d’humeur de la météo qui mettent sur leurs épaules une pression qu’on n’imagine pas, c’est ainsi qu’ils se serrent les coudes.
On bat le colza à Valeyres, il est vert à Chavornay comme à Saint-Cierges ; idem à Chapelle ajoute celui qui en revient ; à force, chacun sait ce qui se passe chez ses voisins et les informations vont jusqu’au bout du canton. Ils se sentent ainsi moins seuls. Lorsque je m’en vais, ils ne parlent plus du mort, l’obligation de vivre a été plus forte ; non pas qu’il soit oublié, au contraire, c’est parce qu’ils laissent au disparu le temps de chercher et de trouver sa place dans leur mémoire, ça prendra du temps. Le soleil tape fort, les trois paysans semblent tous avoir été baptisés avec leur casquette vissée sur leur tête.
Je passe le reste de la journée à rassembler quelques idées pour une préface qui me semblait une partie de plaisir ; mal m’en a pris, je ne vois toujours pas quel fil saisir, et si même il en existe un. Repars donc pour Thierrens où je fais quelques courses, Gwenaëlle est contente du travail de Louise qui y retournera demain. Je fais réchauffer en rentrant des raviolis en boîte qu’Oscar renverse lorsque j’ai le dos tourné ; on mangera une tomate, une pomme, une carotte, un morceau de fromage, quelques gnocchis et le reste du taboulé.
Un vent frais s’est levé en soirée, Lili regarde Grand Galop dans sa chambre, on fait le petit tour ; Louise et Sandra dans le sens des aiguilles d’une montre, Arthur et moi dans l’autre sens ; on parvient à les convaincre, au milieu du chemin, de revenir sur leurs pas.

Jean Prod’hom





Chantepleure

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Cher Pierre,
La canicule n’a pas desserré les dents, je m’efforce de passer entre les gouttes, le matin à l’ouest dans la bibliothèque, l’après-midi à l’est dans le jardin.

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J’en ai terminé hier avec l’année scolaire 2014-2015, je reprends ce matin les 12 textes que je suis allé rechercher, il y a un mois, dans la fosse à bitume ; ils attendaient bien sagement, certains depuis plusieurs années ; il ne m’a pas été trop difficile de retrouver ce qui s’y jouait et de leur redonner ici et là un peu de la lumière et de l’ombre que je croyais y avoir mis. Françoise a accepté d’y jeter un coup d’oeil avant que je les fasse parvenir au responsable de la revue qui m’a contacté.
M’attelle ensuite à la seconde tâche que j’aimerais mettre en boîte avant de partir en famille, vendredi, pour l’Île d’Yeu. Elle me conduit à une représentation datant du premier quart du XIVème siècle, on y voit un jardin qui chante ; il pourrait être celui d’Anne de Graville et Pierre de Balsac dans l’Aveyron, encadré par deux rangées d’arbres ; la main de la fortune tient une chantepleure qui répand son contenu sur les plantations. On peut lire la devise suivante :  Musas natura, lacrymas fortuna, qu’on pourrait traduire par : Les arts, naturellement, mais pas sans larmes, ça ne m’avance guère.
L’auteur de l’article – wiktionary – sur chantepleure renvoie au texte de l’évangile de Matthieu qui remet un peu de jeu et d’asymétrie dans cette affaire : Alors il se mit à faire des imprécations et à jurer : Je ne connais point cet homme. Et aussitôt le coq chanta. Et Pierre se souvint de la parole de Jésus, qui lui avait dit : Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. Et, étant sorti, il pleura amèrement.
J’ai encore bien à faire mais je m’arrête là ; on part en famille à Froideville nous doucher et manger.

Jean Prod’hom

Les premiers jours de printemps

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Cher Pierre,
Les premiers jours de printemps, souvent, virent au gris à l’aube, même si, au même moment, le ciel vire au bleu. A cause de l’humidité.

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Lis au réveil les premières pages de L’Oeil de la terre, que Gil Jouanard a fait paraître en 1994 chez Fata Morgana. Les pages qu’il consacre à Jean Follain et à Canisy sont radieuses ; celle dans laquelle il règle ses comptes avec René Char et certains de ses épigones ne réjouira pas tous mes amis ; il met à part, pour les consoler, les Matinaux et Fureur et mystère.
Ses réflexions sur la nature du poème me ramènent naturellement à ce brouillon qui traîne sur le bureau de mon ordinateur : trop long, si bien que je retire ce que je peux retirer facilement, à tel point que je finis par voir en transparence la carcasse ; m’interrompt avant qu’il n’y ait plus rien, j’y reviendrai après-demain. Quant aux cinq poèmes qu’on me demande de joindre à cet envoi, ils ne seront pas à strictement parlé des poèmes, mais plus modestement cinq textes d’humeur différente dont la coexistence devrait faire entendre l’un des restes de ce qui reste lorsque tout a été dit.

