Je pense quelquefois que si j’écris encore, c’est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu’un peu de cette poussière s’allume dans un regard, c’est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c’est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l’origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles.
Philippe Jaccottet Cahier de verdure
Finalement, ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible coeur.
Nicolas Bouvier L'usage du monde
La terreur de ne rien retirer du torrent confus de ma pensée (et pourtant, sans tant d'eau vaine et de sable les quelques paillettes précieuses ne brilleraient jamais au soleil intérieur le temps même d'apparaître et de disparaître) s'apaise parfois : je rencontre un dessein d'idées qui se relie à telle ou telle certitude en moi-même brièvement perçue. Saurais-je conduire un jour ce flux indiscipliné ?
G. Roud Feuillets
Tourné vers mes commencements, je m'aperçois qu'ils ne surnagent dans ma mémoire que sous forme de moments épars, comme dans un naufrage les agrès qu'on voit flotter encore à la surface de la mer, quand le bâtiment lui-même a coulé. Quelques souvenirs seulement, ça et là, que je n'ai pas choisis, qui ont émergé d'eux-mêmes, séparés les uns des autres par de grands intervalles ; mais pourquoi brillent-ils ainsi, et d'un éclat d'autant plus vif qu'une plus grande nuit les entoure ?
C.-F. Ramuz Découverte du monde
Ils sont comparables à ces petites flaques d'eau qui sont déposées sur le chemin après l'averse, et que la terre n'a pas bues. Chacune d'entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l'océan, n'auraient répété le ciel qu'une fois.
Pascal Quignard Une gêne technique à l'égard des fragments
Ces brèves proses ont en commun avec des photographies d'être nettes quant à leur objet et cernées d'oubli, de silence, pour ce qui n'est pas à l'intérieur du cadre, l'instant d'avant et l'instant d'après. Elles jouent donc avec le discontinu de la conscience et du souvenir, mais un rapprochement ici leur permet – puzzle où les angles blessants s'ajointent aux moments de douceur – de former légende pour le narrateur, les paysages assemblés esquissent peut-être un visage où se reconnaîtra le photographe : son autoportrait lacunaire.
Jean-Loup Trassard, Tardifs Instantanés
C’est comme … pris dans un coup de vent, bourrasque et que l’on cherche une pierre pour poser sur les papiers qui déjà s’envolent les retenir affolement tout s’envole J’ai senti ce coup de vent et j’ai cherché à rassembler ces papiers qui risquaient de s’envoler
Henri Calet Préface de Pascal Pia dans Contre l'oubli