A la mine

Bulletin scolaire

DSCN7590

Six points sur douze
la gamine huit ans ne dit rien
terre d’asile

Pleure à la récré
pas de points de suture
crime contre l’humanité

Jean Prod’hom

Ce qui en tout lieu n'a pas de fin

DSCN7063

Le milan là-haut n’était pas dans notre temps. Il savait ménager son vol pour mesurer la beauté de l’air. La libellule, qui n’avait pas sa force vive, se risquait à suspendre son élan et quand la buse criait, elle criait deux fois, une fois pour sa vie une fois pour autre chose que sa vie. (André Dhôtel, Le Mont Damion)

Toujours davantage, toujours plus clairement et distinctement l’appréhension qu’il va me falloir une fois encore, pour rejoindre l’espace que je partage avec mes semblables, – aligner mes pas et faire tourner la noria –, descendre du ciel aux larges anses. Sans que je n’y puisse rien. Et lorsque j’entends les pas résonner dans les couloirs, le bruit des souliers et des bottes monter du fond de la cage d'escaliers, je songe une fois encore à l’apaisement auquel le désoeuvrement m’a conduit pendant les quelques jours fériés du bout de l’an, et que cette vague humaine est sur le point de recouvrir.
Il est bien trop tard pour m'éclipser. Me reste un court instant pour consentir à payer mon dû et quitter avec le moins de regret ce que je laisse, en le dissimulant dans un pli de la mémoire, et reconnaître en guise de consolation que les principes, les artifices et les obligations sécrétés par le collectif ont permis à l’espèce de survivre en glissant de main à main ce qui non seulement assure la prolongation ou la reconduction de nos espérances mais encore, quoiqu’on en dise ou comment on le pense, ce qu'on appelle le progrès.
Et cette tension entre ce qui est au-delà de ce que je sais et de ce que je vois, qui me divise, que je l’envisage comme l’irréconciliable, que je tente de la réduire ou que je tienne la clé du passage secret qui conduit de l'un à l'autre, m’oblige aujourd'hui encore à ouvrir la porte et à accueillir ceux qui viennent après moi, non seulement pour leur remettre l’indispensable, lire, écrire, compter, mais encore pour leur rendre plus familier ce qui en tout lieu n'a pas de fin.
Qu'ils puissent un jour, sans effroi, ne pas se détourner du chant liquide du rossignol entendu tout à l’heure près du cimetière, il faisait nuit. Je me suis souvenu alors de cet autre matin, de la gare de Pully près de laquelle j’avais cru pouvoir me réfugier à l’aube, au-delà de tout. Personne ne m'avait rien dit de cet autre monde dans lequel je me trouvais soudain enfermé, avec pour seuls compagnons le chant d'un rossignol et les herbes du talus, sans savoir comment revenir au lieu qui m’avait vu naître. C’était pourtant le printemps, j’étais allé trop loin, forclos et naufragé, il m'a fallu des années pour retrouver près de chez moi les innombrables traces de l’existence de cet autre monde dont je suis enfin revenu. Un monde qu’on n’habite pas mais qui nous entoure.

Jean Prod’hom

Un collège à défaut d’une maison

DSCN5181

En être à n'importe quel prix, peut-être ; c’est si difficile d'être né la veille. Inutile de te demander de renoncer et de venir du côté du pardon ; et recommencer. C'est seul, je crois, qu'on avance, incrédule comme au premier jour ; en espérant encore, les mauvais matins, qu'on pourrait en être.

Collège, racines coulées dans le béton, gaines techniques à défaut de maison. Les têtes sous cloche ne perçoivent pas les voix du dehors, il n'y a pourtant qu'un pas, sortir et entrer librement. Pourvu que ces voix ne nous abandonnent pas. Il en faut de l'innocence pour demeurer du côté des pierres.

Être divisé l’un dans l’autre. Quelqu’un – ou était-ce un autre ? – m'a fait entendre le rire dans le rire. Surtout bien dormir pour l'entendre encore demain.