Jean-Claude Hesselbarth

On braise entre 11 et 12 au soleil, Edouard cuisine dedans. Je cherche les fruits secs du laurier et de la glycine ; Françoise me parle de Riant-Mont, de Zappelli, des Jaton, des Jaquier, de la boulangerie remplacée aujourd’hui par un salon de coiffure. La boulangère de Riant-Mont 2 vendait sa marchandise du lundi au samedi soir ; c’est donc son mari qui était chargé des courses pour la maisonnée, un mari un peu poète qui aurait confié un jour à Françoise : c’est même moi qui achète les hottes à nichons de ma femme.
Je monte chez Hessel à 14 heures 30, il boutique. On s’assied, il est insatiable ; de rien il tire un fil qu’il ne lâche pas, revient en arrière pour repartir de plus belle ; mais il me parle aussi du temps qui lui est nécessaire pour disposer de quelques heures. Il me charge de sortir et d’arroser un bougainvillier et un jasmin assoiffés depuis plusieurs mois, je remplis ma tâche, sans me cacher que ce serait un miracle s’ils reprennent. J’en profite pour faire une photo des trois arrosoirs qui serrent les coudes sous l’évier et vais jeter un coup d’oeil au bassin au fond du jardin. Au retour, on parle de choses et d’autres, un peu de peinture, de Stéphane et de Martine. Lily rentre lorsque je dois les quitter. Mais ils m’invitent à les rejoindre ce soir pour manger avec Alain.
Christine m’accueille dans sa galerie avec suffisamment de délicatesse pour que je sois en mesure, assez rapidement, de surmonter les doutes qui m’assaillent. On se retrouve deux heures plus tard avec un plan de bataille pour les deux salles qu’on occuperait en septembre prochain : dans la première – où devraient avoir lieu les lectures – 5 ou 6 polyptyques, une table étroite de 3 mètres 60 où seraient déposées côte à côte les boîtes avec le texte correspondant ; sur des parallélépipèdes rectangles répartis au hasard 4 ou 5 récipients, transparents, contenant 1, 2 ou 3 tessons.
Dans la seconde, une longue table de 4 mètres dont on pourrait faire le tour et sur laquelle seraient posées 5 ou 6 casses d’imprimerie ; au mur 5 ou 6 polyptyques ; et face à l’entrée une table basse d’un peu plus de 2 mètres sur laquelle seraient jetés du sable et les tessons des hauts de casse.
Je rejoins Lily, Hessel et Alain pour une belle soirée, on mange et on rit. Hessel raconte leurs virées en vélomoteur, Lily revient sur les raisons pour lesquelles elle et sa petite équipe ont fondé l’Association Jean-Claude Hesselbarth. Je repasserai demain pour leur amener l’enregistrement du discours de Philippe Jaccottet, Liliane me remettra en échange des copies de quelques-uns des films qu’elle a réalisés.
Ah oui, j’oubliais, on a décidé avec Christine que l’événement à Terres d’écritures s’intitulerait – jusqu’à nouvel ordre : A défaut de prière, ramasse une pierre. Et qu’elle aurait lieu les samedi et dimanche 12 et 13, 19 et 20 septembre 2015. Au boulot!

Jean Prod’hom

Les trois chevreuils

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Cher Pierre,
Les trois chevreuils qui broutent ce matin dans le pré au-dessus de la Moille aux Blanc semblent ne pas s'étonner de ma présence à la lisière du bois ; mais il suffit que je fasse mine de m'approcher pour qu'ils déguerpissent aussitôt. Ils confirment mon impression de faire juste en commençant la journée par une balade.

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Je descends à Treytorrens en trois fois : m'arrête en effet au bord du lac de Bret, dans le miroir duquel les arbres plongent leurs branches noires, tourmentées ; fais une halte au cimetière de Chexbres avant de descendre la corniche ; bois enfin un café à Cully où je relis les dernières pages du Causse en hiver de Gil Jouanard.
Il est 10 heures, Anne-Hélène et Yves sont là, on babille un instant sur la terrasse avant de commencer nos travaux. Mais les choses ne débutent vraiment que lorsque mes acolytes prennent les choses en main ; ils ne m'entendent pas, ils fonctionnent ensemble depuis des années. C'est un plaisir de ne pas les comprendre et de me retrouver sur la touche, la fenêtre qui donne sur le lac est ouverte.
Je repars avec quelques photos et des instructions pour Grignan : présenter à Christine l'état de nos travaux, obtenir son accord. Il me faudra encore établir comment fixer aux murs le support sur lequel reposeront les photographies, noter les dimensions des locaux. Il est près de 14 heures lorsqu'on interrompt les essais, on file à Rivaz manger une pizza, les forsythias sont en fleurs.

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Toute cette histoire m'inquiète, ses dimensions d'abord ; il y a ensuite tellement à faire, à penser, ne rien oublier, anticiper ; il y a enfin des décisions à prendre dans des domaines où je ne suis pas à l'aise.
Je m'arrête à Oron où je fais les achats pour les repas de ce soir, samedi, dimanche et lundi, le soleil est revenu. Au Riau j'embarque Sandra pour le petit tour. Elle est allée discuter des plans de la salle de bains, me raconte tout dans le détail. L'ensevelissement du papa de F aura lieu lundi après-midi, celui de la maman de M, mercredi après-midi, l'étau se resserre.
Je me suis simplifié la vie, on mangera ce soir des délices au fromage, des pommes de terre duchesse précuites, une salade de fruits. On parle du crash de l'A320 dans les Alpes, des dispositifs de sécurité, de la pression sociale et des dépressions individuelles, de ce que la concurrence effrénée provoque, des marges et des portes étroites. On ne sait pas trop quoi dire.

Jean Prod’hom

Tout va bien

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Cher Pierre,
Tout va bien, nous avons donné notre blanc-seing au menu que les gamins ont concocté pour leur voyage de fin d’année à Naples : le Vésuve et la Solfatare, Pompéi et Sorrente, la Naples souterraine, Spaccanapoli, le centre historique et le quartier espagnol, Ischia ou Procida. Et la mer. J’ajoute le musée archéologique et la chapelle Sansevero. Reste à préparer ce voyage dans le détail en donnant aux gamins le temps de le préparer.

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Il est bientôt 18 heures, nous revenons de promenade, Sandra, Oscar et moi, par la Moille Cherry et la Moille Cucuz ; je ramène un arrosoir de chez les Renevey.
Le beau temps s’installe mais nos occupations nous laisseront peu de temps, ces jours prochains, pour nous balader encore main dans la main. J’ai marché un peu ce matin, avec Oscar, en haut la Mussily et la Moille-au-Blanc. J’ai fait quelques photos : les restes de l’hiver, deux paires d’arrosoirs (jaunes siamois de chez Max, et verts fâchés de chez Fritz).
Les photos de tête que j’ai retenues pour Grignan ont les nuances du sable: gris, blanc, sépia, chamois. Il y a bien quelques couleurs, mais cuites comme la terre: un peu de bleu, de jaune, un peu de vert ; les rouges et les oranges sont rares.
Je me souviens d’une barque rouge, miniature échouée à Sienne, peinte par l’un des deux frères Lorenzetti: un rêve que j’aurais aimé faire, une barque que j’aurais aimé peindre et qui me fait pressentir, au-delà des images, une réalité désenchevêtrée. J’en suis bien évidemment incapable, je donne bien trop d’importance à l’image ; mais plusieurs photographies, séparées par d’invisibles gouffres – affinités lointaines – feront peut-être l’affaire en obligeant chacune d’elles à outrepasser ses limites.
Emmène Arthur à Ropraz avant d’aller chercher les filles à Thierrens, le genou de Louise a tenu. Ramène un sixième arrosoir perché sur le muret qui borde le couloir des box. Ramène les filles, ramène Arthur.

Jean Prod’hom

Une première partie de l’après-midi à rédiger

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Cher Pierre,
Une première partie de l’après-midi à rédiger le procès-verbal de la séance du comité du TCPM de lundi dernier à Marnand, à régler par téléphone deux ou trois détails concernant la course du 3 mai : commune, pompiers, samaritains,...
L’autre moitié à reprendre sur un fichier pages les 419 brimborions écrits entre le 13 janvier 2014 et le 12 janvier 2015 ; les désolidariser des photos et des attributs que leur adjoint automatiquement RapidWeaver ; en pointer 104, puis 48, 15 enfin. J’ignore encore si cette opération a un sens, mais c’est fait.

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Tirer du jour / quelque chose / à quoi l’accrocher
Ne rien ajouter / sinon / un peu de retenue
Une vie / pour quitter la partie / sans arrière-pensée
Fier d’en être / à l’envers et sans toit / mi-quincaillier mi-pèlerin
Ni aigre / ni dupe / un peu moineau
Quelque part / à l’intérieur du jour / une porte y conduit
Tirer du fatras / ce dont la pointe serait si fine / qu’elle se confondrait avec l’étendue
Un peu en-deçà / dans l’anonymat / c’est ce qu’on peut faire de mieux
Si je m’écoutais / il ne resterait rien qui vaille la peine / d'être ajouté
Les circonstances coulissent / comme les décors d’un théâtre / ça fait bien au total cent mille milliards de poèmes
Offrir une assiette / aux morceaux égarés / de la beauté du monde
À défaut / de prière / ramasser une pierre
Non pas que / ce soit vrai / mais ça tient
Aussi longtemps / que possible / sans élever de digue
Couper au plus court / au pas / avec l’âne Balthazar

Sandra et les grands sont allés voir en fin d’après-midi une salle de bains, Lili a joué dehors, il est plus de 18 heures lorsque tout ce petit monde rentre. Je fais encore un saut à Ropraz pour récupérer quelques factures et des sets de table ; il y a une belle poignée de poussins et de benjamins qui s’entraînent. Reprends les Chroniques de l’Occident nomade d’Aude Seigne. A l’envers.

Jean Prod’hom

Va pour une journée de transition

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Cher Pierre,
Va pour une journée de transition, une journée qui ne retient rien, une journée qui s’ouvre dès l’aube sur le dehors, bien décidée à se déployer sur ses propres versants. En de telles circonstances, il n’y a rien à quoi s’accrocher, alors on glisse, creux, lisse et transparent. Deux mésanges font taire les voix qui s’affairent, un grand drap blanc se soulève. La place ne manque pas, mais ce qu'on s’était promis de faire disparaît dans un bâillement.

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On longe les heures par le dedans, légèrement ivre, complice des mares qui ne lâchent qu'un peu d'eau, des canards, complice de la première dent-de-lion, des voies de chemin de fer désaffectées, des ronciers.
On n’attend rien, on ne demande rien. Il n'y a pas de raison pour que cette transition s'arrête, on l'imagine reconduite à l'infini, débordante de vitalité. Et les quelques idées auxquelles on tenait se mêlent au vol des papillons, dans une lumière dilatée qui tient éloignées les choses et les saisons. Une montgolfière monte dans le ciel.
Je passe au CHUV entre 5 et 6. F veut sortir, une ceinture la retenait autrefois, c’est un sécuritas qui lui barre la route aujourd'hui en exécutant une vilaine danse. F est sur le point de hausser le ton pour le faire reculer. Je lève la mienne, chante, déclame pour la détourner de la seule porte qui lui reste et qu'on lui interdit d'emprunter. Je lui raconte une histoire dont elle ne veut rien entendre.
Remonte à Oron, bois une verveine au café de l'Union en mettant à jour mon agenda : je descendrai seul à Colonzelle, à la veille de Pâques ; assisterai lundi au vernissage des Voyages d’écritures de Denise Lach à Terres d'écriture, rencontrerai Christine en fin de semaine, lui raconterai où j'en suis, lui parlerai de ma collaboration avec Yves et Anne-Hélène que j'aurai vus le 27.
J’avance aujourd’hui à l’estime, sans carte, et la fragilité des objets que je conçois m’oblige d’autant plus à leur faire confiance que je n’ai rien d’autre à leur disputer.