Jean Prod’hom

Garder le livre ouvert

DSCN6633

On manque d’air au réveil, chacun s’affaire pourtant et tout le monde se tait. On pourrait s’y faire. Mais l’un d’eux sort la tête du tunnel. Il demande quelque chose, à défaut d’étincelle de quoi reprendre des forces, n’importe quoi, mais quelque chose à emporter et y retourner. Le retenir, ne pas suivre son plan. Je lui offre une image qui ressemble à celle d’un tombeau ouvert, puis on parle de choses et d’autres. La salle de classe surplombe le cimetière, il fait beau dans les allées et les contre-allées, fleurs ensoleillées au-dessus du silence des morts.

Ne pas baisser les yeux. Aller se perdre ailleurs que dans ses copeaux, du côté de l’étendue, du vide auquel s’abreuve la diversité des choses qui passent d’une jambe sur l’autre, font des signes. La profusion n’est pas un labyrinthe.

Garder le livre ouvert sur la table pour ne pas se perdre. Mais garder les mains libres et lever les yeux sur le bouquet qui s’offre. Et s’égarer.

Jean Prod’hom

Dans un quatrain de Follain

Capture d’écran 2013-06-30 à 09.57.40

Conférence de fin d’année ce matin, tout l’établissement babille dans le hall des pas perdus, c’est la foule des grands jours. Règne un brouhaha qui faiblira mais ne cessera pas, il y a tant à dire, faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. Les lunettes à soleil dressées sur le front de quelques-unes nous rappellent qu’il fait beau dehors. On se penche un bref instant sur les incivilités des tout petits, on convient des cadres à fixer autour de leur irrépressible agitation. On les voudrait au fond immobiles, en rang d’oignons à côté d’un citron, d’une poire et d’un pot de fleurs, nature morte, nappe verte et lumière profonde au temps du cinéma muet.

DSCN3167

Il y a le réseau, le réseau-réseau, le réseau-ressources, les remises au pas, les appuis, la dynamique négative, le redoublement, le soutien institutionnel, belle grappe de langue, on se grise. On passe en revue les classes : la 201, la 303, la 402, la 403, pas de 807 cette année. On salue les enseignants à la retraite, on évoque les situations qui en appellent d’autres, et puis il y a les refus, les accords, les validations. On a installé de tout nouveaux filets de sécurité, on accorde encore des faveurs mais les privilèges ne seront pas rétablis. La dyslexie, le dyscalculie, les dyspraxies, les dysphasies, la liste s’allonge, demain tout mal aura son mot. J’apprends que le multi-âge est banni.
On ouvre l’enveloppe, la boîte des horaires, celle des généralités et des compléments, formellement ou concrètement, celle des mises à niveau, des réorientations, des effectifs réduits, et des options spécifiques. La vendange est belle, je m’étonne pourtant de nos certitudes collectives et je devine derrière le ronflement du lexique une assurance qui vacille.
On nous rappelle que les mamans ne seront plus obligées de fourrer les cahiers de leurs enfants fabriqués par des prisonniers. Je l’ignorais mais le journal de la fonction publique de l’Etat de Vaud nous l’apprend, les cahiers utilisés en classe sortent des ateliers des Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe. Dix détenus travaillent huit mois durant à la confection du million de cahiers (15 types en 4 formats différents) distribués dans les classes à la fin de l’été. Le journaliste de La Gazette de 2004 note que le pécule qu’ils reçoivent en échange permet d’améliorer l’ordinaire des prisonniers et d’acheter des cigarettes. Echange de bons procédés, je souris, un cahier de géo contre une clope.
Plus délicat, je crois entendre soudain les échos d’une vieille querelle sur le rôle de l’école dans le redressement moral des enfants. Une parabole. Voici. De deux frères jumeaux en tout point pareils, le premier avait fait tout ce qui lui avait été demandé au cours de sa scolarité, il avait été poli, était venu aux appuis, jamais en retard, avait fait des efforts considérables, volontaire, besogneux même. Malheureusement le bon bougre à bout de souffle avait raté d'un demi-point l’obtention de son diplôme. Ne fallait-il pas aider cet être désarmé ? L’institution veille, elle sait reconnaître ce qui doit l’être, le gamin le méritait, elle lui a octroyé ce qui lui manquait. Son frère jumeau n'avait quant à lui rien fait de bon depuis le début, avait été désobéissant, moqueur, jamais coiffé, crâne, devoirs non faits, menteur, buissonnier, au diable les efforts, soldeur, m’enfouteur et j’en passe. Comme on peut s’y attendre le garnement avait raté l’obtention de son diplôme, d’un demi-point, le conseil des sages ne lui a pas octroyé ce qui lui manquait. En vérité je vous le demande, lequel des deux avait un avenir, l’enfant à bout de souffle qui avait été sans faillir à l’image de ce que commande l’institution ou celui qui était plein de force de n’avoir rien fait et qui rappelait à l’enseignant celui qu’il aurait aimé être : courageux, indiscipliné, naïf, confiant. L’institution a tranché, petit vaurien, tu partiras les mains vides, sans papier, sans diplôme, héros si tu le veux dans les Ardennes, dans un récit de Dhôtel ou dans un quatrain de Follain.
L'année s'est bien passée je crois. Les vacances feront du bien à tout le monde. Mais j’ai au fond un peu peur, j’aimerais qu'on me réconforte, qu’on me persuade que tout cela est encore solide. J’entends une voix qui me souhaite de très loin le meilleur en m’avertissant du pire.