Jean Prod’hom

Week-end gris et laborieux

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Cher Pierre,
Week-end gris et laborieux, je l’avoue ; lundi sérieux mais efficace, déroutant même. Il le faut bien si nous voulons, ne serait-ce qu’un instant, sortir la tête de l’eau. Tout compte fait, j’y suis parvenu à deux reprises.

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En attendant Arthur à l’arrêt du bus, quelques minutes seulement pendant lesquelles je suis parvenu à concevoir très clairement et distinctement la possibilité de mettre ensemble 15 x 3 photos, c’est-à-dire d’imaginer 15 triptyques flottants, chapeautés chacun par l’un des 365 brimborion écrits l’année dernière, auxquels viendraient s’ajouter 15 textes inédits dont je ne sais encore fichtre rien.
Au téléphone ensuite, avec Anne-Hélène, seul devant une pizza au Gallo de Marnand. Elle m’a convaincu, sans me le dire, que cette entreprise était jouable : à moi de choisir les 15 brimborions et les 15 images qui pourraient constituer les centres hypothétiques des triptyques ; aux artistes et aux gens de métier – Anne-Hélène et Yves – de choisir les deux images qui viendront retirer les certitudes et les prétentions de la première ; à moi d’écrire enfin les 15 textes nés de la rencontre improbable mais nécessaire de ces 15 x 3 images.
J’ai du pain sur la planche.

Jean Prod’hom

Découper quelques motifs

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Cher Pierre,
Découper quelques motifs dans certains des morceaux de terre cuite n’est peut-être pas aussi idiot qu’il n’y paraît au premier abord. M’exécute sitôt que je suis debout. Envoie un mail à Anne-Hélène.

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Trie ensuite des photos aussi longtemps que mes yeux me le permettent. En mets 300 de côté. L’opération n’aura pas été inutile, mais il me semble que je n’ai fait, durant ces années, que répéter les mêmes photos, une quinzaine peut-être. Il faudrait maintenant que, pour chaque gruppetto, une photo s’impose et mène la danse. Je liste sans méthode ces têtes de variation : la lézarde de Terres d’écriture, le vase du MUDAC, le boeuf sur le mur de la remise, des laisses de mer, des tôles colorées ou le plat de tomates et d’aubergines, des andins ou des vagues, la flaque à la veste bleue, Louise au mariage de Yann, le chemin de traverse en direction de Ropraz, un détail du portail peint de la cathédrale, l’ouverture sur le Lez, les arrosoirs de Vulliens, les vieux morceaux de molasse de l’église du Mont, la maison éventrée de Charleroi, une lessive qui sèche, l’ombre d’Arthur... M’en restent un peu plus de 20 000 à trier, la moitié du boulot est faite.
Le brouillard ne se sera pas levé de la journée, les filles ont fait leurs devoirs, Louise s’est occupée des lessives. Le mois de mai est bientôt là, Sandra travaille d’arrache-pied à côté du poêle : menuise pour le premier volume du manuel de physique, grosserie pour le second.
Descends à la cuisine faire rôtir un poulet, peler des pommes de terre et rincer des fenouils. Demain c’est la reprise.
Je lis à Louise, avant qu'elle ne s'endorme, deux pages de son roman ; elle voudrait qu’on réitère l’opération demain. Lili me demande ensuite si je vais travailler ce soir à la bibliothèque. Elle m’explique que, dans le noir, elle écoute mes doigts sur le clavier, elle m’entend même, de temps en temps, monter les escaliers. Je n’y avais jamais pensé sous cet angle-là : on écrit parfois pour les autres autrement qu’on ne le croit.

Jean Prod’hom

Sonneries de natel

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Cher Pierre,
Sonneries de natel, claquements de portes, eau dans les éviers, chasses d’eau, on se croise dans les couloirs. Bruits de fermetures éclair, une pomme et une poire dans la poche, les raquettes au pied. Il est 6 heures, le jour se lève, on descend à la queue leu leu jusqu’à la station, dont on s’écarte pour emprunter une piste, modeste, qui monte au plus droit jusqu’à 1400 mètres.

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Oscar prend les devants, trois quarts d’heure de peine ; on quitte les sapins sous le Crêt des Gouilles, Arthur fournit son effort, on ne le reverra pas avant le sommet, les derniers auront mis une grosse heure pour avaler les 420 mètres qui nous séparaient du Chasseron. On boit un coup.
C’était un peu la fête tout à l’heure, drapeau et discours ont honoré une cinquantaine de jeunes soldats promus sous-officiers après une épreuve que seuls les militaires sont capables d’organiser. Ils sont partis hier à 18 heures de Valeyres-sous-Rances, au nord d’Orbe, chargés comme des mules, trente kilos sur le dos de l’artilleur qui m’a fait le compte-rendu de leur expédition : pause à Vuiteboeuf autour de minuit, puis montée jusqu’au sommet. Ils n’ont pas dormi, ils attendent l’arrivée des deux Super Pumas qui doivent les ramener jusqu’à Bière. C’est une récompense, me dit fièrement l’artilleur.
On marche plus léger que des soldats, si bien qu’on rentre par nos propres moyens, par la crête des Petites Roches et les Avattes. Les sapins font une ombre bleue, presque violette, autour du chalet du Sollier ; de l’autre côté du Buttes, la commune de la Côte-aux-Fées, son village blanc et ses hameaux qu’occupaient plus de mille personnes à la fin du XIXème siècle. Rien ne bouge aujourd’hui, la Côte-aux-Fées, moins de cinq cents habitants aujourd’hui, semble de là-haut abandonnée, comme une mariée.
Je perds de vue ceux qui me précèdent ; personne à La Casba, je continue pour mon compte jusqu’à la gare de Saint-Croix, par les Praises, un bus me ramène aux Genêts ; Arthur et Johann, sitôt arrivés, sont partis sur les pistes de ski, les autres chantent à tue-tête Cabrel, Dassin, Bruel avant d’aller louer des skis de fond pour l’après-midi. Oscar me tient compagnie. Retour du silence.
Que se passe-il ? Au-delà des conventions qui assurent jour après jour notre survie, derrière ou avant, mais aussi dedans le langage pousse un silence qui nous invite à remettre du jeu dans nos assurances, déverrouiller nos peurs, restituer aux choses leurs coudées franches, les espacer pour leur redonner la place qu’elles méritent sur cet étrange damier.
Lorsqu'on me parle de poème, je pense à la brièveté, et dans cette brièveté à la place que celle-ci offre au silence, sachant qu’il peut habiter n'importe quelle page, quel que soit leur nombre. Deux ou trois mots mis ensemble, deux ou trois phrases, deux ou trois pages, trois coups de pinceau, des vides et des pleins, de quoi respirer : le blanc, celui qui les hante et qui les porte, celui qui les habite et auquel ils puisent, Thierry Metz a su le faire mieux que tout autre.
Il est temps, avant le retour de la petite troupe de fondeurs, de me mettre au travail, ajouter quelques photos aux 169 placées dans le dossier Yves / Anne-Hélène. Sans savoir encore ce qui commande mon choix, avec la crainte donc, que tout soit à recommencer.

Jean Prod’hom

Nuit interrompue par une arythmie

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Cher Pierre,
Nuit interrompue par une arythmie qui m’inquiète, cela m’est déjà arrivé ; la vie de sédentaire que je mène ces derniers temps doit y être pour quelque chose ; veille une paire d’heures, sur le qui vive ; cède au sommeil, me réveille le coeur à sa place.

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Le soleil pousse la petite troupe sur les pistes, je reste avec Lili et quelques autres aux Genêts, bien décidé à passer en revue quelques centaines de photographies. Termine d’abord la vaisselle, avec ce plaisir qui envahit parfois celui qui se sent utile, mais aussi en compagnie du silence, qui se réinstalle à mesure que les skieurs s’éloignent. Et soudain on se rend compte que les portes même fermées demeurent ouvertes.
Oscar se baigne sur le vieux linoléum rouge de la véranda, dans une flaque de soleil. On fait un mikado avec Lili, elle dessine un peu, lit. Je renvoie le tri des photos à l’après-midi.
Qu’il existe quelque chose à explorer, le soir, lorsqu’on a terminé de verser notre contribution au grand marché de l’espèce, oblige celui qui le veut bien à lui aménager un espace ; cet espace aura été pour moi celui de l’écriture, quotidienne, quelle que soit la forme de celle-ci, qui emprunte – qu’on le veuille ou non – à la langue de tous les jours son lexique et sa grammaire : recette de cuisine, brimborion, récit, poème ou journal.
C'est dire qu’à ceux qui m’ont demandé de dégager les caractéristiques de la poésie, j'aurais tendance à répondre comme certains interprètes du corpus aristotélicien qui affirmaient que la métaphysique est constituée des textes que la physique a repoussé à l’extrémité de ses rayonnages, textes qui ne trouvaient place dans aucune de ses sections, dont elle ne savait que faire et qu’il fallait pourtant bien placer quelque part.
Cette extrémité des rayonnages, c’est aussi le territoire de l’écriture, il contient ce qui ne trouve pas place dans l’une ou l’autre des niches des innombrables encyclopédies. Ce qui reste lorsque chaque chose a trouvé sa place dans la grande arborescence, lorsque ce qui devait être fait est fait, le soir, alors qu’on ferme son agenda. Avec la conviction cependant qu’il reste encore quelque chose d’intouché, à écrire dans une forme qu’il faut bien bricoler puisque c’est ce dont manque ce qui reste.
J’aurais tendance à appeler poésie ces au-delà qui apparaissent lorsqu’on en a terminé avec nos écritures, petits morceaux qui échappent un instant aux genres, avant d’être digérés dans des classifications réaménagées, repris dans les filets des commentaires et des interprétations, rapatriés dans le giron des habitudes, étudiés à l'école.
L’écriture qui m’arrête est celle qui me donne à voir ce qui reste lorsqu’on croit en avoir fini, poésie donc, pourquoi pas, si on prend garde que celle-ci avance très souvent déguisée. Et que ce qui reste, s’il ne se laisse souvent deviner qu’à la fin, hante nos parages, nos gestes et nos dires, même les plus convenus.
En ce sens, Robert Walser, Henri Calet, André Dhôtel, et Louis-René des Forêts, je les ai lus comme des poètes, au même titre que Jean Follain, Nicolas Bouvier, Philippe Jaccottet ou Thierry Metz.
Cette définition est très discutable, elle me va.

Je réponds à Karim, il m’a proposé de rencontrer en avril (Librairie l’étage à Yverdon) Aude Seigne, auteure des Neiges de Damas. Je bloque les dates des 1 et 22 avril. Petit tour ensuite dans les bois, avec Lili et Oscar. Les beaux jours font un peu de place sous les taillis, juste de quoi s’étendre et attendre. Les cris des enfants.