DSCN3159 DSCN3153
DSCN3161 DSCN3160

Jean Prod’hom

A l'étuve

DSCN0394

Une ribambelle de moineaux est née ce matin, en noir et blanc, personne ne les a vus mais je les ai entendus, ce sont eux qui ont donné le signal en soulevant les quatre coins du drap noir. Sur le toit un rouge-queue a agité sa crécelle, j’ai remisé sous l’oreiller les franges grises de la nuit. Je me suis levé, une nichée de canetons a plongé dans l’étang, ils ont pris un peu d’avance, premier air, première risée.
C’est la seconde fois cette année que je sors avant six heures en bras de chemise, la fraîcheur a pris les devants et hydrate mon visage. Partirais volontiers sur les berges de la Broye ou sur les rives du Léman, sur la terrasse du café du village ou plus haut, du côté des Vanils, ou plus loin, là où la marrée monte. Avant qu'il ne fasse trop chaud.
Curieuse scène, une fouine que je prends d’abord pour un écureuil, plastron blanc, vient à notre rencontre sur le chemin de la Moille-au-Blanc. Oscar ne la voit pas. Elle, elle l'entend et prend une voie de garage. Lorsqu’on passe à côté du roncier où elle a disparu, le chien s'agite, aboie mais il n'est pas dans le coup. Je me retourne un peu plus loin pour lui faire un signe au cas où elle aussi voudrait m’en faire un. Je ne vois que les cytises, ils sont en fleurs, grappes lourdes, grosses larmes, jaunes sur le vert pâle des merisiers.
Descends au Mont écouter des élèves qui feront tout au long de la journée la démonstration qu'ils sont à même de construire une intervention d’une dizaine de minutes adressée à un public réel sur un sujet de leur choix, mais qui feront également la preuve qu’il ne sont pas prêts à quitter le giron dans lequel ils ont été nourris parfois trop chichement, pour aller écouter ceux qui pourraient les informer ou se plonger dans des livres trop longs à leur goût. Ils ont pour la plupart picoré sur internet, sans se méfier de ce dont on les avait avertis et prendre les précautions qui conviennent. On aura mâché toute la journée une bouillie souvent informe dont au fond ils ne se satisfont pas eux-mêmes, puis on les quitte en espérant qu'ils comprendront bientôt en-dehors de l’école ce qu'ils n'ont pas voulu ou pu comprendre au-dedans.
Mais on aura été à la même enseigne tout le jour, tous, à l’étuve d’abord, écrasés ensuite dans un immense brasier irrespirable. Personne n’a demandé son reste lorsqu’on a tiré le rideau, chacun s’est éclipsé pour plonger dans l’une ou l’autre de ces fontaines que chacun abrite secrètement.

Jean Prod’hom