Jean Prod’hom

Quatre garçons se lèvent avant les autres

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Cher Pierre,
Quatre garçons se lèvent avant les autres, ils seront les premiers sur la piste ; le gros de la troupe les rejoint peu après 9 heures. Je reste avec les mêmes que la veille, à peu de choses près, et termine la vaisselle avec leur aide. Tri de photos ensuite, jusqu’à plus de 13 heures. Le soleil va et vient, on aperçoit par moments le Léman et les cris des trois enfants qui bobent devant le chalet avec Oscar.

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Avant de dire deux mots sur les liens qui unissent le numérique, sans lequel je n'aurais jamais écrit, avec la poésie telle qu'elle m'est apparue dans le commerce épisodique que j'ai avec elle, il me faudra dire quelques mots à son propos ; dire que je me suis mis à écrire tard, d'abord parce que le travail auquel j'ai dû faire face pour payer mon passage, et celui des miens, ne m'en a longtemps pas laissé le temps. Mais aussi parce qu'il aura fallu que ce travail me fasse voir ses apories, aux confins des questions auxquelles il ne répond plus, pour que je m'avise qu'il existe quelque chose d’autre à explorer, et que la région qui l’abrite peut seule m'apporter la paix que je recherche, à condition que je puisse lui donner une forme, une allure, un rythme, c'est à dire un langage, guère différent de celui de nos contrats et de nos arrangements, au silence et à l'attente près : l’écriture.
Une heure avec la nuit qui tombe, dans les sapins et la neige, pour rejoindre la Casba et ses nouveaux tenanciers, à la queue leu leu. Descente par le même chemin pour quelques-uns d’entre nous, à la frontale ; les enfants et quelques adultes descendent par les pistes, assiettes, sacs à poubelle ou bobs. Il est plus de minuit lorsqu’on va se coucher.

Jean Prod’hom

Du noir et du blanc

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Cher Pierre,
Du noir et du blanc, de la neige mêlée d’eau fouettée par le vent ; quelques trouées seulement, au sud, et le souvenir consolant des prés de mai et de juin, des scabieuses et des centaurées. Tout est encore bien loin.

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Le gros de la troupe se rend à la patinoire couverte de Fleurier pour une partie de hockey. Je reste au chalet avec une blessée, une malade, une maman et Oscar. En profite pour me mettre au travail, j’extrais 75 photos des 3500 faites entre septembre 2010 et février 2011. Réponds ensuite à deux des questions que les animateurs de la revue numérique, Littérature romande, m’ont envoyées à propos de Tessons ; à moi, si je le veux, de réorganiser leur ordre : l’idée est séduisante.
Elles me permettront de faire le point :
- opposer collecte à collection,
- rappeler la beauté de ces morceaux de terre cuite découverts chemin faisant,
- évoquer les leçons qu’ils ne manquent pas de nous délivrer lorsqu’on se penche sur les circonstances de leur existence,
- dire quelques mots de la nostalgie, et de la mélancolie,
- situer ces objets dans la double perspective de l’art et de l’archéologie, qui les a conduits à trouver place dans les vestibules d’un musée archéologique aujourd’hui (Musée romain de Vidy-Lausanne), d’une galerie d’art demain (Terres d’Ecritures à Grignan),
- avancer l’idée que l’écriture quotidienne d’un billet relève de la même inquiétude que celle du Poucet qui s’est donné les moyens de revenir sur ses pas, mais aussi, et Poucet ne le dit pas, d’aller de l’avant, penser, explorer, marcher là où l’on est jamais allé, comme sur un gué, de proche en proche. La marche étant, à cet égard, la seule méthode philosophique adéquate pour ne pas être tenté de brûler des étapes,
- réaffirmer que la cinquantaine de tessons, dont les photographies rythment l’ouvrage, font partie d’un ensemble qui s’est imposé au cours des années et qui occupe, tout simplement, le premier tiroir d’un meuble d’imprimerie. Les textes qu’ils encadrent ont pour tâche de déplier certaines des raisons pour lesquelles ils tiennent depuis si longtemps le haut du pavé,
- accorder que ce livre aura été important, puisqu’il m’aura permis de me retourner et de découvrir, écrivant, ce que je ne soupçonnais pas.
- ajouter que l’écriture quotidienne sur lesmarges.net est de même nature, elle cueille avant la nuit ce quelque chose que seule l’écriture est apte à sauver de l’oubli en lui donnant forme et motif,
- insister sur le fait que la publication dans les semaines qui viennent, aux Editions Antipodes, d’un recueil de billets écrits entre 2008 et 2014, n’aura pas l’effet de clôture que Tessons a produit, mais fera voir un certain nombre de balises le long d’un chemin qui continue.

Jean Prod’hom



Premier polyptyque

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Cher Pierre,
La bise s’est levée et des congères ont rendu la route dangereuse. Ma journée commencée avant six heures se termine à l’instant. Par la corniche, Chexbres et Mézières.

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La fatigue m’oblige à ne pas tout dire, à peine l’essentiel. Disons pour faire bref que je suis allé faire des courses avec deux des organisatrices du repas de soutien de vendredi prochain, dans la bonne humeur. Près de trois heures auront été nécessaires pour ramener plus de 600 francs de marchandises.
Je suis arrivé à Treytorrens alors qu’Yves était sur le point de s’en aller. C’est donc avec Anne-Hélène que nous avons discuté, dans la chambre que Ramuz a occupé en 1914, puis dans son atelier. Elle aura été assez enthousiaste pour que mon inquiétude lève un instant le camp, et que nous puissions réaliser un premier polyptyque. Il y a un immense travail, mais j’ai le sentiment ce soir que ni Anne-Hélène ni Yves ne me lâcheront. Nous nous quittons à près de 23 heures.
Au-dessous de nous, il y avait les étages du jardin, un grand beau vieux jardin qui descend jusqu’au lac...; au-dessus de nous, il y avait les étages, bien autrement nombreux et autrement superposés, bien autrement raides des parchets de vignes, qui montent là jusqu’au plein ciel.
Sur le chemin du retour, les idées ne m’ont pas laissé tranquille.

Jean Prod’hom

Ecrire et lire ne font qu'un

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Cher Pierre,
« Belle journée! » à la pompe à essence d’Epalinges, « Belle journée! » à la salle des maîtres, « Belle journée! » à la Châtaigne : personne n’en est revenu, c’est à cause du soleil qui occupe tout le ciel, de la neige qui occupe tout l’espace. Où qu’on soit règne un peu de ce désoeuvrement qu’on rencontre à Gstaad, à Crans-Montana ou à Saint-Moritz : voitures rares, bruits étouffés, congères qui font obstacle aux riches comme au pauvres si bien que chacun est logé à la même enseigne : nous sommes tous privés de golf. Les barres ont des allures de sanatoriums, les écoles de palaces. On rêve, le bonnet sur les oreilles, à l’Engadine, aux lacs de Sils et de Silvaplana, aux mélèzes.

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Je revois avec les grands le film que Stéphane Bron à consacré à la commission parlementaire chargée d’élaborer en 2002 à Berne, salle 87 du Palais fédéral, une loi sur le génie génétique. Je ne m’en lasse pas, pas sûr qu’il en soit allé de même pour ceux à qui je l’avais destiné.
Surprise avec les petits lors du conseil hebdomadaire, quatre d’entre eux se sont opposés à la proposition d’une camarade de partir deux jours et demi en fin d’année faire du camping, au prétexte que dormir à la dur est inutile, d’autant plus que chacun d’entre eux dispose, en principe, d’un lit à la maison, tendre et moelleux ; un autre réfractaire ajoute qu’il n’y a strictement rien à faire sous une tente. J’ai dû me retenir pour ne pas demander la parole et avertir mes futurs concitoyens du danger que nous font courir les plus jeunes ; j’en aurais appelé à la résistance de ceux qui rêvent encore d’aventures et ne craignent pas les petits matins. Avant ce coup de théâtre, le président a proposé aux membres du conseil d’y réfléchir encore, aux partisans d’affûter leurs arguments, aux opposants d’amener de nouvelles idées.
Les heures qui suivent me permettent d’entamer cette brève réflexion qui m’a été demandée sur une question dont l’intitulé même m’embarrasse : les liens de la poésie et d’internet ; mais qui devrait permettre d’y voir un peu plus clair sur ce que le numérique m’a apporté, des premiers mots dactylographiés sur une page blog de Rapidweaver aux va-et-vient du texte naissant – d’éditeur à aperçu –, jusqu’à sa publication sur internet par l’entremise d’un hébergeur et sa propulsion sur les réseaux sociaux.
RapidWeaver est un éditeur de site extrêmement simple, bon marché, dont j’ai appris le fonctionnement en quelques heures, c’était en 2008, au moment même de la naissance des marges.net. J’ai choisi l’un des thèmes les plus sobres que cet éditeur met à la disposition de ses utilisateurs : Aqualicieux ; je n’en ai pas changé. Je note au passage que si les amateurs peuvent accéder au code source, je ne m’y suis jamais risqué.
Il me serait difficile aujourd’hui de m’en passer, alors même qu’il y a certainement mieux ailleurs. Ce logiciel permet en effet, d’un seul clic, d’obtenir l’aperçu du texte dactylographié au kilomètre, tel qu’il apparaîtra lorsqu’il sera publié.
C’est dire que je peux à tout ajout, suppression ou modification sur l’éditeur, faire correspondre d’un seul clic l’aperçu du texte que chaque lecteur, et celui que je suis, aura sous les yeux.
Ces aller-retours continuels – longues stations sur l’éditeur au commencement, sur l’aperçu à la fin – sont devenus consubstantiels à mon mode d’écriture : double regard, double perspective. L’écrire n’est rien sans le lire, celui-ci conduit à un récrire aussi longtemps que l’un est l’autre ne font pas qu’un. J’écris donc lentement et peu. Disons même que je n’aurais jamais écrit sans un tel dispositif qui dédouble très concrètement deux instances que je n’aurais pas eu la force de maintenir distinctes. Les deux états du texte mis à disposition par ce logiciel me permettent de rendre presque simultanés l’écrire et le lire, de les rapprocher jusqu’à n’en faire plus qu’un.
A l’éditeur l’écriture, les mots nouveaux nés, verbes et noms issus du magma langagier et cervical, en lien avec la mémoire et nos diverses facultés mentales, coulées et noyaux durs en-deçà parfois de toute lisibilité, rebuts, signes nés dans la précipitation, éclairs cherchant leurs mises à terre, noeud tellurique, formules incantatoires.
A l’aperçu la lecture, exercice articulatoire et rythmique, physique, lèvres et mains, le dos qui pèse, l’oeil qui suit l’organisation du monde, s’assure que ça tient, s’interrompt, clique, renvoie à l’écrire parce que ça ne tient pas : recommence regroupe, déplace, supprime, modifie,...
Le lire renvoie à l’écrire, au récrire et au relire aussi longtemps que l’imprévu, en direction duquel tout tend, ne s’est pas imposé et n’a pas pris en main l’affaire. Il suffit alors de s’en approcher, d’en libérer l’accès et de corriger une dernière fois la partition.
Je suis divisé, je suis cet être double, tête et corps, qui lit et écrit pour à la fin ne faire qu’un, devant un texte dont j’aimerais croire qu’il tienne debout et qu’il puisse aller pour son compte. Je publie pour me débarrasser de ce qui ne m’appartient plus.
Reste à entamer la question de la poésie. Un autre jour. Il me faut aller chercher Lili à Sain-Martin et Arthur à Ropraz.

Jean Prod’hom

Lorsqu’il en va de notre vie

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Cher Pierre,
Alexandre est mal fichu, on renvoie notre rendez-vous à des jours meilleurs. Mon séjour en ville n'aura donc duré qu'un matin, mais les deux heures passées en compagnie de Romain et de Geoffrey m’auront permis de me débarrasser de certaines idées, d’en concevoir d’autres, plus précisément trois, et d’imaginer quelques repères dans ce qui s’annonce tout de même assez délicat.

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Car c’est de cela dont nous avons parlé, Romain, Geoffrey et moi. Avant de mettre en route, sur des bases un peu solides, sans précipitation, ce que j'appellerai désormais, faute de mieux, le chantier Terres d'écritures, du nom de cette galerie que Christine anime à Grignan depuis plusieurs années et dans laquelle elle m'a proposé d’exposer, en septembre prochain, un ensemble de tessons et une série de photographies, événement à l’occasion duquel seraient faites quelques lectures.
Nous nous sommes rencontrés à Noël, Christine et moi, dans sa belle maison de Chamaret. Nous avons convenu que les photographies présentées, si la chose se faisait, ne seraient pas celles des tessons mises en page dans le livre, mais quelques-unes de celles que j'ai faites en marge de leur collecte, en noir et blanc, et qui s'y rapportent d’une certaine manière : grèves, brise-lames, ciels, laisses, vagues, casses, rebuts, galets,... Nous nous sommes séparés avec le sourire et la conviction que la chose se ferait. Je demeure confiant même si bien des événements et des obstacles peuvent se mettre encore sur notre chemin. Quoi qu'il advienne, que cet événement ait lieu ou pas, ce que je démarre aujourd’hui aura un sens, ne serait ce que d'avoir été pensé, les photos choisies et tirées, collées. L'attention que m’ont prêtée Geoffrey et Romain m'en aura convaincu.
Cette discussion, avec le lac dans le dos, m’aura en effet encouragé d’abord, et c’est peut-être l’essentiel, à ne pas me focaliser sur la qualité technique des photographies, à ne pas me mettre dans l’obligation d’en faire de nouvelles pour annuler les défauts des premières, mais de composer avec celles qui existent, parce que elles sont justement ce qu’elles sont.
La résolution faible de certaines d’entre elles ne devrait pas me conduire à les écarter ou à les refaire avec du matériel de plus haute qualité, mais à en réduire le format ou à en accepter les limites. Je ne vais évidemment pas m'interdire d’acquérir un nouvel appareil, mais les conséquences de cet achat devraient demeurer secondaires, le nouveau venu rapidement mis au diapason.
Le second élément que Geoffrey et Romain m’ont fait voir, c'est que les 365 brimborions écrits pendant la rédaction de Tessons pourraient jouer un rôle important : eux, ou des extraits du livre – les titres pourquoi pas. Ces textes, comme les photographies que je prends quotidiennement déclinent à leur manière, mais toujours fragmentairement, les choses qui me travaillent depuis toujours et qui dépassent de beaucoup la collecte de ces pierres.
Il s’agirait donc de réunir en un même lieu, comme sur un autel, quelques-uns de ces fragments qui n’ont jamais partagé un espace commun, les rapprocher comme dans un polyptyque sans articulation apparente ; et réitérer cette opération autant de fois qu’il existe de murs pour supporter leur nombre, textes et images, en prenant garde que jamais ces regroupements n’entament l’individualité de leurs parties (ce serait prendre congé de l’idée de fragment) et ne laissent supposer qu’ils constituent une totalité close et suffisante à elle-même, un puzzle.
A cet égard, ce qu’a montré Anne-Hélène Darbellay à Vevey pourrait croiser ce qui m’attend. Elle avait su faire vivre ensemble des photographies indépendantes les unes des autres, sans que l’une subordonne l’autre à ses vues : elle avait résolument penché pour une syntaxe de la juxtaposition, interdisant toute idée d’intégration, faisant naître des idées concrètes d’avant les images, voir et entendre ce qui relie le lointain avec le proche, le coq et l'âne, Paul et Jean.
Geoffrey et Romain n’ont pas manqué de me rappeler le coût d'une telle entreprise et de ses aspects techniques : impression, support, cadre. Ils m’ont même montré les prix. Mais j'ai eu l'impression que si cette question est très souvent le nerf de la guerre lorsqu’on veut vivre de l’art, elle demeure secondaire lorsqu’il en va de notre vie.
C’est au café du Pont que je rédige ces lignes. Le patron veut encaisser 5 francs pour une verveine, je tique, il consulte sa liste de prix, ce sera 4 francs. Halte à Epalinges où j’achète deux litres de lait, la neige redouble. Je me hâte d’écrire un mail à Anne-Hélène. Réfléchis de tout cela à la cuisine; ce soir, c’est pommes, nouilles et boudin.

Jean Prod’hom